mercredi 22 janvier 2025

La nuit de David ★★★★☆ Abigail Assor

« J'aurais alors lancé tous les sabres du monde pour qu'on arrête d'empêcher mon frère. »
Olive raconte son enfance avec David,  son frère jumeau - es « os avaient poussé là-bas, dans l’enfance avec David ». 
David est un enfant pas tout à fait comme les autres.
Il ne rentre pas dans les cases, ses rêves sont fous, sont beaux, sont non conformes. 
Il voulait devenir un train dans la nuit.
« Mon grand-père me tendait la tartine dans laquelle je mordais en contemplant, au loin, la fine ride de feu qui flamboyait par-dessus une ligne de mélèzes et par-dessous un magma de nuages. Alors un petit rond de soleil, attendu comme un prince, se hissait depuis l'arrière des arbres jusqu'au centre de la ligne et y restait quelques secondes, tout fier, avant de disparaître presque aussitôt derrière les nuages. Cette boule de feu furtive, les inattentifs pouvaient la manquer, mais moi, je la voyais chaque matin, nette et nue, comme je voyais chaque jour nette et nue la lumière de mon frère. »
Abigail Assor raconte avec poésie et nostalgie le déchirement d'une famille ; on entend les cris et les silences, on  comprend l'impuissance, on est ému devant cette boule d'amour fraternel. 
C'est déchirant. 
Ça fait réfléchir. 
« Voilà, il faut imaginer ça : un enfant lancé dans une course furieuse entre les fauteuils et les vases d'une maison pour ne pas se laisser engloutir par elle. »

« Le bouc porte sur lui tous leurs torts vers la terre de la sentence. Il envoie le bouc au désert. »
Lévitique, 16:22

« On racontait que dans cette chambre, mon frère et moi étions nés ; c'est-à-dire que Maman n'avait pas eu le temps de se rendre à l'hôpital parce que nous avions toqué très tôt dans son ventre, et nous avions poussé nos premiers cris - moi d'abord, David ensuite - dans notre exacte chambre, à l'ombre du tilleul et avant même l'arrivée des secours. Voilà comment les murs des maisons se cousent à la peau des enfants. »

« Je ne le voyais jamais aussi gai qu'au réveil, avant que le monde ne l'accable. Il ouvrait les yeux déjà réjoui de vivre, et c'était ça qui peut-être avait constitué le socle de mon chagrin : de n'avoir jamais vu en lui aucun espoir, mais seulement la certitude chaque matin qu'il serait aujourd'hui un petit garçon heureux. On se souriait dans la pénombre. Voilà ce qu'il fallait savoir, ce que les autres auraient dû savoir, et moi avec eux : au réveil, David souriait dans la pénombre, je souriais aussi, et dans son sourire à lui, percé dans mon souvenir du trou laissé par l'incisive qu'on avait perdue tous les deux, le même jour au CP, se déployaient des pays tout entiers de matins heureux. C'étaient des mers tièdes et des fleurs qui palpitaient à l'intérieur de lui et qui devaient en retour palpiter à l'intérieur de moi, puisque je portais le même trou au milieu des dents; j'étais plus ample grâce à mon frère. C'était ainsi, roi et reine du matin, parcourus par la même certitude imbattable que rien, jamais, ne viendrait troubler notre bonheur, que nous descendions l'escalier. »

« Quand Maman ne sera pas là, on sautera du haut de l'escalier, d'accord, Olive ? On sautera, puis on volera tous les deux. Je demandais: mais on va pas se faire mal ? Mais non, on se fera pas mal, soupirait-il en vieux routier. C'est facile de voler. Quand Maman ne sera pas là, je te montrerai comment faire, tu verras. Tu sauteras avec moi, hein, Olive ? Quand je te dirai: saute, il faudra sauter. Tu sauteras avec moi, hein ? Plusieurs nuits d'affilée, il m'avait décrit comment nous volerions l'un près de l'autre partout où il y aurait du ciel, lui train et moi grive. De temps en temps, il se reposerait sur les rails, et je sifflerais mes chants d'oiseau à sa fenêtre. Je sentais entre ses mots l'air froid sur mes grandes ailes. Souvent hélas, mon frère devait interrompre son récit quand l'ombre des pieds de Maman venait colmater la ligne de lumière sous notre porte. Nous entendions son souffle retenu. Alors nous retenions le nôtre dans le silence jusqu'à ce qu'elle s'en aille. Quand elle partait, que le couloir était éteint, David dormait déjà. Mais moi, mes yeux étaient grands ouverts sur le plafond noir. J'étais tout entière grive au-dessus de la ville, impatiente maintenant de sauter dans le vide et stupéfaite que personne, avant mon frère, n'ait eu l'idée pourtant simple de se déplacer en volant. Je m'endormais avec le picotement des ailes poussant entre mes omoplates.

Mais avec ce vent, on pourra pas bien voler, Olive. Comment on va faire, le jour où on voudra voler ? David s'agaçait du vent chaque automne, le nez collé à la fenêtre de la salle à manger devant la fugue des feuilles jaunes de notre tilleul. Et j'oubliais comme lui que l'automne finirait, que le printemps viendrait. Je l'écoutais la bouche ouverte me dire : bon, viens, Olive. Viens, on va aller dehors, on va jeter des couteaux sur le vent pour l'arrêter. J'aurais alors lancé tous les sabres du monde pour qu'on arrête d'empêcher mon frère. »

« Je contemplais avec lui le vent cruel souffler dans le jardin, charriant peut-être avec les feuilles une vérité absolue et radicale que mes parents et moi étions trop raisonnables pour percer, ou peut-être trop fous. »

« [...] j'ai insisté, j'ai essayé encore de saisir, dans le tissu des souvenirs, quelque indice pour toucher au plus près de la découpe laissée par mon frère sur ce monde dont il est né coupé. Maman a perdu son calme. Qu'est-ce qu'elle pouvait bien en dire, de cette histoire de lecture des pensées. Elle ne comprenait pas pourquoi je racontais ça, elle ne voyait pas où je voulais en venir. Il avait un diable, voilà, c'était la seule chose à retenir. L'Aquapark, tu ne t'en souviens plus, Olive ? Et puis David n'était plus là, ajoutait-elle, et à en reparler sans cesse, je faisais de la peine à tout le monde. Il faut passer à autre chose, maintenant, Olive. Mais il n'y avait pas d'autre chose. Mes os avaient poussé là-bas, dans l'enfance avec David. Ils avaient à l'intérieur de moi imprimé un réseau, une carte du Loiret et de ses fleuves, un plan de notre maison haute où, avant cette Nuit de malheur, nous étions encore frère et sœur. Devant Maman, j'ai longtemps tenté de faire taire ces pensées obsessionnelles. Peut-être craignais-je qu'elle ne les lise. »

« Chaque chanson, il voulait l'écouter en boucle - l'été d'avant la Nuit, c'était la chanson des églantines qui avait démarré en même temps que la voiture, et il avait fallu la repasser trente fois. Il chantait chaque fois sérieusement en faisant bien attention à n'oublier aucun mot. C'est parce que la chanson pousse autour de mon cœur, Olive, et on doit la remettre pour qu'elle pousse encore. »

« L'air était tiède et apportait le parfum de résine des épines qui se mêlait à celui du jus qui enduisait nos lèvres et bientôt, à l'odeur de carvi du miel que notre grand-père de plage venait d'ouvrir. Le fond rose pâle du ciel glissait dans ma bouche un goût très ancien de dragée. Je ne le lâchais pas des yeux. Je saisissais toutefois, côté grand-père de plage, les vieilles mains qui remuaient, sortaient le pain du sachet, y posaient une tranche de fromage, et le badigeonnaient de miel. Mon grand-père me tendait la tartine dans laquelle je mordais en contemplant, au loin, la fine ride de feu qui flamboyait par-dessus une ligne de mélèzes et par-dessous un magma de nuages. Alors un petit rond de soleil, attendu comme un prince, se hissait depuis l'arrière des arbres jusqu'au centre de la ligne et y restait quelques secondes, tout fier, avant de disparaître presque aussitôt derrière les nuages. Cette boule de feu furtive, les inattentifs pouvaient la manquer, mais moi, je la voyais chaque matin, nette et nue, comme je voyais chaque jour nette et nue la lumière de mon frère. »

« Ce que j'aimais le plus chez mon grand-père de plage, à part les plis de son ventre et les taches sur sa peau, c'étaient les sagesses qu'il lançait d'une voix enrouée quand il sortait de son mutisme. À Papa et Maman qui grondaient David pour avoir tenté d'escalader le portail de la maison de vacances, notre grand-père de plage souriait : lui avez-vous seulement demandé où il voulait aller? Lorsque David hurlait, il applaudissait : voilà un petit garçon qui a des choses à dire. Au téléphone, il disait à Maman qui racontait l'après-midi à Grez où il l'avait presque poignardée en étant un pirate : c'était donc un pirate qui en avait gros sur le cœur. Et à mon frère qui voulait devenir un train, il répondait: pourquoi pas. David m'a souri radieux. J'ai haussé les épaules d'avoir grandi à un rythme qui m'avait arrachée plus tôt que lui au monde où j'étais grive et où il était train au-dessus de la ville, je me sentais stupide. »

« C'est bizarre, elle sifflait. C'est bizarre, que tu le relises, c'est pas normal, David, c'est pas net. Une fois, tandis qu'il lisait, elle avait essayé de le lui arracher en criant : ça suffit avec ce bouquin, et mon frère avait résisté, crié et tiré plus fort qu'elle. La moitié de la couverture s'était déchirée. Pendant quelques secondes, David avait regardé le désastre du carton écartelé entre ses mains. Il y avait eu alors, sur ses joues rondes, des gouttelettes très douces, très belles. J'étais petite, je ne savais pas encore que les larmes comme celles-là étaient les larmes de l'absence. Mon frère était resté là, à sangloter doucement sur le canapé. Maman avait été si désarçonnée par cette version funeste de ses pleurs elle non plus n'y connaissait rien encore - qu'elle était allée chercher du scotch pour rafistoler la couverture. David avait récupéré son livre sonore rapiécé en s'essuyant le nez avec sa manche. Il l'avait rouvert à la page qu'il lisait plus tôt, il avait appuyé sur la puce en reniflant. La première ligne commerciale au monde était Liverpool-Manchester en 1833. »

« Pourquoi il fallait toujours qu'il vienne tout commenter, ce gosse. On ne lui avait pas demandé les sous-titres. Elle finissait par l'éloigner d'un coup de talon. Il en pleurait beaucoup. Il criait et se roulait par terre. Les vases tremblaient. Et du cercle de ses bras, Maman protégeait les vases plutôt que l'enfant. Les mères sont parfois faites du même argile que les vases : si les uns se fissurent, les autres se brisent. »

« Voilà, il faut imaginer ça : un enfant lancé dans une course furieuse entre les fauteuils et les vases d'une maison pour ne pas se laisser engloutir par elle. »

« Pourquoi il fallait toujours qu'il vienne tout commenter, ce gosse. On ne lui avait pas demandé les sous-titres. Elle finissait par l'éloigner d'un coup de talon. Il en pleurait beaucoup. Il criait et se roulait par terre. Les vases tremblaient. Et du cercle de ses bras, Maman protégeait les vases plutôt que l'enfant. Les mères sont parfois faites du même argile que les vases : si les uns se fissurent, les autres se brisent.»

« Dans le silence et l'interdit, nous créions un monde possible où la vitesse et nos rires exterminaient les ombres des tilleuls, les grilles, l'asthme et les mères. »

Quatrième de couverture

« Je n'ai pas dit: David, allez, s'il te plaît, c'est dangereux. David, on annule, s'il te plaît, écoute-moi, je crois qu'il ne faut pas le faire. Je ne l'ai pas dit. Peut-être que si je l'avais fait, nous serions toujours l'un près de l'autre aujourd'hui. Mais à dix ans, j'avais fait une promesse à mon frère et je voulais la tenir. Je l'aimais trop - l'aimer a bien été le drame de ma vie. »

Devenue adulte, Olive revient sur son enfance. Une maison sur les hauteurs du Loiret. En contrebas, le Loing dort, des trains grondent, et chaque jour, un petit garçon hurle, frappe et tente de s'enfuir. Elle observe son jumeau, inquiète. Par touches délicates, elle dessine une complicité fraternelle immense. Comment survivre à la cruauté de l'enfance ? Peut-être en devenant un train ou une grive. C'est l'espoir qu'Olive et David nourrissent jusqu'à cette nuit de leurs dix ans.

Dans ce roman sensible et déchirant, Abigail Assor explore les failles d'une famille face à l'univers impénétrable d'un garçon pas comme les autres.

Abigail Assor est née en 1990 à Casablanca. Son premier roman, Aussi riche que le roi, a reçu le prix Françoise Sagan 2022 et le Trophée Folio-Elle 2023. La Nuit de David est son deuxième roman.

Éditions Gallimard,  août 2024
179 pages 

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