jeudi 15 février 2024

La Colère et l'Envie ★★★★★♥ d'Alice Renard

Une pépite ce livre !

Un premier roman choral d'une toute jeune autrice et des pages empreintes de douceur, de tendresse et d'une immense humanité.

Une construction originale, surprenante, ingénieuse pour parler de la différence, de l'amour, de l'amitié, pour raconter le parcours chaotique d'une enfant qui ne rentre pas dans le moule et l'impuissance de ses parents aimants. 
« Je sais qu'lsor se souvient, je sais qu'elle avance quelque part. Dans son désordre, dans sa colère, dans sa panique même, elle avance. Je le sais. »
Isor n'est pas comme tout le monde et à travers les mots, les émotions de ses parents si bien retranscrites et celles de son ami Lucien, pourvu d'une grande sagesse, nous apprenons à la découvrir jusqu'à un final bouleversant.
Ce livre raconte les silences, les difficultés traversées, les angoisses, la rage, la frustration, il raconte aussi les petits bonheurs, la complicité entre deux écorchés que bien des années séparent, la lumière qui s'invite dans le cœur de chacun d'entre eux.
Il bouscule, saisit, interroge sur la place que nous accordons dans une société si normée, si rationnelle à ceux  qui marchent un peu à côté du chemin tracé - que fait-on de leurs  ris, de leurs souffrances ? 

Un livre désarmant de beauté, vibrant d'émotions et chargé d'espoir.

Coup de ❤️. 
« Dis, ma petite Isor, tu te rappelles ça ? Quand tu as mis ta petite bouille sur mes genoux calleux et durs, le tressaillement que j'ai eu, la crispation que j'ai dû surmonter, et que tu m'as laissé le temps de faire redescendre. Ce n'est que deux semaines plus tard qu'à mon tour j'ai réussi à te toucher, à poser ma main maladroite sur tes tresses, ne sachant pas vraiment comment te câliner pour te montrer que mon affection t'était acquise, et qu'il était trop tard pour faire demi-tour. Si j'ai autant hésité ce jour-là, si ma main a tant titubé dans tes cheveux, c'est que j'étais encore un peu en colère que tu m'aies forcé, comme ça, à t'aimer. »

« Moi, ta mère, je le sais : quand tes yeux transpercent, quand ton regard nous file entre les doigts, c'est que tu comprends des choses que nous ne comprendrons jamais. »

« Je sais qu'lsor se souvient, je sais qu'elle avance quelque part. Dans son désordre, dans sa colère, dans sa panique même, elle avance. Je le sais. »

« mère
Isor peut être très différente d'un jour à l'autre, mais elle reste toujours elle-même, sincère, incapable de tricher. Elle ne peut pas se contenir à une seule personne, à une seule apparence. Elle est plusieurs, elle est trop vaste. C'est sa manière à elle de saisir le monde du mieux qu'elle peut.»

« père
Le premier examen qu'Isor a passé à l'hôpital, c'était pour un trouble de l'attention. J'y étais allé seul, Maude n'avait pas pu déplacer sa garde. Je n'oublierai jamais ce moment, les sourcils velus et arrogants du médecin, un jeune interne en psychiatrie. Docteur Jard - fier comme un coq. Pour lui, tout était clair. Isor avait effectivement des difficultés à se concentrer, c'était tout. Il avait passé trente minutes avec elle, mais ça y est, il la connaissait mieux que nous, avait tout compris, et me démontrait l'infinie supériorité de son expertise par une chiée de mots savants appris d'hier. J'avais beau lui parler des colères, des retards de langage, des regards déconcertants (ceux d'une adulte mélancolique, pire que cela, ceux des statues de grands hommes qui sondent l'Avenir, le Progrès ou l'Ame humaine), il ne m'écoutait pas, et son visage dur était figé dans une expression dédaigneuse. 
Au moment de nous raccompagner à la porte, avec une politesse excessive et trop empressée pour être sincère, il jeta un dernier regard vers Isor. Elle était dans un coin depuis le début de notre entretien. Elle se tenait en face d'une bonne centaine de crayons de couleurs alignés par taille et par teinte, selon un ordre allant du jaune au bleu. Elle nous faisait dos, mais on pouvait deviner à son immobilité qu'elle était parfai- tement sereine. Ce ne pouvait être qu'elle qui avait fait cela, car, à notre entrée, les crayons gisaient tous en un tas informe.
L'interne s'est rassis à son bureau où il eut un moment d'absence. Puis il a simplement lâché: « C'est peut-être un peu plus complexe que cela. » »

« père
Les signes de l'affection d'Isor sont souvent illisibles. Le fait-elle exprès ? Les moyens qu'elle choisit pour nous dire qu'elle nous aime sont généralement à double tranchant, brutaux. À l'image de ce qu'elle pense de nous ? J'ai parfois l'impression qu'elle nous en veut : de ne rien pouvoir partager, de ne pas vivre dans le même présent qu'elle. Sait-elle qu'au fond de moi je ressens exactement la même chose, que je lui en veux d'être une étrangère ? De ne pas être moi, comme moi? Nous en veut-elle autant que moi je lui veux ? Y a-t-il tout de même en elle de la reconnaissance pour tout ce que nous mettons en œuvre? Pour notre patience, pour notre capacité d'acceptation? Un minimum de reconnaissance pour le sacrifice (ce mot pèse si lourd en moi certains jours) que nous faisons de nous-mêmes ? Ou voit-elle notre abnégation comme une chose naturelle, évidente, nécessaire ?
Il me semble que rien n'est prévu en nous pour ressentir ce qu'Isor voudrait que l'on ressente pour elle. »

« Dis, ma petite Isor, tu te rappelles ça ? Quand tu as mis ta petite bouille sur mes genoux calleux et durs, le tressaillement que j'ai eu, la crispation que j'ai dû surmonter, et que tu m'as laissé le temps de faire redescendre. Ce n'est que deux semaines plus tard qu'à mon tour j'ai réussi à te toucher, à poser ma main maladroite sur tes tresses, ne sachant pas vraiment comment te câliner pour te montrer que mon affection t'était acquise, et qu'il était trop tard pour faire demi-tour. Si j'ai autant hésité ce jour-là, si ma main a tant titubé dans tes cheveux, c'est que j'étais encore un peu en colère que tu m'aies forcé, comme ça, à t'aimer. »

« [...] ce que tu cherches dans les jeux, c'est le théâtre, les revirements de situation inexorables, quand pour de faux le sort vous abaisse ou vous élève. J'ai raison ? Je comence à bien te connaitre. Se laisser bercer par le hasard... Faire comme si c'était très important, oui, de la plus haute importance... Et, une fois le jeu rangé, n'en avoir plus rien à faire des gains et des dommages. Et surtout, surtout, que l'on rigole, toi et moi. Toi, de mes bourdes de vieil oublieux ex moi, de tes fulgurances.
Dis, dis, tu reviendras demain, c'est promis ? »

« Avec ma toute chérie, je révise mille de mes petites certitudes. Je pensais par exemple que la fierté était un des pires défauts du monde, qu'il engendrait l'orgueil, le repli sur soi et le mépris, qu'il empêchait de remettre en question nos torts. Mais Isor est fière. Sans crier gare, cent fois par jour, son regard s'emplit de cet air à la fois buté et réjoui, qui vous défie. Oui, vraiment, elle est fière. Mais personne ne sait mieux écouter qu'elle, personne n'est plus attentif, plus attentionné. »

« J'aimerais tout posséder pour pouvoir tout t'offrir. Je dis ça alors que rien ne nous manque. Ou peut-être un orchestre privé ? Un tapis plus moelleux ? Ta tête sculptée huit fois en guise de pion sur un plateau de petits chevaux ? Un theatre dans l'arrière-jardin avec des chaises à fleurs et à paillettes ? Des journées faites seulement d'après-midis et aucune nuit pour les séparer ? Que je sois un adolescent, pour qu'on ait un futur plus long que notre présent, et que je sois tout frèle et tout chétif, pour qu'à ton tour tu me prennes sur les genoux. Que l'on m'accorde un vœu pour souhaiter que tous les tiens se réalisent. Que tu aies des chaussures à grelots et que la maison soit pleine de couloirs pour étirer ces moments où je t'entends venir vers moi.
Que l'on redouble mes langueurs, demande l' Ami à son Aimé dans la poésie de Raymond Llulle. »

« Toi, tu accèdes aux vérités - de la musique comme du reste - avec un instinct quasi physiologique. Chez toi, c'est le corps qui pense, et il ne se trompe jamais. »

« La différence entre ses parents et moi, c'est que je ne suis pas quelqu'un qui s'affole - je veux dire : le mutisme, la colère, la joie, la douleur, je connais. Je sais les recevoir sans fléchir. J'ai l'habitude. C'est exactement comme écouter de la musique. 
Parfois je me fais l'effet d'être encore ce photographe que je fus : quand d'un regard je signifiais à mes sujets « Ressens ce que tu ressens, je ne demanderai pas d'explication, j'en garderai simplement la mémoire. »»

« Vous savez, il ne faut jamais attendre une vengeance ou un dédommagement, ou vouloir remplacer les morts. Le vide que les morts laissent ne se rebouche jamais, on ne se remet jamais de cette béance - mais j'ai compris que l'on pouvait créer le plein à côté du gouffre, ça oui. Idem pour sa place. Ce qui est perdu ne revient pas - mais à côté, en marge, ailleurs, on peut retrouver un rôle. Et c'est ce qui se passe pour moi. Avec elle, je reconstruis quelque chose. Autre chose. »

« J'aime ta capacité inhumaine à être brutalement heureuse, sans prévenir. Si brutalement heureuse. »

« Souvent, je me demande à quoi tu ressembleras, adulte, et si j'aurai la chance de te connaitre alors. D'être toujours là. Pas quel genre de femme tu seras, ça, je m'en fiche. Mais quelle adulte, qui aura mis en acte toutes les promesses qu'elle enclot. »

« C'est fou comme on peut se tromper sur un nombre incalculable de sujets. Chaque certitude est une erreur en puissance. Chaque certitude est une erreur en puissance. Qui éclate un jour. »

« Monika, Ingmar Bergman. Vers un destin insolite sur les flots bleus de l'été, Lina Wertmüller. Kung-Fu Master, Agnès Varda. Trois films, trois pays, trois grands réalisateurs. Trois histoires d'amour qui avaient besoin d'une île pour s'épanouir. Car c'est bien là le scénario de ces trois films: un couple dont l'amour, naissant ou réprimé, prend son essor après l'arrivée, de gré ou de force, sur une île déserte. Île suédoise dans la Baltique, île italienne en Méditerranée, île anglaise dans la Manche. Quels que soient le pays ou l'époque, l'insularité offre à l'amour l'espace rêvé, c'est-à-dire un espace excluant et exclusif, pour deux, ni plus ni moins. Loin des fâcheux, des fouineurs et des importuns, l'île devient une utopie où les liens sociaux et affectifs peuvent être intégralement redéfinis. Et chaque fois le dénouement est sans appel: sortir de l'île, c'est détruire l'amour. Réintroduisez la société autour du couple et celui-ci se fissure, se morcelle. Il redevient impossible d'être Deux. Uniquement deux. »

« « Le monde est plein de voisins indiscrets, avec qui il me faut partager l'autre. Le monde est précisément cela : une contrainte de partage. Le monde (le mondain) est mon rival », écrivait Barthes. »

« L'amour a sa grammaire. Et comme dans toutes les langues, sans la pratiquer, on la perd. Au fil des mois, j'ai réappris l'Absence, l'Attente, le Comblement, la Dépendance, la Fête, l'Impatience, la Jalousie, le Rêve et la Rêverie, le Ravissement, le Rendez-vous, la Solitude et le Souvenir. Tout un abécédaire que je potasse studieusement. J'aime être cet écolier des sentiments.
Dis, dis, mon Isor, reviendras-tu demain après-midi ? »

« Je mets ma tête sur les genoux d'Ani et j'attends que la vie vienne nous aimer. Elle manque jamais le rendez-vous quand j'ai la tête ici. C'est la même odeur, exactement, que les genoux de Luce. Tu sais, toi, que les genoux ça a tant d'odeurs ? »

« le père

Dans les lettres aussi, il y a ces écarts : sa voix d'enfant rieuse qui tremblote et bégaye, et sa voix de grand sage qui nous toise avec bonté. Et je me rends compte, à présent, qu'il y avait déjà cela dans ses silences. Avant son départ, avons-nous seulement écouté ses silences ?

Écouté l'urgence à vivre de son silence ?

Et maintenant, le saurons-nous, écouter sa poésie, partager son souffle de joie, lire ses lettres comme autant de chances qu'elle nous offre pour trouver UNE NOUVELLE MANIÈRE D'ÊTRE UNE FAMILLE ? »

« Vous que je porte en mon profond, Ici les nuits sont douces comme le lait. Aniella a un chien qui me lèche les mains. Kiko est son nom. Il est un berger allemand, je crois. Quand je lui caresse, il veut faire pareil mais il a pas de mains alors il fait avec la langue, approche sa truffe. Il a de grands yeux noirs. Et des longs longs cils bruns. 
 Je t'embrasse toi aussi tout plein, 
I.

Ma père, mon mère, Suis en éclosion. Me sens pleine de bourgeons qui s'entrelèvrent. Me semble être un arbre fruitier que les fleurs commencent à donner des trésors. Je porte toutes les promesses de la terre à bout de mes bras. Je m'avance tel un jardin, tel un côteau, à la rencontre du printemps. Je cours. Je vais mûrir, je vais me rouler dans ces fleurs pour la vendange. Oh, quelle saison !  »

« Les deux parents chéris,

Tu sais, suis troublée de ce qu'ils sont semblables mais distincts, Ani et Luce, Luce et Ani. Idem de Luce, Ani est fidèle, mais elle est toute réjouissance. Idem de Luce, Ani a les yeux aigue-marine et le corps svelte, mais pas cet air rigidigne. Idem de Luce, Ani s'accommode des solitudes, mais jamais sans Kiko. Parfois, a le semblable air d'endurance craintive, qu'elle refoule aussitôt.

Je veux te dire encore qu'y a deux jours nous allons sur la tombe de sa mère, une stèle sans rien, sur le nord à Taormine. On y voyait la baie qui scintille pareil que les bijoux. On dépose au sol, dessus, des pommes de pin et des coquillages pour faire les mandalas, des cercles et des couronnes. Calme calme calme... Un instant plein comme une bille qui roule.

Ça y est, je dis tout pour aujourd'hui. À demain les deux ! 
Je t'embrasse mille et cent, 
I. »

« Un regret, ça ne se conserve pas comme une boule à neige, en mémoire d'un voyage passé. Un regret aussi, ça peut se jeter à la poubelle. »

« Je viens t'annoncer le printemps. Le jour de mon départ de Catane, j'ai vu passer les grues dans le ciel,  qui rentraient d'Afrique.
Le printemps, c'est la fin de ta tristesse. Ta joie,  je l'ai réparée. Je viens te dire, pour vrai, que tu n'as plus
de raison d'être malheureux. Un peu de malheur ça se dissout vite, quand on a beaucoup d'amour.
Ani ne t'en veut pas, Ani t'a pardonné. Tu as une manière  tout à toi de te faire pardonner. Tu commets tes erreurs par faiblesse, tu avoues ces faiblesses sans orgueil. Comment te dire ? Même quand tu es froid tu es doux. Même quand tu es triste tu es doux. Lucien n'a pas d'épines. Lucien n'a pas d'épines. Et Ani, elle, a sa manière de pardonner. Elle se sait d'avance innocente dans les  drames qui la touche. Et elle ne sait pas s'apitoyer. Rien en elle n'est programmé pour cela. Les évènements pour elle viennent sans être bons ni mauvais. Si quelque chose lui vole son plaisir, elle l'accepte, sans pitié, et si quelque chose lui en donne, elle l'accepte, avec gratitude. Elle attend les tempêtes et les joies en sachant bien qu'il n'est jamais question de son mérite là-dedans. 
Lucien, maintenant, il faut effacer de toi toutes les larmes  et toutes les prières de rédemption que tu y as accumulées. 
Elles ont rempli leur office, elles ne sont plus utiles. 
Alors ne les garde pas en souvenir, surtout pas. Un regret, ça ne se conserve pas comme une boule à neige, en mémoire d'un voyage passé. Un regret aussi, ça peut se jeter à la poubelle. Tu te demandes peut-être qui tu serais sans ta douleur. 
Si tu serais le même homme. C'est elle qui t'a modelé plus de la moitié de ta vie. C'est elle qui a fait le Lucien que j'ai connu. Alors ? Alors on s'en fiche et ce chagrin tu ne lui dois aucun culte, aucune cérémonie d'adieu.
Lucien, la joie gomme tout le reste, et même si alors tu dois mourir tout blanc et tout vierge, comme un nourrisson 
qui n'aurait rien à lui, cela n'a pas d'importance.
Aucun malheur ne nous définit, seule notre joie est à nous. 
Lucien, tu es le seul qui m'ait crue capable de vivre. 
Tu as vu que ce qu'il y avait en moi, ce n'était pas une malédiction mais une promesse. Tu m'as révélé ma promesse.
[...]
Aujourd'hui je suis grande. Et je suis grande de toi. 
Il y a une corde qui vibre tout près de l'horizon.
Je vois enfin l'horizon qui recule. Il y a de l'avenir à respirer. Toute ma vie je vais pouvoir respirer le futur que tu m'as donné. Ça t'a fâché, dis, Luce, ça t'a fâché, qu'à toi je n'envoie pas de mots ? 
Je ne fais pas partie de ceux qui pensent 
que plus on s'aime, moins a besoin de se le dire. Non et non. L'amour est un sortilège qu'il faut jeter sans cesse et de nouveau du bout des lèvres, encore et encore. 
C'est une chanson avec laquelle on vit - qu'il faut faire vivre. Mais dans mon cas, dans notre cas, cette chanson, mon cœur la psalmodie en silence - et je sais que le tien aussi. »

Quatrième de couverture

Isor n'est pas comme les autres. Une existence en huis clos s'est construite autour de cette petite fille mutique rejetant les normes. Puis un jour, elle rencontre Lucien, un voisin septuagénaire. Entre ces âmes farouches, l'alchimie opère immédiatement. Quelques années plus tard, lorsqu'un accident vient bouleverser la vie qu'ils s'étaient inventée, Isor s'enfuit. En chemin, elle va enfin rencontrer un monde assez vaste pour elle.

La Colère et l'Envie est le portrait d'une enfant qui n'entre pas dans les cases. C'est une histoire d'amour éruptive, d'émancipation et de réconciliation. Alice Renard impose une voix d'une incroyable maturité; sa plume maîtrisée sculpte le silence et nous éblouit.

Née à Paris en 2002, ALICE RENARD est étudiante en littérature médiévale à la Sorbonne. Révélée précoce à l'âge de six ans, la question de la neurodiversité et de l'hypersensibilité l'a toujours passionnée. La Colère et l'Envie est son premier roman.

Éditions Heloise d'Ormesson,  août 2023 159 pages
Sélection Prix Littéraire Le Monde 2023
Prix Méduse 2023
Prix Vocation littéraire 2023

mardi 13 février 2024

Les dernières volontés de Heather McFerguson ★★★★☆de Sylvie Wojcik

Un petit tour en Écosse, ça vous tente ? Humer les embruns et les brouillards, admirer la beauté de ces lieux d'eau, de verdure et de lumière, se laisser bercer par quelques airs celtiques, tenter le  haggis, se désaltérer au pub du coin... À l'instar d'Aloïs, je quitterais bien tout moi aussi pour me rendre dans ce petit recoin de terre écossaise. C'est forcément plus simple quand on y hérite d'un toit. Aloïs, lui, à peine a-t-il foulé ces terres qu'il s'y sent comme chez lui, aimanté, charmé par ces vastes étendues sauvages et cette mystérieuse histoire d'héritage. 
Un agréable moment de lecture, tout en douceur, hors du temps, une belle histoire racontée avec poésie, qui transporte, en toute simplicité. 
Un petit livre pour s'évader une heure ou deux qui questionne la raison des silences et le pardon. Un petit bijou sur le pouvoir des mots, de la littérature et une belle référence à  une des œuvres qui m'a fait aimer la lecture : "Le Seigneur des Anneaux".

« Il foule le sable blanc mêlé de fines particules noires, s'installe sur un rocher et grignote quelques biscuits. Il est venu pour réfléchir et s'organiser mais, à mesure que les nuages s'effacent et que la lumière change, tous ces questionnements s'éloignent. La marée monte doucement. Il observe avec fascination le liséré de dentelle blanche aller et venir. Sa pensée se fond dans le paysage. Son esprit se dilue dans la course des nuages et le chuchotement des vagues. »

«[...] ce soir, l'histoire a changé. Comme si un nouveau chapitre s'écrivait au rythme du vent qui siffle dans les bruyères et marbre de noir le sable rose de la baie d'Applecross. »

« La presqu'île est plongée dans un brouillard aux mailles serrées ne laissant passer aucun signe de vie. Quelques kilomètres carrés de prés, de tourbe et de rochers, cinquante moutons et deux hommes soustraits au reste de l'humanité. »

« Impossible de rentrer, pour l'instant ou jamais. Impossible de quitter cette terre qui le retient par sa vérité, son authenticité et sa désolation heureuse, où la nature s'exprime dans toutes ses forces et où il est beau de ne pas pouvoir lutter contre parce que, même quand les éléments se déchaînent, quand la marée vient frapper violemment les rochers ou quand les nuages se mettent en ordre de bataille, il y a toujours une faille, un ruban d'écume assagie ou un rai de lumière qui apporte l'espoir d'un apaisement. »

Quatrième de couverture

Aloïs, libraire à Paris, reçoit une lettre d'un notaire d'Inverness lui annonçant que Heather McFerguson lui lègue sa maison. Qui est cette femme, et surtout pourquoi a-t-elle fait de lui son héritier universel ? Se rendant en Écosse pour tenter d'élucider ce mystère, il ressent immédiatement l'impression d'avoir trouvé sa place. Là-bas, dans ces paysages d'eau, de pierre et de lumière, il renouera peu à peu le fil brisé de son histoire familiale. Il sera question de hasard, d'audace et de renoncement, de choix, de promesses tenues ou non, de silence et de secrets.

Sylvie Wojcik vit à Strasbourg. Elle a publié Les Narcisses blancs (2021) aux éditions Arléa.

Éditions Arlea,  avril 2023
144 pages

Le jour et l'heure ★★★★☆ de Carole Fives

Le jour et l'heure.
Connaître le jour et l'heure. 
Choisir le jour et l'heure de sa mort.
Ils sont six, les parents et leurs 4 enfants, des adultes maintenant, à prendre la route vers une autre contrée, un rendez-vous particulier. 
Un ultime rendez-vous. 
Une ultime étreinte. 
Le voyage convoque les souvenirs de ces escapades en famille sur les routes, il y a bien des années à présent, et pourtant, les éléments d'hier ressemblent étrangement à ceux d'aujourd'hui : ce même élan d'aventure, de liberté, de découvertes, ce même élan vital.
Un roman choral et des récits qui ne tournent pas autour de l'être malade. Chacun s'exprime sincèrement, purement, de manière simple et directe sur ce qu'il ressent à l'instant présent et sur ce qu'il a ressenti lors des différentes étapes de cette prise de décision. Les chapitres sont courts. 
« Il y a des gens qui sont dépassés par la liberté que prennent les autres, ça les enrage, ça les rend dingue. Ils aimeraient que tout le monde reste englué, exactement comme eux. »
Tout en pudeur, dans une apparente simplicité, avec beaucoup de délicatesse, l'autrice aborde - entre autres préoccupants sujets de la société contemporaine - un sujet tabou dans notre pays et invite à la réflexion sur le droit à mourir dans la dignité.
Un récit qui m'a parlé et que je retiendrai comme une belle leçon de liberté. 
« [...] C'était une leçon de liberté, oui, comme nous tous, elle a essayé d'être libre... »

« Il y a des gens qui sont dépassés par la liberté que prennent les autres, ça les enrage, ça les rend dingue. Ils aimeraient que tout le monde reste englué, exactement comme eux. »

« On ne pouvait pas refuser ça à Maman, on ne peut pas refuser à quelqu'un d'être libre. C'est la seule raison pour laquelle on y est allés, le reste, c'est du verbiage. »

« Nos gamins, s'ils arrivent à se maintenir sur terre, n'auront jamais plus la qualité de vie qu'ont eue nos aînés. On a préparé l'extinction de l'espèce humaine, rien que ça. À la dernière COP 21, tu vois des gens qui t'expliquent que le point culminant de leur île est à un centimètre au-dessus du niveau de la mer. Ces gens-là n'existent déjà plus, les poissons ont migré et soixante-dix pour cent des insectes ont disparu. On est entrés dans l'Anthro- pocène en 2018, c'est désormais l'homme qui impacte et influe sur l'évolution de la planète, y compris au niveau géologique. Évidemment la plupart d'entre nous sont dans le déni, car l'effondrement, c'est juste impensable. On a réussi en deux cents ans à faire une bascule géologique, on n'arrive pas à comprendre, si ce n'est qu'on va tous crever à court terme. Et pendant ce temps, on continue à consommer comme si de rien n'était. Je pense souvent aux dernières guerres, aux Justes, et je me dis, il n'y avait pas les blancs d'un côté, les noirs de l'autre, tout le monde était gris, et moi j'en suis à me demander, à la prochaine guerre, quel choix je ferai ? Ça ne peut pas se décider à l'avance. Est-ce que je mangerai ou est-ce que je laisserai manger mon voisin ? »

« ... à aucun moment le médecin ne lui a dit en face, Madame, vous allez mourir, il vous reste peut-être deux ou trois mois à vivre, nous allons vous accompagner. Un médecin ne te dira jamais ça, sauf en soins palliatifs. Alors là, oui, ils sont formés, c'est différent. Même avec la loi Leonetti, qui permet à un médecin d'arrê- ter les soins curatifs, ils continuent quand même de lutter, jusqu'à la fin. Les gens meurent sans savoir qu'ils meurent, sans jamais être préparés, parce que le mot n'est même jamais prononcé. La mère de Luc, je me souviens, son entourage s'affolait. Elle maigrit, elle maigrit. Mais oui, c'est normal, je disais à Luc, elle est mourante. Et la plupart du temps, les malades sont capables de l'entendre, ils posent des questions, Docteur, il me reste combien de temps, mais les médecins détournent le regard, ne vous en faites pas, on va faire quelque chose, on va agir, on va soigner... Ils insistent, mais Docteur, ça me sert à quoi à ce stade, une chimio? Ils balaient le truc, ils l'éludent, ça n'existe pas... Il faut un caractère bien trempé pour faire ce que fait ma mère, nous éviter tous ces mois à l'hôpital, à la voir dépérir...

Elle nous rend un fier service, tout de même... Les sociétés moins riches ont un rapport bien différent à la mort. À Madagascar par exemple, il y a cette tradition du retournement des morts, ils les sortent de terre régulièrement, ils les fêtent... Ça n'a rien de funèbre, au contraire, ils dansent, boivent de l'alcool, c'est vraiment une façon de lier la vie et la mort, alors qu'ici, c'est le contraire, on cache nos morts, on en a peur, et ça nous rend malades... »

« Elle chantonnait, il lui restait moins de douze heures à vivre. C'était pas un suicide assisté, non, pas du tout. Ce n'était pas une pulsion de mort, bien au contraire. C'était une leçon de liberté, oui, comme nous tous, elle a essayé d'être libre... »

« Moi, je vois la mort comme une étape de la vie. Ce n'est pas un aboutissement, ce n'est sûrement pas la vie éternelle et toutes les conneries des églises. Édith, c'est comme pour mon grand frère, comme pour mes parents, elle continuera à vivre à travers nos conversations. Je les ai suffisamment côtoyés tous pour pouvoir prolonger leurs vies à travers nos échanges. Pour moi qui suis un lecteur de la première heure de Corto Maltese dont je lisais les planches dans Spirou, mes morts sont comme Monsieur Novembre. Ils viennent au moment où j'ai le plus besoin d'eux. »

« On a cette chance d'accompagner notre mère, d'avoir pris le temps les uns et les autres de lui dire au revoir, c'est un luxe vu comme ça... J'en ai vu tellement, des gens à l'agonie en soins palliatifs, ça dure souvent des heures, voire des jours, les derniers gasps, les respirations qui s'arrêtent, c'est éprouvant pour tout le monde. J'ai accompagné des centaines de personnes mais pas une fois, ça ne m'a laissée indifférente. Après on faisait les présentations à la famille, à la morgue, jusqu'au départ du cercueil. En soins palliatifs, on accompagne jusqu'au bout. En prison, c'est différent, des morts violentes, des pendaisons...

Pour moi, suicide n'est pas un vilain mot. En prison, on n'a pas le droit de se suicider... On leur met des pyjamas indéchirables, on les coince dans des cellules capitonnées, on leur refuse le droit de mourir, de sortir de cet enfer-là. »

Quatrième de couverture

« On s'est tous retrouvés à la gare de la Part-Dieu vers sept-huit heures. Maman avait son rendez-vous en début d'après-midi et elle n'avait qu'une peur, le rater. Le GPS annonçait cinq heures de route. On est partis avec la Peugeot à sept places. Papa et Maman devant, et nous, les quatre enfants, derrière, comme à la belle époque. Il ne manquait que les scoubidous et les cartes Panini.

Papa a toujours eu une conduite assez brusque mais alors là, on aurait dit qu'il le faisait exprès. De la banquette arrière, je voyais Maman, à l'avant. Elle ne disait rien mais, à chaque fois que Papa freinait, ou accélérait, son visage se crispait. J'en avais mal pour elle. À un moment, il y a eu une énorme secousse, c'est sorti tout seul, je n'ai pas pu me retenir, mais c'est pas vrai! Il va tous nous tuer ce con ! »

Édith se sait gravement malade. Elle a convaincu son mari et leurs quatre enfants de l'accompagner à Bâle, en Suisse, où la mort volontaire assistée est autorisée. Elle a choisi le jour et l'heure. Le temps d'un dernier week-end, chacun va tenir son rôle, et tous vont faire l'expérience de ce lien inextricable qui soude les membres d'une famille.

Dans un road trip tendre et déchirant, Carole Fives dresse avec délicatesse le tableau d'un clan confronté à l'indicible et donne la parole à ceux qui restent.

Éditions JC Lattès,  août 2023
140 pages 

Le grand cercle ★★★★☆ de Maggie Shipstead

Waouh, quel livre ! Quelques 800 pages, lues très vite car on s'y attache au personnage (fictif) de Marian Graves, une pionnière de l'aviation au féminin, à ses compagnons de route, aux autres femmes qui déambulent dans ces pages, à son frère jumeau Jamie, à Caleb. Des personnages à la psychologie fouillée.

Quel pavé foisonnant de beauté, d'amitié, d'amour, de passions, de libertés, d'aventures, de rebondissements, de désillusions aussi et qui nous fait traverser la grande Histoire de la première moitié du XXème siècle avec panache. C'est passionnant!

Les chapitres se chevauchent entre passé et présent; une autre femme, Hadley Baxter, actrice de cinéma, occupe une grande place également dans ce roman. Elle doit jouer le rôle de Marian Graves dans un prochain film, et nous la suivons dans son parcours pour entrer dans le personnage de Marian et l'incarner au mieux. Tout comme Marian, elle aspire à être une femme libre.

J'ai préféré les pages dans le passé, le personnage de Marian Graves a un destin tellement hors du commun, tellement puissant. Elle est une femme forte, luttant courageusement pour s'affirmer, suivre son instinct, poursuivre, vivre ses rêves, se libérer des carcans sociétaux.
« Savoir ce que l'on ne veut pas est aussi utile que savoir ce que l'on veut. Peut-être plus. »
L'écriture est fluide et très prenante même si quelques dizaines de pages en moins auraient été tout aussi appréciables Le livre est aussi très agréable à tenir malgré son poids. J'en ai aimé la douceur de ses pages.

Un excellent moment de lecture, un beau et inspirant portrait de femme. Si vous aimez le romanesque, n'hésitez pas une seconde ! Et si vous avez quelques jours de congés devant vous, c'est encore mieux 😉


« Manifeste, disait mon coach. Manifeste. J'étais censée regarder dans le miroir et manifester à mon esprit le corps que je voulais. Tout en portant des poids, je me penchais vers l'avant, je pliais les genoux, j'ouvrais les bras vers l'extérieur puis vers le haut. Mon coach appelait ça le papillon. J'essayais d'imaginer le corps que je voulais, mais tout ce que je voyais c'était un papillon qui se débattait dans une atmosphère lourde et marécageuse. Engage le cœur de ton être! disait mon coach.
Il y a un moment déjà, j'ai eu un psy, brièvement, qui m'a conseillé d'imaginer un tigre éclatant chaque fois que je doutais de moi, d'imaginer que le tigre était la source de ma force, mon essence. Je devais me le figurer de plus en plus éclatant, et voir par ailleurs une épaisse couche de poussière se poser sur tout le reste jusqu'à ce que le monde entier soit gris à l'exception de mon tigre. Le tigre était comme la fiole de lumière blanche dans ce film de super-héros. Ce tigre était grotesque. Ce tigre, c'était moi. Ce tigre, c'était tout sauf moi.
Tout le monde sait que Los Angeles est une ville peuplée de gens dans le déni. Tout le monde sait que c'est une ville de silicone et d'acide hyaluronique, de prêcheurs charismatiques sur vélo d'appartement et de gourous de la muscu, de cristaux guérisseurs et de bols tibétains, de probiotiques et de jus détox, de lavements du côlon et d'œufs en jade qu'on s'enfonce dans le vagin et d'onéreuse huile de serpent dont on asperge son pudding chia/noix de coco. Nous nous purifions pour la vie comme s'il s'agissait de la tombe. C'est une ville qui a terriblement peur de la mort. J'ai dit ça à Oliver un jour, et il m'a trouvée un brin négative. Je l'ai dit à Siobhan, et elle m'a filé le nom d'un psy. Je l'ai dit au psy, et il m'a demandé si je trouvais que les gens avaient tort de craindre la mort. J'ai dit que selon moi la peur n'était pas le problème, que le problème était plutôt de se débattre. Qu'au lieu de se débattre pour défier la mort on devrait tout faire pour l'accepter. Et là il m'a dit : Hum, imaginez un tigre. »

« Jimmy Doolittle décrit un cercle et atterrit. Le vol est bref, seulement quinze minutes, banal à l'exception du cache opaque qui obstrue le cockpit et le coupe de tout hormis de ses instruments. On appelle cela voler à l'aveugle. Certains de ses instruments sont expérimentaux, notamment l'horizon artificiel gyroscopique Sperry. Dans une forme plus récente, un avion fixe (vous) est superposé à une sphère à cardans. L'hémisphère du dessous est noir, celui du dessus est bleu (la Terre, le ciel), et l'ensemble vous oriente par rapport à la planète. Cet objet rendra l'avenir possible. Avant, par mauvais temps, on ne volait pas, et par conséquent aucun vol n'était programmé. Pas vraiment. Aucune compagnie aérienne fiable ne pouvait exister, bien entendu. Les pilotes de l'aéropostale tentaient leur chance. Bon nombre d'entre eux mouraient. Avant, si vous perdiez de vue le sol assez longtemps, vous aviez de grandes chances d'être cuit. Si vous traversiez une masse nuageuse, vous aviez de grandes chances de vous retrouver dans une spirale, même si vous aviez aussi de grandes chances de ne pas vous en rendre compte avant qu'il ne soit trop tard. Haut, bas, gauche, droite, nord, sud : tout cela à un angle terrible vous entraînant en dehors du ciel. Les survivants décrivent un état de confusion extrême.
Lorsque Doolittle vole avec l'invention de Sperry, bien des pilotes, en dépit de leurs nombreux camarades morts après être tombés en vrille, ne pensent pas qu'un tel instrument soit nécessaire et se vexent même quand on leur suggère d'y avoir recours. Les plus prudents regardent de près les indicateurs pour s'assurer de ne pas virer par inadvertance, mais, si vous vous laissez distraire et que vous vous engagez dans une spirale, ces indicateurs ne vous seront pas d'une grande aide. Ceux qui ont la chance d'être encore en vie (parmi lesquels la Truite) disent entre eux que les pilotes morts le sont parce qu'il leur manquait le « petit truc » magique et insaisissable.
Il faut voler à l'instinct, disent-ils. En d'autres termes : un vrai pilote sent dans ses tripes chaque mouvement de son avion. 
Sauf que, ce qui vous guide, ce ne sont pas vos tripes, mais votre oreille interne. Et votre oreille interne vous ment.
Un homme dont on bande les yeux avant de l'installer sur une chaise soumise à une lente rotation pensera s'être arrêté lorsqu'il ralentira. Il pensera que le siège est reparti dans l'autre sens lorsque celui-ci sera à l'arrêt. L'erreur se produit tout au fond de son oreille, parmi les minuscules cellules ciliées et le fluide qui se déplacent dans les canaux semi-circulaires du labyrinthe osseux. Ce sont ces infimes instruments internes incroyablement fragiles qui détectent le lacet, le tangage et le roulis de la tête humaine - de merveilleux petits bidules, certes, mais pas assez perfectionnés pour le vol.
Imaginez un biplan. Si on le laisse faire, l'avion commencera naturellement à virer sur l'aile, à s'engager lentement dans un virage régulier et insidieux qu'un pilote ne peut pas toujours détecter si le véritable horizon est assombri par l'obscurité ou des nuages. Ni votre instinct ni votre oreille interne ne prendront la peine de vous alerter sur un virage régulier si vous restez dedans un certain temps, et, sans l'aide des bons instruments, vous croirez voler droit et à une altitude stable. Mais le nez de l'avion plongera vers la terre, sa trajectoire se réduira, commencera à décrire un entonnoir. Peu après, vous vous apercevrez que votre vitesse a augmenté alors que votre altitude a diminué, que le moteur se plaint et que les haubans chantent, que les cadrans bougent et que vous êtes écrasé contre votre siège, et, sans horizon artificiel, vous conclurez que votre avion est en train de plonger (la vitesse qui augmente, l'altitude qui décroît), pas qu'il est dans un virage. Arrivé à ce point, l'avion a peut-être viré à la verticale ou plus, il se trouve peut-être à l'envers, et, en tirant sur le manche pour redresser le nez, vous ne ferez que serrer encore plus le virage.
En anglais, ce genre de virage engagé est surnommé  « spirale de cimetière ».
Ensuite, l'un des trois scénarios suivants se produira. Soit en sortant du bas du nuage vous aurez assez de temps pour comprendre où se trouve le sol, stabiliser l'appareil et vous en tirer. Soit l'avion ne résistera pas à la tension et se disloquera. Soit vous descendrez en flèche avant de vous écraser contre la terre, l'océan ou ce qui se trouve au-dessous de vous. »

« Octobre se presse contre novembre. La cime des arbres se pare d'or, les peupliers d'Amérique sont aussi éclatants que la chair d'abricot. Le paysage flamboie et chatoie. »

« Lui a ensuite sorti un truc comme quoi L.A. c'est la poussière, les pots d'échappement et ce vent chaud et sec qui vous met à cran et déclenche des incendies sur le flanc des collines, des déchirures discontinues dans le fin papier qui nous sépare des gigantesques nuages de fumée de l'enfer, c'est le soleil qui ne fléchit jamais et le brouillard frais de l'océan qui la nuit se déroule sur tout le bassin comme un drap d'hôpital blanc et propre qu'on enlève le matin. C'est un croissant de lune dans un ciel ecchymosé de vert parce que le coucher du soleil l'a tabassé de ouf. C'est la paresse d'une lune hamac qui s'élève au-dessus des lignes haute tension, des silhouettes squelettiques des pylônes, des cyprès hirsutes et des sommets des palmiers dont la forme noire et hérissée de rascasse se dresse sur des troncs trop maigres. C'est le Big One qui va transformer la ville en tas de gravats et mettre le feu aux décombres, mais avec un peu de chance pas aujourd'hui. C'est l'évidence de faire remarquer que l'autoroute ressemble à un bracelet de rubis tendu le long d'un bracelet de diamants, un fleuve de lave qui s'écoule à contre-courant d'un fleuve de bulles de champagne. Les gens parlent de cette ville qui s'étale, eh ouais, la ville est une pochtronne, une salope hilare étalée de tout son long en robe pailletée, les jambes par-dessus les canyons, la jupe répandue sur les collines, et elle scintille, et elle vibre, elle est chatouilleuse à la lumière. Pas la peine de t'acheter une carte des étoiles. De rouler en voiture les yeux bêtement levés vers le ciel parce que t'y es déjà, mec. T'es dedans. Tout ça n'est qu'une immense carte des étoiles.  »

« J'ai appris une chose : on n'aime pas simplement une personne, on aime la vision qu'on a de la vie avec cette personne. »

« Mon frère, un artiste, m'a dit que ce qu'il souhaitait exprimer dans ses tableaux était une impression d'espace infini. Il savait que sa tâche était impossible en cela que, même si une toile avait la capacité d'accueillir un tel concept, nos esprits seraient vraisemblablement incapables de le saisir. Mais il disait croire, la plupart du temps, que les intentions inatteignables étaient celles qui en valaient le plus la peine. Mon vol a pour intention déclarée un but banal et, je le crois, atteignable, mais cette intention résulte de mon propre désir fondamentalement irréalisable de comprendre l'échelle de notre planète, de voir autant de choses que je le peux. Je souhaite mesurer ma vie à l'aune des dimensions du globe. »

« Être dans les airs signifiait être perdu pour tout le monde hormis pour vous-même [...]. »

« J'imagine que, quand les gens se voient rappeler en permanence qu'ils pourraient mourir, qu'ils vont mourir, ils font plus d'efforts pour être en vie. Tu ne trouves pas ? »

« Je suis bien contente qu'il n'ait pas fait les dessins qu'il pensait. Ils auraient été des mensonges. L'art est une distorsion, mais une forme de distorsion apte à offrir une clarification, comme une lentille qui corrige. »

« Par où commencer ? Par le commencement, bien entendu. Mais où se trouve le commencement ? Je ne sais pas où insérer dans le passé un repère indiquant : ici. C'est ici que le vol a commencé. Parce que le commencement se trouve dans la mémoire, pas sur une carte. »

« À la fin, c'était simple, de commencer. »

« Inévitablement, nous oublierons presque tout. Lorsque nous survolerons l'Afrique dans le sens de la longueur, par exemple, nous nous contenterons de couvrir une seule voie de la largeur de nos ailes, d'apercevoir une série d'horizons. L'Arabie, l'Inde et la Chine passeront sans être vues à l'est, tout comme la grande bête soviétique étalée avec son museau européen et sa queue asiatique. Nous ne verrons rien de l'Amérique du Sud, rien de l'Australie ni du Groenland, rien de la Birmanie ni de la Mongolie, rien du Mexique ni de l'Indonésie. Nous verrons essentiellement de l'eau, liquide et gelée, parce que c'est ce qui existe en majorité. »

« L'aurore occupe d'immenses bandes de ciel en un clin d'œil. Un arc de lumière apparaît d'horizon à horizon, déteint dans les étoiles, là-haut, pour disparaître un instant plus tard. On a l'impression de recevoir des messages d'un expéditeur inconnu, dont le sens est indéchiffrable mais l'autorité incontestable. »

« Lorsque vous avez vraiment peur, vous éprouvez un désir urgent de vous séparer de votre corps. Vous avez envie de vous détacher de la chose qui vivra la douleur et l'horreur, sauf que cette chose, c'est vous. Vous êtes à bord d'un navire qui sombre, et vous êtes le bateau lui-même. Mais, lorsque vous pilotez, la peur ne peut être permise. Votre seul espoir est d'habiter pleinement votre être et, en outre, de faire de l'avion une part de vous. »

« « Il manque aux hommes le sixième sens qui guide sans repère les oiseaux de mer à travers les milliers de milles d'océan. » C'est par cette phrase que s'ouvrait le manuel de l'armée de l'air. »

« Le bruit du vent est mon idée du silence, à présent. Le vrai silence pèserait dans mes oreilles aussi lourdement que la tombe. »

« La reconstruction me déprime presque autant que la destruction. Au moins, il y avait quelque chose d'honnête dans les décombres. »

Quatrième de couverture

Avant d'être portée disparue avec son biplan en 1950, Marian Graves aura passé sa vie à se jouer des règles imposées au « sexe faible ». Son lien indéfectible avec l'aventure et le danger s'établit dès ses premiers mois, quand elle est sauvée d'un paquebot en flammes. Puis, confiée à la garde d'un oncle fantasque dans le Montana, elle comprend à 12 ans qu'elle ne veut qu'une chose: piloter. Un rêve audacieux, mais si irrésistible qu'il la conduira à tenter un tour du globe par les deux pôles...
Bien des années plus tard, Hadley Baxter se voit confier le rôle de Marian dans le film qui retrace son existence tumultueuse. Un rôle à la mesure de cette starlette désabusée qui partage avec l'aviatrice une soif dévorante d'indépendance.
Portrait de femmes insoumises, fresque à la fois épique et intime, Le Grand Cercle est aussi un voyage à travers la première moitié mouvementée du xx° siècle, et un hommage à tous ceux qui explorent sans relâche les périlleux territoires de la liberté...

Sortie de Harvard avec un diplôme en littérature américaine, Maggie Shipstead est l'auteure de trois romans, tous publiés en France. Elle vit à Los Angeles.
Véritable succès critique et commercial, Le Grand Cercle, finaliste du Booker et du Women's Prize, est le livre de sa consécration.

« Extraordinaire. »
The New York Times

« Un livre de grande envergure. »
The Times

Éditions Les Presses de la Cité,  août 2023 
Titre original "Great Circle" publié en 2021 par Alfred A. Knopf
813 pages
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Caroline Bouet