vendredi 15 août 2025

Le butor étoilé ★★★★★ de Sigolène Vinson

« - Un drame ? Parce que c’est forcément un drame qui te fait parler aux petits oiseaux. »
Lire le butor c'est :
se laisser bercer par la poésie au bord de d'un étang de Provence
ne pas se presser
du miel
s'égarer dans un monde lumineux, doux
se questionner sur nos relations aux autres, sur les liens qui nous unissent
c'est prendre la mesure de ses souffrances et de celles des autres
courir après les oiseaux
faire de belles rencontres
c'est guetter le chant d'amour du butor étoilé, guetter l'amour simplement
c'est être à sa place, au bon endroit 💚
c'est rêver grandeur nature
c'est beau
.... et chaudement recommandé !

« CE QUE NOUS SAVONS DU BUTOR ÉTOILÉ ET DE SON HABITAT SELON LES SAISONS

(Extrait des Cahiers des Amis de la Roselière)

L'oiseau, comme parfois les nuages, comme souvent les joncs, est beige. Pareil aux fonds sablonneux où il pêche à l'affût. De son bec, il transperce le triton palmé que l'écrevisse à pattes rouges n'a pas encore pris le temps de déchiqueter. Héron peut-être, butor étoilé sûrement, il écourte les notes dans son appel à la tendresse, rien d'autre qu'une haleine caverneuse, sans réelle variation, deux tons seulement, dénaturée si elle n'était pas primitive, qui raconte sa nudité. »

« Personne n'était venu me relever de mon quart, l'heure avait tourné, la nuit était tombée. Dans la pénombre, les silhouettes massives de deux sangliers labouraient la terre au pied des pins. L'odeur de l'humus m'avait submergée, jusqu'à envahir ma bouche.

« Tes lèvres sont brillantes de gras de cadavre. »
Qui avait prononcé ces mots ?
« C'est dégueulasse de s'abreuver comme ça, au grand sommeil, aux verts pâturages. »

Au fond, peu m'importait d'où sortait cette voix puisque j'étais d'accord avec elle ma gorge ruisselait des organismes en décomposition que les sabots des sangliers avaient soulevés. Un moustique s'était posé sur ma bouche. Le temps de le chasser, il m'avait piquée. Gonflées d'huile et de salive, mes lèvres se faisaient appétissantes. On a les turgescences que l'on peut. Je voudrais bien que quelqu'un m'embrasse. »

« Lors de la fête votive qui avait précédé sa volatilisation, Dedou dansait sous les lumières tamisées des guirlandes de guinguette installées par la mairie au-dessus des terrains de la Boule Communale. À chaque tour, elle lançait des regards éperdus. Ses yeux croisaient les miens et elle changeait de visage, m'adressant un sourire vorace, celui d'une joie dernière.

Moi aussi, je dansais. Moins bien qu'elle. Elle s'approchait, passait dans mon dos et me glissait à l'oreille : 
- Quand je souris fort, je vois mes pommettes. C'est toi qui me dis sans cesse que je les ai hautes et il n'y a que dans cette grimace que je comprends où tu veux en venir.

Je veux en venir aux rondeurs de l'enfance disparue, à ce qui du jour au lendemain devient saillant : les rêves d'évasion, si flagrants chez Dedou. 

- C'est par où l'ailleurs ? attendait-elle de savoir.

Des champs de courgettes, où j'avais abandonné le bra philosophe à la corneille, j'avais emprunté la route des canaux, jusqu'au chemin des truffiers. Les martelières étaient baissées, l'eau descendait vers l'étang, gronda comme un torrent. Le chant des cigales rivalisait de puissance, j'en apercevais des mortes qui passaient sous la roue avant de mon vélo, collées au bitume brûlant qui retenait aussi mes coups de pédale.

Le vent ne faisait pas fléchir la chaleur. Au contraire, il l'excitait. Mon cœur battait fort. »

« Le soir tombait dans une étrange clarté mauve. Au lointain, par-delà les talus et les arbres, le plan d'eau, malgré le vent, miroitait de beau fixe. Toute mer fermée qu'il est, l'étang lance un appel au large à celui qui s'en émerveille : «Viens sur moi et rejoins le golfe et après le golfe, poursuis ta route jusqu'où commence le plus grand sud.» »

« La colline se chargeait des odeurs enchevêtrées de la terre et de la mer. Tout était facile et acceptable, la joie comme la tristesse. »

« Furetant entre les pierres et les herbes brûlées, un lézard avait comblé à sa manière le silence qui s'installait. Comme toujours, les cigales réalisaient plus que leur part. »

« Elle m'avait remis un livret : Les Cahiers des Amis de la Roselière.
- Tu trouveras là-dedans de quoi t'enthousiasmer, vu que la rigueur scientifique, celle qui te tenait tant à cœur autrefois, n'y est pas de mise.
- Tu me connais, hein ?
- Oui, drôle d'oiseau, comme si je t'avais étudiée pendant des années. Va directement au passage intitulé : Ce que nous savons du butor étoilé et de son habitat selon les saisons.

Bien sûr, je ne l'avais pas écoutée. J'avais commencé ma lecture par l'introduction : « Tout fait bond vers le ciel doré, dans une concorde parfaite, pour une révérence sur la crête moirée de l'hiver. Impatient, le monde des marécages s'élance vers la sécheresse avant même le printemps. Les adieux au givre sont intenses, danse sur le fil de l'épeire, présage d'un déséquilibre au goût de poussière. » Les compagnons des roseaux n'étaient pas franchement optimistes et je craignais que plus aucun oiseau ne se présente jamais.

J'avais voulu retrouver la souche du banc de sable, me poser dessus pour la nuit et rêver au village du loup, à celui à qui j'écrivais et qui vivait sous un platane remarquable. Seulement les consignes de Nathalie avaient changé. En été, le butor étoilé ne chante plus, la saison des amours est passée, reste celle des heures vagues à attendre que tout renaisse, à parler aux murs quand on en a, aux étoiles si la chance nous accompagne. »

« - Comment, comme ça ?
- À nager au milieu des méduses en croyant être une des leurs, à guetter les hippocampes et les syngnathes comme si ta vie dépendait d'eux, à parler aux sternes naines comme si elles te comprenaient.
- Je fais ça, moi ?
- Oui, tu fais ça. Et plus encore.
- Si tu le dis.
- Un drame ? Parce que c'est forcément un drame qui te fait parler aux petits oiseaux. »

« Fidèles à leurs habitudes, ils s'étaient recueillis devant la vue. Les ondées d'août avaient bien œuvré, les collines étaient vertes, la vallée bouclée d'oliviers et de vignes, la lagune étale et lumineuse, comme si rien ne vivait dans ses profondeurs, comme si elle n'était plus qu'une surface de vif-argent. »

« Hélène n'était pas folle, simplement triste. Les gens que nous croisions, et que nous connaissions, parce qu'au village, nous sommes tous voisins, faisaient semblant de ne pas nous voir, de peur que la douleur qui poussait Hélène à se promener avec une fleur de jasmin dans des cheveux laissés au naturel fût contagieuse. »

« Seul un jeune homme, échappé du centre pour polytraumatisés du cerveau installé près du vieux lavoir et habitué à errer dans les rues du port en s'adressant aux hirondelles des fenêtres, avait accepté la rencontre. Il nous avait regardées profondément avant de nous demander : « Vous n'allez quand même pas monter les cinquante-deux marches de l'escalier des pénitents ? »
- Bien sûr que si, nous avons fort à faire au sommet.

À notre réponse, il s'était esclaffé et était reparti dans sa ronde, sans même nous expliquer ce qu'il y avait de drôle à grimper un escalier. Contrairement à lui, jamais je ne me serais amusée à en compter les marches. Mais peut-être n'était-ce pas un jeu. »

« - Dedou, fais bien attention à la vache.
De son balcon, elle m'avait regardée d'un peu haut.
- Et pourquoi crois-tu que je me cramponne à cette barrière, si je n'y fais pas attention ?
- Tu m'as mal comprise, ne l'excite pas, ne lui fais pas de mal.
Elle avait ricané.
- Mais que je suis bête, tu parles aussi aux vachettes ! Ton drame a dû être bien terrible. Le mien m'oblige à prendre des risques, à me confronter à ce qui me fait peur.

Les yeux brûlant de défi, elle avait sauté sur le sable de la piste, couru vers la vache essoufflée. Je m'étais détournée, je ne voulais pas prendre part aux tristesses mêlées de ces deux audacieuses qui partageaient le même rêve d'évasion, parce qu'elles n'appartenaient qu'à elles. »

« Dedou, nous avons tous nos morts et nos drames viennent de là. »

« Il n'y a d'abri nulle part, même au creux des nôtres. J'ai un foyer mais c'est dans une prairie de brome que je voudrais me coucher.»

« "Ne te change pas trop souvent en sterne naine, en petit-duc ou en méduse, nous avons ici quelqu'un qui pourrait te faire du mal".

- Jusque dans la tombe, je resterai un chasseur.
- Je te crois, tu serais capable d'assassiner les vers en train de te dévorer, avait dit Kader. C'est le village qui fait de nous des amis. Sans lui, je ne t'aimerais pas.
- Parce que tu t'imagines que moi, sans lui, je me serais pris d'affection pour un type qui s'appelle Kader ?
- Pourquoi pas. Les hommes ont toujours construit des passerelles, des ponts, entre eux. Tu te rends compte que celui qui enjambe la rivière des agrions bleuâtres date des Romains ?
- Kader, tu as le cœur tendre comme celui d'un chevreuil. Avant, je le préparais en ragoût. Tu en as déjà mangé chez moi. Je me souviens, tu venais avec une tourte aux poires de ta mère pour le dessert. »

« - Tu te souviens d'Eric?
À cette évocation, j'avais senti ma poitrine se serrer.
- Quand on était à la fac, il s'était ouvert les veines avec une lame de rasoir, avait poursuivi Nathalie. Il avait regardé son sang goutter sur le carrelage et quand il avait estimé que deux litres avaient déjà coulé, il avait serré des garrots préparés à l'avance autour de ses poignets...
- Et il avait appelé les secours. Je m'en rappelle parfaitement, nous lui avions rendu visite à l'hôpital.
- Que nous avait-il dit de son lit, dans un éclat de rire ?
- Que de lui-même, il avait fait le choix de naître.
- Je suis sûre qu'un jour, Dedou t'expliquera son départ de la même manière, elle tente l'aventure dans le but de s'adopter la première. »

« L'arbre le plus haut dit qu'il voit loin, mais la graine qui se promène dit qu'elle voit plus loin que lui. »

Quatrième de couverture

Tapie dans les roseaux de Provence, une femme guette nuit et jour le chant d'un oiseau rare, le butor étoilé.

Ce qu'elle cherche aussi dans ce paysage fait d'étangs et de collines, ce sont les traces de Dedou, une jeune fille du village qui a disparu, et l'amour d'un homme qui lui échappe. Navigant parmi les pins, elle dit l'attente et le désir, la solitude et le rêve, elle espère un retour et invoque un baiser.

Mais les habitants s'inquiètent d'un loup qui rôde dans les parages, et Dedou ne rentre pas...

Éditions Le Tripode,  avril 2025
189 pages

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