mardi 18 novembre 2025

Les sentinelles ★★★★☆ de Jayne Anne Phillips

Première lecture de cette autrice avec ce roman historique polyphonique au souffle indéniablement romanesque, qui se passe après la guerre de Sécession, en Virginie occidentale. Plus que le récit des combats, l'autrice relate avec talent la violence de l’époque et la difficile reconstruction intérieure des survivants après la guerre, profondément meurtris dans leur chair mais surtout dans leur âme. 
Un livre exigeant qui mérite d'être lu à mon avis, pas uniquement parce qu'il a obtenu le Prix Pulitzer 2024 mais parce qu'il est profondément humain, intense, que la toile historique est riche et extrêmement bien documentée, parce qu'il est bouleversant...

« Certaines personnes avaient davantage de biens, elles possédaient ceci ou cela, des demeures, des magasins, des compagnies de chemin de fer, d'immenses domaines. D'autres... mouraient, devaient fuir, ou oubliaient jusqu'à leurs noms. L'endurance était la seule vraie force. Le courage des disparus telle une houle, une lame de fond, comme une force qui délimitait les jours, qui ouvrait le chemin. »

« Je suis montée dans la carriole et Papa m’a fait asseoir à côté de Maman, tous les trois sur la banquette de bois.
– Tiens-lui les mains, il m’a dit, comme elle aime. Reste bien près d’elle et empêche-la de bouger.
Je l’ai vu se baisser pour attacher la cheville de Maman à la sienne avec une corde ? J’avais chaud parce qu’il m’a forcée à porter un bonnet pour protéger ma peau et éviter les rides au coin des yeux ? Au cas où un jour, finalement, je deviendrais quelqu’un. »

« - Comment tu as eu ça ?
- La guerre, peut-être. Avant qu'on me défonce le crâne. Mais mon médecin pense que non. Il m'a dit que c'étaient des cicatrices, pas des blessures. Une violence plus ancienne qu'il a mieux valu oublier. Le vieux Dr O'Shea m'a adopté comme un fils, enfin presque, en me donnant son nom. Il fallait un nom pour l'hôpital et je ne me rappelais pas le mien. Ils ont étudié mon cas parce que j'étais un survivant. Ils m'ont fait faire ce cache-œil, et puis ils m'ont donné du travail à l'hôpital. J'ai transporté les blessés, du quai à l'hôpital en passant par l'ambulance, dès que j'ai repris des forces. Mon médecin m'a suivi pendant près de trois ans. Il m'a écrit une lettre de recommandation à la fin de la guerre et je suis revenu à la vie civile après avoir recouvré la santé, et j'ai débarqué ici. C'est un secret que je te confie, Chiendent. »

« - J'aurais voulu qu'une force vivante nous ait tous protégés, des hommes nous ont pourchassés, emprisonnés - ils nous ont asservis, ligotés, ils ont ravagé le pays. Et les justes ont souffert de la cruauté des autres. Les cicatrices laissées par la guerre ne s'effacent pas. Des générations...
- Tu parles de ce genre de choses avec le Dr Story ?
- Oui, et je sais qu'il est d'accord. Ce refuge est une bénédiction pour nous. Non seulement des murs qui nous protègent, mais un parc aux allées bordées de haies, des chemins où nous pouvons marcher, nous soigner et admirer la nature. Tu sais, il y a des poteaux et une clôture à l'intérieur de la haie mais la végétation les a recouverts, aussi haute et épaisse qu'un rempart vivant, si tu veux. Tout cela existait déjà sur le domaine, pour séparer les fermes, bien avant la guerre. »

« Pour toute clef, il n'a que le sourd battement de son cœur qui cogne, et elle n'ouvre aucun verrou. »

« Certaines personnes avaient davantage de biens, elles possédaient ceci ou cela, des demeures, des magasins, des compagnies de chemin de fer, d'immenses domaines. D'autres... mouraient, devaient fuir, ou oubliaient jusqu'à leurs noms. L'endurance était la seule vraie force. Le courage des disparus telle une houle, une lame de fond, comme une force qui délimitait les jours, qui ouvrait le chemin. »

Quatrième de couverture

1874, après la guerre de Sécession. Sur les routes de Virginie-Occidentale se croisent civils et soldats, renégats et vagabonds, affranchis et fugitifs. ConaLee, 12 ans, l'adulte de sa famille d'aussi loin qu'elle s'en souvienne, entreprend un voyage avec sa mère, qui n'a pas prononcé un mot depuis des mois, et l'homme qu'on lui a dit d'appeler « Papa ». Се vétéran sudiste, qui s'est imposé dans leur monde, les dépose à l'entrée de l'asile d'aliénés de Trans-Allegheny. Là, loin de leurs proches, se faisant passer pour une dame et sa bonne, mère et fille empruntent le long chemin de la guérison.

Une fois de plus, Jayne Anne Phillips tisse un récit envoûtant où la mémoire collective, les secrets familiaux et les fracas de l'Histoire se conjuguent. Dans une prose d'une beauté âpre, elle s'attache à dépeindre avec empathie les victimes, les blessés dans leur chair et leur âme. Et fait revivre une galerie de personnages mémorables: Dearbhla, la guérisseuse irlandaise, O'Shea, le veilleur de nuit amnésique ou encore Mrs Hexum, la cuisinière au grand cœur. Autant de sentinelles qui tentent à leur échelle de préserver un monde qui se délite et de réparer les vivants.

Née en 1952 en Virginie-Occidentale, JAYNE ANNE PHILLIPS est considérée comme l'une des figures majeures de la littérature américaine contemporaine. Son œuvre, ancrée dans le Sud-Est des États-Unis, est aujourd'hui traduite dans le monde entier. Elle est notamment l'autrice de Traits d'union et Lark et Termite (Bourgois, 2001 et 2009) et, plus récemment, de Tous les vivants (L'Olivier, 2016). Les Sentinelles, son dernier roman, a reçu le prestigieux prix Pulitzer en 2024.

Éditions Phébus,  août 2025
382 pages
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Marc Amfreville
Prix Pulitzer 2024 

Passagères de nuit ★★★★☆ de Yanick Lahens

Deux femmes de la nuit, inspirées des ascendantes de l'autrice, se battent pour leur liberté. 

Yanick Lahens donne voix aux femmes liées à la traite négrière et dont l'Histoire n'a quasiment gardé aucune trace, elle invente pour réparer cet oubli et nous plonge dans l'intimité des ce deux femmes courageuses qui ont lutté pour exister dans une histoire écrite par les hommes. En puisant dans sa propre histoire familiale, elle donne une sincérité forte au roman. 
« Mes pensées étaient de grandes vagabondes aux yeux songeurs, aux jambes démesurément longues.
Je ne voulais renoncer à rien. Je voulais tout, la force de grand-mère, l'amour de mère, la mélancolie de Sarah-Jane. Mère, grand-mère et Sarah-Jane, j'ai emporté dans mon voyage vos vies enfouies dans ma chair, mon sang, mes muscles, bagages intimes et jusqu'à vos blessures muettes telles des ondes invisibles. Et toi, père, le magicien des jours heureux ! Je suis née une troisième fois dans une autre terre, amassant les morceaux brisés de vos vies, arrachant la mienne des halliers qui lui ont fait des blessures-soleils. Je vous aime. Je ne regrette rien. »
Le récit est dense, intelligemment construit. J'ai parfois manqué de références historiques sur l'esclavage, sur les rapports de pouvoir entre Haïti et La Nouvelle-Orléans et été déroutée aussi par la temporalité diffuse, et en acceptant de ne pas tout comprendre ;-) - cela m'a permis d'être embarquée dans ce récit profond, intime et universel, qui nous parle de mémoire et de transmissions, un roman proche du roman d'atmosphère ; la nuit un personnage à part entière, la mer et le vent porteurs de mémoires et de voix. 
« Les maîtres se trompaient sur notre silence. Ils nous pensaient brisés, alors que nous parlions tout bas à la haine et à la colère qui piaffaient tout à l'intérieur, nous leur répétions sans bouger les lèvres "Otan, otan, le moment n'est pas encore venu. Patience, patience" . »
En mettant au centre du récit, les petites vies, les gestes du quotidien, les veillées, les trajectoires silencieuses, et non pas le pouvoir des hommes, l'autrice propose une autre manière d'écrire l'histoire, profondément humaine, humble et puissante à la fois.  
« Mais franchir le seuil de la maison principale, celle des maîtres, c'est ouvrir un immense sac dans sa tête. Dans ce sac, tu as déjà tout ce que tu as appris de ta mère, qui elle-même l'a appris de sa mère, et ce que ta condition d'esclave t'a enseigné. Tu le caches bien au fond du sac pour le recouvrir du savoir du maître. Tu feins d'aimer dans ce savoir jusqu'à ce qui t'humilie, te nie, t'efface. Parce que le maître est persuadé que tu ne sais rien, que tu n'es rien. Alors tu le laisses à sa foi trompeuse. Cette foi fait ton affaire. Son ignorance est ta force. Parce que tu connais son monde et le tien. Tu as cette longueur d'avance-là. Et puis le savoir au fond du sac t'apprend à endurer, à te taire et à obéir aux ordres, à offrir ton dos au fouet et accumuler tout ce que les yeux peuvent voir, les oreilles entendre et la chair subir. Parce que ta vie peut dépendre d'une mimique, d'un rictus, d'un geste involontaire, d'une parole de trop. À ces moments-là, tu envoies ton âme encore plus loin au fond du sac pour qu'elle ne te trahisse pas. Seul ton masque doit te servir. Alors, tu te conditionnes à être impassible. Tu es un mur blanc sur lequel rien n'est écrit, donc le maître ne peut y lire que ce qu'il croit savoir. »

« Pour mon aïeule, Régina Jean-Baptiste. 
Silencieuse. Totem puissant, partie trop tôt.
Sans m'avoir dit...
J'ai traversé ton absence, à pas lents, des années durant.

Pour ma bisaïeule, Élizabeth Jacob, 
arrivée de La Nouvelle-Orléans, 
nimbée de ses secrets et de ses mystères.

Je vous ai inventées sur les sentiers du songe, imaginant aussi toutes ces femmes qui vous ont précédées, celle qui vous ont entourées :
visages clair-obscur qui contemplaient les arbres, les eaux, les chrétiens-vivants, les bêtes et les Esprits. »

« L'organisation des négresses et des mulâtresses, propre an climat de Saint-Domingue, y jouit de toute la perfection que la nature accorde à leur espèce, tandis que celle des blanches s'y altère en très peu de temps. On ne sera plus étonné d'apprendre que le goût des Européens [...] dicte leur préférence pour les femmes de couleur. Impudiques, sans honte, elles ont acquis sans peine une supériorité décidée dans le libertinage; et les blanches, souvent délaissées, se vengent ailleurs de leurs rivales. »
JUSTIN GIROD-CHANTRANS
Voyage d'un Suisse dans différentes colonies d'Amérique

«... ma grand-mère, pour éviter de se faire mutiler outre-mesure par le planteur et sa suite, doit se créoliser. Son arme usuelle demeure sa complaisance feinte et son silence ambigu, sa conduite prête sans cesse à des interprétations contradictoires. »
JEAN CASIMIR
Latinité en question 

« Mes pensées étaient de grandes vagabondes aux yeux songeurs, aux jambes démesurément longues.
Je ne voulais renoncer à rien. Je voulais tout, la force de grand-mère, l'amour de mère, la mélancolie de Sarah-Jane. Mère, grand-mère et Sarah-Jane, j'ai emporté dans mon voyage vos vies enfouies dans ma chair, mon sang, mes muscles, bagages intimes et jusqu'à vos blessures muettes telles des ondes invisibles. Et toi, père, le magicien des jours heureux ! Je suis née une troisième fois dans une autre terre, amassant les morceaux brisés de vos vies, arrachant la mienne des halliers qui lui ont fait des blessures-soleils. Je vous aime. Je ne regrette rien. »

« Père avait certes adouci la condition de vie des esclaves sur la plantation. Cela, je le savais, mais un tel geste ne changeait rien à son statut. J'ai mis des années à comprendre que, en dépit de tout, père était un propriétaire d'esclaves et que nous étions des migrantes clandestines, dans un même train où chacun gardait pourtant sa place. J'étais encore dans une ignorance, une cécité sur le malheur renouvelé du monde. Sur la capacité de ce malheur à tisser des liens inextricables entre le cœur et la raison. À nicher la nuit dans ce creux tout à l'intérieur. Toujours faire barrage à la nuit, une torche tenue à bout de bras, serait-ce là la seule mission ? La seule ? »

« Sa nuit avait été pourrie. Elle voulait entendre la jeune esclave hurler et supplier son pardon.

Pour toute réponse, celle-ci entama un chant venu de loin. De très loin. Ce chant était d'une insoutenable beauté. Une plainte qui montait, montait à mesure de la souffrance dominée. Un air fredonné tout bas comme un chant initiatique qui apprend aux enfants perdus en forêt comment appeler leur mère dans une langue secrète. La maîtresse reçut ce chant comme un affront. Grand-mère nous a souvent raconté cette histoire. Elle avait tout juste treize ans quand elle avait assisté à cette scène et elle a su depuis à quoi s'en tenir face à l'appétence des maîtres pour la chair noire et son envers, la cruauté. Et j'ai compris ce soir-là à quoi servaient les souvenirs d'une grand-mère dans la Caraïbe américaine. À nous faire tenir debout dans une épaisseur invisible, une durée longue, à tirer les fils qui nous relient à des blessures anciennes cent fois subies et cent fois traversées. »

« Grand-mère avait tout gardé du créole de Saint-Domingue. Les mots en français et en anglais de La Nouvelle-Orléans avaient à peine entamé le fond sonore et les références saint-domingoises. Avec Antonine, elles entretenaient nos sonorités originelles comme des eaux utérines. Mère avait hérité de cette langue de son enfance. Des années de scolarisation en français la recouvraient d'un manteau social dont elle se défaisait en franchissant les portes de la maison. J'ai hérité du fond sonore comme du manteau et, Sarah-Jane et moi, nous nous sommes fait notre propre langue avec les mots anglais amenés par les Américains du Nord, de plus en plus nombreux à venir chercher fortune dans cette terre du Sud. Ici, entre ces murs, toutes les frontières tombaient. Entre ces murs, les langues, fleuves remuants, se rencontraient. Nous parlions à leur croisement une langue à nous « pitit mwen, ma chérie, dear ». »

« Aucun captif ne pense tous les jours, du réveil au coucher, à se donner la mort, l'esclave, oui. »

« Autour de presque toutes les cases poussent quelques ignames, des patates douces et des malangas. J'ai encore en souvenir les disputes et drames autour de ces maigres récoltes, comme les silences complices qui nous tenaient liés aux autres quand le commandeur venait nous interroger sur la disparition de l'un d'entre nous, parti se réfugier dans les montagnes. Parce que tu reproduis tout ce qui fait que nous sommes des hommes et des femmes, l'amitié, la jalousie, la colère, l'amour, l'injustice, le découragement et le courage. Et tu oses la joie. » »

« Mais franchir le seuil de la maison principale, celle des maîtres, c'est ouvrir un immense sac dans sa tête. Dans ce sac, tu as déjà tout ce que tu as appris de ta mère, qui elle-même l'a appris de sa mère, et ce que ta condition d'esclave t'a enseigné. Tu le caches bien au fond du sac pour le recouvrir du savoir du maître. Tu feins d'aimer dans ce savoir jusqu'à ce qui t'humilie, te nie, t'efface. Parce que le maître est persuadé que tu ne sais rien, que tu n'es rien. Alors tu le laisses à sa foi trompeuse. Cette foi fait ton affaire. Son ignorance est ta force. Parce que tu connais son monde et le tien. Tu as cette longueur d'avance-là. Et puis le savoir au fond du sac t'apprend à endurer, à te taire et à obéir aux ordres, à offrir ton dos au fouet et accumuler tout ce que les yeux peuvent voir, les oreilles entendre et la chair subir. Parce que ta vie peut dépendre d'une mimique, d'un rictus, d'un geste involontaire, d'une parole de trop. À ces moments-là, tu envoies ton âme encore plus loin au fond du sac pour qu'elle ne te trahisse pas. Seul ton masque doit te servir. Alors, tu te conditionnes à être impassible. Tu es un mur blanc sur lequel rien n'est écrit, donc le maître ne peut y lire que ce qu'il croit savoir. »

« Les maîtres se trompaient sur notre silence. Ils nous pensaient brisés, alors que nous parlions tout bas à la haine et à la colère qui piaffaient tout à l'intérieur, nous leur répétions sans bouger les lèvres "Otan, otan, le moment n'est pas encore venu. Patience, patience" . »

« Dans mon silence je traverse la haine de moi-même dans l'odeur d'un homme, sur la peau d'un homme que je n'aimerai jamais, dans sa bouche sur mes seins, sur mon sexe, dans la jouissance honteuse d'un corps qui m'abandonne, et me laisse seule dans cette haine de moi-même. Ce sont les moments les plus humiliants, les plus terribles. La haine de soi y est comme un marécage, une vase nauséeuse, un sable mouvant. Tu dois décupler d'effort pour ne pas t'y laisser engloutir. »

« Ces jours-là, grand-mère, plusieurs fois dans la journée, fredonnait Lizèt kite laplenn, laissant remonter cette mélancolie qui fait qu'on emprunte dans un affolement silencieux tous les chemins perdus, l'enfance, l'amour maternel, les amours passées, la rudesse de toute naissance.

Lizèt kite la plenn 
Mwen pèdi bonè a mwen 
Je a mwen sanble fontèn

Lisette a quitté la plaine 
J'ai perdu mon bonheur 
Mes yeux ressemblent à une fontaine

Mère m'a raconté que, de retour de l'un de ses voyages, le même pensionnaire s'approcha de grand-mère, lui tenant les mains avec tendresse et respect comme un fils à sa mère : « Patience, lui avait-il dit. Patience. »
Il s'assit en face d'elle et tira de son sac une coupure de presse et lui lut, tout en lui expliquant chaque phrase, la décision du président Boyer d'inviter des Noirs américains à venir s'établir en Haïti. 

Port-au-Prince, le 7 août 1824

Des sentiments d'humanité, liés à la prospérité future de la République, m'ont porté, mon cher général, à envoyer aux États-Unis d'Amérique, à la fin du mois de mai dernier, une mission afin de diriger, autant que possible, l'émigration en Haïti d'une portion de la population libre noire et jaune desdits États que la politique des Blancs américains est décidée d'en faire sortir. C'est le citoyen Granville, substitut du commissaire du gouvernement près le tribunal de cassation, qui est chargé de cette mission.
D'après les dépêches que j'ai reçues de lui, j'ai lieu d'espérer qu'il réussira dans l'entreprise qui lui est confiée, et que bientôt nous verrons arriver de nos frères d'Amérique qui viendront habiter notre territoire en se mettant sous la protection de nos lois, et en s'adonnant à la culture des terres. »

« [la question] implique une problématique de la couleur qui rejaillit sur toute la société haïtienne, infiltrant, à des degrés divers et selon des modalités diverses, l'ensemble des pratiques et des discours. »
MICHELINE LABELLE
Idéologie de couleur et classes sociales en Haïti.

« Lors nos ventres se tendent à l'arc des attentes et nous levons de ce naufrage, un continent d'ivresses et d'espérance... Là, le silence est clair. Immense. Et pilonne la parole de souffrance et sa fréquentation... »
YANICK JEAN
La Fidélité non plus 

« C'est alors que tu as surgi dans ma vie, toi, Léonard Corvaseau, pour ce voyage à mes côtés, moi, la passagère de nuit. De cette obscurité, tu n'as saisi que des lueurs furtives de ce qui pourtant fut pour moi un voyage éblouissant. »

« Nous, femmes des quatre chemins, nous sommes patientes. Je le suis. Au-delà de tout espoir. C'est notre façon de déjouer les pièges du temps. L'espoir n'est pas la seule réponse au malheur, mon Léonard. Il nous a souvent tellement décus. J'ai avancé avec ma constellation d'astres et de divinités sous mon mouchoir-ciel. Ce fut ma seule vaillance, mon unique foi. »

« À toutes ces peines, j'opposais une souffrance à bas bruit. Non, l'espoir n'était pas une réponse. Je n'espérais rien. Je m'accroupissais dans mon refuge-ciel, mon unique pays, les jambes pliées, les bras entourant mes genoux, et je reprenais des forces. Une fois que les ombres avaient avalé le soleil, je me demandais comment entrer de plain-pied dans la nuit sans trébucher. Souvent le sommeil s'abattait pour effacer mon corps de dix ans que le travail avait déjà malmené. Et puis l'absence d'espoir se transforma en une force inimaginable par les Mérisier, inconnue même de moi. Je ne me demandais pas combien de temps durerait encore cette épreuve. À quoi bon poser une question dont je n'avais pas la réponse ? J'ai gardé cette porte fermée. Je me refugiais dans mon ciel, m'asseyais sur un nuage et je regardais le monde de si haut que madame Mérisier n'était qu'un minuscule point perdu au loin. J'ai vécu deux longues années chez les Mérisier avant qu'un jour Grann Sémise apparaisse dans mon ciel et me dise : « Ne reste pas dans cette maison, ne reste pas, Sove. Pa rete nan kay sa a. »»

Madame Mérisier m'assenait le fouet, les brimades, m'acculait à la faim et à la soif pour s'assurer un droit, un motif de fierté face à ceux et à celles qui l'avait convaincue qu'elle était moins que le ver de terre qu'on écrase sous sa chaussure. J'étais sa preuve, sa pièce à conviction. Qu'elle valait mieux que moi. La souffrance qu'elle m'infligeait était une manière d'apaiser ses propres souffrances. Elle voulait en imposer, se faire passer pour ce qu'elle n'était pas. »

« Il m'a fallu venir en ville, apprendre les mots « Christophe Colomb », « plantation », « esclave », « Rochambeau », « Makandal », « Toussaint », « Napoléon », « Dessalines » pour apprendre qu'une couleur de peau, la mienne, pouvait être un fardeau. Que quelque chose faisait donc tourner le monde contre moi et tous ceux qui me ressemblent. Jamais je n'ai voulu porter ce fardeau-là. Toujours j'ai empêché cette roue de tourner exactement comme elle aurait voulu le faire. Posant des pierres sur son chemin, déboîtant la manivelle, faisant crisser ses essieux. Man Jo participait à toutes les protestations, chantant quelquefois La Marseillaise avec la foule ou conspuant les paquebots qui emportaient le café devant payer notre indemnisation indue à la France. Ces jours-là, elle s'habillait en conséquence, d'une robe en tissu grossier, un foulard à la taille, et je l'accompagnais, la poitrine en feu, la gorge prête à hurler jusqu'à la déchirure. Man Jo m'a appris à être dehors vent debout! À aimer la foule et la rue! Pour le carnaval comme pour la colère ! »

« Je suis décidément une ogresse silencieuse de la vie. Je suis vieille aujourd'hui. On n'arrive pas à cet âge sans avoir perdu. Beaucoup perdu. Mais j'ai dévoré les jours avec appétit et patience. J'ai tout englouti, l'accablant, le terrible, en versant par-dessus la jouissance ensoleillée, la joie d'un repas, le sourire d'une amie me contant une bonne vente, le regard de ma fille, celui de ma petite-fille, la force d'être entre ces murs, cher maître, chère maîtresse, et toi. Je me suis défaite de mon mouchoir-ciel, je vais vers le ciel. Je ferme les yeux. Je vais te revoir, toi mon homme, mon amant, mon général. Il n'y a plus qu'un rideau de nuage entre nous. Je l'ouvrirai sous peu.
Mes mains traînent, oubliées au bord du lit. Marianne et Fanny en tiennent chacune une. Tantôt la caressent, tantôt y posent leurs lèvres. Marianne et Fanny pleurent en silence. Je respire difficilement. La douleur du côté droit se fait de plus en plus insupportable. Lèvres entrouvertes, je râle. Une vomissure noire coule de mes lèvres. Je ferme les yeux sous le regard d'effroi de mes proches. Je ne les ouvrirai plus. Je n'en ai plus la force. Je ne cherche plus les preuves de ta présence dans cette chambre. Ton odeur dans ces draps, le passage si ancien du plaisir. Il fait noir.
Tout est déjà tombé dans le gouffre des jours. Là où il n'y a ni avant ni après, ni ici ni là-bas. Me voilà sans âge, légère, nue face à la mort qui ne tardera pas...
Mon général, mon amant, mon homme ! »

Quatrième de couverture

Toujours avancer sans se retourner, c'est ce que murmurent à Yanick Lahens les femmes de sa propre lignée dans ce puissant roman des origines, comme arraché au chaos de son quotidien à Port-au-Prince.
Née en 1818 à La Nouvelle-Orléans, Elizabeth n'a pas reculé quand, victime de deux tentatives de viol, elle a freiné les élans prédateurs d'un ami de son père. Sa grand-mère, ancienne esclave arrivée d'Haïti au début du siècle dans le sillage du maître qui l'avait affranchie, lui a donné un exemple de résistance silencieuse: devenue une commerçante prospère, elle n'a plus jamais accepté de se soumettre au désir d'un homme. Confiante dans la force qu'elle a tôt transmise à sa petite-fille en l'invitant dans la ronde mystérieuse des divinités vaudou, elle n'hésite pas à couvrir sa fuite: Élizabeth embarque pour Port-au-Prince, où nous la retrouverons bien des années plus tard, aux commandes de sa vie, mère d'un homme qui traverse la ville en libérateur.
En cette année 1867, rien ne destinait Régina, née pauvre parmi les pauvres, à rencontrer le général Léonard Corvaseau. C'est pourtant à son côté que va se poursuivre sa trajectoire d'émancipation.
Avec ce portrait en miroir de deux femmes, ses lointaines grands-mères, qui une semblable, une sœur échappée à la rudesse reconnaissent chacune en l'autre des conventions», la grande romancière haïtienne nous offre un magnifique hommage à toutes les Passagères de nuit (à commencer par celles des bateaux négriers), ces vaincues de l'histoire dont la ténacité et la connivence secrète opposent à la violence du monde une lumineuse vaillance.

Lauréate du prix Femina 2014 pour Bain de lune, titulaire de la chaire des Mondes francophones au Collège de France en 2019, YANICK LAHENS est née en 1953 en Haïti, où elle vit aujourd'hui encore. Son œuvre, traduite dans de nombreux pays, est publiée par Sabine Wespieser éditeur. 

Éditions Sabine Wespieser,  août 2025
219 pages 
Académie Française - Grand Pris du Roman 2025

lundi 17 novembre 2025

L'éducation physique ★★★★☆ de Rosario Villajos

Catalina mettra un peu moins de quatre heures à tenter de rentrer chez elle. Des heures qui paraissent une éternité. Vécues en tant que lectrice comme une plongée psychologique hors du commun et âpre dans la tête de cette adolescente de seize ans dans les années 1990. Le récit est dense, nous y déambulons au gré des souvenirs de Catalina, de ses questionnements, de ses réflexions, de ses frustrations, de ses colères, de ses envies d'hurler - et personnellement j'ai eu moi aussi envie d'hurler de rage aussi par moment - face aux difficultés qui sont les siennes. Pas évident de trouver sa place alors que son corps de jeune fille change et devient l'objet de convoitise, pas évident non plus de se sentir libre en tant que femme dans une société où l'on considère le mâle comme prédateur - « On castre toujours le troupeau, jamais l’étalon » -, quand l'éducation des filles est misogyne, quand la femme se sent coupable in fine d'être une femme.

Très intéressant. Révoltant aussi parce qu'il dépeint une dure et dérangeante réalité...mais il est temps qu'on en parle et que les choses changent !  
« Tout ce qu'elle veut c'est crier. Parce qu'elle se sent comme un cochon dans un abattoir. Parce qu'elle ne sait pas trouver l'affection chez elle ou au-dehors. [...] Parce qu'elle n'est coupable de rien, et encore moins d'être venue au monde, encore moins d'être arrivée de manière inattendue, sous une forme inattendue, une forme pernicieuse. Parce qu'elle en a marre qu'on lui dise que c'est elle qui déchaîne tous ces fléaux contre elle-même simplement en marchant dans la rue. Parce qu'elle veut un corps qui ne lui fasse pas mal. Parce qu'elle n'en a pas d'autre. Parce que c'est ce qu'elle a de plus précieux, la seule chose qu'elle possède. Parce que sans corps elle n'est pas et n'existe pas. Elle veut crier parce que c'est ce qu'elle doit faire à cet instant pour survivre. Parce que c'est ce corps même qu'elle abhorre qui la supplie de laisser s'échapper ce cri. Alors elle crie ... »

« Polly says her back hurts
She's just as bored as me
She caught me off my guard
Amazes me the will of instinct »
Nirvana, "Polly"

« Ce récit serait donc celui d'une traversée périlleuse, jusqu'au port de l'écriture. Et, en définitive, la démonstration édifiante que, ce qui compte, ce n'est pas ce qui arrive, c'est ce qu'on fait de ce qui arrive. »
Annie Ernaux, Mémoire de fille 

« "Catalina, montre-toi digne de ton prénom, il te vient d'une sainte", lui disaient les bonnes sœurs à l'école. On devrait faire l'inverse, songe-t-elle: d'abord être qui on est et ensuite on forme un adjectif à partir de ton nom, comme le faisaient les Grecs avec leurs dieux, par exemple Éros a donné le mot érotique et la fileuse Arachné, arachnide. Elle sait tout d'Hermès, d'Aphrodite, de Ganymède et de Salmacis, mais elle ne sait rien d'elle-même. »

« À partir du moment où elle avait su que ses seins ballottaient, qu'ils existaient un peu plus chaque jour, elle se préparait avant d'aller les voir sur le banc de la petite place où ils se retrouvaient, comme une soprano qui doit entrer en scène après l'ouverture. Même chose lorsqu'elle devait être interrogée au tableau en classe ou passer devant un groupe de garçons adolescents, mais aussi devant des ouvriers en bâtiment, des camionneurs, bref, des hommes adultes, parce qu'elle savait qu'il y aurait forcément des commentaires sur ce corps qui l'exaspérait. »

« Traverser le terrain vague, c'est ce qui ressemble le plus à ce que vivent les personnages des romans du Far West et des récits d'aventures qu'elle lisait il y a quelques années, sauf que John Silver et le petit Jim veulent trouver un trésor sur une île alors que Catalina veut juste rentrer à la maison à l'heure et sans qu'on la viole. »

« Elle, elle n'a aucun droit, même pas celui de garder le silence. Ils ne lui ont même pas laissé l'opportunité de les perdre une seule fois. Quand elle y pense, elle bout : quelques graines de rancœur supplémentaires semées dans le cœur de sa créature intérieure. »

« [...] l'autostop c'est une faute grave pour une jeune fille, c'est se mettre en danger consciemment, c'est donner carte blanche aux violeurs et aux assassins, c'est servir sur un plateau du filet de bœuf à un doberman pour lui demander ensuite de ne pas y toucher. »

« Il y a peut-être une guerre, constante mais discrète, un cheval de Troie rempli d'informations qui ne seraient cancérigènes que pour une catégorie de la population, car elle ne connaît aucun conte classique, ni œuvre d'art, ni spectacle public dans lequel il n'est dit qu'elles, filles et femmes, n'étaient pas à la maison mais dans une forêt obscure, ou en train de se laver dans l'eau d'une rivière, ou sur une route de campagne, et que le pire ne leur serait pas arrivé si elles avaient évité ces lieux que les hommes peuvent fréquenter en toute sérénité. Catalina cherche des exceptions, mais seul lui vient le souvenir de la nymphe Daphnée, obligée de se métamorphoser en arbre afin d'échapper à Apollon. Peut-être que modifier l'apparence de son corps, en ajoutant ou en retranchant de la chair, c'est le seul moyen de se protéger dans cette vie. Catalina se demande si ce n'est pas ce que maman cherche à faire. »

« Catalina ne supporte pas son soutien-gorge plus d'une heure ou deux, elle ne supporte pas non plus les vêtements serrés et, quand elle porte une chemise, elle se met aussitôt à transpirer et se retrouve avec des auréoles sous les bras, Des taches qui trahissent le fait qu'elle est vivante. Elle ne veut même pas penser aux odeurs que dégage son entrejambe, un parfum qu'elle aimerait pouvoir abjurer de toutes ses forces. En plus, elle sent que son physique se métamorphose constamment, que chaque fois qu'elle est à peu près sûre de se connaître, qu'elle commence à savoir qui elle est, elle se transforme à nouveau en une étrangère. Elle n'admet pas l'idée que ce n'est pas son corps qui la tourmente et gâche la fête en étant incapable de supporter des talons qui lui déforment les pieds, mais que c'est elle qui le torture quand, malgré la douleur, elle essaye d'en porter. Même les parties de son être qu'elle trouve en secret les plus jolies lui font honte, comme si la beauté n'avait pas d'importance ni d'éclat en soi juste parce que la nature l'accorde gratuitement. Apparemment, il est préférable d'admirer une beauté produite avec des litres de maquillage, un Wonderbra, des heures d'aérobic et de privations. Elle aimerait qu'il existe davantage de catégories sensorielles devant lesquelles s'émerveiller. Elle rejette la possibilité d'avoir une odeur spéciale, parce que même après s'être lavée méticuleusement, elle trouve que son entrejambe sent comme un animal de ferme. Mais elle a peut-être une jolie peau quand on la touche, ou une voix agréable ou, sans le savoir, le pouvoir caché de voir ou entendre des choses même avant qu'elles n'existent, et puis de toute façon on ne peut pas créer une sculpture ni composer de la musique ni écrire une histoire à partir de rien. Son erreur, c'est de vouloir séparer ce qui est physiologique et corporel de ce qui est intellectuel et spirituel, la sensation de l'émotion, en feignant de ressentir plus que du froid, de la fatigue, de la faim, du plaisir ou tout ce qui peut être en lien avec les courbes si changeantes qui constituent sa présence au monde. Toutefois, rien n'est plus vrai que ce qui s'y passe, même si l'anthropocentrisme philosophique qu'on enseigne à l'école s'entête à souligner le contraire. Elle se demande si le problème ne serait pas que ressentir du plaisir ou simplement ressentir est une richesse intérieure que l'homme ne supporte pas d'avoir à partager, même avec certains membres de sa propre espèce. Ainsi, quand elle est émue d'avoir caressé un oiseau, ou d'avoir vu une cigogne voler jusqu'à son nid ou un papillon voleter autour d'elle, elle garde l'espoir de s'accepter, comme le font ces espèces, sans se poser de questions, ou au moins d'accepter que ses hanches n'ont pas besoin d'une gaine. Elle se souvient encore de cette scène. Maman, un autre corps absent de lui-même, écoutant celui de sa fille lui annoncer qu'il ne portera plus jamais une chose qui le serre tant. Peut-être qu'il lui a fallu un peu plus de temps pour le comprendre, mais le fait est - Catalina ne s'en rend compte que maintenant qu'il y a des mois qu'elle n'a pas vu la moindre gaine sur l'étendoir. Corps 1- Maman 0. »

« Papa et maman la tiennent au bout d'une corde depuis longtemps rompue, car si Catalina fait du stop ce n'est pas juste pour éviter de rentrer trop tard à la maison, c'est aussi parce qu'elle a besoin de frôler la ligne rouge, de vire à la frontière ; elle préfère l'apocalypse au liquide amniotique dans lequel elle flotte quand elle est avec papa et maman. L'autostop, c'est le sport extrême qu'elle a choisi, comme d'autres filles choisissent de coucher avec des inconnus sans protection ou de rentrer seules le soir, un rite initiatique dont elle espère sortir avec un nom, un vrai, pas celui qu'on lui a imposé qui est ennuyeux comme la pluie. Ceci dit, elle espère tomber sur quelqu'un d'aussi gentil que la dernière fois pour la ramener. »

« Catalina, qui s'intéressait tellement à la mythologie classique, se rappela en écoutant cette histoire que la tradition du passage du seuil de la porte dans les bras du marié ne venait pas du grand écran mais du rapt - l'enlèvement, on y revenait toujours - des femmes dans la Grèce antique. Elle aurait aimé le préciser, apporter son grain de sel dans la conversation entre shampooings et permanentes, mais elle savait qu'une fois à la maison maman la gronderait en lui ressortant son fameux slogan : voir, entendre et se taire. Selon maman, une fille ne doit pas donner son opinion. Catalina déteste qu'elle le lui dise et la manière dont elle le dit, alors ce jour-là elle avait préféré se conformer aux instructions et rester à sa place tout en observant les deux clientes les plus silencieuses du salon de coiffure. L'une d'elles, d'environ cinquante ans, s'était d'abord mêlée à la conversation et avait même évoqué son mariage et ses beaux-parents, qui désormais vivaient eux aussi sous le même toit qu'elle, mais comme elle n'avait pas eu d'enfants, malgré plusieurs tentatives avec les méthodes modernes de reproduction assistée, elle s'était mise en retrait des bavardages revue, sans toutefois tourner une seule fois la page. Voir. entendre et se taire. La seconde, la plus silencieuse de toutes, était ce que les autres appelaient dans son dos une vieille fille. Elle vivait dans son immeuble et avait presque dix ans de plus que maman, mais ne faisait pas son âge. Étrangère à la conversation, fixant son propre visage dans le miroir, elle levait par moments un sourcil, comme si elle venait d'entendre une énormité. Elle était la plus jeune d'une famille de trois garçons et deux filles, tous mariés et avec des enfants, à part elle, qui durant dix ans demeura hors du domicile familial, mais c'était sur elle qu'était finalement retombée la responsabilité de s'occuper de leurs parents. Avec ou sans homme, la vie finit toujours par t'obliger à t'occuper de quelqu'un, mais ce quelqu'un ce n'est pas toi, pensa Catalina. Pour elle, c'était plus naturel de s'occuper des enfants, parce que les parents on ne les a pas choisis et on ne peut pas les éduquer ni faire en sorte qu'ils se comportent comme on le voudrait, on ne peut pas leur ordonner de voir, entendre et se taire, ni leur interdire de sortir ni rien. C'est pour ça qu'elle s'était fait la promesse que, si un jour elle avait des enfants, elle ferait son possible pour bien s'entendre avec eux, elle les laisserait faire beaucoup de choses et peut-être même qu'elle les ferait avec eux, ces choses, au lieu de dire toujours NON ou Quand tu seras mère tu comprendras. Comme ça ils ne voudraient jamais la fuir. »

« Si elle aimait tellement aller à la campagne, c'était parce que là-bas elle parvenait à fatiguer son corps sans se fatiguer d'être en vie. »

« L'espèce humaine est la seule à s'inquiéter de la mort, à refuser de mourir, à vouloir garder le contrôle sur la vie, au lieu de s'occuper, comme les autres, de savoir la vivre. »

« Parce que le pire est ailleurs, comme la vérité dans X-Files, et tout le monde a laissé entendre à Catalina que lorsqu'un loup se promène en liberté on enferme les cent brebis à double tour, et si l'une d'elles s'échappe, ce sera de sa faute à elle si le loup la trouve, parce qu'il est dans la nature du loup de faire peur à la brebis, de torturer la brebis, de tuer la brebis, de la dévorer, mais personne ne se demande s'il est dans la nature de la brebis de rester enfermée jusqu'à ce que le loup cesse d'exister, puisque apparemment le loup n'arrêtera jamais de la traquer. 
Catalina ne veut pas qu'on la viole, ni qu'on la mange, ni réapparaître en morceaux éparpillés dans un fossé, mais elle ne veut pas non plus faire sa vie en fonction du loup, alors qu'elle pressent que, comme Dieu, il peut être partout. Elle aimerait peut-être disparaître dans une malle magique et réapparaître ailleurs, si possible loin de la maison. Elle s'est habituée à cette peur acquise, à l'alimenter, à se vautrer dedans, et même à y prendre plaisir, à vouloir sentir n'importe quoi sauf l'autre peur, celle qui la conduirait directement à un puits portant une inscription gravée dans la pierre disant quelque chose comme "Après tout ce qu'on a fait pour toi, on croyait qu'il t'était arrivé quelque chose, tu ne te rends toujours pas compte à quel point tu es fragile ? Tu pourrais retomber malade", ou cette autre peur, plus concrète et tangible, à laquelle elle est confrontée chaque fois qu'elle rentre cinq minutes en retard et dont la conséquence est de ne pas pouvoir sortir de la torpeur domestique pendant une longue période. »

« Elle voudrait crier au monde entier qu’elle déteste être née dans ce corps auquel on ne permet de rien faire. Peut-être qu’elle ne le dit pas parce qu’elle craint de lasser, ou de ne pas être comprise, ou de ne plus être aimée avec toutes ses bizarreries. Elle préfère être vue comme une méchante fille que comme une bête curieuse. Curieuse parce qu’on n’a pas toléré qu’elle soit dans un autre état d’esprit, qu’elle ait d’autres désirs et initiatives, comme pour les femmes mortelles dans la mythologie classique. »

« Durant ces quelques jours d'incertitude, Catalina décora sa chambre de dessins médiocres ou de tout ce qui pouvait l'aider à marquer un territoire dans lequel elle allait se retirer comme une bigote du Moyen Age.
Lire, écrire, et qu'on me fiche la paix, voilà quelle aurait été la devise de son couvent. Elle était certaine que c'était la véritable raison pour laquelle les femmes se cloîtraient au Moyen Âge, car s'enfermer dans une cellule pour lire ou préparer des madeleines en compagnie de dix autres femmes, ça devait être ce qui se rapprochait le plus de l'indépendance, sans avoir à mourir prostrée dans son lit des suites de son vingtième accouchement avant d'atteindre quarante ans. »

« Catalina a découvert qu'écrire est la meilleure façon d'être ou de ne pas être au monde. »

« - Fallait pas arrêter la pilule.
- C'est le docteur qui m'a dit d'arrêter ; ça faisait cinq ans que je la prenais sans interruption.
- Mais qui c'est ton mari ? C'est le docteur ou c'est moi ? 
Comment Catalina pourrait savoir quoi que ce soit sur le désir alors qu'elle ne sait ni ce qu'elle veut, ni qui elle aime, ni qui elle est, ni ce qu'est son corps, ni à qui il appartient, quand les lois semblent ne tenir compte que d'une seule forme de vie bien spécifique, mais pas des millions d'organismes qui cohabitent dans son ventre. Quel est le signe astrologique des bactéries de son intestin ? D'où sort l'idée que certaines espèces ont plus d'importance que d'autres ? Quel est le sexe d'une grossesse de quatre semaines ? Cette dernière question lui semble importante, sinon ça n'apparaîtrait pas sur la carte d'identité que Pablito a depuis deux ans. Dans la hiérarchie mondiale elle est sûre que les choses sont classées dans cet ordre: numéro un : un homme. Numéro deux: une femme enceinte d'un futur homme. Numéro trois : une femme enceinte d'une future femme qui un jour portera dans son ventre un futur homme. Dernière place : une femme aux trompes ligaturées. Maman, qu'est-ce qui t'a pris, pense Catalina, et elle imagine la version la plus lucide et ironique de sa mère lui répondre : "Tu vois, personne n'est venu à la maison pour donner des cours d'éducation sexuelle ni distribuer des capotes. Et puis ton père n'aurait jamais eu l'idée d'en mettre, et une vasectomie n'en parlons pas. On castre toujours le troupeau, jamais l'étalon." »

« Se doucher dans les ténèbres n'aidera pas à faire la lumière sur ce qui l'entoure, au sens littéral, et ne lui permettra pas non plus de comprendre quel pouvoir possède son corps. Si elle continue à le cacher, elle ne le laisse pas exister ; si elle le montre, elle a l'impression qu'il n'existe qu'à travers le regard des hommes. Elle sait déjà ce que c'est de se cacher, alors autant essayer de laisser la fenêtre complètement ouverte, pour que les autres puissent voir ce qu'ils veulent. Elle se dit que ce serait un acte de charité. Peut-être qu'ainsi les femmes des voisins, celles que maman appellent par leurs prénoms, n'auraient pas à mentir sur leurs maux de tête ni écarter les jambes sans en avoir envie le soir même. Mais si les maris le font ensuite avec leur épouse en pensant au corps de Catalina ? Répugnant. »

« Guillermo faisait semblant d'aimer les filles comme Catalina le faisait de pouvoir en être une. Que chacun ait sa bibliothèque de mensonges et vive sa mythomanie en paix. Mentir n'est qu'une autre manière de raconter la vérité, nous finirons Guillermo et moi par devenir écrivains, se disait-elle, comme si l'imposture était une méthode primitive pour pratiquer la fiction. Raconter des salades ou écrire le développement d'un conte nécessitent les mêmes outils. Ce sont des actes liés à la survie, même si, finalement, certaines histoires s'obstinent plus que d'autres, aussi folles soient-elles, comme la tauromachie depuis l'âge de bronze ou les femmes dépourvues de sentiments depuis la culture classique. »

« Maman ne mentionnait jamais cette partie du corps, elle la faisait simplement disparaître du langage comme une fillette dans le coffre d'une voiture, un petit lapin ou ou chat dans un haut-de-forme. Un jour, Catalina l'avait justement appelé comme ça, le "minou", pour demander à maman d'être plus douce, car elle était en train de lui laver cette zone avec un peu trop de fougue pour lui rendre sa pureté ou peut-être pour voir si elle arrivait à l'effacer pour de bon. le minou. Catalina avait entendu une petite fille le dire à l'école. Elle n'avait alors que sept ans, et avait à peine prononcé ce mot qu'elle reçut une tape sur la bouche d'où venait de sortir ce que maman considérait comme une horreur. le coup resta gravé comme un souvenir d'enfance : direct et sec, et si c'était possible, elle pourrait presque en sentir encore le goût aujourd'hui sur ses gencives. le même genre de coups que certains flanquent à leur petit chien pour l'empêcher de mordre. Assez mou pour ne pas lui fendre la lèvre, mais suffisamment fort pour qu'elle ne retente jamais de nommer l'innommable. Elle ne pleura pas, mais eut les larmes aux yeux. Elle resta stoïque en serrant la bouche, sonnée, paralysée, nue et pleine de savon face à maman jusqu'à ce que celle-ci sorte de la salle de bains. »

« La gorge en ébullition et avec pour seul objectif de rentrer à la maison au plus vite, elle réussit à s'extirper de là en sentant des mains tenter en vain d'attraper ses fesses comprimées, et de ce fait anesthésiées par la gaine que maman lui faisait porter. La première fois qu'elle l'avait enfilée, Catalina avait demandé à quoi servait ce vêtement si inconfortable et maman lui avait répondu que c'était pour être bien maintenue. Peut-être qu'elle voulait dire blindée, même si en blindant Catalina contre le monde elle la blindait également contre sa propre curiosité, contre ses propres doigts explorant son propre corps. »

« La méfiance est un long couloir humide, aux murs recouverts d'écailles poisseuses. Un héritage auquel il n'est pas facile de renoncer. Si un commerçant disait à maman qu'une fille aussi grande et maigrichonne qu'un garçon lui avait volé un paquet de bonbons Chimos, maman pensait immédiatement que c'était sa fille qui avait fait le coup; si la maîtresse disait que deux copies d'élèves étaient identiques, papa en déduisait que c'était Catalina la copieuse. Petite, elle en était venue à penser que s'ils ne la laissaient pas sortir, ce n'était pas pour la protéger contre les maladies contagieuses des autres enfants mais pour préserver le reste de la population de sa présence toxique. »

« Tout ce qu'elle veut c'est crier. Parce qu'elle se sent comme un cochon dans un abattoir. Parce qu'elle ne sait pas trouver l'affection chez elle ou au-dehors. Parce que le père de son amie l'a embrassée et l'a obligée à le toucher, et quand il a vu que son désir n'était pas réciproque, il a menacé de dire à ses parents qu'elle était une salope, une traînée. Parce qu'elle n'est coupable de rien, et encore moins d'être venue au monde, encore moins d'être arrivée de manière inattendue, sous une forme inattendue, une forme pernicieuse. Parce qu'elle en a marre qu'on lui dise que c'est elle qui déchaîne tous ces fléaux contre elle-même simplement en marchant dans la rue. Parce qu'elle veut un corps qui ne lui fasse pas mal. Parce qu'elle n'en a pas d'autre. Parce que c'est ce qu'elle a de plus précieux, la seule chose qu'elle possède. Parce que sans corps elle n'est pas et n'existe pas. Elle veut crier parce que c'est ce qu'elle doit faire à cet instant pour survivre. Parce que c'est ce corps même qu'elle abhorre qui la supplie de laisser s'échapper ce cri. Alors elle crie ... »

Quatrième de couverture

Ses plus grandes batailles, une femme les livre contre son propre corps.
U n soir de l'été 1994, Catalina, 16 ans, quitte précipitamment la maison de sa copine avant qu'on la raccompagne. Il n'y a plus de bus, elle part à pied et décide de faire du stop. Elle a peur des mauvaises rencontres mais encore plus du couvre-feu imposé par ses parents.
Entre 18h15 et 21h45, avec un suspense digne d'un thriller, on va suivre ses pensées comme une expérience intime, parfois dérou-tante, parfois contradictoire, mais surtout intense, comme tout ce qu'on vit à l'adolescence. Ce sera aussi une tentative de prise de conscience de son propre corps qu'elle cherche à apprivoiser malgré le regard des autres.
L'auteure transfère sur le plan physique l'éducation sentimentale de son héroïne, miroir de la vie et de son temps, pour nous suggérer que les batailles des femmes reflètent les violences de chaque époque.
Un livre parfaitement actuel sur le désir de liberté et le corps féminin comme champ de conflit émotionnel, affectif et politique. Un roman juste, universel et plein de tendresse.

PRIX BIBLIOTECA BREVE DU MEILLEUR ROMAN 2023

Rosario VILLAJOS est née à Cordoue en 1978 et vit à Madrid. Après des études aux Beaux-Arts, elle a travaillé dans l'industrie musicale. L'Éducation physique, son premier roman traduit en français, a reçu le prestigieux prix Biblioteca Breve en Espagne et a été finaliste du prix Strega étranger en Italie.

Éditions Métaillé,  septembre 2025
249 pages
Traduit de l'espagnol par Nathalie Serny