mercredi 19 février 2025

Nord sentinelle ★★★★★ de Jérôme Ferrari

L'auteur de "À son image", - lecture adoré également-, évoque, sur fond de tourisme de masse - au passage tellement bien illustré par la couverture - la bêtise, la médiocrité humaine et la décadence totale de notre monde d'aujourd'hui. L'argent, le faste, la puissance, le pouvoir, les opportunités attirent et font courir les hommes bien souvent à leur perte. 
L'écriture de l'auteur, belle, riche et complexe à la fois, est pleine de digressions, de réflexions, de longues phrases savoureuses qui delicieusement nous embarquent - lecture d'une traite à privilégier, il serait dommage de se perdre dans ces si belles ondulations.  
Corrosif et léger à la fois, intelligent, c'est de la grande littérature !

« Ils parlent fort, ils sont laids - car rien ne rend plus manifeste la laideur humaine que la chaude lumière d'été -, ils sont pathologiquement désinhibés, comme si le simple fait d'être en vacances produisait chez eux les effets d'une lésion cérébrale, ils sont grossiers, ils se prennent constamment en photo les uns les autres, ils s'adonnent aux moments les plus inopportuns à la pratique impardonnable du selfie, pratique aggravée de surcroît par l'utilisation d'une grotesque perche télescopique sur laquelle il faudrait les empaler avant d'exposer leurs dépouilles à la vue de tous aux qua­tre points cardinaux, en guise d’avertissement solennel adressé à leurs congénères, ils sont innombrables et invincibles et à l’heure où je les vois déambuler dans les ruelles de la haute ville ou pren­dre le chemin du port, je sais bien que leurs armées victorieuses ont envahi le reste du monde, ils avancent en colonnes compactes dans les rues de Dubrovnik, ils se pressent sur la place du Duomo, à Milan, à Sienne et à Florence, autour de la tholos de Delphes, dans le sanctuaire d’Athéna, alors que les dieux anciens et nouveaux, désormais impuissants, n’ont plus rien à leur opposer qu’un éternel silence, ils pique-niquent dans les pinèdes, pissent dans l’Adriatique, dans les ondes pures des lacs et des torrents, au bord des routes et contre les colonnes des temples, ils se pren­nent en photo, encore et toujours, dans les allées du Pergamon à Berlin, devant la blonde Vénus surgie des eaux, ils montent en riant niaisement sur des plots de ciment, à dix mètres les uns des au­­tres, faisant mine tous en même temps de tenir la grande pyramide du bout des doigts, dans la cour du Louvre, ou de soutenir la tour de Pise, suscitant le long de leur chemin triomphal l’apparition d’entités conceptuelles aberrantes – hospitalité tarifée, vision aveugle, repos frénétique ou individualisme grégaire – oh, com­me ils sont loin, les verts paradis du sens et de la vérité ! »
Un titre qui doit son nom à l'île de "North Sentinel", l'une des îles Andaman dans le golfe du Bengale, considérée comme l'une des dernières tribus de la planète totalement coupée du monde moderne. Les sentinelles défendent cette île et n'hésitent pas accueillir les intrus par des flèches et des lances. La solution peut-être pour se préserver de bien des maux, comme la corruption.
« Nul besoin de prophétie pour savoir que le premier voyageur apporte toujours avec lui d'innombrables calamités. »
Premier volet d'une trilogie, je me réjouis déjà de découvrir la suite. 
« [...] il est triste de penser que rien ne nous changera jamais, oui, c'est une triste vérité, bien qu'elle soit triviale [...].»

« Le chef fanatique et son peuple barbare menaçaient de mort l'infidèle qui s'aventurait dans leurs murs un sorcier noir ayant, raconte-t-on, vu dans les premiers pas des Francs le déclin et la chute. » 
RICHARD F. BURTON, Premiers pas en Afrique de l'Est.

« Mon petit cousin Alexandre grandit lui aussi avec la certitude qu'on savait qui il était et je veux bien croire que ce fut pour lui tout à la fois une bénédiction et un fardeau, sans doute davantage un fardeau qu'une bénédiction. Peu d'efforts semblaient pourtant requis pour qu'il prenne toute sa place dans une lignée de branleurs; pour autant que je sache, les Romani s'étaient contentés pendant des siècles de profiter du labeur de la plèbe à laquelle ils louaient leurs terres et leurs maisons et ils n'eurent donc pas à lever le petit doigt pour subvenir à leurs besoins tant que dura la période bénie de la féodalité, c'est-à-dire, sur notre terre qu'ignoraient les majestueux courants de l'histoire et du progrès, à peu près jusqu'aux années trente du siècle dernier ce qui constitue une estimation d'une extrême prudence. Cet âge d'or ayant brutalement pris fin, ils furent contraints, non de condescendre au dés-honneur du travail, mais à tout le moins de se mon-trer plus actifs qu'ils l'avaient jamais été ; Pierre-Marie, un grand-oncle de Philippe, frère cadet de son grand-père Achille, se lança dans une brève carrière de bandit au cours de laquelle il rançonna et terrorisa toute la région avant qu'un coup de hache anonyme ne vînt le foudroyer au faîte de la gloire; Achille lui-même partit monter, entre Nice et Monaco, une louche affaire de machines à sous qu'il abandonna bientôt, raconte-t-on encore, pour se consacrer au proxénétisme en mettant sur le trottoir les jeunes filles que des familles naïves de la région lui envoyaient dans l'espoir qu'il leur trouvât une place de domestique ou de couturière, et il développa son réseau avec un tel succès qu'il dut demander à sa sœur Eugénie de le re-joindre pour le seconder en tenant, malgré son jeune âge, le rôle de mère maquerelle à moins, comme le soutiennent les plus médisants, qu'il n'en eût profité pour la faire tapiner elle aussi, ce qu'elle aurait accepté sans rechigner par solidarité familiale ou même, selon ma mère, réclamé avec enthousiasme parce que c'était sa vocation; quant à François, dont j'ai déjà parlé, il resta sur place pour se saouler avec détermination sans jamais faillir ni donner le moindre signe de lassitude. César, le père de Philippe, n'avait pas tant d'énergie à dépenser. Il se contenta de dépecer petit à petit le vaste domaine familial, vendant des terrains au gré de ses besoins de liquidités et il aurait certainement conduit les Romani à la ruine complète si le miracle du tourisme n'était pas venu lui offrir un salut bien peu mérité. Contre toute attente, alors que les personnes sensées avaient toujours fui en été le bord de mer caniculaire et malsain, une folie collective poussait désormais à s'amasser sur les plages des foules de plus en plus compactes d'abrutis extatiques qui venaient ici cultiver leurs futurs mélanomes en s'enduisant de monoï et de graisse à traire sous le soleil brûlant, se faire piquer par les moustiques et les guêpes insatiables, partager leurs miasmes et leurs mycoses dans la tiède infusion de la Méditerranée et qui, de surcroît, étaient prêts à payer pour le faire. Les Romani possédaient évidemment une bonne partie du littoral, et ces éten-dues stériles de roches et de sable dont personne n'aurait voulu quelques années plus tôt valaient maintenant une fortune. César n'entendait nullement s'embêter à les exploiter lui-même quand il lui suffisait de les louer pour obtenir l'argent dont il avait besoin en se donnant simplement la peine fort modeste de tendre sa main avide. Philippe était bien plus intelligent que son père, et d'une paresse moins radicale. Il fit rénover d'antiques bergeries qui menaçaient de s'écrouler et les transforma ainsi en bucoliques résidences de vacances, il fit construire une paillote sur la plage, il eut l'idée de génie de clôturer et de baptiser "parkings", payants, bien sûr, chacun de ses terrains disposant d'un accès à la mer, et il ouvrit dans la haute ville un magasin de souvenirs, un restaurant et un cabaret de chants et guitares dont, n'ayant tout de même pas l'intention de se tuer au travail, il délégua la gestion à des proches - le magasin à sa grand-tante Eugénie, le restaurant aux Benetti, et le cabaret à Django et Bethsabée. Telles étaient donc les figures masculines qui servirent de modèles à mon cousin Alexandre. »

« Nul besoin de prophétie pour savoir que le premier voyageur apporte toujours avec lui d'innombrables calamités. »

« Chaque possible porte en lui sa souillure - le chagrin souillé d'un lâche soulagement, le soulagement souillé d'un irrémédiable chagrin. »

« Depuis lors, comme je le découvre avec effroi, en plus de nos touristes habituels, nous devons subir, d'avril à octobre, le déferlement ininterrompu sur nos rivages, depuis les entrailles de bâtiments gigantesques crachant vers le ciel bleu leurs grasses fumées noires, de hordes de retraités libidineux qui parcourent la ville par petits groupes hostiles et vociférants, exposant à la vue de tous l'obscénité livide de leurs jambes variqueuses et leurs orteils dénudés. »

« Dans sa longue et épuisante fréquentation du crime, Séverine Boghossian n'a jamais cessé d'être sidérée face à la disproportion presque systématique entre les actes dont elle était le témoin et les raisons qui les avaient fait advenir, comme si la chute virevoltante d'une feuille d'automne creusait dans le sol un cratère, une disproportion si incommensurable que Séverine Boghossian a toujours eu le sentiment, en découvrant un mobile, non d'avoir obtenu une explication propre à satisfaire aux exigences de la raison mais, bien au contraire, d'être à nouveau plongée tout entière au cœur d'une énigme qui revenait la submerger et la faisait suffoquer et qu'elle ne résoudrait jamais. »

Quatrième de couverture

Pour une banale histoire de bouteille introduite illicitement dans son restaurant, le jeune Alexandre Romani poignarde Alban Genevey au milieu d'une foule de touristes massés sur un port corse. Alban, étudiant dont les parents possèdent une résidence secondaire sur l'île, connaît son agresseur depuis l'enfance.

Dès lors, le narrateur, intimement lié aux Romani, remonte comme on remonterait un fleuve et ses affluents - la ligne de vie des protagonistes et dessine les contours d'une dynastie de la bêtise et de la médiocrité.

Sur un fil tragicomique, dans une langue vibrante aux accents corrosifs, Jérôme Ferrari sonde la violence, saisit la douloureuse déception de n'être que soi-même et inaugure, avec la thématique du tourisme intensif, une réflexion nour-rie sur l'altérité. Sur ce qui, dès le premier pas posé sur le rivage, corrompt la terre et le cœur des hommes.

Né à Paris en 1968, Jérôme Ferrari enseigne la philosophie en Corse. Il a obtenu le prix Goncourt en 2012 pour Le Sermon sur la chute de Rome. Toute son œuvre est publiée aux éditions Actes Sud. Son précédent roman, À son image, a reçu le prix Le Monde 2018 et le prix Méditerranée la même année.

Éditions Actes Sud,  août 2024
140 pages 

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