mardi 26 août 2025

Le pornographe ★★★★☆ de John McGahern

Déambulations dublinoises
Un écrivain libertin poète à ses heures, tiraillé entre ses obligations (les visites à l'hôpital au chevet de sa tante mourante) et ses aventures sexuelles volontairement "sans engagement", subvient à ses besoins en écrivant des récits pornographiques pour un journal.  
On y retrouve des éléments essentiels de l'existence humaine : l'engagement, la peur, l'absurde, l'ennui, la liberté, la mort...
« Une personne quitte la vie, et une autre y fait son entrée. Je suppose que voilà le nœud de l’histoire. »
On suit ce narrateur, plein de lui-même, vivant, s'exprimant, agissant en pleine liberté, en son libre arbitre, suivant sa propre vérité, sa propre morale. Et en suivant ce narrateur - d'ailleurs sans nom -, nous nous interrogeons sur notre propre vision du monde et notre rapport aux autres. 
Un bon roman, à l'écriture simple, bien plus profond qu'il n'y parait au premier abord. 
« Nous maîtrisons l’obscurité grâce à des cérémonies : cérémonies de joie quand nous émergeons des ténèbres pour entrer dans la lumière, cérémonies de regret lorsque inévitablement nous quittons la lumière, cérémonies d’espoir fondé sur le social, qui est aussi ferme que le roc de la théologie. »
La littérature irlandaise m'embarque à chaque fois, j'ai eu plaisir ici à reconnaitre des noms de rues, de lieux, à naviguer sur le Shannon, à marcher le long de la Liffey, à retrouver l'atmosphère chaleureuse des pubs, à siroter une bière ou quelques gorgées d'un irish whiskey.  

« L'alcool représentait un des principaux adjuvants pour glisser sur la pente qu'il nous faudrait tous descendre un jour ou l'autre. »

« La visite se déroulait comme prévu, de même qu'un voyage en train ou en avion une fois commencé. Mon oncle l'avait envisagée avec une certaine appréhension. Quant à moi, qui avais fait le voyage fréquemment ces derniers mois, et qui savais que cela se passerait ainsi, il m'avait été impossible de lui dire : « Ne te fais pas de bile, tout ira bien. Il ne se produira rien d'exceptionnel. Ce sera comme pour le reste. Nous nous en tirerons sans problème. »
À présent que le moment avait lieu effectivement, il se réduisait au néant qui constituait la trame de notre vie quand elle suivait son cours normal. Et il deviendrait ensuite une partie intégrante de notre vie dans le souvenir. L'événement avait toujours une présence plus vivace dans l'appréhension et dans le souvenir que lorsqu'il prenait place réellement. La nature avait fort bien arrangé les choses, en ce sens que nous vivions à peine notre vie. Le dernier instant conscient était celui où notre non-existence passagère et notre non-existence définitive célébraient enfin leurs noces. Un heureux hasard, pour ainsi dire, présidait à la similarité apparente entre notre départ de la vie et notre entrée dans celle-ci. J'éprouvai quelque honte à constater la violence de ces réflexions, qui n'étaient dues qu'à une errance oisive de mes émotions tout au long de la visite: le fond du cœur est en effet capable de violence.
« C'est très gentil d'être venu me voir, disait ma tante à mon oncle, à présent que la visite se terminait. [...] »»

« Hors de la gare, les derniers rayons du soleil se mêlaient encore à l'animation de la rue. Toute la journée, j'avais tenu ma propre vie à l'écart, en m'occupant agréablement de celle d'autrui, et je n'aimais guère l'idée de retrouver son fardeau, ni la perspective de la soirée qui s'étendait devant moi comme une longue pièce vide. Il était sûrement possible de demeurer à jamais en dehors de sa vie à soi, dans la mesure où on parvenait à définir la vie comme autre chose que ce constant et douloureux devenir de soi-même. »

« Il mettait les profanes en garde contre la confusion entre l'art et la vie. L'art était de l'art parce qu'il n'avait rien à voir avec la nature. La vie n'était qu'une succession d'accidents.
L'art constituait une vision de la Loi. Comme l'accident ne se conformait que rarement à l'Idée ou à la Vision, il fallait l'inventer ou le transformer de telle sorte qu'il s'accorde avec cette Vision. En résumé, c'était la vie vue à travers un tempérament. Ce qui nous amenait au triomphe radieux que représentait toute œuvre d'art. En effet, la vie pouvait bien être triste ou insupportable, le simple fait de la transposer dans le cadre de la Loi donnait lieu à la réjouissance et à la célébration. Ou, pour employer un langage plus terre à terre, bien que dans cette situation biographique particulière la fille fût perdue pour lui, c'était précisément grâce à cette perte que le poème avait été gagné.
Après quoi, totalement indifférent aux rires et aux paillardises qui fusaient de partout, il insista pour offrir un verre à tous ceux qui l'avaient écouté, forçant même à rester le jeune vétérinaire qui affirmait qu'il devait s'en aller. Ce fut avec la même indifférence qu'il fonda sa première revue pornographique : il défia les lois désuètes de la censure à peu près comme il avait tenu tête à l'embarras général provoqué par sa poésie chez Dempsey's, c'est-à-dire en faisant comme si de rien n'était ; et, malgré toutes les prédictions, son entreprise avait réussi. À partir de là, il avait continué son chemin, jusqu'à devenir le personnage riche et relativement influent qu'il était à présent. Il me payait à un tarif plus que confortable, et je le soupçonnais de me privilégier ainsi à cause de nos souvenirs communs du bon vieux temps, plutôt que pour mon aptitude à décrire des exercices de gymnastique sexuelle mieux que les autres scribouillards qu'il employait.
Je commandai deux autres pintes et plaçai la sienne à côté de celle qu'il n'avait pas encore finie sur le bord du comptoir. Tout en lisant, il griffonnait des notes en vue de modifier çà et là mon texte, et je savais qu'il s'agirait toujours d'améliorations. Le temps semblait suspendu pendant que je l'observais. Je regardais son visage enregistrer cet univers de mots, celui du colonel Grimshaw et de Mavis Carmichael. C'est un spectacle bien humiliant que de voir quelqu'un s'absorber totalement dans un monde que l'on a soi-même fabriqué de toutes pièces. »

« Le ventre maternel et la tombe... La cérémonie du baptême devient celle de l'enterrement, le frémissement initial qui nous transforme en chair vivante devient plus tard l'ultime frisson qui fait de nous un cadavre. C'est l'instinct religieux, paraît-il, qui nous pousse à rechercher les rapports et les lois qui régissent les événements. Et entre les deux extrêmes, il y a le temps : le travail pour passer le temps, et mille autres façons de tuer le temps, de raccourcir ce temps qui diminue même sans nos efforts ; et c'est ainsi que par exemple on va au bal. »

« Le temps s'était écoulé sans que je le remarque : rarement de tels bonheurs nous sont donnés, mais lorsque cela arrive, c'est la plus grande consolation que puisse nous apporter le tourbillon de l'existence. C'est la promesse d'une éternité bienheureuse - ou simplement une nouvelle ironie du sort, la perception de nos périodes d'inconscience. Nous sentons que l'on nous a déchargés du fardeau du temps qui passe, et le bonheur réside dans ce sentiment, non dans le fait d'errer à l'aveuglette et sans souci au milieu d'un univers de mots. »

« Il ne fera rien du tout. Il se dira qu'il a rêvé. Le pays entier n'a-t-il pas l'air de passer sa vie dans les rêves de stupre et de fornication ? Il ne voudra pas se considérer comme une exception. C'est un exemple typique de nos compatriotes, toujours soucieux de se conformer à la norme. »

« Quand je sortis de l'ascenseur et m'avançai vers ma tante, malgré moi j'éprouvai à nouveau la même culpabilité que lorsque je m'étais approché d'elle à son insu, passant par la prairie sous le clair de lune, par l'escalier de service et cette même allée centrale que je parcourais à présent dans l'autre sens. Je me souvins de la veilleuse bleue et constatai que les portes battantes que j'avais crues de couleur sombre étaient en réalité d'un vert très clair. Qu'avais-je appris de cette visite clandestine ? Rien, l'absurde néant avec lequel nous nous retrouvons toujours quand nous cherchons à obtenir d'un de nos pauvres semblables une meilleure connaissance de nous-mêmes ou de la vie : rien d'autre que notre honteuse frivolité. Nous ne pouvons rien apprendre d'autrui, pas plus que nous ne pouvons mourir à sa place, ni lui à la nôtre. Il nous faut aller vers l'intérieur, dans la solitude qui est tout ensemble joie et douleur, et établir là-bas notre propre vérité; même si en définitive celle-ci se révèle n'être rien non plus, il nous reste la joie inébranlable d'avoir emprunté la dure voie qui est la seule possible : nous n'avons pas reculé ni dévié d'un pas chancelant, mais nous avons continué sans cesse, même quand il n'y avait rien, car nous savions aussi qu'il n'y avait rien ailleurs. Nous étions arrivés trop loin à l'intérieur pour croire qu'une apparence physique différente, ou un autre climat, changerait quoi que ce fût. Nous étions en dehors du changement parce que nous étions le changement. Toutes les doctrines que nous avions apprises par cœur sans les comprendre, et dont nous avions discuté avec passion, devenaient d'une clarté qui nous forçait à rire. Pour trouver, nous devions perdre : la route du départ était aussi celle du retour. Et quelle compagnie ne rencontrions-nous pas sur cette route, nous qui ne cherchions plus la compagnie, devant quels feux et contre quels murs ne devions-nous pas nous asseoir ! Notre intelligence s'était aiguisée. Constamment, il nous fallait changer de méthode. Nous écoutions tout avec attention, nous prêtions l'oreille aux autres qui proclamaient leurs échecs ou leurs coups de chance, car désormais nous avions notre route, et tout le monde, tout le monde voyageait. Personne n'arriverait. L'aventure ne serait jamais terminée, pas même après notre disparition. Elle continuerait sans fin, comme elle s'était poursuivie de génération en génération avant que nous n'ayons pris la relève.
Et l'infirmière aux cheveux noirs ? Et la femme enceinte abandonnée à Londres ? Et cette femme en train de mourir à côté de moi, appuyée sur son oreiller bien droit, les yeux fermés, légèrement assoupie ? Que dire d'elles dans tout cela ? La réponse résidait dans la vulgarité même de la question. Que dire de toi-même ? »

« - Elle garde en elle cette farouche volonté de vivre. Pour ma part, je ne comprends pas.
- La vie est une chose bien agréable.
- Je crois que ça dépend de la situation qu'on y occupe. La vie est une chose bien agréable.
C'était là le genre de conversation qui me crispait, mais j'acceptai de jouer le jeu.
« Contempler la lumière, le ciel et la nuit étoilée, rien que cela me semble déjà tellement merveilleux! Je ne vois pas comment un être humain désirerait s'en priver.
- Mais certains des malades que tu soignes n'en sont-ils pas fatigués ?
- Quelques-uns, mais pas beaucoup. »
Il faisait très froid lorsque nous sortîmes; heureusement, un bus arriva presque aussitôt, et nous nous séparâmes. L'été se terminait déjà. Je frissonnai involontairement moi qui pourtant aimais l'hiver - à l'idée de ce que cet hiver-ci risquait de m'apporter. »

« En ne faisant pas attention, en croyant qu'une occupation en valait une autre, en couchant avec la première femme qui acceptait, j'avais provoqué autant de souffrance, de confusion et de malheur que si je l'avais recherché activement et de propos délibéré. Je n'avais pas accordé à autrui les égards qu'il méritait. L'énergie nécessaire pour choisir m'avait paru trop pénible à rassembler. Le cœur brisé par un premier amour déçu, j'avais tourné le dos et laissé la lumière de l'imagination s'éteindre presque complètement. Aujourd'hui, mes mains étaient de glace.
Nous devions quitter le chemin de la raison, parce qu'il nous fallait aller plus loin. Si nous n'avons aucun objectif rationnel à invoquer, c'est une raison de plus pour obéir à notre désir instinctif de vérité et lui obéir avec notre force entière, dans tout ce que nous voyons comme dans l'aveuglement final.
« Alors, tu as perdu ta langue, ou tu n'as rien à dire pour ta défense, ou quoi ? » Maloney avait quitté des yeux la route pour me regarder en face. Ses cheveux blancs clairsemés dépassaient de sous le large bord de son chapeau noir. À présent, il ressemblait vraiment plus à un danseur qu'à un homme revenant d'un enterrement. Je serrai les dents pour réprimer un accès de fou rire, sachant que cela me ferait très mal, mais la douleur elle-même rendit mon effort d'autant plus inefficace.
Ce que j'avais envie de dire, c'était que j'éprouvais un irrésistible besoin de prier, pour moi-même, pour Maloney, pour la fille, et tout le reste. Mes prières ne recevraient aucune réponse, mais justement il importait de les prononcer mentalement, ces prières qui ne pouvaient pas être exaucées, parce qu'elles constituaient leur propre commencement et leur propre fin.
Ce que je dis en réalité, ce fut : « Pourquoi ne regardes-tu pas la route ?
- Ça fait toute ma vie que je regarde cette fichue route, et jamais je n'en ai tiré un traître mot! Hou-hou, la route ! cria-t-il soudain. Tu vois ? Elle ne répond pas. Elle défile à toute allure, et voilà! Hou-hou, la route !
- Elle pourrait au moins nous amener à destination, si tu conduisais un peu mieux.
- Elle nous y amènera de toute façon. Hou-hou, la route ! Hou-hou, la route ! » continua-t-il à crier, roulant de plus en plus vite.

Je cherchai une réplique à lui donner, mais ne trouvai rien. Et dans le silence, un fragment d'une autre journée me revint en mémoire; l'image m'apparut longuement, parmi l'incessant va-et-vient des essuie-glaces : la petite silhouette ronde de mon oncle qui descendait du train et s'avançait sur le quai, regardant autour de lui d'un air inquiet comme un petit garçon, l'imperméable sur le bras, au commencement de ce voyage - si toutefois il avait commencé à un moment précis qui nous avait conduits chacun où nous étions désormais, dans le présent et l'éternel.

« Hou-hou, la route ! Hou-hou, la route ! Hou-hou, la route ! Hou-hou... » »

Quatrième de couverture

LE PORNOGRAPHE. Célibataire endurci et poète sans le sou, le narrateur écrit des textes pornographiques en guise de gagne-pain, plutôt que de renoncer à sa vie de liberté à Dublin. Ses fréquentes visites à l'hôpital, où il apporte à sa tante gravement malade des bouteilles de cognac afin de soulager sa douleur, esquissent le portrait d'un homme d'une grande prévenance.
Un soir, dans un dancing, il rencontre une femme avec qui il entame une liaison sans lendemain. Quand cette dernière, amoureuse de lui, tombe enceinte, le voilà plongé dans l'effroi. S'il est hors de question pour lui de l'épouser et de devenir père, il ne l'abandonnera pas pour autant.
Dès lors, cet être si désireux de légèreté se retrouve tiraillé entre les deux pôles -l'agonie et la venue au monde - qu'incarnent ces deux femmes. Comme en écho, John McGahern imprime à son ample narration le rythme de l'oscillation : entre Dublin et Londres, où s'exilera la future mère; entre la ville et la campagne, dont le narrateur est originaire; entre ses actions et ses réflexions sur «l'agencement général du monde»; et enfin entre ses écrits pornographiques et le corps même du livre.
Publié en 1979, Le Pornographe est une réponse à la censure irlandaise qui, quelques années plus tôt, a interdit L'Obscur au motif de son caractère scandaleux. Plus qu'une simple provocation, c'est un roman magistral, qui pointe du doigt l'hypocrisie de la société irlandaise vis-à-vis de la sexualité et du mariage et qui hisse son protagoniste au rang de ces héros modernes dont les tribulations revêtent un tour proprement métaphysique.

JOHN MCGAHERN (1934-2006), né et mort à Dublin, a grandi sur la côte ouest de l'Irlande. Son œuvre, majeure, a profondément influencé toute une génération d'écrivains. Depuis Entre toutes les femmes (avril 2022), Sabine Wespieser éditeur réédite en France les livres de cet écrivain devenu un classique dans son pays.

Éditions Sabine Wespieser,  mai 2024
380 pages
Traduit de l'anglais (Irlande) par Alain Delahaye

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