mardi 21 octobre 2025

Femme pour moitié ★★★★☆ de Perumal Murugan

Quand les traditions et la peur du qu'en dira-t-on piègent l'amour. 
Quand la famille trahit sa propre progéniture pour respecter les règles dictées par les croyances.
Au nom de la religion…
Pour l'honneur…
Pour pas échapper à la norme...

En tournant les dernières pages de ce livre, je me suis dit mais qu'elle est est effroyable cette histoire. J'avais compris aussi que ce livre avait échappé de peu à la censure ; et ça aussi, j'ai pensé que c'était effroyable. 

Et pourtant, Femme pour moitié, en abordant certes une problématique non dérisoire, le tabou de l'infertilité dans un couple, nous invite aussi, grâce aux nombreux détails si habilement écrits, à découvrir les traditions et la culture tamoules. En toute simplicité.

« Dans une langue à la fois précise, imagée et lyrique, il fait surgir les paysages, dialectes, rythmes et rituels quotidiens de ce monde agricole, décrit les nuances des rapports entre communautés et des relations familiales. Son écriture révèle une réalité sensible, saturée de sons, d'odeurs, de lumières. Tout parle et s'anime : la terre, les champs, les arbres, les paysages qui changent en fonction de l'alternance des récoltes et des saisons. D'ailleurs, comme Perumal Murugan lui-même, élevé sur une ferme où il gardait les troupeaux, ou comme Kali dans Femme pour moitié, qui connaît les moindres recoins de la terre qui l'a vu naître et grandir, les hommes, les femmes ou les enfants qui peuplent ses récits prêtent une attention aiguë, sensuelle, quasi amoureuse, au monde animal et végétal; aux manifestations et aux altérations légères, presque imperceptibles, du réel. » Extrait de la Préface écrite par Laetitia ZECCHINI 

La vie s'écoule comme un long fleuve tranquille pour Kali et Ponna. Un couple harmonieux. Amoureux. Mais crescendo, les éléments, se déchainant autour d'eux, vont faire grésiller ce magnifique chant d'amour et faire s'embrumer les pages sous nos doigts…

A lire. Evidemment. 


« Perumal Murugan : La fragilité contre la terreur
Chez Perumal Murugan le romancier se mêlent le fabuliste, le satiriste et le poète. Ses récits font la chronique d'existences à la fois ordinaires, singulières et fragiles : celles de paysans et basses castes dont le monde et l'imaginaire s'enracinent dans les campagnes d'une région particulière du Tamil Nadu, la sienne, qui représente un réservoir inépuisable d'histoires. Dans une langue à la fois précise, imagée et lyrique, il fait surgir les paysages, dialectes, rythmes et rituels quotidiens de ce monde agricole, décrit les nuances des rapports entre communautés et des relations familiales. Son écriture révèle une réalité sensible, saturée de sons, d'odeurs, de lumières. Tout parle et s'anime : la terre, les champs, les arbres, les paysages qui changent en fonction de l'alternance des récoltes et des saisons. D'ailleurs, comme Perumal Murugan lui-même, élevé sur une ferme où il gardait les troupeaux, ou comme Kali dans Femme pour moitié, qui connaît les moindres recoins de la terre qui l'a vu naître et grandir, les hommes, les femmes ou les enfants qui peuplent ses récits prêtent une attention aiguë, sensuelle, quasi amoureuse, au monde animal et végétal; aux manifestations et aux altérations légères, presque imperceptibles, du réel. 
[...]
Son message poignant est le signe d'une disjonction intime : l'écrivain, qui est une personne publique, doit mourir pour que l'individu, la personne ordinaire, survive. Murugan dut non seulement s'exiler à Madras (aujourd'hui Chennai), mais il cessa entièrement, et pendant plusieurs mois, de lire et d'écrire. Il se désigne alors comme un « cadavre ambulant », et comprend que se retirer de l'écriture revient pour lui à se retirer de la vie elle-même. Or, si l'œuvre et la vie de Murugan sont indissociables, c'est d'abord parce que l'auteur semble partager une communauté de destin, une communauté de vulnérabilité, avec les autres voix menacées en Inde, qu'il s'agisse d'écrivains, de journalistes, d'universitaires, d'activistes ou de citoyens et citoyennes ordinaires on pense par exemple aux trois écrivains et intellectuels Narendra Dabholkar, Govind Pansare et M. M. Kalburgi, abattus entre 2013 et 2015, ou à Mohammed Akhlaq, lynché par une foule antimusulmane en 2015. C'est aussi parce que son propre sort fait écho à ses personnages de fiction. Le monde (ou la langue) devient inhabitable pour celles et ceux qui sont en butte à la violence communautaire ou patriarcale, à l'obscurantisme ou à l'incurie des autorités.
[...]
L'écrivain fut pourtant ressuscité par la loi, et grâce à la mobilisation d'innombrables organisations et collectifs d'écrivains en Inde et dans le monde. En juillet 2016, la Haute Cour de Madras rejette l'ensemble des poursuites judiciaires contre l'auteur, et réaffirme son droit d'écrire et de publier. C'est ce que Perumal Murugan fit, en effet, tout en soulignant l'ambiguïté d'un interdit levé par une injonction, d'une renaissance littéraire redevable d'une décision de justice. 
[...]
Perumal Murugan est aujourd'hui un écrivain aussi audacieux et irrévérencieux qu'autrefois. Sans doute, seulement, se camoufle-t-il davantage. Si, comme le disait l'écrivaine Githa Hariharan, Murugan est une parabole de notre temps, c'est parce qu'il représente la vulnérabilité croissante des conteurs et des chroniqueurs de toutes sortes. Mais il est peut-être une parabole de la littérature dans un autre sens encore. Puisque la poésie, comme il le suggère, permet de guérir de tout, ou presque, alors ses écrits illustrent le pouvoir et peut-être la victoire de la littérature : la victoire du faible et de l'inoffensif sur le fort et le tapageur. Dans son œuvre, l'écrivain garde la trace des formes de vie les plus infimes ou indignes, et brandit l'arme de sa propre fragilité, ses propres mots vulnérables et menacés, pour s'opposer à la terreur. »
Laetitia ZECCHINI 

« Il ne savait pas du tout quand sa mère était repartie, ni combien de temps il était resté assis, les yeux grands ouverts.
D'habitude, il nourrissait les vaches à minuit. Il n'avait pas entendu leur appel cette nuit-là. Maman, pensait Kali, tu as sué sang et eau pour me protéger. Tout ça dans quel but ? Pour me jeter dans les flammes ? Tu aurais dû me tuer quand j'étais dans ton ventre!
C'était avec des yeux rougis qu'il avait vu l'aube se lever, des yeux que rien n'allait plus pouvoir apaiser. »

« Profiterait-il autant de la vie s'il se préoccupait d'avoir un enfant? On me demande d'envoyer ma femme dans les bras d'un autre pour qu'elle puisse devenir mère, avait songé le jeune homme. Et si je ne voulais pas devenir père, moi ? C'est la crainte du qu'en-dira-t-on qui nous pourrit l'existence ! »

« Le chef du village l'avait adjuré de reconnaître sa faute et de s'engager à se laisser pousser les cheveux, moyennant quoi il s'en tirerait avec une simple amende. Mais Nallaiyan, inflexible, avait répliqué : « Si l'honneur du village se trouve dans mes cheveux, je les couperai plus. Je peux aussi me laisser pousser la barbe et la moustache si vous voulez. Je passerai mon temps à me battre avec les poux comme vous le faites. Mais juste une chose. Pas plus tard qu'hier, je me suis rasé les poils du cul parce que ça me grattait. Si l'honneur de votre village tient à ça aussi, vous avez qu'à le dire, et je les laisserai pousser ! » »

« - Dis-moi, si t'avais pas d'enfant, t'enverrais ta femme coucher avec n'importe qui ?
- Faut pas dire "n'importe qui". Personne voit le visage de personne cette nuit-là. Tous les hommes sont des dieux. Pense que c'est un dieu qui va aller avec ta femme. Tu seras content. C'est une sacrée bénédiction si les dieux te rendent papa.
- La Grande Fête, on y est allés... On était pas des dieux pourtant ! Tu pensais que t'en étais un, toi ?
- Ça compte pas, ce qu'on pensait. Si des femmes sont devenues mamans grâce à nous, alors on est des dieux pour elles.
- Mais oui... C'est frappant, l'air divin des types qui traînent là-bas. Dis plutôt qu'ils viennent se taper une bonne baise ! Autrefois, les gens savaient rien de rien. Ils envoyaient leurs femmes à la Fête, mais ça se fait plus maintenant. Est-ce que toi, tu enverrais la tienne ? »

Quatrième de couverture

Dans un village modeste du Tamil Nadu, État du sud de l'Inde, Ponna et Kali, jeune couple de paysans, filent le parfait amour. Pourtant leur bonheur est mal vu car ils n'ont toujours pas conçu d'enfant. Ponna et Kali se sentent suffisamment comblés par leur union mais, face aux moqueries et humiliations croissantes, ils vont chercher une solution dans leur folklore, entre superstitions et offrandes. C'est alors qu'ils ont vent d'un festival dans un temple juché sur les montagnes, et d'une curieuse cérémonie qui pourrait peut-être les sauver....
Considéré de nos jours comme l'un des plus grands auteurs indiens, Perumal Murugan signe ici un roman fascinant qui décrit dans un superbe décor la force d'un amour atypique malmené par la rigueur des mœurs de l'Inde rurale. En osant aborder le tabou de l'infertilité dans le couple, Femme pour moitié a fait scandale dès sa parution, et a plongé l'auteur dans une grande tourmente.

Éditions Gallimard,  décembre 2024
217 pages
Traduit du tamoul par Léticia Ibanez
Préface de Laetitia Zecchini

dimanche 28 septembre 2025

Zem ★★★★★ de Laurent Guaudé

Un monde déshumanisé dans lequel les deux protagonistes de Chien 51, Salia Malberg et Zem Sparak, rentrent en résistance. Laurent Gaudé nous livre avec Zem une œuvre d'anticipation sociale qui se lit facilement, aux rebondissements bien sentis, qui donne quelques frayeurs et même si le récit est campé dans une temporalité innovante, c'est bien sur notre présent que nous amène à réfléchir l'auteur.
À  lire bien entendu ... même s'il m'a manqué le lyrisme qui me plaît tant dans la plume de Laurent Gaudé. 

« Je veux tout quitter, que le monde s'efface. Je sens qu'on me gifle. Mais l'instant d'après, je me prends à douter. Est-ce moi qui reçois les coups ou suis-je celui qui les donne ? Est-ce que je suis en Grèce, dans une cave, à la merci de mes bourreaux ? Ou est-ce moi qui tape ? Je l'ai fait. Ailleurs. Plus tard. Souvent. Les interrogatoires musclés. Je l'ai fait. Briser les résistances. Voir la peur fissurer un être humain. Je l'ai vu. "Zem ?" Qui m'appelle ? Je reconnais cette voix. Ce n'est plus celle de Salia, c'est celle de Léna. On dirait que le temps est aboli. La voix n'a pas changé. Elle est en moi depuis si longtemps, dans un recoin de ma mémoire, intacte, sauvée du désastre. Léna. Est-ce que tu m'as trahi ? J'essaie de te voir telle que tu étais, vive comme un couteau, lorsque nous nous battions contre le rachat de notre pays, portés par notre jeunesse. "La vie plus forte que la politique", disais-tu. Je me souviens de tout. Et tout ressurgit. C'est le point fixe qui balaie tout le reste. Il m'en suffit d'un. Avec lui, je peux faire tourner le monde. Léna de ma jeunesse. Nous nous sommes perdus parce qu'ils ont acheté la Grèce et l'ont vendue par bouts. Ils en ont fait une poubelle. Et nous sommes tous devenus des apatrides. Ou plutôt des "cilariés", comme ils disent. Citoyens salariés de GoldTex qui s'occupe de nous, s'occupe de tout. Chacun a vécu une vie loin de l'autre. Mais ils ne peuvent pas décider de ce qui a le plus d'importance. Si je dis que ce fut toi, Léna, alors je peux accrocher le monde à ton nom et le faire se balancer comme à un clou. C'est toi, l'horloge de tout. "Zem?" »

« "C'est bon pour nous."
Après vingt bonnes minutes d'analyse des lieux, un des gars de la scientifique sort du container. Il s'avance vers Salia, enlève son masque et répète "C'est bon." Simplement cela. Et c'est étrange de parler ainsi alors qu'il vient d'examiner cinq cadavres. Elle ne peut pas se concentrer sur ce qu'ils disent ensuite. Elle reste bloquée sur ce mot. "C'est bon." Des êtres humains ont agonisé lentement, manquant d'air, d'eau, de tout, sont sûrement devenus fous, ont dû taper avec rage contre les parois du container mais "c'est bon". Ce monde est capable de juxtaposer ces deux mots, "bon" et "charnier". Elle se dit alors que le fleuve immonde de mots qui coule en elle n'est pas pire que cette ville. "C'est bon." Le gars entend par là ni radioactivité ni substance contagieuse, rien qui interdise de s'approcher et de faire son métier. Il entend par là que les choses sont maîtrisées. Salia reste immobile quelques secondes. Elle n'a pas envie de cette enquête. Elle sent bien que tout ce qu'elle pourra trouver pour expliquer cette horreur va la rendre triste, lui faire perdre ce qu'il lui reste de foi en l'humanité, et l'esquinter encore un peu plus. Elle voudrait juste s'éloigner et laisser tout cela à d'autres, mais Sparak parle soudain et elle sursaute de retrouver sa voix, avec cette même intonation, comme quand ils étaient en tandem, comme si le temps n'avait pas passé. " »

« Elle s'arrête sur une émission qui évoque le prochain "tir de panache" de GoldTex. Le présentateur dit que la sécheresse n'est pas une fatalité. Que depuis trois ans, la température a augmenté, les pluies acides sont devenues presque orange parce qu'elles sont sans cesse plus concentrées mais qu'au fond, c'est une bonne nouvelle car cela pousse GoldTex à réagir, à inventer, à se dépasser. Et c'est exactement ce qui va se produire. De la poussière lunaire va être dispersée dans l'espace, en pleine stratosphère, pour faire baisser la température. Le présentateur parle avec un ton de fierté tranquille et annonce que le tir sera retransmis en direct. Elle regarde les schémas techniques avec un réel bonheur, comme si véritablement quelque chose allait l'emmener dans des mondes où plus rien ne brûle, plus rien ne souffre, où le temps s'écoule lentement, avec douceur et bienveillance. »

« La foule hurle de joie. De l'eau saine. Là. À portée de main. Sur les lèvres. De l'eau tombée du ciel pour inonder les terrains vagues et étancher les soifs. Des gens dansent sur place.
"Je vous le dis solennellement : chaque fois qu'il le faudra, nous trouverons des solutions. Nous harponnerons le ciel pour vous l'offrir. Parce que c'est notre devoir. Il n'y a pas de projet GoldTex si vous en êtes exclus. Il n'y a pas de projet GoldTex si vous êtes en colère. Demain ne sera beau que si nous sommes tous unis !"
Il lève les deux bras dans un mouvement théâtral. La foule acclame ce chef d'orchestre qui vient de la retourner et qui disparaît déjà tandis que sur les avenues alentour, on scande son nom. »

« Barsok sourit. Il sait qu'il a fait mouche et que Zem n'aura plus qu'une envie : partir pour s'acquitter de sa mission tant il est impossible de résister à la tentation d'un passé qui vous appelle et vous fait signe de revenir. »

« Tu sais, Zem. Le psy qui me suit m'a conseillé de m'inscrire au programme Aldilà. Il disait que cela m'aiderait à me projeter dans l'avenir. Qu'imaginer ce que je voudrais laisser de moi m'obligerait à me regarder positivement. Je l'ai écouté. J'y suis allée. Ils m'ont expliqué que le but était de faire un autel virtuel, laisser des mots, des images qu'on aimerait adresser au monde après nous, à ceux qu'on quitte, à ceux qu'on aime. On peut enregistrer des voix, des odeurs, des goûts. Je suis rentrée chez moi. Je suis restée longtemps comme ça, devant la machine à capteur sensoriel. Je n'ai pas pu. Tu sais pourquoi ? Parce que je ne savais pas à qui parler. Alors j'ai attendu. Je me suis dit que cela viendrait, que je finirais par trouver quelqu'un à qui j'avais envie d'offrir tout cela. Ce n'est pas venu. Pas comme ils le disaient. Parce qu'ils n'y comprennent rien. Les gens comme toi, comme moi, ce n'est pas à demain qu'on s'adresse. Tu sais à qui j'avais envie d'envoyer des mots, moi ? À mon père. Que GoldTex a refoulé en zone 3 parce qu'il n'était plus productif. À mon père qui n'était qu'un parasite. J'ai cherché des traces de lui. Je n'ai trouvé qu'une chose. Grâce à Motus, mon Gulper. Il a exhumé une image d'archive de la police sur laquelle on voit des manifestants. Ce doit être pendant les Grandes Émeutes. Il y a mon père, là, dans la foule. On le reconnaît. Il est au premier rang et interpelle les forces de l'ordre face à lui. Rien à voir avec une ombre, un parasite. Ce que j'ai vu, moi, sur ce cliché, c'est juste un homme en colère. Et ça m'a fait du bien. Un homme qui avait la rage et qui voulait faire tout tomber. Ça m'a plu. C'est à lui que j'ai repensé devant mon capteur sensoriel. Je sais bien qu'il est probablement mort. Que toute trace de son existence a été patiemment effacée. Mais je m'en fous. Quand je me demande ce que j'ai envie de dire sur moi, sur ce que je suis devenue, sur ce qui me dégoûte ou ce qui compte, c'est à lui que j'ai envie de parler. Alors, je l'ai fait. Mon Aldilà est verrouillé à son nom. Il n'y a que lui qui pourrait le regarder. Et comme il ne le fera pas, ce sont des mots pour personne. Mais ce n'est pas grave. Ça m'a permis de les sortir. »

« La voiture ralentit. Elle longe maintenant une dizaine de vaches qui marchent sur le bas-côté de l'avenue, d'un pas lent. Ce pourrait être un joli moment, la rencontre de deux mondes, mais Salia voit les balises électroniques sur les oreilles des bovins et cela l'attriste. Tout est faux, ici, parce que conçu, organisé, préparé. Ce que GoldTex a tué en premier, c'est la surprise. Au fond, se dit-elle, c'est peut-être pour cela qu'elle a choisi d'être enquêtrice. Parce que tout commence par la surprise. Chaque corps est une énigme. Rien n'est prévu alors qu'ici, tout est raconté d'avance. Et pourtant, soudain, la ville est belle. Des trouées de lumière tombent sur les façades mouillées. Un éclat fragile vient se déposer sur les immeubles. C'est troublant. On dirait les derniers jours de l'Empire romain. Tout va finir. L'air du soir scintille. C'est magnifique. Elle pense qu'ils sont comme les deux derniers légionnaires à quitter Rome avant le sac. "Nous laissons la ville aux barbares." Et elle n'en éprouve ni crainte ni nostalgie. Elle se laisse simplement emplir de la beauté de l'instant. »

« On y voit des femmes et des hommes nus. Et parfois des bouts de phrases qui ont résisté à l'usure du temps et qui vantent la vie débarrassée du poids des conventions sociales, l'osmose avec la nature, la liberté d'être au monde, et tous ces mots qui semblent désigner un bonheur étrange, comme innocent et qui ici, maintenant, dans ce lieu marqué par les traces du temps, ne sont plus que des échos absurdes d'un monde qui n'existe plus. »

« Le peuple des damnés est là, sous leurs yeux. Celui dont elle était parvenue à s'extraire. Celui dont venaient les cinq morts du container D793. Un peuple condamné à un châtiment antique : celui du travail sans fin. »

« Durant l'ascension, Zem pense à ce que Kotoma vient de dire de Léna. Il est heureux que les mots de cet homme soient des mots de haine. Cela lui fait du bien de savoir qu'elle leur a tourné le dos, qu'elle les combat. C'est comme si quelque chose en elle n'avait pas vieilli. Tandis que Kotoma parlait, il ne pouvait faire autrement que de convoquer en son esprit le souvenir qu'il a gardé d'elle, à vingt ans. Son corps jeune, son énergie rageuse, prête à manger le monde. Et pourtant, il sait que, comme lui, elle n'est plus cette personne, que comme lui, elle a vieilli, que si elle se bat aujourd'hui, ce n'est plus avec l'élan de celle qui croit aux grands lende-mains mais avec la tristesse de celle qui sait qu'on lui a volé sa vie et qui veut juste se venger. Il le sait parce qu'ils sont pareils. Ils ont été mordus au même endroit. Ils sont pleins du même dégoût de ce qu'on les a obligés à faire et veulent à tout prix faire disparaître la même tache qui, pourtant, reste indélébile. »

« Salia n'en revient pas de ce qu'elle entend. Tout lui semble maintenant parfaitement clair. C'est de cela que parlait Fragma lorsqu'elle disait : "Ils ont inventé l'enfer." »

« "La réintroduction du monde animal, la sup-pression des check-points, toutes ces conneries... Au moment où ils nous vendent le réaménagement de la zone 3 et promettent de l'eau pour tous, ils ont inventé une zone 4 qui est bien pire que la cale d'un bateau négrier."
"La seule vraie question qui les intéresse, renchérit Zem, c'est de savoir qui mettra la main sur les ressources de tassilium." »

« Elle a tué. Quelques secondes s'écoulent. Puis, elle revient. Sans un mot. Elle s'assoit et redémarre. Lui non plus ne dit rien. Il n'y a pas de tristesse. Pas de dégoût. Il sait qu'elle vient de tenter de rééquilibrer le monde. Que Gobi vive, parle, se pavane, était devenu impossible. Que Gobi pros-père alors que les noms des esclaves n'existeront plus jamais pour personne était insupportable. Il sait aussi qu'ils viennent de quitter tout ce qu'ils étaient. D'autres drones ne tarderont pas à les rattraper. Ils n'ont plus d'autre choix que de fuir. Mais cela lui va. Il n'en veut pas à Salia. Il est prêt. La route devant eux lui semble la dernière route du monde et lorsqu'elle démarre en trombe, il se sent plein d'une vigueur nouvelle. »

« Toute la montagne à ses pieds est pelée. Il n'y a pas un arbre, pas même de bosquets. Rien. Juste la mer, partout où elle pose les yeux. C'est vertigineux. Salia n'a jamais rien vu de tel. Tout est si grand, si vaste. Un léger vent la caresse. C'est beau. Au pied de l'arbre, un banc a été construit, comme encastré dans le tronc. Elle n'en revient pas. Elle voudrait pleurer. C'est le même arbre, le même banc que dans ses visions de bastonnade. Cette épiphanie qui apparaissait parfois au milieu du fleuve d'immondices, ce moment suspendu qu'elle cherchait sans cesse à retrouver, il est là, devant elle. Elle recon-naît tout : la sensation de l'air chaud qui l'entoure, le vent qui remonte de la mer en léchant la pente, l'immobilité envoûtante du paysage, le bleu éclatant au loin. Tout est là. "C'est ici", murmure-t-elle, et il lui semble que sa vie de fracas, de laideur, sa vie endommagée à Magnapole vient de s'achever et que quelque chose de nouveau commence maintenant. »

« "Que faut-il que je fasse ?"
"Pirater tout ce que tu peux pirater pour que je puisse m'inviter à la soirée d'inauguration des Nouveaux Quais. J'ai besoin d'une lucarne de deux ou trois minutes. Pas plus. Il faut que tu m'obtiennes ça. Entrer dans le système. Me faire apparaître et tenir à distance toute tentative de reprise en main du système pendant que je parle."
"Pour parler de l'enquête ?"
"Pour parler de la Crète et de Fragma."
"Je le ferai."
"Merci."
D'où viennent ces mots ? Elle ne saurait le dire.
Existe-t-elle vraiment, cette conscience de machine ? De quelle nature est leur amitié? Est-ce un dysfonctionnement, une sorte d'accident de programmation ou, au contraire, le stade ultime du progrès ? Elle l'ignore - comme elle ignore pourquoi Motus a décidé d'être avec elle, pleinement, totalement. »

« [...] il y a un autre monde. Loin de vous. Il ne ressemble pas à ce que vous dit Barsok. Il est plus violent, plus ravagé mais aussi plus beau que ce que vous pensez. Je vous parle aujourd'hui pour vous dire que nos dirigeants ont inventé une zone 4 que vous ne voyez pas, et qui n'existe que pour votre confort. Je vous parle pour vous dire que vous avez des esclaves sans le savoir. GoldTex vous dit qu'elle rejette les Rebuts. Ce n'est pas vrai. Elle les exploite. GoldTex vous dit qu'elle est, à elle seule, le monde entier, ce n'est pas vrai. Il y a d'autres mondes. GoldTex prétend que nous allons être riches et prospères mais elle ne dit pas que MolochFirst vient de lui voler le tassilium. Moi, Salia Malberg, née parmi vous, je vous le dis. Il est possible de tout quitter. Je vous le dis. Le confort vous soumet. Ne vivez plus dans un monde qui prévoit tout, dans un monde qui a tué la rencontre et l'inattendu. Tout peut être renversé. Les Sociétés Monde sont comme les empires, ce sont des géants aux pieds d'argile. Je suis Salia Malberg. Je laisse monter en moi le fleuve de boue que j'ai si souvent essayé de contenir par honte, je le laisse monter parce que c'est GoldTex qui m'a appris ces mots. C'est GoldTex qui m'a fracassée. Il est temps de ne plus retenir ma colère. Écoutez. Je fais retentir une dernière fois ce que Magnapole a mis en moi. C'est l'exacte image de ce qui coule dans vos rues. »

« "J'avais raison. Léna est comme moi. J'en étais sûre. Les vrais blessés, c'est au passé qu'ils ont envie de parler. C'est ce que les autres ne comprendront jamais. Léna a ouvert un compte. Elle y a déposé des captations. Motus a fini par les trouver. Je ne les ai pas regardées mais je pense que tu devrais le faire. Car c'est à toi qu'elles sont adressées. "Sparakos". C'est le nom de son compte. Motus s'est surpassé. Je te l'offre, Zem. Le vieux monde que nous lais-sons derrière nous te fait ce dernier cadeau. Après nous avoir tant usés, tant salis, il nous laisse par-tir. Je suis contente pour toi. Je ne sais pas ce que Léna dit dans sa stèle digitale mais quels que soient ses mots, si elle a décidé de te les adresser trente ans après, par-delà vos fatigues et vos doutes, c'est qu'il y a quelque chose qui n'est pas détruit. C'est à toi qu'elle pense, Zem, lorsqu'elle se demande ce qu'elle va laisser derrière elle." »

« "Je suis de retour", murmure Zem. Il ferme les yeux puis les rouvre. Il sait que Delphes le sent. Le mystère l'entoure. C'est beau. Rien n'a été sali. Rien n'a été creusé, foré, aménagé, parce qu'il n'y a rien ici, que l'esprit. Et de cela, ils ne savent que faire. »

« Il n'y aura rien à dire. Quels mots pourraient raconter trente ans d'absence ? Quels mots pour dire la joie que tout ne soit pas mort alors qu'on a cru qu'on allait disparaître ? Quels mots pour exprimer les pensées qu'on s'est répétées mille fois pour tenir, les pensées qui nous servaient à ne pas désespérer et qui toutes avaient le goût du passé ? Il n'y aura pas de mots. Je sais ce que je ferai. Tu seras devant moi. Nous serons immobiles, incapables de plus rien. Alors, juste, je lèverai la main et d'un doigt, doucement, délicatement, je caresserai l'ar-rondi de ton visage. Cela ne durera que quelques secondes. Mais cela effacera toutes les hontes, toutes les excuses et les explications. Ma main, doucement. Juste cela. Pour dire que tout s'achève. Et que nous avons été plus forts que le malheur. « La vie plus forte que tout. » Tu te souviens ? C'est ce que tu disais lorsque nous avions vingt ans. À cet instant, ce sera vrai. La vie plus forte que tout. Comme si, avec ce geste, simple geste, nous faisions se balancer le monde à nos doigts, comme un pendule. Tu seras devant moi. Léna. Et tout le reste, mes blessures, mes fautes, mes solitudes, tout le reste sera devenu mon passé. Longue vie qui ne prend sens qu'au retour. Longue vie plus coriace que l'errance.»

« Je suis l'homme couvert de rides et plein du souvenir de mondes lointains. Tout est bien. »

Quatrième de couverture

De retour dans les rues de Magnapole, Zem Sparak, l'ancien flic déclassé de la zone 3 - le "chien" au matricule 51 -, assure désormais la sécurité rapprochée de Barsok, l'homme qui a promis d'abolir les différences de classe et de réunifier la ville.
À l'approche du jour censé célébrer l'avancée des Grands Travaux, et alors que toutes les caméras sont tournées vers le port où arrive un cargo chasseur d'icebergs, un container livre une funeste découverte : assis côte à côte, cinq cadavres anonymes portent les traces d'atroces souffrances. L'occasion pour Zem de retrouver l'inspectrice chargée de l'enquête, Salia Malberg. Ensemble, ils vont tenter de comprendre ce que cache le consortium GoldTex : à Magnapole, comme ailleurs, le confort des uns semble bâti sur la vie de milliers d'autres...
Ce nouveau roman de Laurent Gaudé est un miroir tendu à nos sociétés consuméristes en proie à l'effondrement. Mais il abrite aussi l'idée d'un ailleurs, d'un refuge face au désastre, nommé résistance.

Né en 1972, Laurent Gaudé a reçu en 2004 le prix Goncourt pour Le Soleil des Scorta. Romancier, nouvelliste et dramaturge, il construit une œuvre protéiforme, d'Eldorado (2006) au récit Terrasses ou Notre long baiser si longtemps retardé (2024), entièrement parue chez Actes Sud.

Éditions Actes Sud,  août 2025
268 pages

mercredi 24 septembre 2025

Marcher dans tes pas ★★★★☆ de Léonor De Récondo

Quel plaisir de retrouver la plume poétique, merveilleuse, sensible de Léonor De Recondo dans ce roman intime et politique. Ces pages nous emmènent dans l'intimité de la vie de son père et de sa grand-mère, ont dû fuir les purges franquistes. Ils se sont réfugiés en France, devenant apatrides, opprimés par l'exil. L'autrice se porte en fantôme témoin, « Fantôme qui traverse les êtres et les choses », pour décrire les désastres de la guerre et parce qu'elle porte en elle les deux parties d'une guerre civile, entamera les démarches pour obtenir la nationalité espagnole. « Une sensation hybride, un mélange, ce que je suis. »
Un livre profond et sensible sur l'identité, la mémoire, la filiation.  Qui m'a profondément touchée.
« La suite de cette journée, dans sa vérité profonde, n'appartient qu'à elle. Ce jour lointain, que je tente d'atteindre de si longues années après, je ne peux l'écrire qu'à travers l'invention des mots, le filet qu'ils forment, agrippant dans ses mailles des bribes de conversations, de souvenirs. Ce qui est parvenu jusqu'à moi est une vérité emmaillotée. Ici livrée. »

« Pero deja tu recuerdo, déjalo solo en mi pecho.
Mais laisse ton souvenir, laisse-le seul en mon cœur. »
Federico García Lorca
VII. Gacela del recuerdo de amor 

« Une spatule, du lait, du riz, du sucre, de la cannelle, et une casserole. Et dans les rues, la guerre civile. 1936. Dans les rues, la politique. Dans ta cuisine, la politique. Partout, les grandes questions. La République, les nationalistes basques, les soulèvements, les volontaires communistes français. »

« La suite de cette journée, dans sa vérité profonde, n'appartient qu'à elle. Ce jour lointain, que je tente d'atteindre de si longues années après, je ne peux l'écrire qu'à travers l'invention des mots, le filet qu'ils forment, agrippant dans ses mailles des bribes de conversations, de souvenirs. Ce qui est parvenu jusqu'à moi est une vérité emmaillotée. Ici livrée. »

« Cette foule, c'est toujours la même, celle des guerres qui se perpétuent, celle des victimes innocentes, au mauvais endroit au mauvais moment. Les anonymes, les presque-rien, comme toi, comme moi, avant vivants, après morts, ou alors bientôt. Ils te peuplent. Ils nous peuplent. »

« Je suis dans les minuscules
Sandales de mon père
Je suis dans la poigne
De ma grand-mère
Je suis les confettis colorés de la fête
Je suis la Bidasoa »

« Cette journée terrible est teintée de cette douceur-là aussi. D'un gâteau d'un côté et de l'autre, un riz au lait qui panse et colmate les ruines à venir.
Et dans cette nouvelle cuisine, alors que la Bidasoa traversée met une distance entre vous et la guerre, on sort une casserole et une spatule, on allume la cuisinière à bois. L'après-midi même, la recette est recommencée sous les yeux émerveillés d'un enfant.

Plus tard, le petit sortira de ses poches les confettis récoltés sur le pont, vestiges de la fête du 15 août, et sur ses frères les jettera.
Alors, tout sera différent, mais vivant. »

« Federico García Lorca incarne tout ce que la future dictature exècre : la poésie, la liberté, l'homosexualité. Une fois au pouvoir, le régime de Franco décidera de l'interdiction complète de ses œuvres jusqu'en 1953. »

« Je pleure l'absurdité de ces guerres, toutes identiques, qui assassinent la beauté, qui abattent si facilement la liberté et qui nous laissent orphelins pour toujours des mots que portait encore en lui le poète, du savoir du maître d'école et du courage des toreros.
Lire et dire la poésie de Lorca aujourd'hui, c'est le faire vivre et revivre. C'est aussi combattre l'obscurantisme de toutes les dictatures. Accompagnés de ses mots, nous résistons et faisons corps. »

« Mon père est resté coincé sur le pont, les poches pleines de confettis. Il a grandi, vécu, mais quelque chose de lui un bout de son âme, son cœur, son esprit - est resté entre les deux rives. »

« Je suis le pont d'une génération l'autre
Je suis l'histoire qui n'est pas écrite
La mienne et celle de mon fils
Je suis leur histoire
Pas de papiers, sauf des mots
Pas d'écrits, sauf un monde intérieur »

« Et j'ai ce qu'on m'a raconté. Tout ce qu'on m'a raconté. C'est beaucoup, ce sont des vies entières. Voilà ce que j'ai.
Un récit familial, certes morcelé, mais structuré et répété de manière toujours identique, donc plausible. Un récit autour duquel je me suis construite. Ce récit est devenu, pour moi, une mythologie peuplée de héros, dieux, passions, espoirs et drames. Il a transformé le pays perdu en pays rêvé, et lentement forgé une identité. La mienne.
Je suis écœurée.
Il ne suffit donc pas de perdre une guerre, de tout abandonner, proches, amis, travail, maison, ressources économiques et sociales, d'être déchu de sa nationalité, de ne plus faire partie d'une communauté de territoire, de langue et d'esprit, d'en être exclu - le prix à payer de la défaite. Encore faut-il le prouver. »

« Entrée presque cachée. Fait exprès?
Complexité des procédures. Fait exprès?
La machine à broyer, le millefeuille de l'administration avec ses horaires et son territoire de leurres.
Je ne comprends décidément pas pourquoi il est si difficile d'accueillir l'autre, l'étranger.
Je suis l'étrangère.
Je suis l'étrangère chez moi, assise devant la fenêtre et regardant la ville. Étrangère d'un pays lui aussi situé dans une fenêtre, mais une fenêtre numérique qui s'affiche sur mon écran. »

« Mes pas sont de louve
La femme s'est assise sur le sable
Elle ne peut pas s'empêcher de regarder Irun
Elle le dit simplement à ses enfants
Je ne peux pas m'en empêcher

Elle regarde Irun, je regarde Irun

Je suis le photographe qui se place
À quelques mètres, presque près
Tu ne nous vois pas
Moi et le photographe
Tu regardes au loin, assise sur le sable
Dans tes bras, ton petit, ton trésor, mon père
Debout, appuyé sur ton épaule, Jean, ton cœur

Je vous vois comme la proue d'un bateau
Le photographe voit autre chose
Il voit le désespoir et la tristesse
Les mèches défaites
De ton chignon sur ta nuque
Il voit ce que tu as perdu
Je vois ce que tu espères 

Je suis le viseur de l'appareil
Je suis les molettes que l'homme active
Je suis l'instantané qu'il s'apprête à voler
Et soudain, les yeux de l'enfant debout
Se tournent vers nous et me crèvent
Le cœur
Pellicule déchirée par son autorité
Que regardes-tu ?
Que comptes-tu faire de cet instant ?
Demande-t-il

Je suis la photo jaunie
Le photographe mort depuis longtemps
L'exil se poursuit partout
Et cette photo se répète sans fin »

« Ensemble, nous pénétrons dans les maisons. Par une fenêtre brisée, nous entrons. Nous sommes la fumée, nous nous dissipons, nous réapparaissons, volatiles.
Tu survoles les corps, tu percutes les esprits.
Tu n'as pas d'yeux pour pleurer, seulement pour observer toujours, sans rien rapporter. Tu garderas ce chaos dans un espace secret de ton imaginaire. Celui-là même que je fouille.
Je te suis comme je peux. Je me perds, je ne reconnais plus rien. C'est une autre ville. Un lieu sans nom qui continue de disparaître. »

« Justement, tu t'attendais à ne trouver que des murs, mais une maison éventrée, ce n'est pas cela. C'est toute une vie écrasée sous les décombres, c'est un débordement, une ruine pleine à craquer de meubles, de carrelages, d'escaliers, de balcons, de volets, de matelas, de lettres, de photos, de factures, de cahiers d'écolier, une maison décapitée aux couleurs bigarrées. Coulées de rideaux et de tapis comme des vaisseaux éclatés, visage tuméfié agoni-sant sur le trottoir. »

« Pourquoi un siècle plus tard dois-je écrire
N'oublions pas les combattantes ?
À l'aune de toutes les femmes oubliées Pourquoi ?  »

« Je me demande en regardant ces photos ce que je cherche exactement, ce que j'espère trouver en écrivant ces lignes. Toujours, je reviens à l'enfance de mon père. Sûrement parce qu'elle a été tranchée par une frontière, parce qu'il y a un traumatisme que j'essaie d'appréhender. Je fouille cet espace inconnu. »

« Nous sommes deux femmes. Nous sommes liées par la parenté, tu incarnes une histoire qui m'échappe et que je tente de capturer en la traçant encore et encore. »

« On sait si peu de ses grands-parents. On est souvent trop jeunes pour leur poser les bonnes questions. Le regard de l'enfant est trop longtemps tourné vers lui-même. Il n'y a qu'une seule chose dont je me souvienne de ce séjour. Et peut-être la seule chose qui nous ait liées ces jours-là: mon obsession à vouloir me gaver de petits réglisses qui se trouvaient dans un bocal en verre sur la cheminée. La douceur en bocal, celle qui manquait entre nous, et que je ne cessais de te demander. Tu riais un peu, mon grand-oncle aussi. Mais quelle gourmande ! Je me rappelle leur goût à la fois amer et sucré. Je me souviens si précisément de ces minuscules visages de réglisse et si peu du tien. Tout ce qui m'intéressait, c'était d'en manger autant que possible. Le reste, la sensation de malaise, le basque et l'espagnol que je ne comprenais pas, l'histoire de ce retour en terre basque dans cette si belle ville, rien d'autre ne m'intéressait que mon ventre.
Venais-je manger le gâteau perdu ?
Ce gâteau abandonné le jour de l'anniversaire de Jean. Ce gâteau dont il avait été privé et qui dans mon esprit (et mon ventre) symbolise l'exil. Privé de dessert. Et moi, petite fille, presque du même âge, dans un mouvement contraire, franchissant la frontière en sens inverse, je me remplissais la panse. »

« Je continue de ronger l'os de l'exil en ayant la certitude que c'est à cet endroit-là, en retournant les questions, en traversant les territoires, en les explorant encore et toujours, que j'arriverai à mettre mes pas dans les leurs, et que depuis la Rhune ou ailleurs, depuis n'importe quel poste-frontière, s'ouvrira devant moi un horizon plus clair, une terre métisse qui enveloppera mes pas, qui les gardera en mémoire, et aussi fugace soit cette mémoire, elle s'inscrira dans ce chemin que je foule, ou inversement, ce sera ce chemin qui creusera ma mémoire. 
À force, il deviendra un vraisemblable passé, une trace à raconter, une preuve indiscutable. Pour les descendants, comme pour les administrations idoines.
Alors, tout disparaîtra, les frontières, les questions, les doutes, les arguments, les flous. Plus rien n'entravera la marche, je crois. Et si le doute est le compagnon de cette route, interrogeant le sens, la vérité, l'utilité, il faut parfois savoir se risquer à ne plus douter. »

« Au début des conflits, les images affluent, puis elles se tarissent, voire disparaissent. On ne s'y intéresse plus. On oublie, on pense à autre chose. On zappe. 
Pourtant, ce sont toujours les mêmes femmes, les mêmes enfants qui traversent un pont, une frontière ou bien la Méditerranée. Ce sont les mêmes hommes qui meurent pour rien, enrôlés dans des conflits qui les dépassent.

Je suis le loueur de longues-vues 
Je suis celles et ceux 
Qui regardent les tirs d'obus
Je suis la femme assise sur la falaise
Qui rentrent le soir chez eux
S'allongent sur leur lit avec
La conscience trop tranquille

Éteindre l'image ne la fait pas disparaître, elle vit ailleurs dans des corps vivants. Ces images qui nous percutent et nous traversent, où se perdent-elles ? Restent-elles en nous ? Indexées dans une mémoire cachée qui les répertorie par lieu et par date ?
Y a-t-il un espace pour l'espoir entre ces images ingurgitées, puis effacées ? »

« Felicia Mary Browne est la première Anglaise à mourir pendant la guerre civile. Ce 25 août 1936, elle a trente-deux ans. Les dessins qu'elle a faits de ses compagnons d'armes sur des carnets sont conservés à la Tate de Londres. »

« En demandant la nationalité espagnole, je réconcilie une certaine histoire politique passée avec le présent. Le mien, rapiécé, mélangé, désordonné, qui ressemble à ma vie, mes livres, mes concerts. "Euskaldun" est la preuve de la brisure de l'exil.
Ne pas avoir, ne pas être.
Ne pas parler, ne pas être. »

« Le 8 août 2024, après des mois d'attente, je reçois une réponse du consulat. Je suis à Lagrasse, au Banquet du livre, quand arrive ce mail me disant que je suis inscrite sur le registre d'état civil. Le fameux registre où sont inscrits tous les Espagnols, ainsi que les enfants dont on a changé le nom.
J'ai changé de nom aussi. Mon prénom et mon nom n'ont plus d'accents, et s'est ajouté le patronyme de ma mère. Je suis émue, et c'est une joie d'autant plus grande qu'un an auparavant j'étais venue à Lagrasse, à ce même Banquet du livre, pour lire un texte que j'avais intitulé "Goya de père en fille" dans lequel j'explorais la transmission du traumatisme de l'exil à travers l'émotion artistique. J'évoquais la manière dont mon père m'a transmis l'œuvre de Goya et notamment les eaux-fortes des Désastres qui illustrent de manière universelle et magnifique l'oppression et les abominations de toutes les guerres. C'est en faisant des recherches pour cette conférence que j'ai découvert, sur le site du consulat espagnol, la promulgation de la loi de Mémoire démocratique. »

Quatrième de couverture

« Je suis sur ta clavicule, sur ton poignet, dans tes mains. Je suis dans tes cheveux, sur ton sein, dans tes yeux. Je regarde ta bouche, tes mouve-ments, ta robe. Je te connais sans te connaître, Enriqueta. »
La vie d'Enriqueta bascule le 18 août 1936, quand, en quelques minutes, elle doit fuir la maison familiale d'Irun menacée par les franquistes. Ce jour-là, elle perd tout.
Quarante ans plus tard, sa petite-fille, Léonor, naît française. Pourtant, lorsqu'une loi espagnole permet aux descendants d'exilés politiques d'obtenir la nationalité perdue, elle décide de la demander. Pourquoi tourner et retourner une terre emplie de fantômes ? Et qui était au juste Enriqueta ?
Tissant souvenirs d'enfance, imaginaire romanesque et regard poétique, Léonor de Récondo se fraie un chemin vers celles et ceux que la guerre civile a voulu effacer. Un livre pour dire l'amour. Et ne jamais oublier.

Violoniste, autrice, Léonor de Récondo a publié neuf romans, dont les grands succès Amours (Grand Prix RTL-Lire et prix des Libraires), Point cardinal (prix du Roman des étudiants France Culture-Télérama) et Le Grand Feu (prix Aznavour, prix Livre et Musique de Deauville).

L'ICONOCLASTE 

Éditions de l'Iconoclaste,  août 2025
243 pages