Je suis encore sous le charme de cette lecture singulière, étonnante : Anouk, Lejczyk, dont le métier premier est d'être écrivaine, est devenue, le temps de quatre saisons une apprentie bûcheronne. Quatre saisons en immersion retranscrites en vers libres. Des chapitres brefs, des phrases courtes qui rendent compte du courage et de la détermination de l'autrice ! Pas simple d'intégrer des équipes composées essentiellement d'hommes, de se familiariser avec des outils qui demandent de la force, de maîtriser les techniques, mais aussi de faire face aux propos sexistes, de rester neutre, de ne pas tomber dans le jugement quand on comprend, aux détours de conversations, qu'il n'y a pas de dénominateur commun ... C'est cru. C'est réel. C'est fort. C'est beau. Instructif aussi.
« Bonjour à tous
et à toutes
je vois qu’il y a deux femmes
c’est bien
moi je m’appelle Max Antoine
je suis votre formateur en bûcheronnage
c’est moi que vous allez voir le plus souvent
je suis votre référent principal cette année ok ?
Je m’appelle Max Antoine
j’ai trente-sept ans
je suis pas écolo
je suis écologue
Mes passions :
ma femme
ma chienne
mes tronçonneuses
et mes enfants bien-sûr
j’ai deux petits garçons ils sont magnifiques
ça va être des tombeurs plus tard
Moi je suis un putain de bûcheron
je suis un putain de chasseur
je suis représentant chez Stihl aussi
je pourrai vous avoir des prix »
Que j'aimerais connaître les espèces d'arbres aussi bien que l'autrice, et leur nom en latin aussi, leurs caractéristiques, savoir reconnaître leurs odeurs. Je les photographie, les touche, les admire...mais je ne sais en nommer que si peu, et certainement pas en latin .
Merci Anouk Lejczyk pour ce témoignage fort intéressant et chapeau bas !
« Regardez
wouuuah ben ça alors
ligne droite
ligne droite
ligne droite
c'est pas la nature qui fait ça
c'est nous
Si on laisse pousser les arbres il y a une sélection naturelle ils ont pas besoin des humains
mais les arbres ont tendance à aller seulement vers le haut
du coup ils grossissent moins ils sont moins solides ils sont plus sensibles au vent
et nous ça nous arrange pas
donc là les arbres je vais laisser les beaux »
« douze minutes d'attente dans une ville de banlieue pavillonnaire
ici et dans le RER des hommes
quasi tous en tenue de chantier
ça me donne l'impression de trimer dur moi aussi
si j'étais aristo ça serait encore mieux
je me ferais mon working class washing
comme les élèves en école de commerce qui vont deux semaines à l'usine pour devenir de meilleurs PDG
moi c'est trop tard j'ai loupé le coche
je ne suis que privilégiée
vaguement curieuse vaguement lettrée
disant je à tout bout de champ
pendant que les types dorment tête baissée »
« MATHÉMATIQUES DE L'OMBRE
Avec une corde on peut faire une règle une équerre un compas
regardez vous faites treize nœuds et vous faites un triangle rectangle de côtés trois quatre cinq
eh ben ça c'est Pythagore
aujourd'hui c'est cours de maths avec Michel
et son accent du sud qui dit que tout ira bien
La croix du bûcheron vous connaissez?
On prend deux bâtons qui font la même taille
clac clac à la perpendiculaire
on met ça devant l'œil on pointe un arbre on se recule
sans tomber hein la sécurité avant tout
on pose la tronçonneuse aussi
on recule jusqu'à ce que le bâton à la verticale fasse la même taille devant notre œil que l'arbre qu'on vise
là on s'arrête et on fait des pas de 1 m jusqu'à l'arbre
ça fait la hauteur de l'arbre
eh ben ça c'est Thalès
Eh oui vous voyez le Grec là
il a voyagé en Égypte
il s'est retrouvé devant la pyramide de Khéops
il avait jamais vu quelque chose d'aussi grand
alors le type il s'est dit Attends
y a pas de raison que le soleil traite les choses différemment
le rapport que j'entretiens avec mon ombre
c'est le même que la pyramide entretient avec la sienne
donc quand mon ombre fait ma taille
l'ombre de la pyramide est aussi égale à sa hauteur
eh hop le type avec juste son ombre
il peut tout faire »
« Ici on subit une très forte pression du public
les pires c'est les gens qui veulent pas qu'on touche à un arbre mais qui s'achètent des meubles en bois chez Ikéa
On a beau faire de la pédagogie
contre la connerie on peut rien »
« souvent la nuit
au village les gens font appel à eux
les paysans surtout
pour se débarrasser des nuisibles qui saccagent les parcelles
mais ce qu'Amaury préfère c'est les repérages
se mettre dans la peau de l'animal en quelque sorte
ça lui permet de voir le monde autrement
et puis une nuit perché dans un arbre
il a vu une laie mettre bas
C'est peut-être un peu bizarre de dire ça mais cette nuit-là
j'avais des étoiles dans les yeux»
« A FOND
le lendemain pendant le trajet ça parle politique
Marc et Jordan commentent avec enthousiasme le meeting de la flèche montante de l'extrême-droite
je demande s'ils l'ont regardé en entier
Jordan répond le premier : Bien-sûr pour une fois qu'il y a quelque chose d'intéressant
j'y serais bien allé !
on se met à parler éducation santé ruralité
d'accord sur rien
pas un seul dénominateur commun
mais j'écoute
c'est pas tous les jours que j'ai l'occasion de discuter
avec un facho de mon âge
qui me dit qu'éducation doit rimer avec méritocratie et autorité
et que si les caisses de la France sont vides c'est parce que les étrangers pompent tout avec leurs frais de santé
je finis par me taire
repense à ses remarques climatosceptiques que j'avais prises pour de la provoc
et au poste de technicien forestier qu'il vient d'obtenir avec maison tous frais payés par l'Office
c'est lui qui décidera de ce qu'on abat vend ou plante sachant que la planète ne se réchauffe pas
et que les invasions d'insectes les sécheresses les maladies c'est juste le cycle naturel »
« DANS LE VENTRE
cours de mécanique avec JC
on démonte les tronçonneuses
on les nettoie
on les remonte
et on les teste
je lui dis que je sais pas les démarrer
C'est qu'on t'a mal montré Anouk
en fait c'est pas dans les bras
c'est dans le ventre que ça se passe
faut s'énerver
Tu fais un grand cri intérieur
et tu tires le lanceur d'un coup sec
Yaaaah Vas-y essaie
j'essaie
le moteur vrombit
je suis la reine du monde »
« ça me donne d'un coup
plein de confiance plein d'espoir
avec cette tronço je peux me projeter
oui
je me verrais bien la posséder
lui faire une petite place entre mes vêtements
dans le placard mural de mon HLM
pas besoin d'aller à la pompe
ni d'acheter de l'huile de synthèse
je mettrai juste la batterie à charger à côté de celle de mon téléphone
sur la multiprise avec l'imprimante et l'ordinateur
tous mes outils de travail réunis sous le bureau
ma petite famille chérie de lithium assassin
le midi un beau rayon de soleil tombe sur nous
Stéphane nous ramène les victuailles
grand retour du sandwich chips-St Moret que je grille un peu sur le feu genre panini ça aurait plu à Élodie
franchement On est pas bien là ? »
« le midi JD m'en reparle
d'un coup je me sens à poil
d'habitude c'est moi qui pose les questions
mais je joue le jeu
je raconte à quoi ressemble la vie d'artiste
j'ironise ma précarité mon Pole Emploi mes subventions
je réhabilite la capitale contre les idées reçues
suffit d'être en dehors des flux et d'aimer les visages
les bistrots les cinémas les concerts
les comportements surprenants des gens dans la rue
ce qui n'exclut pas un jour d'aller vivre à la campagne
et de trouver du travail en forêt par exemple
JD comprend bien il a un fils musicien
les autres hochent la tête »
« HORIZONS
Fabrice le vendeur de padouk nous fait un cours de pédologie
mais c'est moins son truc
il lit son pdf et le commente avec ses mots
on apprend qu'en climat tempéré il faut environ mille ans pour former un horizon A
plusieurs milliers d'années pour un horizon S
et quelques heures à un débardeur pour niquer un sol en le tassant avec sa grosse machine
rendosols calcisols andosols :
Des termes barbares on rentrera pas dans le détail c'est pas le but
Ensuite la pédogénèse
pédo: sol
génèse : création
voilà
On va regarder une vidéo qui l'expliquera mieux que moi
dans la vidéo un prof devant un tableau en craie me parle de la pluie et de la roche mère au temps 1
au temps 2 les végétaux pionniers apportent de la matière
organique: la litière et l'humus c'est l'horizon d'accumulation puis le temps passe
les vers de terre débarquent
les insectes les champignons les bactéries
horizon d'altération de la roche mère
Fabrice conclut son cours sur les symbioses :
Alors par exemple la truffe est en symbiose avec le chêne le cèpe pousse avec les pins
voilà
y a plein d'exemples comme ça dans la nature
Gaby s'est encore endormi
les autres pas loin
sans doute subissent-ils eux aussi la redescente
cette accablante déprime des lendemains de chantier que j'épouve depuis l'automne
le corps en manque d'adrénaline et d'endorphine
comme nostalgique déjà de l'instant décisif
où rien d'autre n'existe
que la chute de l'arbre
son bruit opaque définitif
et mon plaisir inavouable de l'entendre »
« DOUBLE VIE
7h20 le camion blanc passe me prendre au bout de l'allée de grands chênes
je suis la comtesse au pantalon anti-coupure qui crèche dans un vieux manoir breton
résidence d'artistes et agriculture expérimentale
ça intrigue Thierry et Lulu
le matin c'est moi la première levée
j'essaie de faire le moins de bruit possible mais tout craque
je me fais des tartines de pain cuit sur place et de miel du fond du pré
bouquine en dégustant ou bien l'inverse
avant de partir je vais ouvrir le Poulpidou sous le séquoia
salue les moutons d'Ouessant au passage
balance deux verres de graines et un peu de pain
les poules descendent une à une les traverses
élégantes et voraces
en forêt on me présente comme l'écrivaine
ici comme la bûcheronne
une fois quelqu'un dit : Écrivain-bûcheron c'est un peu
comme faire de la boxe et des échecs »
« le midi les collègues restent au camion
Bon appétit et prends ton temps !
Je descends m'asseoir sur des rochers de granit entre deux plages
seule au monde avec ma salade de lentilles
j'appelle Marlène pour prendre des nouvelles : son stage
se passe bien
elle est chez Guillaume avec Sergueï et Simon
coupe rase des frênes chalarosés et un peu de sylviculture
j'envoie des messages aux autres
mon amoureux
ma soeur
mes parents
mes ami.e.s
l'envie de crier au monde entier mon bonheur d'être là
je prends une photo moche avec mon numérique
l'océan ne se laisse pas capturer
l'océan se respire
l'océan se vit
à qui dire merci ? »
« vendredi matin sur la plage avec Lulu on se lance dans l'arrachage de la renouée contre les rochers du bord
les gars des espaces verts nous souhaitent bon courage
bien contents d'avoir échappé à cette merde-là
dès 8h30 on sue à grosses gouttes
renouée sa mère
sa tige est costaude et creuse comme du bambou
au Japon on la mange fourrée comme des cannelloni
en Roumanie on farcit ses feuilles comme du chou
en Chine on soigne avec sa racine séchée
mais ici on l'extirpe et on la tasse dans des big bags blancs
qu'un tracteur vient soulever par la hanse pour les mettre dans la remorque
direction la benne à invasives »
« pique-nique sur le granit
Lulu dort dans le camion
pas un nuage à l'horizon
l'Éternité de Rimbaud elle est là
C'est la mer allée
Avec le soleil »
« MÉDISANCE
le mardi je suis seule avec Thierry
j'avais pris mon lundi pour faire mon dossier de gestion forestière à rendre au retour
pendant ce temps-là Lulu a déclaré forfait pour lombalgie
Thierry dit que c'est peut-être à cause de la baignade
on finit la mission rotofil autour du parking
je galère encore à soulever la tête
finis par demander de l'aide au stagiaire des espaces verts
un mâle de cinquante piges qui passait par là s'arrête
Ah on a toujours besoin d'un homme hein ! Non pas toujours
Oui c'est vrai c'est de la médisance
il s'éloigne
je récupère mon rotofil en remerciant le stagiaire puis traite le type de connard à voix basse
me mets à lister tout ce que j'aurais pu lui répondre :
Oui pour nous rappeler à quel point les femmes ont été privilégiées dans l'évolution
ou : Un homme oui mais une grande gueule comme vous se sentirait sans doute beaucoup mieux au zoo dans une petite cage à sa taille
ou : Pouvez-vous expliciter ce on ?
ou : Przepraszam pana znamy się ?
ça me fait ma matinée
au lieu de méditer en bossant je pense à ce type qui entre temps a dû rentrer mépriser sa femme
en prenant la parole à sa place pendant tout le repas
en se refaisant la scène de la petite secrétaire qui a ri à sa blague hier
en se galvanisant d'avoir changé la machine à laver qu'il ne sait pas utiliser
en ne remarquant pas que sa femme ne se galvanise jamais de rien
sale type du GR
tu es un pur produit de ton éducation patriarcale et tu n'as rien voulu changer
tu aurais pu te poser des questions mais de toute évidence ton intelligence n'était pas assez grande
ou bien sclérosée par des problèmes avec ton père que tu n'as jamais affronté
sale type du GR
tu dois t'aimer si peu pour avoir autant besoin qu'une femme ait besoin de toi
j'aimerais que la tienne ce soir refuse la tape au cul que tu voudras lui mettre
faute de savoir lui parler de tes fantasmes infoutu de regarder en face ta violence
sale type du GR
va dire à ta mère que tu l'aimes
ou accepte de ne l'avoir jamais aimée
sale type du GR
j'ai pitié pour toi
ta manière de prononcer le mot médisance dans le but de m'impressionner
moi la pauvrette qui dois être bien mal instruite pour me retrouver à passer le rotofil à trente ans
même pas capable d'en soulever la tête
sale type du GR
est-ce que si j'avais été laide tu m'aurais parlé aussi ?
sale type du GR
si encore tu étais seul
mais vous êtes une armée
la légion des sales types du GR
vous vous promenez dans la France entière sans combat
des pèlerins avec pour seul message:
Aimez-nous les uns les autres
sales types du GR
rentrez chez vous
non
laissez vos femmes tranquilles chez elles
creusez-vous plutôt un trou
mettez de la terre dans votre bouche
et surtout
mastiquez-la bien »
« le fendange aussi ça faisait longtemps
premier coup à côté
on se concentre
deuxième coup mieux
un des chasseurs du coin se pointe
s'arrête pour me regarder faire
je m'arrête aussi
Oui vous aviez quelque chose à nous dire ?
Non je venais voir comme ça
faut de la force hein !
De la force oui et surtout de la technique
par contre j'aime pas trop qu'on me regarde bosser
Non non mais je passais juste
il reste
j'attends sans bouger
au bout de deux minutes de négociation il se barre
D'accord d'accord faut pas le prendre comme ça !
Non mais je prends rien du tout Monsieur dix mètres plus loin il s'arrête
tient la grappe à Simon en me regardant
j'abandonne le combat
fends ma bûche en un coup »
Quatrième de couverture
Rentrée des classes, Anouk Lejczyk nous invite à la suivre en forêt pour une curieuse expérience: comment devenir bûcheron.ne!
Quatre saisons d'apprentissage où se côtoient odeur d'essence et effluves végétales, sueur des corps et sang du gibier, adversité et camaraderie.
Quatre régions de France pour découvrir la richesse des milieux qui se cachent derrière un mot unique : forêt.
Durant ces mois où elle a façonné son corps au froid de l'hiver et aux chaleurs d'été, aux vibrations des machines comme aux courbatures, Anouk a pris note de chaque instant, soigneusement retranscrit ici, dans ces carnets, véritable herbier d'une autrice qui jongle entre la délicatesse de sa plume et une tronçonneuse !
Émouvant, drôle, sensoriel et poétique, Copeaux de bois nous livre une photographie sans jugement ni concession d'une strate peu visible de notre société celle des hommes et femmes qui travaillent nos sous-bois.
Les Éditions du Panseur, août 2023
292 pages
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