mercredi 20 novembre 2024

Azucre : une épopée ★★★★★ de Bibiana Candia

De jeunes galiciens, au XIXeme siècle, à Cuba deviennent des galériens du sucre.

Bibiana Candia retrace le récit tragique d'une poignée de jeunes gaillards partis de La Corogne, des rêves et espoirs plein la tête. À quai, spectateurs de ce départ, ceux qui restent y voient aussi une lueur d'espoir, prie une réussite, la clé pour sortir de la misère, s'élever un peu.

Et que vogue la galère.
Vers une nouvelle vie.
Et fasse que tout se passe bien.
Que cette nouvelle vie soit belle. 
Meilleure.
Tienne ses promesses.
Que l'éden soit au bout de la traversée. 

Un récit vibrant sur cette période de l'Histoire que je ne connaissais pas : la vente d'esclaves espagnols aux propriétaires de champs de canne à sucre cubains.
D'une grande justesse.
J'ai littéralement plongé dans ce récit après quelques pages, et vibré tout du long, d'un grand panel d'émotions. 
J'aime les romans d'aventure - parce que j'aime l'aventure, certainement, j'ai ça dans les gènes ✨️-, souvent des pavés. Ici le roman est court mais il tape juste et je suis ressortie de cette lecture complètement abasourdie. 
Et cette couverture, on en parle ?
Cette lumière rayonnante au troisième plan, opposée à celle beaucoup plus sombre, sur le devant, vers laquelle semble se diriger cette majestueuse embarcation, laissant présager de tous les dangers.
Incroyable lecture.
D'un côté l'abus de son prochain, de l'autre viser haut, très haut, trop haut ... à juste titre... peut-être, ou pas.

Une lecture pour vibrer, grandir, réfléchir. 

Superbe moment. 

« Galicia está prove i a Habana me vou. Adiós, adiós prendas Do meu corazón*. » Rosalia De Castro
*En galicien : Pauvre est la Galice/à La Havane je m'en vais/Adieu, adieu aux délices/de mon cœur! 
« Le sucre se travaille au sang. » Proverbe Cubain »

« PLEURER, C'EST UNE HONTE, les femmes et les enfants pleurent, mais un petit qui va prendre la place de son frère aîné doit retenir ses larmes. Peu importe si tu n'as pas encore l'âge d'un homme, plus personne ne va se pencher sur toi, voilà qui t'arrache à l'enfance. C'est certain. »

« OÙ C'EST, CUBA ? LOIN. Loin est un endroit, une sorte d'endroit qui n'est pas d'ici. Les endroits qui sont loin sont au-delà de ceux qui ne sont pas d'ici. Les Castillans et les Portugais ne sont pas d'ici. Ensuite, il y a ceux qui sont loin, dans une zone de l'autre côté de la mer, d'où peu de gens reviennent, où il n'y a rien d'autre, une sorte de ligne imaginaire de non-retour. Ça ne veut pas dire qu'on ne peut pas revenir, simplement personne ne peut revenir en restant le même. Voilà pourquoi les gars sont impatients de partir, parce qu'ils veulent savoir ce qu'ils pourront être de l'autre côté, ce qui les attend là-bas, qu'ils n'ont pas encore connu dans cet endroit de la terre.

Mamamaria sait qu'elle ne vivra pas assez longtemps pour le voir revenir, elle ne peut regarder Oreste sans se mettre à pleurer, et le père ne peut la regarder, elle, il est de ces hommes qui réagissent aux larmes comme si celles-ci les accusaient. Le petit gars a bien de la chance de partir gagner de l'argent, moi aussi j'irais m'occuper de l'azucre si mes deux jambes pouvaient me porter, mais ce n'est pas le cas et je reste ici tel un arbre pourri. Le père crache par terre avec l'air de signer ce qu'il vient d'affirmer, et il répète sur le ton de la prière: je suis un arbre pourri, un arbre pourri. »

« COMBIEN DE TEMPS MET-ON pour arriver à Cuba ? Je ne sais pas, gars, mais ça doit faire un bout, parce qu'il faut traverser la mer. Vous avez déjà vu la mer ? Bien sûr, les gars, à Vigo, à La Corogne, à Muxía... Et elle est grande, la mer ? 
Vous voyez cette vallée ? Vous voyez la brume au-dessus des arbres ? Vous voyez qu'on ne peut rien voir d'autre ? Eh bien la mer, c'est pareil. On ne peut rien voir d'autre. C'est la mer partout.
Oreste ne comprend pas très bien l'explication, mais il ouvre la bouche avec les autres, pendant que le commis de la Compagnie leur explique ce qu'est la mer et ce qu'est La Corogne, en se raclant la gorge entre chaque phrase. Nous allons passer par Saint-Jacques, vous allez voir la foire, qui est la plus grande, et des Castillans, du bétail, des muletiers, qui apportent de tout et remportent aussi des lettres pour Madrid.
Madrid, c'est loin ? Très, bien plus loin que Cuba, parce qu'à Madrid, on y va à pas de mule. »

« LA CARAVANE DE MULES bâtées avance à la cadence d'un mille. pattes, gravit et dévale les chemins boueux et caillouteux. Ces gars si jeunes et si hardis, où les emmenez-vous ? Je dois les conduire à La Corogne pour embarquer, on passera par Saint-Jacques, et là je ne sais pas encore si on prendra la diligence ou si on continuera à pied. Ah, fort bien, ils vont à Lisbonne ? Non, monsieur, ils vont à Cuba, pour travailler. À Cuba ? Oui monsieur, ils vont travailler au sucre pour la Compagnie de Feijóo Sotomayor. En Castille on ne gagne plus rien, il faut aller où on gagne son pain. Vous avez raison, j'aimerais bien partir avec eux, mais je suis trop vieux. Ils ont de la chance, ils sont jeunes et ils ont encore le cuir tendre. Moi je ne peux plus me baisser, mais eux... Ils vont devenir des hommes, peut-être même des hommes riches, parce qu'il y en a beaucoup, là-bas. Il y a toujours des riches, quand des pauvres travaillent pour eux. Ah, ils vont donc là-bas, où le travail ne manque pas et où personne ne sait s'y prendre comme il faut. Il faudra être prudent à La Corogne. À Astorga, j'ai rencontré un muletier de mes amis qui en venait, et il m'a raconté qu'il y a la peste. Les malheureux tombent malades du jour au lendemain et meurent par paquets. Il paraît que le mal est arrivé par un bateau, mais je n'y crois pas. C'est sûrement un châtiment. Comment le mal peut-il venir d'un bateau ? Pardi ! Ils ont sûrement fauté. C'est effrayant à voir. Ils jettent les défunts dehors et y mettent le feu, personne ne veut les toucher, les rues sentent la chair grillée et la fumée. On dirait l'enfer, pareil! Encore un coup du démon ! 
Il rapplique même si on ne l'a pas sonné, et il n'a pas besoin de bateau.
Quelques pas en arrière, les gars écoutent, incrédules. On ne sait que croire quand tout est possible, quand on va quelque part sans savoir où, en prenant un chemin qu'on n'a jamais emprunté. Alors, on peut tout envisager. Et si le démon s'en mêle, c'est pire. »

« Vous êtes sur le point de traverser la mer qui vaut plus que mille fleuves, n'oubliez rien de ce que je vous dis, car seul celui qui sait d'où il vient peut arriver quelque part. Et prenez garde de ne pas contracter le mal qui contamine tout le monde, ce mal dont on dit qu'il vient des bateaux, qu'il ronge les gens jusqu'au fond des entrailles et les consume entièrement. Prenez garde, vous qui quittez les confins pour une terre inconnue, à l'instar des Romains, parce que vous n'êtes pas des légionnaires et que personne ne racontera votre histoire, vous n'êtes que des gamins. »

« SUR LE QUAI, DES FEMMES tirent des carrioles chargées de vivres et de sacs destinés au Villa de Neda, et les gars les regardent travailler comme plusieurs jours auparavant ils avaient regardé les mules. Elles soulèvent des cabas, des havresacs, des caisses et des malles avec la précision et la force des soldats quand ils partent en manœuvre. Il faudra attendre encore longtemps avant qu'elles se rebellent et pillent les marchandises au lieu d'embrasser la main qui leur donne une aumône au lieu de les payer ; mais c'est normal, tout le monde finit par se réveiller un jour. Même les bêtes. »

« LES MARMITONS QUI AIDENT le maître coq s'appliquent plus à chasser les rats qu'à cuisiner. Celui-ci passe son temps à leur interdire de manger, on comprend certains mots et d'autres pas, comme si le langage n'était pas son fort, ou que sa bouche ne lui appartenait pas. Il ne s'adresse jamais à quelqu'un en particulier, il lâche des mots entre deux râles, vit et dort à côté de la caisse de sable où se trouvent les marmites, comme si c'était son poste de garde. Les marmitons n'ont même pas douze ans et ne semblent pas regretter de ne plus jouer au soleil ; on dirait qu'ils sont nés sur ce bateau, leur peau est dure comme le bois de la coque et leur expression est celle d'une personne qui a vécu plus d'un naufrage. Ils transportent la marchandise, surveillent les marmites, préparent le café pour le capitaine et le maître d'équipage, et distribuent les portions comme des hommes aguerris. Ils découpent la viande en salaison à coups de machette ; si ta tête leur revient, si tu attends ton tour, si tu ne bouscules personne et si tu as de la chance, tu pourras peut-être bénéficier d'un beau morceau de lard, c'est ainsi qu'on nous mène tous, avec cette discipline qui laisse miroiter une récompense sous la forme d'une bouchée de rab, comme les chiens sous la table. »

« ON NE PEUT PAS NON PLUS SE COUPER les cheveux en mer. Non plus ? Non. Pourquoi? Parce que celui qui se coupe les cheveux décourage le vent, et quand il n'y a pas de vent le bateau n'avance plus, cela veut dire qu'on est immobiles, enfermés dans la mer. Bordenface somnole à force d'écouter les histoires de Gonzalo, et il se répète tout bas: enfermés dans la mer. Vous avez déjà été enfermé dans la mer ? Moi oui, souvent, et les gens deviennent fous, surtout quand il fait très chaud, parce que si le calme s'éternise l'eau vient à manquer et les têtes arrêtent de réfléchir. On croirait que Gonzalo parle pour qu'on l'écoute, mais en réalité il parle tout seul, il ménage des temps de réponse comme autant de petits silences éparpillés pour que nous puissions y mettre les pieds et le suivre de près, c'est un conteur d'histoires, sauf que ce sont des histoires d'un autre monde; il est bien meilleur que l'aumônier, qui ne raconte que la Bible. Mais un jour, quand nous serons devenus autres, pas ces gars qu'on transporte comme de la marchandise, quand nous pourrons décider de notre destin, Bordenface racontera cet épisode où, quand nous étions en route pour Cuba, le vent nous abandonna et nous enferma dans la mer ; il racontera la tragédie de l'équipage devenu fou, les plus désespérés buvant de l'eau salée et mourant peu après. Les gens l'écouteront, émerveillés, comme ils écoutent maintenant les histoires de la Compaña. »

« CETTE LIGNE QU'ON VOIT au fond, c'est Cuba, on y arrivera demain.
Monter enfin sur le pont et sentir la brise fraîche, voilà qui pendant quelques instants nous fait oublier que les parasites nous dévorent. Le spectacle des nuages qui s'étirent ressemble presque à la scène de l'Annonciation qu'on voit sur les retables.
Oreste n'en croit pas ses yeux. Il pense toujours, comme le lui disait Mamamaria, que n'importe qui peut infliger de la souffrance aux gars, trouver amusant de martyriser les pauvres, ceux qui ne savent pas. Il ne dit rien, mais au fond il se réjouit et veut qu'enfin ce soit Cuba, et qu'au moins toute cette histoire continue sur la terre ferme. Il va bientôt être vrai que Cuba existe, qu'on n'est pas sur les confins, ou en enfer. Il met sa main en visière pour se faire de l'ombre et voir, ou essayer de voir, au-delà de l'île, au-delà de la ligne vert sombre qui flotte dans le lointain.
En fin de compte, comprendre est aussi une façon de regarder. »

« LE SOLEIL CARESSE LES façades des maisons multicolores au milieu desquelles les palmiers agitent leurs cimes comme des foulards verts qui saluent calmement les arrivants.
Nous n'avions jamais vu de maisons multicolores, et cette image le long de la côte, sur la droite quand on franchit l'embouchure du port, nous accompagnera toujours comme la vision d'un rêve. La ville de La Havane est une ligne colorée de maisons basses, vertes, bleues, jaunes, roses... Un récif de corail posé sur la terre. En la regardant, Bordenface se rappelle le jour où sa mère l'avait emmené au pazo pour aider au grand ménage de printemps. On lui mit deux chiffons autour des pieds et il passa l'après-midi à sillonner les couloirs, patinant et faisant briller les planchers. Sa mère et les filles en uniforme sortaient les pièces en porcelaine des vitrines et les nettoyaient une par une, Bordenface les regardait, fasciné, quand il passait devant elles, comme on regarde ce qu'on ne comprend pas. C'était l'effet que lui faisait La Havane, une ville en porcelaine fragile, une ville peinte. Qui pourrait croire qu'une ville doit se parer de toutes les couleurs? Ma foi, une personne persuadée qu'il ne faut pas seulement y vivre, mais aussi s'asseoir devant elle pour l'admirer. »

« LES GARS, TOUS VÊTUS de blanc, chaussures neuves et chapeaux de paille, tous semblables, munis de houes et de piochons neufs, aspirent l'air nouveau le plus profondément possible et se mettent en rang sur la place, devant le capitaine général et les autorités. On dirait une troupe aguerrie. Ils regardent autour d'eux comme si leurs yeux ne parvenaient pas à tout voir, et c'est vrai qu'ils n'y parviennent pas. Ce lieu doit être bon, il ne peut y avoir que du bon sous cette lumière, un lieu inondé d'une telle lumière ne peut pas attirer le malheur, le malheur se cache, il ne pourrait pas survivre ici; comme le disait le père Arsenio, nous sommes dans la maison de Dieu, c'est ici qu'a dû se fabriquer le paradis. Nous autres venons d'un lieu très éloigné, je comprends maintenant pourquoi il est sans lumière, toute la lumière est ici. C'était donc vrai notre terre est très loin, et Cuba est juste à côté du soleil.
Les femmes ont les épaules nues et portent des rubans, les cochers sont des mulâtres vêtus de redingotes multicolores et de chemises à volants, les calèches sont découvertes. Sous les arcades des maisons basses, on voit les hamacs où sont allongés des messieurs bien habillés, qui fument en regardant la rue. 
Que peuvent bien manger ces gens ? »

« ICI, LES BOEUFS SONT une force motrice, à la fois bêtes de trait et nourriture. Les gars ne s'en doutent pas encore mais ils découvrent leurs compagnons de travail. Les animaux, eux, sont conscients de leur propre importance. Passer tant de temps à observer et à marcher lentement, ça incite forcément à la réflexion, raison pour laquelle ces bêtes prennent rarement une décision hâtive. Mais personne ne s'est jamais donné la peine de demander leur avis aux vaches et aux bœufs; on serait surpris de leur bon sens si on leur accordait de l'importance. On commet souvent l'erreur, à cause de leur aspect, de ne voir en eux que des êtres dociles, les gens prennent souvent le calme pour de la stupidité.
Dans les familles des bœufs cubains on se souvient encore de ces bêtes martyres auxquelles, lors d'une rébellion, les esclaves avaient coupé les tendons des pattes arrière à la machette, et qu'il avait fallu ensuite sacrifier d'une balle entre les deux yeux. Les malheureux avaient attaqué les bœufs, parce qu'ils n'osaient pas s'en prendre au chef mais ils n'avaient réussi qu'à retarder la livraison de la marchandise. Quand on n'a rien, on se contente d'un petit méfait. N'importe quoi, pourvu de se sentir vivant. »

« Ici, on apporte nos histoires, mais on ne peut pas toujours les raconter, parce qu'on n'est plus vraiment capabable de parler, même si certains les racontent quand même. De plus, il se passe un truc bizarre : soudain, dans un lieu éloigné, différent, sa propre histoire semble infiniment loin, on dirait celle d'un autre. On n'est plus tout à fait sûr, au fin fond de cette terre, après tout ce voyage, d'être encore ces gars qui se saluaient en se tapant presque dessus, tellement leurs corps débordaient d'énergie.
Oreste, par exemple, qui là-bas était le fils de sa mère, morte devant lui sous les sabots d'un cheval quelques jours avant le départ, est maintenant membre d'une brigade et entre dans un baraquement avec quarante-neuf autres. Il ne parle qu'avec trois ou quatre gars, et tout ce qui lui reste d'avant son départ est la peur que Bigorne finisse par lui écraser le nez. C'est étrange, mais nous sommes comme ça. Oreste ne pense plus à Pedro depuis des jours ; pourtant, il plonge la main dans sa poche où il conserve la terre ramassée devant sa maison, il sent qu'il s'accroche à un fil invisible, même si ce n'est pas vrai, tout est plus loin qu'il ne l'imagine. Le monde est petit, et à la fois grand, la distance parcourue n'est pas une longue ligne droite. Parfois, ou plutôt souvent, c'est un abîme dont on ne revient pas, même si on retourne au point de départ. »

« VOUS ÊTES ARRIVÉS AU TEMPS DE LA SÈCHE. C'est quoi, la sèche ? La saison sans pluie, quand on ramasse la canne, et qu'on dort à peine quatre heures. Quatre heures ? La canne n'attend personne, gamin. Mais, comment se peut-il qu'il ne pleuve pas pendant si longtemps ? Agustina sourit en remuant la marmite où elle prépare le déjeuner ; c'est une des premières esclaves arrivées dans cette plantation, et on dirait qu'elle parle toute seule. Debout, Le Tubard attend sa pitance et celle d'Oreste. Comment peut-on vivre en ne dormant que quatre heures ? Agustina éclate de rire, la bouche grande ouverte. On peut, gamin, oui, on peut tout faire quand on sait que les autres sont capables de nous tuer à coups de fouet si on refuse. On verra comment tiennent tes compagnons. Tu es d'où, Agustina ? Je suis créole. C'est quoi, créole ? Créole, c'est d'ici.
Agustina a neuf enfants, et elle sait qu'elle doit encore en donner six au patron pour gagner sa liberté : c'est l'avantage des femmes. Mais elle ne sait pas encore si elle veut être libre, car ce n'est pas facile de gagner sa vie à l'extérieur. Elle achèterait la liberté de ses enfants si elle le pouvait; les femmes sont ainsi : blanches ou noires, elles ont toutes cette manie de se détruire de l'intérieur, cette angoisse de voir le sol les dévorer dès qu'elles baisseront la garde, c'est pourquoi elles ne se préoccupent que de la vie des autres. »

« LA FIÈVRE DISPARAÎT, MAIS Oreste a depuis quelques jours une douleur vive à l'épaule, comme si le démon le tirait par le bras, comme si dans cette île le démon en personne essayait de l'entraîner vers un lieu indésirable. Le démon peut donc venir jusqu'ici ? Pardi, bien sûr, le démon est partout, comme Dieu.
Le Tubard a perdu sa pâleur, car le soleil colore tout ce qu'il touche; il a pourtant l'air plus mort que jamais, en effet, l'homme conscient d'être une proie se comporte comme un mort imminent. Tu entends ? Pourquoi nous enferme-t-on ? Pour nous empêcher de nous sauver ? Je ne sais pas, Oreste. Nous sommes des travailleurs, nous ne voulons pas nous enfuir, alors pourquoi nous enferme-t-on ? Je n'ai jamais refusé un travail. Moi non plus. Personne ne fuit le lieu où on le paie.
Le baraquement est plongé dans l'obscurité et on entend les gars respirer fort, mais Le Tubard et Oreste sont réveillés, la lumière de la lune se faufile à travers les barreaux du lucarnon et donne l'impression que nous sommes dans une gigantesque souricière. »

« Les cannes fraîchement coupées portent le sang des mains novices qui les récoltent. La douleur va de la pointe des doigts jusqu'à la colonne vertébrale, comme si un fer chauffé à blanc traversait les muscles.
Quelle main souffre le plus ? Celle qui attrape la canne à la base ou celle qui la coupe ? Celle qui tient la canne: car elle encaisse le choc de ta machette. »

« Les gars les plus proches s'interposent entre Bigorne et le fouet. Jérémie, du haut de sa stature de géant, continue de cingler dans le tas, de frapper tout le monde, n'importe qui, et il crie à ses acolytes de venir l'aider. Cet homme grand comme une montagne réclame de l'aide, face à quelques gars qui protegent un mort et ne se défendent pas. Il les attaque avec un fouet qui a goûté le sang de tous les esclaves. »

« Oreste cherche autour de lui une bonne pierre. Bigorne s'appuie sur son épaule et tout à coup ils ne font plus qu'un, parce qu'il ne faut pas oublier que survivre nous rend égaux. »

« LES ENFANTS, CEUX-LÀ MÊME QUI se baladent tout nus comme des petits animaux, attrapent des lucioles et les mettent dans des bocaux pour s'éclairer, où ils les laissent mourir, asphyxiées. Comme tout est différent quand on traverse l'océan, ici les lucioles s'appellent des « lampyres » et ressemblent à des scarabées. Les enfants vous les montrent et vous proposent de les échanger contre une bouchée de riz. Au bout de quelques jours, ils n'ont même plus peur de vous aborder.
Ici, la lumière est écrasante ; quand le soleil disparaît, persiste cette obsession de s'éclairer. D'après Agustina, la vieille esclave qui donne à manger, cette terre est maudite à cause de toute la cruauté qui la hante. Le sol que l'on foule aux pieds a été arrosé de larmes, ce qu'on plante pousse à grand renfort de sueur et de sang.
Voilà peut-être la raison de cette obsession pour la lumière, peut-être est-elle plus ténébreuse dans l'obscurité : la beauté disparaît et le monde devient un lieu hostile où toutes les atrocités sont possibles. Une fois qu'on a perdu la beauté, il ne reste nulle part où poser le regard. »

« Combien de mots faut-il pour raconter le malheur ? Lesquels choisir, pour qu'ils parlent à notre place ? Assurément, aucun de ceux qui ont un sens de ce côté-ci de l'océan écrire à ceux qui sont restés derrière nous, c'est écrire au monde que nous avons quitté. En supposant que reste encore debout un peu de tout ce qui nous a précédés. »

« Le genou se brisera peut-être contre le sol, mais à quoi me servent mes genoux si je ne peux pas danser, je préfère les briser moi-même, ça ne regarde pas les autres. La musique est une sorte de prière ou de chant qui jamais ne s'arrête, qui se répète en disant et contredisant, dans une langue qui n'existe pas, ou qui existe pour d'autres. De ce côté-ci, tout change, tout a changé, les mots ont changé, celui qu'on est change aussi, et, tout à coup, danser, c'est peut-être revenir.
Quand Bigorne tombe enfin par terre, nauséeux, épuisé, brisé, les pieds continuent de répéter pointe, talon ; pointe, talon ; comme si le corps ne lui appartenait plus, comme s'il appartenait soudain à un autre qui lui imposait de gesticuler même s'il était presque mort, même si ses pieds saignaient, même si son corps lui faisait aussi mal que celui d'un mort-vivant. »

« POINTE, TALON.
Pointe, talon.
Drôle d'idée, de danser avec un corps en morceaux ! D'où vient cette force qui me fait sauter encore et encore, comme si je ne pesais rien ?
Pointe, talon ; pointe, talon et balancé ; virevolte et pointe, talon.

Danser pieds nus et soulever la poussière du sol, c'est tout ce que demande le sol, qu'on soulève sa poussière, quelqu'un, un cheval ou une danse, danser comme si le sol prenait feu.
Pointe, talon ; pointe, talon. Le soleil me brûle les yeux, je vois des taches noires mais je ne peux m'empêcher de danser, comme si le vent me maintenait au-dessus du sol. 
Pointe, talon ; pointe, talon.

Les tambours résonnent à la base de la colonne vertébrale, me portant au-dessus de mon centre de gravité; je suis léger comme un moineau, comme ces petits oiseaux qui s'abreuvent d'une goutte d'eau.
Pointe, talon ; pointe, talon.

Virevolte. »

Quatrième de couverture

En 1853, Oreste, Bigorne et José, comme d'autres jeunes Galiciens, sont prêts à tout pour sortir leur famille de la misère. Quand un ancien compatriote les invite à partir travailler dans des plantations de canne à sucre à Cuba, s'ouvre l'espoir d'une vie enfin meilleure. Mais dès le premier pas sur le bateau, ils sentent qu'un piège s'est refermé sur eux. Arriveront-ils à reprendre en main leur destin ?

S'inspirant d'un terrible fait historique méconnu, Azucre est un roman d'aventure qui délivre à ses lecteurs une leçon de courage face à l'injustice.

Bouleversée par la lutte de ces jeunes gens pour retrouver leur liberté, Bibiana Candia s'est lancée dans l'écriture de cette épopée aux ambiances immersives. Depuis sa parution en 2021 en Espagne, ce premier roman a reçu de nombreux prix dont celui des libraires de la ville de Madrid.

Les Éditions dy Typhon,  mars 2024
157 pages
Traduit de l'espagnol (Espagne) par Claude Bleton et Émilie Fernandez 

mardi 12 novembre 2024

Arctique solaire ★★★★★ de Sophie Van der Linden

Prolonger un week-end prolongé. Quelle belle idée ! 
L'accompagner de ce voyage dans l'Arctique, deuxième bonne idée. 
Une lecture comme une parenthèse enchantée, une escapade revigorante, agréablement solitaire, contemplative, salutaire.
Délicate et subtile.
Colorée. 
Du blanc. Du bleu. Du vert. Des traînées de jaune.
« Et les lumières sont arrivées, crescendo, annoncées par les verts habituels, à peine teintés de jaune. Une danse des voiles à la Loïe Fuller, douce et envoûtante. Peu à peu, elles se sont déchaînées. Le bleu clair s'est mêlé au vert, des traînées jaunes se sont fait une place, des verticales étincelantes ont déchiré la nuit. Des apparitions blanches, vives, formant halos, ont enfin occupé le ciel magnétique, illuminant furtivement les montagnes. J'ai peint tête en l'air, le regard fixé sur ces déploiements, et vécu une apothéose quand les roses et les mauves ont fait leur entrée en scène. Mes gestes à l'unisson de ce déluge chromatique. Zébras, taches, morsures, les couleurs pures et la lumière en lutte.
Peindre les Lofoten, les aurores boréales, c'est convoquer la patience, la solitude, la palette idoine, s'apparenter à une ourse polaire...c'est toucher du doigt un idéal. »
J'ai rencontré une peintre, une femme, aimée et aimant, sans fard, isolée, en pleine quête artistique, pour « [a]ccomplir ce qui finalement tient en quelques mots : peindre du blanc qui ne soit pas l'absence, peindre une lumière qui ne soit pas matière. Peindre. »
« La solitude, il faut savoir l'habiter, par la passion ou par l'exaltation. Rien ne me rend plus heureuse que notre solitude à deux. Rien ne m'enthousiasme autant que celle de ma peinture. Sans ta présence et sans production valable, alors, le vide m'emplit toute. »
J'ai été attendrie par ce tableau. 
Poétique. 
Ces pages ont aimanté mon regard.
« J'ai immédiatement pensé aux couleurs que je devais emporter avec moi. Il est vertigineux d'anticiper, avec des couleurs matières, concrètes, un phénomène futur, improbable et insaisissable. Parce que c'est un spectacle inimaginable. Qu'aucun humain, aucune machinerie, ne pourront jamais égaler. »
Merci !

#storemolla #annaboberg #peintre #portraitdefemme #lofoten #arctiquesolaire #sophievanderlinden #denoel #fyrö 

« Et les lumières sont arrivées, crescendo, annoncées par les verts habituels, à peine teintés de jaune. Une danse des voiles à la Loïe Fuller, douce et envoûtante. Peu à peu, elles se sont déchaînées. Le bleu clair s'est mêlé au vert, des traînées jaunes se sont fait une place, des verticales étincelantes ont déchiré la nuit. Des apparitions blanches, vives, formant halos, ont enfin occupé le ciel magnétique, illuminant furtivement les montagnes. J'ai peint tête en l'air, le regard fixé sur ces déploiements, et vécu une apothéose quand les roses et les mauves ont fait leur entrée en scène. Mes gestes à l'unis- son de ce déluge chromatique. Zébras, taches, morsures, les couleurs pures et la lumière en lutte. »

« La station de Tangen vient de s'effacer, les pins réapparaissent à la fenêtre du compartiment, sombres, massifs, et je cherche machinalement du regard les épilobes qui accompagnent nos voyages d'été d'un salut monochrome, rose violacé. La nuit domine à présent, et les bas-côtés ne sont plus qu'un brun triste. La vie s'est retirée de la végétation affaissée, un épais manteau neigeux ne va plus tarder à la couvrir tout à fait.
À l'approche de l'automne, une feuille morte qui racle sèchement les pavés, un frisson vespéral, quelque chose dans l'air, tout simplement, m'alerte déjà : « Bientôt, ce sera le temps des Lofoten. »
L'hiver véritablement installé, en son cœur le plus sombre, lorsque la nuit s'attarde, alors, c'est le moment du départ, en réponse à un appel tenace. Celui du vent assourdissant, des amas d'étoiles, de l'immensité blanche se teintant de nuances changeantes... Celui du sens profond que j'ai trouvé dans la peinture de ce territoire indocile. »

« C'est une chose étrange de ranimer les souvenirs d'une jeunesse parisienne dans la pénombre d'un compartiment désert, filant en direction du Grand Nord. Là-bas m'attendent des ciels qui, jamais, n'ont la lourdeur d'un couvercle parisien de décembre. »

« Habituellement, dans les trains de nuit, j'attends quelques minutes, au réveil, avant de regarder par la fenêtre. Le temps de deviner, ou plutôt d'imaginer quel paysage apparaîtra. Incertitude de l'aube. Qui a vu, de la vitre d'un train en marche, un soleil rose se lever sur le désert ne peut plus renoncer aux voyages ferroviaires. Mais cette fois, je ne veux rien perdre de mon trajet, que j'ai trop attendu. »

« La lune est pleine et permet aux paysages de se maintenir à vue. Le dos soutenu par des coussins, je devine faiblement les bois, les champs, les rivières scintillantes sous la lumière blanche, et parfois, un lac, immense, bordé de hautes silhouettes de sapins qui défilent... Les nuages forment un halo, la nuit se teinte alors d'un bleu de Prusse. »

« J'existe intensément dans cet acharnement du geste de peindre non pas un paysage mais dans ce paysage, dans un territoire vierge de représentation, qu'il me faut constamment inventer, dans les efforts démesurés que commande l'étendue même de mes insuffisances techniques. »

« Les déjeuners chez Sarah [Bernhardt] étaient toujours des expériences totales, mais le premier auquel j'avais été conviée, boulevard Pereire, quelques jours après l'inauguration de mon exposition, reste le plus marquant. Un valet de chambre m'avait conduite le long d'un corridor sans fin débouchant sur un vestibule aveugle. Il permettait d'accéder à une grande pièce en longueur dans laquelle la lumière du jour parvenait par une verrière zénithale, les quelques fenêtres étant, comme le reste des murs, obturées par un amoncellement de meubles, d'objets d'art plus ou moins précieux, plus ou moins exotiques, de draperies, de tapis, de reliques, de plantes. Des bibelots anodins voisinaient avec de flamboyants exemples de la sculpture classique, des chiffons ornaient de vénérables antiquités égyptiennes ou chinoises, des vestiges de sanctuaires moyenâgeux...
Et puis, bien entendu, il y avait les peintures, dont la plupart étaient ses portraits. Dans un curieux glissement du temps, je retrouvai le portrait de Clairin, dont j'avais eu l'occasion de voir une reproduction lors de mon séjour de jeunesse à Paris. À l'époque, Sarah n'était encore pour moi qu'une figure fantasmée, et ce tableau avait participé pour beaucoup du mythe personnel que je m'en étais fait. À découvrir l'original, j'admirai alors moins le modèle que la peinture en elle-même. La composition en courbes, le chien dans le prolongement de la robe, les jeux de contrastes entre le décor sombre et la clarté éblouissante de la tenue, le rendu des plumes, et leur proximité avec le poil animal. Ce rouge, ce blanc.
Avec un pas de recul, je quittai toutefois la surface de la toile pour retrouver le regard direct, pénétrant, de Sarah, et celui par en dessous, discrètement menaçant, ou autoritaire, de son lévrier.
Non loin, le divan du tableau occupait un pan conséquent de la pièce. Lui aussi avait pris de l'âge, s'était stratifié. Il reposait devant un fond de tapisseries anciennes, recouvert de peaux d'animaux et de piles de coussins précieux et dominé par un imposant baldaquin d'allure royale. Au milieu d'un des longs murs s'ouvrait un couloir, au fond duquel, derrière un treillis doré et une paroi de verre, s'agitaient de véritables singes. Comme si nous nous trouvions au zoo, exactement.
Enfin, Sarah fit son entrée, majestueuse, chaleureuse. Elle était, dans l'intimité, pareille qu'au théâtre, avec ce mélange de sophistication et de spontanéité qui n'appartenait qu'à elle.
De sa démarche lyrique, elle me conduisit immédiatement dans un cabinet, pour me montrer quelques-uns des croquis de costumes composés et dessinés par elle- même, et que je trouvai sincèrement réussis. D'ailleurs, tout lui réussissait. Elle jouait la comédie, dansait, chantait, écrivait, sculptait dans son atelier en chemise de flanelle blanche. Elle montait à cheval, élevait des singes dans son appartement et dormait, tout le monde le sait, dans des cercueils capitonnés de satin blanc. Avec elle, on pouvait parler histoire de l'art, théologie, politique, poésie.
Quand je lui fis part de mon admiration pour ses talents hybrides, elle me répondit en riant: « C'est simple, je dors comme une bûche chaque fois que je vais me coucher et, mes cheveux étant naturellement bouclés, je ne perds jamais de temps à les coiffer. » »

« C'est vrai aussi de mes tenues, de ces pantalons larges et informes - affreux - qui ne me quittent plus dès que j'arrive à Fyrö. Je pourrais tenter de me façonner un style nordique tout personnel, afin de maintenir un semblant de féminité et d'élégance, même folklorique. Il y a cette série de photos que tu avais faites. Dans le style « chauve-souris d'opérette », j'y fais assez illusion, vêtue de ce manteau en fourrure de phoque. En réalité, le laisser-aller de mon apparence est rigoureusement nécessaire à ma concentration. Il est aussi un confort. Et une absolue liberté. »

« Des semaines que je suis ici et rien de satisfaisant ne pointe encore de mes études. La météo très maussade écrase les perspectives. Je ne peux pas me résoudre à peindre des reliefs aux teintes sourdes dans cet entre-deux sans panache. Les Lofoten sont des extrêmes pour mon œil de peintre. Entre les verts multiples de l'été et les blancs diffractés de l'hiver, il n'y a que l'attente. Je dois me contenter du peu de lumière que me laisse la nuit polaire, et travailler. Même sans grâce. »

« Je me sens seule, déplacée, moi, qui fuis en tous lieux l'ombre même des touristes, qui cherche toujours les coins les plus reculés pour camper, pour qui la liberté absolue n'existe que dans l'absolue solitude, que je subis un peu ce soir. En réalité, je la subis depuis des jours. 
La solitude, il faut savoir l'habiter, par la passion ou par l'exaltation. Rien ne me rend plus heureuse que notre solitude à deux. Rien ne m'enthousiasme autant que celle de ma peinture. Sans ta présence et sans production valable, alors, le vide m'emplit toute. »

« Accomplir ce qui finalement tient en quelques mots : peindre du blanc qui ne soit pas l'absence, peindre une lumière qui ne soit pas matière. Peindre. »

« J'ai immédiatement pensé aux couleurs que je devais emporter avec moi. Il est vertigineux d'anticiper, avec des couleurs matières, concrètes, un phénomène futur, improbable et insaisissable. Parce que c'est un spectacle inimaginable. Qu'aucun humain, aucune machinerie, ne pourront jamais égaler. »

« En peignant, je fredonne des symphonies allemandes, accorde mes gestes aux séquences grandiloquentes, m'égare dans des compositions pompeuses, reviens au calme, tente de structurer la toile. Introduction, je commence par poser la montagne, précise, bruns des roches, neiges accrochées à l'obscurité, pentes offertes à une lumière supposée vive, blanche, mais très légèrement teintée de vert. L'eau du fjord ensuite, domi- née par le brun vert, mais comme éclairée par en dessous de turquoises. Alors, l'ensemble s'organise, monte en puissance, et l'immensité de la toile est emplie du ciel bleu. Lézardé, à la verticale, de traînées vertes, jaunes, mauves, pourpres par endroits. Et paroxysme - le blanc puissant éclate presque au centre, comme s'il crevait la toile pour se faire une place dans la matière. Il se répand un peu dans des verts qui tombent en flèche, donne des bleus rompus dans l'écran nocturne, il est la pièce maîtresse de ma composition. Je souffle. J'ai réussi, je crois. »

« J'ai entendu leur murmure avant de voir se présenter une lumière intense. Le soleil tel qu'en lui-même. Il était bien entendu impensable qu'il ne soit pas au rendez-vous, ce 7 janvier. Et pourtant, ce fut une joie immense de le voir pointer. Une joie peut-être comparable à celle qui suit l'attente de l'être aimé, au moment précis où il descend du train par lequel il s'était annoncé, mais dont on doute toujours qu'il y était réellement embarqué.
Les larmes me sont venues. Une clarté perçait le ciel rouge. Un halo jaune doré a pris sa place. Il la gardera en ellipse, montant à peine au-dessus de l'horizon pour replonger ensuite dans la mer. L'été, l'ellipse est inversée, le soleil frôle l'eau sans jamais y sombrer. »

« Les peintures des aurores boréales finissent de sécher, et j'en suis assez satisfaite. Elles ne parviendront pourtant pas à marquer suffisamment les esprits. Il me faut quelque chose de plus ample, nerveux. Conquérant. Alors, j'ai décidé de prendre part à la pêche pour m'intéresser de près aux bateaux. L'année nouvelle me donne des envies d'action.
Il n'a pas été simple de me faire embarquer sur un navire. Les femmes y sont interdites. Selon des croyances obscures, elles porteraient malheur. En réalité, la plupart des pêcheurs pensent surtout que les femmes se lamentent, qu'elles vont passer leur temps à vomir et à implorer un retour prématuré au port. Et que ce n'est pas leur place, tout simplement. Jakob, le jeune propriétaire de la barque, m'a servi d'intermédiaire. Mais les négociations ont été âpres. Il a dû faire valoir que j'étais, certes, une femme, mais en pantalon. Bon. Elle fume des cigarettes. Oui. C'est une artiste. Et ? Eh bien elle pourrait par exemple peindre votre bateau, cher Olsen. »

« Un orage s'annonçait un matin, je me suis hissée sur les hauteurs du port, et j'ai distingué, impuissante et interdite, les bateaux partir en mer sous un ciel noir et lourd, secoués par les flots, quand les rochers auprès d'eux recevaient de plein fouet les courants violents. J'étais à la fois soulagée d'être en sécurité et terriblement envieuse de me trouver au cœur des éléments, auprès des hommes revêches. J'ai alors peint plusieurs cartons, avec ardeur.
En navigation, les bateaux se découpent sur fond de mer ou de ciel. Ici, ils sont toujours confrontés à la roche, au mur des Lofoten. Selon certains angles de vue, le Fløyfjellet les enferme abruptement. Selon d'autres perspectives, ce sont les maisons des pêcheurs et des hangars qui leur servent de toile de fond. Dans la faible lumière des jours actuels, le contraste est mince entre sujet et arrière-plan, même si les formes des maisons sont davantage rectangulaires que les coques. Mais enfin, les uns comme les autres sont faits de bois peint. Les jeux de couleurs tendent alors vers une harmonie. Tandis que la roche est toujours une confrontation. C'est l'élément le plus opposé qui soit au liquide marin, physiquement comme esthétiquement. Celui qui repousse durement les bateaux, les brise, alors qu'une rive herbeuse peut bien accueillir une barque délaissée. »

« Aujourd'hui, j'ai ainsi passé des heures en Inde, tout en arpentant vainement le petit espace de l'atelier. 
Je n'irai sans doute pas tellement plus loin. Pas plus loin dans le dépaysement, dans la moiteur, l'intensité des odeurs, des couleurs, des mouvements. Un voyage dans le sous-continent pourrait à lui seul combler tous les désirs de voyage, toutes les connaissances du monde. Plongée dans l'agitation frénétique des temples, immergée dans la foule des rues, j'ai eu tant de fois l'impression vive de me trouver dans le creuset de l'humanité.
Mais c'est plus profond. Une radicalité. Une impudeur ? À moins que ce ne soit un autre rapport à l'espace commun ? Mais des nudités, de la maladie, des mutilations, des cicatrices, des corps qui se lavent, qui défèquent, qui dorment, qui mangent, jamais je n'en ai vu autant, si proches, si exposés. La chaleur, ou la moiteur, aidant, cette manière de se vêtir de voiles à laquelle j'ai été poussée, avec les saris, m'a fait ressentir mon propre corps comme jamais auparavant. Je suis de ces femmes qu'on a dressées au corset. Libérer son ventre, comme il est si courant là-bas, n'est pas un petit geste. Et pourtant, en tant que membres de la délégation royale, nous étions tellement tenus par les conventions.
L'Inde ne se visite pas à distance raisonnable, elle s'insinue en vous, par tous les pores de votre peau, si flasque et pâle soit-elle. Le sud du pays vit encore dans mon souvenir comme un ensemble où le minéral, le végétal, les senteurs, les couleurs deviennent matière, où tout est puissamment organique. Les fleurs se donnent à manger, les parfums à malaxer, les huiles tachent, les décoctions pourrissent.
Le temple hindou incarne une vision de l'enfer où tout ordre est inversé, ou bien exacerbé. Le sol est si gras, si noir, que j'ai failli tomber à chaque pas, bousculée, abasourdie par tant de monde, de marchands, qui s'insinuent dans les espaces les plus sacrés, de bruits, de musiques stridentes, les cloches, les cris, les visages pâmés des croyants, les ribambelles d'enfants qui ne prennent, eux, rien au sérieux, la foule, l'agitation, constantes, à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit. Je n'ai rien compris à l'Inde. Rien. Et je n'ai rien tant adoré qu'y être ballottée, éreintée dans mes certitudes. Il est certain que les missionnaires y perdent leur temps. Ce pays n'entrera jamais en chrétienté, jamais. »

« De souvenir, l'Inde est devenue un fantôme agité qui vit en moi. Parfois obsédant. »

« Je n'ai pas eu à aller très loin, simplement en face du Fløyfjellet. Tout y était admirable, radicalement pictural. L'endroit fut choisi dans la foulée, le bord du fjord, la montagne, notre montagne, devenue singulière sous la lumière oblique, encore rose, du jour évanescent. Je n'avais que mes petits cartons mais tout était là, à portée d'yeux. Alors j'ai peint avec sérieux, avec intensité. Avec exaltation. Le bleu métallique des pentes du nord affrontait le rose doucereux de celles s'étalant au soleil. L'ocre affleurait certains volumes, presque radiant. Tout cela donnait une bataille sur mon carton, les couleurs se mêlaient, se gardaient, les unes aux autres, les unes des autres. Tracés frénétiques, où le blanc domine, mais teinté, piqué des autres nuances. Des touches appuyées qui viennent déposer leur excès de peinture, dévoiler, érafler une sous-couche, ourler de leur contraste la couleur opposée. Ici et là, j'ai laissé leur union, le mauve, affleurer. Mais c'est de leur confrontation que se sont créés les volumes, ou leur illusion. »

« D'ailleurs, j'ai eu la tentation de refaire une expédition au fjord des cygnes chanteurs pour l'unique plaisir de tester sa teinte. Parfois, je doute de la réalité de ce que j'y avais vu ce jour-là, l'un des tout premiers hivers que je passais aux Lofoten. Un espace au creux des montagnes, baigné par le Gulf Stream, qui empêche la transformation de l'eau en glace, et cette colonie de cygnes qui, au lieu de voler vers le sud, reste à tirer des rives les herbes marines leur servant à se nourrir mais aussi à nourrir les quelques vaches de l'unique petite ferme qui borde la pièce d'eau. »

« Te souviens-tu de cet homme qui nous avait interpellés alors que nous nous promenions sur un sentier, la première fois que nous sommes venus sur l'archipel ? « Étrangers, il est bien trop facile de venir aux Lofoten en été ! Les paysages sont plaisants, les pentes des montagnes regorgent de fleurs, de myrtilles, qui peuvent suffire à vous nourrir, et, si vous cherchez bien, dans les tourbières vous trouverez les baies jaunes, les plus précieuses au monde. Le temps est certes parfois capricieux, mais jamais réellement mauvais. Et, même partiellement obturé par les nuages, le soleil tourne en ellipse bienveillante au-dessus de vous sans prendre de véritable repos. Le vent ne fait que vous fouetter salutairement les sangs, à vous citadins amollis et craintifs. Mais l'hiver, alors c'est autre chose ! L'hiver est la vraie nature des Lofoten. Il faut un peu plus de courage pour affronter la nuit perpétuelle, les tempêtes ou les ouragans, le froid, l'humidité, le brouillard tenace, la neige en abondance. Il faut, surtout, de la passion pour accéder au spectacle incomparable des aurores boréales, des sommets opalins illuminés par une pleine lune glaciale. Le rare soleil fait étinceler le givre de vos modestes abris par la fenêtre desquels vous contemplez le départ d'une armada de bateaux vikings à l'assaut des bancs de morues... Revenez donc en hiver, étrangers, pour mesurer la beauté de l'Arctique et la sauvagerie de son apothéose ! » »

« Le tableau se découpe donc dans sa grande largeur en trois bandes. À un bout de la chaîne montagneuse, on jurerait que c'est l'aube. À l'autre, le crépuscule. Et pourtant, rien ne les distingue réellement. Ciel, mer, montagne. Les pentes blanches des sommets semblent toutes tournées vers le soleil, en recueillent les rayons dorés. Je veux faire ressentir la charge de l'atmosphère, la matérialité pourtant invisible de ces lumières arctiques. Leur vibrante instabilité. »

« Je voudrais que le spectateur ait comme moi le sentiment de se fondre dans ce paysage polaire.
Partant de rien, j'ai développé ma peinture à l'intérieur même de ce territoire. Je le façonne sur la toile autant qu'il façonne ma façon de travailler. C'est bien plus qu'un défi, plutôt ma volonté peut-être orgueilleuse de convaincre les critiques suédois. Rien au monde ne me mobilise plus que mon dialogue fécond avec ce territoire tel qu'en lui-même. Les jours où le ciel comme la mer restent plongés dans les ténèbres, seulement traversés par des lueurs fantasques, les jours où un lourd voile de brume enserre terre et mer, les jours qui s'étirent d'une aube dorée jusqu'à un crépuscule chatoyant de reflets ensanglantés, les jours où la blancheur absolue de la neige recouvre jusqu'au ciel... »

« C'est ainsi que ma longue campagne de peinture s'achève. J'ai envie d'autre chose, vite. Qui passe par ta présence, par notre solitude à deux, avant le retour au monde. »

Quatrième de couverture

« J'ai peint tête en l'air, le regard fixé sur ces déploiements, et vécu une apothéose quand les roses et les mauves ont fait leur entrée en scène. Mes gestes à l'unisson de ce déluge chromatique. Zébras, taches, morsures, les couleurs pures et la lumière en lutte. »

Comme tous les hivers depuis trente ans, Anna part seule plusieurs semaines peindre les paysages des îles Lofoten, capter leurs subtiles variations de lumières. Cette épouse d'un célèbre architecte se soustrait chaque année à la bonne société suédoise pour répondre à l'impérieux appel de ces terres arctiques. L'âge venant, elle espère réaliser le tableau exceptionnel qui lui vaudra enfin la reconnaissance de ses pairs.

Inspirée par l'œuvre d'Anna Boberg (1864-1935), Sophie Van der Linden se glisse dans son intériorité, sonde ses attentes et ses ambitions, ravive ses souvenirs. D'une plume impressionniste, elle évoque le geste créatif et la quête artistique d'une femme d'exception.

Née à Paris en 1973, Sophie Van der Linden vit à Conflans-Sainte-Honorine. Elle a signé ou dirigé plusieurs ouvrages consacrés à la littérature pour la jeunesse. Romancière, elle a publié La Fabrique du monde (2013), L'Incertitude de l'aube (2014), De terre et de mer (2016) chez Buchet-Chastel, et Après Constantinople (2019) chez Gallimard. 

Éditions Denoël,  janvier 2024
119 pages 

Pages volées ★★★★☆ d'Alexandra Koszelyk

Écriture de l'intime.
Introspective.
Écriture de la survie.
La littérature comme planche de salut.

Au fil d'une retraite littéraire, Alexandra Koszelyk couche sur papier ses réflexions et confidences sur ce qu'a été son enfance, comment elle a appris à grandir, à vivre, survivre à ses absents, ses fantômes, appréhender sa vie d'adulte, raconte son rapport  à la littérature, ses origines, ses passions littéraires, musicales ... artistiques, quelques anecdotes sur sa vie de professeure de lettres, d'écrivaine, souligne le pouvoir des mots, éclaire sur les personnages de ses romans ... tout cela avec érudition, avec poésie, avec clairvoyance.
« La mer en toile de fond. Le ressac est une musique pour déverser l'encre. »
Un texte chargé d'émotions et d'espoirs.
Un texte beau.
Courageux.
Une voix émouvante, à la portée universelle - elle nous renvoie à notre attitude face à nos propres failles, nos propres luttes, nos propres faiblesses.
« Parce que sans ces failles n’existeraient pas ces continents en nous. »
Pages volées. Titre éloquent. Titre écho.
Superbe texte !
« Le lecteur est celui qui se dénude au moment d'entrer dans un sanctuaire. Il est avide de découvertes. En refermant le livre, il portera de nouveaux habits, sera allé à la rencontre d'autres vies, d'autres histoires, et portera vers l'autre le regard d'un ami. »

« Les mots vivent éternellement, [...] ils restent quand nous partons. Et ils seront connus, même si tu détruis ceux qui les prononcent. »
José Carlos Somoza, L'Origine du mal 

« Que transmettent inconsciemment les parents ? À ce père qui souhaite une intégration parfaite de ses enfants, qu'ils parlent français, agissent en Français, le voici avec une enfant qui clame haut et fort, dès qu'elle rencontre quelqu'un de nouveau : « T'es qui, toi ? Moi, je suis ukrainienne ! »
Que cachait cette véhémence ? Pas exactement une forme de rébellion, puisque je n'avais pas, à cinq ans, l'âge de la crise adolescente. Pour quelle raison cette voix s'élevait-elle, malgré le souhait parental ?
Et si l'enfant disait tout haut ce que les adultes voulaient cacher, pour différentes raisons ? Pourquoi cet enfant, par exemple, refuse-t-il de goûter à la viande, dès tout petit ? Un dégoût si profond qu'il ne peut venir de lui seul. La réponse est souvent inscrite dans un traumatisme d'un de ses ancêtres, transmis en général de façon silencieuse, dans les souterrains implicites d'une mémoire familiale tue. Par quelle magie certains traumatismes passent-ils de génération en génération ? »

« Le bruit des fourchettes reprend. Rien n'est arrivé, ni l'accident ni ces pleurs.
Les fourchettes continuent leur ballet, raclent les assiettes.
Je ne sais plus quel pouvait être le plat.
Le rond des assiettes comme deux parenthèses fermées, impossible d'en sortir.
Je dérive, je me fais continent, nous sommes à ce moment-là des icebergs flottants.
Quelques jours plus tard, mon frère revient.
Nous dormons dans la même chambre et rapprochons nos lits. Collés.
Le soir, nous nous endormons en nous tenant la main. Tectonique des plaques. Rapprochement. Chaleur. Fonte des glaces.
La vie a trouvé son chemin, elle peut espérer continuer. »

« Le chagrin devient une seconde peau. Il habite en moi, voyage dans ce corps chaotique, m'emplit, il se fait compagnon, sans y avoir été invité. Il m'a envahie, parasitée. Je fais avec lui. Ou plutôt contre lui, car je voudrais l'oublier, mais il me façonne. »

« Survivre, c'est vivre deux fois. Pour moi. Et pour eux qui ne le pouvaient plus. »

« Écrire, n'est-ce pas élargir la blessure originelle ? Et être, dans un même mouvement, le remède de ce poison en moi ?
Me créer mon propre pays, en m'imaginant mes propres mondes ?

***

À qui j'écris ?
À moi, pour moi, pour poser ce que la mémoire peut me voler ? N'est-ce pas plutôt pour eux ? Pour ceux qui dans mon imaginaire sont restés à jamais coincés dans cette boîte de métal, entre deux rives, ni morts ni perdus, mais cachés dans un oubli que je m'acharne à gratter de la pointe de mon stylo ? Déposer une histoire, ni tout à fait la leur, ni la mienne, mais celle d'une femme qui n'a eu de cesse de se raconter des histoires pour s'ancrer. Mes parents méritent la leur, la plus sincère possible, dans le mouvement de cette danse qu'ont les esprits humains. »

« Trouver un sens.
Pourquoi suis-je restée en vie ? Pourquoi moi, et pas eux ?
Le cerveau humain n'aime pas le vide. Quand un enfant ne trouve pas de réponses à ses questions, il en crée.
Un rêve s'est imposé. Un rêve qui est devenu pour moi l'exacte réalité.
Nous sommes tous les quatre dans la voiture, l'accident vient d'avoir lieu. Dans la réalité, j'ai fait une galipette, je suis inconsciente, mais je ne peux m'y résoudre. Je suis à l'arrière de la voiture, sur le siège de droite. Je ne vois pas ma mère sur le siège avant, ni mon frère à mes côtés. Mon père a le visage écrasé sur le volant, il relève sa tête et me regarde. Des traînées d'un rouge vif maculent son visage. Je ne fais que le regarder, sans rien dire, ni pousser un cri ni pleurer.
« Prends soin de ton frère. »
J'acquiesce.
Sa tête plonge de nouveau contre le volant.
Le rêve s'arrête.
À mon réveil, et encore aujourd'hui, je ne peux me résoudre à croire en une illusion. Elle devient même ma raison d'être. J'ai survécu pour protéger mon frère.
L'étymologie de mon prénom enfonce le clou.
« Alexandra : guerrière protectrice des hommes. »
Et voilà comment d'une illusion naît une raison d'être. »

« Plonger
Un jour, tout a été emporté 
Par ces eaux qui ont recouvert 
Les roses trémières, la balançoire et les rires 
Comment la joie pourrait-elle leur survivre ? Alors autant l'effacer 
Comme le clocher dans ce lac autrefois village 
On ne voit plus à présent 
Que son coq girouette qui pointe 
Darde et cherche un soleil qu'il n'atteindra jamais 
Des cloches noyées, incapables de rouiller, 
Gorgées d'une eau qui empêche un horizon. 
Quelques branches d'arbres affleurent, 
Si biscornues qu'on peine à les reconnaître 
Un poisson sautille hors de l'eau 
Quelque chose est là, encore, en dessous 
Qui ira le repêcher ? »

« Juste avant la catastrophe, les gens racontent que plus un oiseau ne chantait, qu'ils étaient partis, avec cette prescience que possèdent les animaux.
C'est sans doute cela, les ruptures. Un silence, puis une parole qui par la suite n'est plus jamais la même. »

« À cette période, la littérature devient pour moi une planche de salut face à un monde qui ne tient jamais ses promesses. La fiction, elle, tient la route, donne des réponses.
Parce que dans les commencements d'une histoire se tiennent de nombreux serments, ne serait-ce que celui d'une cohérence à un ensemble défini.»

« Des objets, des photos, des cartes postales et des lettres en héritage. L'ensemble d'une vie rétrécie qui tient dans un réduit, sur quelques étagères, points de suspension d'un autre temps, archipel à la dérive d'un continent désormais perdu.
Dans ces instants, le contenu d'une vie qui paraît futile, des moments du quotidien et de fêtes ramassées et compactées. Les mettre bout à bout n'a jamais reconstitué ce qu'ils étaient, et pourtant c'est tout ce que j'ai. Des miettes d'eux qui deviennent des gâteaux de fête, les seuls que je peux me mettre sous la dent.
Élever ces petits riens au rang de tout.
La futilité qui devient essentielle, le paradoxe des miettes devenues gâteaux. »

« La bibliothèque est devenue un refuge. Des gens penchés sur une quatrième de couverture. Les épaules un peu voûtées, ils ouvrent une page au hasard, lisent quelques lignes, en tournent une autre. Le caractère sacré de l'écriture est resté là, figé. Le lecteur est celui qui se dénude au moment d'entrer dans un sanctuaire. Il est avide de découvertes. En refermant le livre, il portera de nouveaux habits, sera allé à la rencontre d'autres vies, d'autres histoires, et portera vers l'autre le regard d'un ami. »

« L'autre, ce double de papier, n'est plus un menteur ou un barbare, mais bien un ami, une personne à laquelle le lecteur peut s'identifier; et si, au contraire, il éprouve plutôt du rejet, il a tout de même le temps de le comprendre. Le temps d'un roman. Là où la réalité est plus souvent immédiateté, le livre nous apporte la sagesse de plusieurs années. »

« Il y a plusieurs langages pour communiquer.
La musique en est un particulièrement intéressant. Faire du solfège et maîtriser un instrument m'ont permis d'exprimer autrement une émotion tue, le corps caché derrière une guitare.
M'acharner : déchiffrer une partition, ne pas baisser les bras face aux couacs, passer un grand nombre d'heures à refaire les mêmes mesures, bien placer mes doigts et mes mains. À terme, arriver à sortir des sons mélodieux et en rythme.
Au bout de quelques années, la liesse de vivre une réelle communion entre le compositeur et moi-même naît, j'arrive à interpréter ce qu'il a voulu dire, à faire corps avec ce morceau composé par une personne, à le réinventer également, comme ce livre qu'on fait advenir vers soi.
Le plaisir des nuances éclot, j'allonge certaines notes, je fais vibrer la corde et le son se propage et palpite en moi. J'embrasse la caisse de la guitare comme un être véritable, comme ces corps auxquels on a fait l'amour. Ne faire qu'un.
Platon avec son mythe de l'androgyne ne disait rien d'autre que cet état-là. Nous ne sommes jamais seuls, cela peut revêtir d'autres corps que des corps incarnés. La musique permet cette fusion. S'accorder, entrer en résonnance, et comprendre que lorsqu'on atteint cet état, une plénitude digne du secret le mieux gardé de l'alchimie vient d'avoir lieu. »

« Les études universitaires laissent peu de place aux découvertes littéraires contemporaines. Une fois le concours obtenu, mes premières années d'enseignement en lycée sont si accaparantes que je ne fais que ça: lire pour mes cours. C'est seulement après que je me permets de lire des auteurs vivants. Je commence alors par les prix littéraires; un Goncourt, pourquoi pas ?
Combien de temps ai-je lu des romans avant de lire un texte de Laurent Gaudé ?
Dans ce cas, je ne sais plus vraiment où j'étais, ni ce que je faisais, lors de la lecture des premières pages.
Mais je me souviens très bien de l'émoi provo- qué. Là, sous mes yeux, ce souffle, ces phrases qui imposent un rythme si particulier que l'encre colle à la rétine, c'est presque une transe.

La Mort du roi Tsongor est un roman d'un autre temps, je renoue avec les Anciens, mes Grecs et mes tragiques, je sens cette terre, cette fatalité qui retourne les personnages sans les faire ciller, dans un courage qu'on ne connaît plus. Je regarde plus d'une fois la quatrième de couverture, je me résous enfin à le croire.
Gaudé, c'est cet auteur vivant qui écrit comme les morts.
La chaîne se renoue, la cohérence, l'imprégnation des Anciens, malgré leur mort, est là, sous mes yeux. Ce livre, c'est une tragédie comme celles que j'ai traduites, où chaque mot est pesé, à sa place, dans une musique incantatoire.
Voyant ce souffle se poursuivre de l'Antiquité à nos jours, un nouvel élan me saisit. Voilà comment la vie reprend également. Quand cette longue période à lire des auteurs morts s'achève. »

« À dix-huit ans, dans ces livres oubliés, méconnus jusqu'alors, se trouvaient des Anciens qui réfléchissaient le monde autrement, sans ce fichu temps qui maltraite les âmes, mais pour lesquels l'intensité de chaque geste permettait de changer à jamais le cours d'une vie.
Peu importe si la durée de leur amour avait été brève, sa profondeur m'avait changée pour toujours. Autre curiosité, le grec ancien ne possède pas de futur. J'en vois qui haussent un sourcil. Est-ce une civilisation pré-punk, « no future » ? À l'époque, tout comme aujourd'hui, à la difficulté de me projeter (pourquoi penser à l'avenir, puisque je peux mourir demain ?), le grec me répondait que le futur n'existait que dans le présent, avec une forme qui dirait « je me lance dans », qui reviendrait à dire « je ne sais pas de quoi demain sera fait, et cela n'est pas grave, mais au moins, dans le présent, j'ai le courage de... » Le grec m'a fait entrer dans l'âge adulte, dans les premières audaces, les premiers courages. J'apprends les mots, leur sens, j'enlève le vernis que le quotidien leur donne.
Passer du temps avec les Grecs était une façon à la fois de trouver une langue amie, mais aussi de me dire que je n'étais pas seule dans cette manière de penser, que d'autres - et quels autres ! - étaient les garants que je n'étais pas un Don Quichotte qui s'évertuait dans le vide. Cet état d'esprit avait un sens. »

« Le soleil est revenu en Normandie ! Fêtons cela avec de la couleur dans notre assiette.
Je prépare une salade de tomates et féta, je cherche ce qui pourrait l'assaisonner. Dans deux pots, en face de moi, des herbes aromatiques. Simples sous tout rapport, et pourtant. Derrière les feuilles et les tiges vertes, une origine bien noble : elles pourraient toutes les deux figurer dans un roman de chevalerie, avec monstre fabuleux et roi à honorer.
L'estragon, tout d'abord. Quand on déterre cette herbe, on met au jour des racines serpentines. Les Anciens y voyaient là une façon de combattre les morsures des serpents, draco en latin ou δράκων en grec, et avaient donc attribué cette parenté à la plante, aussi appelée « herbe au dragon ».
Ainsi, entre la plante et l'animal fabuleux, même racine, ou plutôt même étymologie, tandis qu'au- jourd'hui il est rare de penser à l'origine commune de ces mots. Connaître l'étymologie est une façon de retourner à la naissance d'un mot. Si elle ne permet pas de le définir, elle éclaire sa création.
Il en va de même pour le basilic. Du grec βασιλεύς, le roi. Pourquoi cette analogie, une nouvelle fois ? 
Les feuilles ont-elles une forme de couronne, comme celle du souverain ? Cela a-t-il à voir avec ses racines ? En réalité, il faut chercher du côté des bienfaits de cette plante, considérée comme vertueuse et sacrée au point que seuls les rois pouvaient la cueillir. Elle est donc devenue « la plante royale », et en Inde elle est toujours sacrée.
Voilà comment, grâce à l'étymologie reine, se cachent dans notre cuisine des dragons et des rois. »

« Je suis sur le seuil de la porte. Comment entre-t-on dans un rêve d'enfant ? Ne vais-je pas le détruire de mes pas d'adulte ? J'avance. Mon erreur éclate sur mon visage. Je suis l'éléphant dans le magasin de porcelaine, tout s'est rétréci, je peine à bouger, je ne reconnais rien. On ne devrait jamais fouler le sol de nos rêves.
Je continue à m'enfoncer dans le labyrinthe et me heurte, plus de vingt ans après, à la disparition de mes parents dans leur propre maison. Perdue, je demande si je peux aller aux toilettes. Le locataire me dit, dans un sourire, qu'il n'a pas à me montrer le chemin, j'arpente ce qui était autrefois un long couloir et pousse la porte. J'allume la lumière et reste interdite. C'est le même papier peint. Des photographies d'une vie, là une petite fille, là une voiture des années 1980, là un paysage. Sur l'une, un visage qui me faisait peur autrefois, l'appareil photo à l'époque ne possédait pas la fonction « anti yeux rouges », et je pensais que cette personne était un monstre qui me croquerait si je le regardais. L'adulte que je suis le regarde, et rien ne se passe. Cette maison autrefois mienne est désormais étrangère. Je passe la main sur ces yeux rouges, je ferme la porte sur une crainte passée, comme dans quelques minutes sur cette maison rêvée.
Je reviens à ma voiture. Je lève le visage vers le ciel normand. Des traînées roses en descendent. Je souris. Il existe un mot en grec ancien pour les qualifier : ῥοδοδάκτυλος (rhododactylos), le ciel aux doigts de rose.
Le réconfort d'une langue amie.
J'essaie de voir dans ces traînées la forme vivace de mes parents. Et si je n'y parviens pas, j'y décèle au moins la force poétique transmise depuis des millénaires et qui ne changera pas. »

« La mort que tu t'étais imaginée s'est vraiment réalisée. Combien de pages volées à notre amitié ce décès a-t-il capturées ?
Il reste de nous ces poèmes, ce recueil, mes
premiers pas en poésie, mes premières publications dans des revues littéraires.
Décidément, cette écriture est une farandole de tous mes morts. »

« À la manière des livres qui font voyager, l'écriture permet de s'extraire du monde, sans que ce soit un emprisonnement. Au contraire, même. L'été se poursuivra sans moi. »

« La mer en toile de fond. Le ressac est une musique pour déverser l'encre. »

« Il y a un an, mon fils était quelqu'un d'autre, il est lui-même en mouvement, en plein apprentissage. Et, à chaque étape, cet accompagnement qui est le mien, tandis que j'essaie d'être le plus sensible et à l'écoute, me fait grandir moi aussi.
Ce sont des guérisons. Ces continuités m'ont appris que le mouvement et les ruptures qui lui sont inhérentes permettent de rester fidèle à celle que je suis, toujours changeante.
« Souvent femme varie », disait François Ier, maxime vue comme un défaut. Au contraire, n'est-ce pas une force que d'être conscient de l'opportunité du bouleversement, d'une métamorphose, d'une mue indispensable pour se respecter soi ? »

« Le regard d'un enfant qu'on traite souvent de naïf ne serait-il pas au contraire celui qui nous montrerait la voie d'un humanisme réel? Voir le monde tel qu'il devrait être et non tel qu'on doit le penser?
Une enfant de cinq ans, fascinée par un visage paralysé, tout simplement parce que c'est à ses yeux une définition de la beauté, ne devrait pas voir son regard changer à cause de la société, de ces adultes qui rendent conforme et lisse sa pensée.
Voilà sans doute pourquoi j'enseigne. Ce n'est pas pour transmettre, ou pas seulement, c'est avant tout pour garder la foi en cette humanité que les adultes ont perdue, bafouée ou oubliée. Parce que les enfants et les adolescents sont ceux qui sont restés les plus proches de l'humanité, sans être atteints encore par le poids de cette société qui encadre, met des étiquettes et impose à l'autre une façon de penser. »

« Certaines choses demeurent.
Y a-t-il un âge où nos mots ne vieillissent plus ?
Est-ce cet âge que nous devrions toujours avoir ? Les mots ne nous trahissent pas, en tout cas. Nous restons les mêmes. »

« « Là où il y a des ruines, il y a l'espoir d'un trésor » Rumi.
Entre nos continents intérieurs, disparates, cabossés ou magnifiés, des ponts existent. Nous naviguons sur nos terres et sur celles qui ont été outragées, calcinées ou malmenées poussent toujours les plus belles fleurs. À nous de les entretenir, de les nourrir. Même les chardons portent en eux le désir de vivre. »

« Nous enterrons nos morts en les enveloppant d'histoires, des pages volées à l'oubli. »

Quatrième de couverture

QUAND DES PAGES ENTIÈRES DE VOTRE VIE VOUS ONT ÉTÉ VOLÉES, COMMENT FAIRE POUR LES RETROUVER, SI CE N'EST LES ÉCRIRE ?

LES PARENTS D'ALEXANDRA MEURENT DANS UN ACCIDENT DE VOITURE ALORS QU'ELLE N'A QUE HUIT ANS. ELLE EST RECUEILLIE AVEC SON FRÈRE PAR SA TANTE. TANDIS QU'ELLE GRANDIT ENTRE PREMIERS AMOURS ET AMITIÉS ADOLESCENTES, UN IMMENSE VIDE DEMEURE EN ELLE. QUI EST-ELLE? L'ORPHELINE? L'UKRAINIENNE ? LA JEUNE FILLE QUI AIME LES HISTOIRES ?

VINGT ANS PLUS TARD, ALORS QU'ELLE REVIENT EN NORMANDIE, ELLE ENTREPREND UNE ENQUÊTE SUR CE QUI A PERMIS SA SURVIE : LA LANGUE, LA LITTÉRATURE ET L'ÉCRITURE.

UN RÉCIT POIGNANT SUR CES CONTINENTS INTÉRIEURS QUE NOUS HABITONS ET QUI NOUS HABITENT.

Éditions Aux forges de Vulcain,  août 2024 
298 pages