Léonard, l'aîné des six enfants raconte son enfance heureuse et soudée avec ses frères et soeur, et ses parents aimants.
Ils vivent paisiblement à la campagne et c'est dans ce décor champêtre que j'ai tourné, avec bonheur, les pages de ce livre, au gré des saisons, des beaux mots de Jean-François Beauchemin, de ce vent léger, de ces belles phrases truffées de belles métaphores qui m'ont ravie, m'ont enchantée et émue aussi.
Une vie paisible proche de la nature et du cœur de chacun, à aimer la vie à tort et à travers, à savourer et s'émerveiller devant la splendeur de la vie, de la nature « Rien n'est plus émouvant qu'une nuit d'été traversée par les bruits de la terre. » ...
« Parfois, dans l'atelier, papa écoutait ce slow magnifique, Nights in White Satin, des Moody Blues, et il se mettait à pleurer. Ensuite il se mouchait puis disait : « La vie est une splendeur ! » Et alors il allait puiser sur l'étagère son exemplaire tout écorné des Fleurs du mal, se tournait vers nous et citait Charles Baudelaire : Ta tête, ton geste, ton air sont beaux comme un beau paysage... Il s'émouvait encore, l'un de nous lui tendait un nouveau mouchoir, puis il nous expliquait : « Pourquoi deux fois beau dans ce poème ? Parce que c'est simple, et équilibré. Il ne faut pas avoir peur de la répétition. Au contraire, c'est elle qui fait l'équilibre de la phrase. » Et sans le dire nous pensions simultanément la même chose : ce n'est pas de syntaxe ou de figure de style dont il parle, c'est de notre vie en famille. »
... jusqu'au jour où un invité provoque une "blessure générale, confuse domestique" chez chacun des membres de cette famille, une blessure ressentie "à gauche sous les côtes". Une douleur près de l'âme.
Malgré ce déséquilibre certain, les liens vont se resserrer encore entre eux, et les enfants vont continuer à être ce qu'ils sont depuis leur plus jeune âge, des êtres émerveillés de toutes ces petites choses merveilleuses de l'ordinaire.
« Mais ce que je crois aujourd'hui, c'est que nous avions dès notre plus jeune âge développé une sorte de méthode, une façon de vivre inexplicablement basée sur une théorie du bonheur, et que pour nous la maladie, la souffrance, le malheur, la désolation, la fatigue, la détresse ou la mort nous stimulaient, en un sens, ou en tout cas ne prenaient jamais complètement le pas sur la joie, la force, l'amour qui sauve, l'espoir, le rire et la vie. D'où nous venait cette faculté ? À mon avis, il faut continuer de lire cette histoire pour mieux le comprendre. »
N'hésitez pas, si vous en avez l'occasion, à ouvrir ce livre empreint de philosophie, à vous laisser porter par la poésie dans cet invraisemblable bonheur car « [...] il y a dans chaque maison de cette campagne des gens avides de lectures plus indéfinissables, qui donnent accès à une solitude ombreuse, et aussi à une certaine poésie agissante et infatigable. »
Ce vent léger m'a cueillie en une matinée ensoleillée.
« Rien n'est précaire comme vivre
Rien comme être n'est passager
C'est un peu fondre pour le givre
Et pour le vent être léger »
Louis Aragon
«[Les] petites errances de maman dans les collines. Elle y mettait de l'ordre, je dirais, dans la matière mélancolique de son esprit, ces perspectives mobiles et très secrètes d'une femme tournée vers le ciel et qui, l'oreille dressée, écoutait dans les lointains la grande voix assourdie du temps. Car elle hébergeait une âme non pas décousue, mais, comment dire, disséminée, comme on le dit de certaines graines transportées par le vent léger, et qui restent longtemps ainsi transportées, suspendues entre ciel et terre.
Elle tardait à entrer dans cette étape de la vie que papa, lui, avait atteinte depuis un moment, et qui fait que la conscience est en paix relative, et désormais assez détachée du monde pour enfin s'y intéresser lucidement, sans trop de prudence ni trop de légèreté. On comprenait qu'elle avançait dans l'existence de la même façon qu'elle marchait dans les collines: à pas lents, mais, puisqu'il y avait tant à penser, sans trop s'attarder aux merveilles qui l'entouraient : la campagne épaisse, oscillant de gauche à droite, le beau marbre antique du ciel, le soleil monté là-haut sur son perchoir à poules, la lumière d'octobre déjà rousse. En réalité, et si vous voulez mon avis, je crois qu'elle entendait déjà, venu de quelque endroit reculé de ce ciel, le bruit de la mort qui, à l'étage, déplaçait ses gros meubles. »
« [...] il faut aimer, aimer de toutes ses forces, à tort et à travers. Et si l'amour cesse, il faut recommencer ailleurs, malgré les bruits de scie. »
« Parfois, dans l'atelier, papa écoutait ce slow magnifique, Nights in White Satin, des Moody Blues, et il se mettait à pleurer. Ensuite il se mouchait puis disait : « La vie est une splendeur ! » Et alors il allait puiser sur l'étagère son exemplaire tout écorné des Fleurs du mal, se tournait vers nous et citait Charles Baudelaire : Ta tête, ton geste, ton air sont beaux comme un beau paysage... Il s'émouvait encore, l'un de nous lui tendait un nouveau mouchoir, puis il nous expliquait : « Pourquoi deux fois beau dans ce poème ? Parce que c'est simple, et équilibré. Il ne faut pas avoir peur de la répétition. Au contraire, c'est elle qui fait l'équilibre de la phrase. » Et sans le dire nous pensions simultanément la même chose : ce n'est pas de syntaxe ou de figure de style dont il parle, c'est de notre vie en famille. »
« L'innocence nous revient-elle jamais après nous avoir quittés ?
Nous la sentions désormais hésitante à le faire. Bien souvent, nous l'entendions qui rôdait sous nos fenêtres, ou dans l'allée bordée de jonquilles. Mais elle n'entrait plus guère dans la maison à présent, et c'est à distance que nous devions suivre ses directives. Nous retournions chez le vieux fermier Bertin, peut-être l'homme le plus douloureusement dépossédé de cette innocence pour nous déjà presque perdue. Enfermé dans sa chambre, il écrivait depuis toujours ce qu'il croyait être un traité de sagesse mais qui dans les faits n'était qu'un long poème céleste et mélancolique, avec au milieu une grande tempête contenue. Personne à part nous ne s'intéressait à ce gros livre trop austèrement mystique. Quand il songeait plus que d'habitude à sa femme, il jouait avec l'idée de donner à son traité des airs de romance amoureuse. Nous le découragions de s'engager dans cette voie. Une fois, Zelda a dit : « L'amour dans les livres est toujours dégoulinant. Laissez-le plutôt vivre dans la vraie vie. Bien sûr votre femme est morte, mais ça n'est pas une raison. » Ces mots, ça l'a visiblement fait réfléchir. « Hum, a-t-il répondu, tout à coup bien pensif. Oui, je sens qu'il y a dans chaque maison de cette campagne des gens avides de lectures plus indéfinissables, qui donnent accès à une solitude ombreuse, et aussi à une certaine poésie agissante et infatigable. » C'était un poète, indéniablement, dont le gros livre dépeignait avec une sorte de minutie florissante non seulement les hommes, les femmes et les enfants, mais aussi l'espace et la durée, les forces secrètes qui empoignent par le col, si je puis dire, l'impénétrable mystère de l'univers. Tout pour plaire aux adeptes des grandes questions épineuses comme nous, enfants de la digne lignée des Cresson. Il répétait toujours: « Ce qui arrive à votre maman c'est terrible, oui terrible. Mais vous tenez le coup, peut-être parce que vous êtes tous ensemble, vous vous serrez les uns contre les autres. Moi je suis seul, et j'ai beau essayer d'être comme vous, les enfants, je n'arrive qu'à exprimer une tristesse aiguë. » Puis nous nous dirigions vers la laiterie où il nous servait chacun un verre de lait si extraordinairement frais que nous éprouvions dans nos corps de petits frissons de bonheur vertigineux. Après quoi nous nous taisions pour mieux écouter la rumeur lointaine du réel résonnant dans les collines, et ce sentiment de bien-être qui nous prenait par surprise, peut-être était-ce la poésie, justement, qui, cherchant un passage, se frayait un chemin dans nos corps en même temps que le lait du fermier Bertin. Souvent, tandis que nous buvions, il évoquait le souvenir de ses chiens, auprès desquels il avait vécu, affirmait-il, certaines expériences bouleversantes de douceur. « L'un d'entre eux, le plus aimant, m'a appris l'art toujours difficile de la compassion. L'autre, par la joie setrète qu'on devinait sourdre de sa poitrine à chaque aurore, me rappelait la chance que j'avais d'être capable d'émerveillement, d'imagination, de déduction mathématique, de songe et de ferveur. Un autre encore, mystérieusement familier avec les petits enfants, m'a fait comprendre les rapports oubliés entre les premiers embrasements de la jeunesse et ceux, non moins passionnés, de la vieillesse qui s'y appuie comme à un bâton, ou une canne. »»
« Un matin nous nous sommes réveillés et l'été nous attendait derrière les vitres. Chaque année à pareille date, l'étang se mettait à résonner du chant assourdissant de milliers de petites grenouilles crucifères. « Tiens ? Le grand colloque a commencé », a dit papa en levant les yeux de sur sa page des Fleurs du mal. En cette année du cancer, nous nous rassemblions souvent sur le rivage, le soir venu, avec lui et maman. Au ciel montait la grosse tranche de citron de la lune. L'étang, pourtant lisse comme la surface d'un miroir, vibrait au son de la complainte amoureuse des petits batraciens. À ce tintamarre de tôles et de clochettes se mêlait le bruit de scie planétaire des insectes. Attendrie, maman répétait toujours : « Rien n'est plus émouvant qu'une nuit d'été traversée par les bruits de la terre. » Nous observions son beau visage, ses mains de ménagère et son pantalon tout-aller, son foulard élégamment noué sur la tête pour la protéger au moins un peu des courants d'air. Nous tâchions d'appliquer à nos vies sa compréhension immédiate des phénomènes naturels et des choses vitales. En regardant vivre les enfants que nous étions encore, elle s'étonnait, pourtant, de trouver dans ces jeunes corps secoués de clartés et de présages l'allégresse inquiète qui déjà annonçait les adultes à venir, toujours soucieux du temps qu'il fait, sans cesse émerveillés par la moindre fleur. C'est elle qui en tout cas nous a appris à écouter si attentivement ce bruissement nocturne avec lequel nous aimions renouer, les soirs de juin, et qui tout l'été hantait notre invraisemblable bonheur. Beaux étangs bariolés de poissons, belles nuits piquées d'astres, prenez soin de cette femme qui dort. C'est ma mère enterrée sur le bord de son corps et de mon inépuisable passé. »
« Les abeilles abondaient dans nos collines si fleuries, où le fermier Bertin avait installé ses ruches. Nous savions que ces petites travailleuses acharnées ne disposaient que d'une vie et d'une carrière fulgurantes, et mouraient au bout de six semaines environ, au terme d'une existence dont chaque instant, jusqu'au dernier, avait été consacré à l'effort collectif. Leur vieillesse, écrivait le fermier Bertin dans son traité de sagesse, n'est pas comme la mienne l'occasion de se retourner et de regretter le passé. Ce ne sont pas des créatures créées pour la nostalgie. Peut-être devrais-je tirer une leçon de ces existences si brèves et si parfaitement vouées au temps présent. Le passé est un phare, non un port. Nous courions à la maison répéter ces mots à papa. « Je veux bien, commenta-t-il une fois, mais je ne déteste pas de temps à autre tenir compagnie à mes regrets mélancoliques. J'y rencontre des audaces, des révoltes, des austérités et mêmes des douleurs aujourd'hui disparues, que j'ai peut-être trop tôt transformées en dogmes, en espérances exagérées, en fausses clartés. Bertin n'a pas tort : le passé nous guide bel et bien au milieu de cette nuit que nous traversons. Mais je voudrais en terminant, les enfants, ajouter quelque chose. J'ai remarqué qu'à certains moments plus graves que d'autres, ou plus méditatifs, cette lumière clignotante jaillissant de mon passé allongeait son faisceau jusque dans mon avenir, et l'éclairait d'une sorte de vérité. Je pense qu'il en est de même pour chaque homme, chaque femme et chaque enfant peuplant cette planète. Comme si notre histoire, tout bien considéré, cherchait à attirer notre attention pour nous rappeler que ce qui nous attend n'est au fond qu'une forme remaniée de l'expérience, sa variante pollinisée par le temps, comme une fleur par une abeille, justement. »»
« Au début du mois de septembre mille-neuf-cent-soixante-et-onze, René Simard a fait paraître à l'âge de dix ans son disque L'oiseau, et tout le monde est devenu fou de lui. Nous écoutions nous aussi L'oiseau, Santa Lucia et Ange de mon berceau en boucle à la maison, mais notre entrée dans le fan-club a été ratée parce qu'en août maman était arrivée dans la phase de crise blastique du cancer, chose qui nous coupait l'envie de chanter et de célébrer. Qu'est-ce que la phase de crise blastique ? Voici la réponse de papa, formulée dans l'atelier, où nous avons été conviés un soir après qu'il eut mis maman au lit. « C'est, en gros, l'étape où tout se détraque. Les cellules dysfonctionnelles se multiplient, les globules rouges et les plaquettes diminuent drastiquement. Votre mère pour cette raison développe depuis un mois infection par-dessus infection, elle saigne pour un rien, éprouve une immense fatigue, elle a le souffle court, des maux d'estomac à cause de la rate qui enfle, des douleurs aux os. » Puis, encore une fois ne retenant plus ses larmes (il n'en voyait jamais la nécessité), il s'est approché de nous pour dire ceci : « Les enfants, ni vous ni moi ne croyons en Dieu. Mais ce soir et dans les semaines à venir, prions, prions. Je crois qu'il ne reste plus grand-chose d'autre à faire, désormais. » Nous aimions la vérité, mais toute vérité n'est pas bonne à faire exploser. Zénon, le benjamin, pleurnichait. La bouche ouverte, il manipulait nerveusement un de ses bouchons de bière. Elliot était tout pâle. Zelda tremblait de tous ses frêles membres. On ne pouvait pas savoir à quoi Arthur songeait, mais on devinait à son agitation nerveuse qu'en lui un câble venait de lâcher. J'étais moi-même très retourné. À la fin, Enzo a murmuré, hagard: « Doux Jésus ! Que sera le monde si maman meurt ? »»
« Le 11, Nikita Khrouchtchev est mort. Trois jours plus tard, en parlant du leader soviétique, un journaliste a écrit dans le quotidien Le Monde: Il a réussi sa vie mais manqué son œuvre. Après avoir lu ces mots-là, papa nous a de nouveau réunis dans l'atelier. « Faites de votre mieux, commença-t-il. Mais si les circonstances vous forçaient un jour à choisir, réussissez votre vie plutôt que votre œuvre. Avant d'investir dans votre carrière, embellissez autant que possible l'existence, développez votre générosité et votre attention aux autres, ne vous laissez pas contaminer par la vilenie et l'indignité partout pré-sentes, résistez, résistez. » Bien sûr il n'entendait pas par là que Khrouchtchev, avec ses millions de morts sur la conscience, était un modèle à suivre. Simplement, je pense que la formule du journaliste du Monde l'avait frappé. On ne pouvait pas le nier: certains mots avaient ce pouvoir de le happer, on le voyait à sa façon d'aimer la poésie, et c'est vrai qu'on ne pouvait pas bien le connaître, ni même le côtoyer très longtemps avec bonheur, si on ne tenait pas compte de son intérêt pour les mots, qui sont si on veut la musique et le chant de l'âme, voilà pourquoi aussi il aimait les belles phrases fortes de Nietzsche et chantait dans la chorale, c'était un homme dont l'âme restait en tout état de cause très musicale. »
« Vers les dix heures, le fantôme de grand-papa nous est encore apparu. « Je m'étonne, nous a-t-il confié, qu'on apprenne si tôt aux petits enfants la technique de la preuve par neuf, mais qu'on neglige en classe de leur enseigner à s'émerveiller. Qu'on répète partout aux gens de garder les pieds sur terre, mais à peu près jamais de se laisser enchanter. Pourquoi n'encourage-t-on pas plus universellement la faculté d'éprouver les choses, d'être touché par elles, d'en saisir la substance la plus subtile, d'en soupeser la profondeur et l'amplitude ? » Puis, avec son chapeau sur la tête, il est reparti le plus naturellement du monde, comme avalé par la nature. Enzo nous a immédiatement convoqués en assemblée derrière la remise. « Que voulait nous dire au juste » a-t-il demandé, son pinceau à la main. Et c'est Zénon, le moins expérimenté de cette famille, qui a eu pourtant la réponse la plus sensée : « Je pense qu'il est seulement venu nous rappeler ce que maman nous a dit un jour, à savoir que même si les gens meurent, ça n'est pas une raison pour ne pas aimer vivre. » »
« L'époque bien sûr était aux pessimismes de toutes sortes (guerre froide, guerre du Viêt Nam, dictatures en République d'Haïti, Jean Béliveau retraité du hockey, glissement de terrain majeur et catastrophique à Saint-Jean-Vianney, etc.). Mais nous n'arrivions pas à être inquiets ou malheureux très longtemps. Je ne dis pas que le chagrin ne nous atteignait pas, je dis l'inverse : je crois que nous étions fondamentalement des gens mus par le chagrin d'aimer. Seulement, chacun à sa manière, papa et maman (le premier par la joie, l'autre par l'amour) nous avaient appris à ne pas craindre le futur. Cet automne-là, nous rencontrions régulièrement dans les collines notre avenir pour ainsi dire à portée de main, avec son électricité partout jusqu'à vingt-trois heures, son édition intégrale en douze volumes de nos folies de jeunesse, son vaste pays maraîcher, son passage vers l'insondable et, plus loin encore, ses quelques hectares d'éternité. Il va sans dire que nous n'y trouvions pas toujours tout ce qu'il nous fallait, et aussi vite que nous le souhaitions : nous y rôdions comme une chienne cherche le plus étourdi de ses quatre petits. Mes frères, ma sœur et moi y relisions les beaux vers de Louis Aragon que nous nous chantions intérieurement chaque fois que nous éprouvions le besoin de mieux occuper notre temps :
Je chante pour passer le temps
Petit qu'il me reste de vivre
Comme on dessine sur le givre
Comme on se fait le cœur content
À lancer cailloux sur l'étang
Ce qui nous émouvait aussi de l'avenir, c'est que, en pensée, nous y rejoignions toujours notre mère. Dans la campagne tous les trains étaient déjà passés, et un bon chien de rapport nous suivait sans jamais oser nous dépasser. Tout à coup maman se souvenait de sa propre enfance et de sa vie dans les années mille-neuf-cent-trente, du temps où ses parents et elle vivaient dans la petite vallée abritant leur ferme, en un temps où « le grand char du vent », passant en trombe dans le pacage, soulevait les vaches et les déposait sur le toit de la grange. Puis elle tendait l'oreille, nous serrait tous les six contre son corps et, très émue, disait: « Écoutez, écoutez bien. Ce bruit sourd qu'on entend dans les lointains, vous savez ce que c'est ? C'est le temps et le hasard qui déblaient pour vous le chemin. » Puis nous marchions encore un moment tous ensemble, et à la fin ce rêve éveillé que nous venions de faire s'achevait. »
« Pourquoi raconter cette histoire, somme toute pas moins banale que les autres ? Je n'en sais trop rien. Peut-être afin de laisser en moi au moins une trace de cette famille encore intacte qui, entremêlée à son époque, marchait en dépit de tout à la rencontre de la beauté. Peut-être aussi afin de me rappeler avec le plus de précision possible ces huit personnes qui n'auront fait que passer, huit fusées d'argent, huit météores tombés sur la Terre mais sans fracas ni déclenchement de cataclysme, sans ce grand trou que laisse habituellement l'impact du ciel percutant le monde. Et puis pour me souvenir que nos esprits et nos cœurs quand ils s'unissaient négociaient mieux les courbes dans le tournant abrupt des choses, que ce qui nous importait était non seulement notre propre situation, mais également l'état de santé du vaste monde, la guêpe venue reposer sur ses épaules ses ailes inquiètes. Pour être franc, je ne suis pas sûr que mes pauvres arguments de bateleur et d'équilibriste suffiront à intéresser beaucoup de gens au récit de la maisonnée des Cresson. Mais c'est tout ce que j'ai à offrir : une visite guidée dans la mémoire d'un homme peu effrayé par sa mort mais qui commence à se douter de son aspect général, et qui, en prévision de sa venue, accumule des réserves de souvenirs, de chance, de grâce et de gratitude. »
« Papa disait vrai : résister, c'est la grande affaire. Il n'y a pas d'avenir qui vaille sans ça. Résister au cynisme, cette maladie des gens fatigués de vivre, résister à l'insignifiance ambiante, au décou-ragement, à l'argent qui dévore tout, à la violence et surtout au chagrin. Je vais dire une chose: ce qu'il y a, c'est que le cerveau humain, essentiellement conçu il y a deux millions d'années pour nous aider à échapper aux tigres et aux lions, pour nous renseigner sur les meilleures façons de survivre, n'a pas été prévu pour la métaphysique, ou quelque forme que ce soit de pensée abstraite. Animal parmi les animaux, c'est par pur hasard qu'Homo a pu échapper au moins en partie à sa condition originelle, et devenir à la longue une si étonnante (mais maladroite) créature pensante. Comment construire un monde harmonieux avec un cerveau pareil ? Comment en arriver à une existence humaine débarrassée de sa férocité et de son individualisme, désormais inutiles ? À première vue, aucune chance. Je ne suis pas futurologue, mais, bon sang, j'ai beau réfléchir, je ne trouve pas d'autres outils que l'esprit pour répondre aux insistants appels de l'avenir : il faut s'élever, prendre un peu de hauteur. Si j'ai bien compris, c'est ce que maman nous apprenait lorsqu'elle nous disait d'aimer la vie, et surtout de l'aimer tous ensemble. »
« « [...] récemment, j'ai compris une chose. Tu te rappelles le jour de la naissance de Zénon ? Du discours que j'ai prononcé, debout sur la caisse à oranges descendue du grenier ? Nous étions tous dans la joie, tandis que là-bas, à l'hôpital, Zénon, lui, était dans les pleurs. Eh bien, voici la grande leçon paradoxale que la nature nous enseigne : il nous faut vivre tous les six de manière qu'au moment de sa mort, tandis que nous serons tous dans les pleurs, maman soit quant à elle dans la joie. » »
« Ce qu'Enzo avait voulu me dire, bien sûr, c'était que maman, cette grande métaphore de la nature, après nous avoir bien appris à vivre, nous apprenait à présent à mourir. Vers la fin, nous l'avons souvent entendue répéter : « J'ai vécu l'essentiel de ma vie avec la crainte sourde de devenir à la longue un être rapetissé par l'amertume, la déception, l'écœurement. J'avais vingt, trente, trente-cinq ans et je guettais le moment tant redouté où la paresse de l'esprit, la bassesse d'âme, la vanité, la tromperie et la médiocrité partout présentes allaient venir à bout de ma joie, de mon inexplicable plaisir de vivre. Je ne sais pas trop ce qui s'est passé au ciel et sur la terre pour que j'échappe jusqu'à maintenant à ce sort terrible. » En tout cas une chose était sûre: à mesure que, une lampe tempête à la main, elle s'aventurait plus profondément dans la maladie, on aurait dit qu'une sorte d'instinct, de confiance tellurique sans cesse renouvelée la faisaient considérer comme un devoir humanitaire de déclarer biens patrimoniaux la gaieté, la vérité, la beauté, l'ingéniosité, l'espoir, l'estime, la fraternité. On était à la mi-septembre, les soirées étaient encore douces. Elle nous réunissait dans le jardin et nous faisait la lecture. À d'autres moments, et même si elle ne possédait pas une voix inoubliable, elle aimait nous chanter sa chanson favorite (Heureux celui qui meurt d'aimer), pleine de charme mélancolique :
Ô mon jardin d'eau fraîche et d'ombre
Ma danse d'être mon cœur sombre
Mon ciel des étoiles sans nombre
Ma barque au loin douce à ramer
Elle nous apprenait aussi à ne craindre ni les mots ni les émotions. C'est pourquoi nous étions si portés aux confidences, et au partage en général : nous comprenions que l'agencement sensible des mots exprimant un chagrin, un bonheur ou une inquiétude pouvait être au moins aussi beau et apaisant qu'un bouquet de fleurs qu'on dispose dans un vase. C'était l'exemple que nous avions chaque jour sous les yeux. »
« Le 7 octobre à quinze heures, durant sa pause chocolat-biscottes, le président américain Richard Nixon, confortablement assis dans le bureau ovale, écoutait Maggie May, la nouvelle chanson de Rod Stewart. À peu près simultanément, le médecin Prévert appelait notre père au téléphone pour lui communiquer les résultats de ses dernières analyses, et lui dire que le nombre de lymphocytes dans le sang de maman avait doublé en deux mois, chose qui n'annonçait rien de bon. Avant de partir pour l'école, à notre retour, le soir après souper et avant d'aller dormir, tout le temps, nous allions trouver notre mère dans la chambre et passions quelques minutes à son chevet. Nous tâchions de la dérider, mais nous étions constamment distraits par l'idée sinistre de ces lymphocytes à l'œuvre dans ce corps amaigri, fiévreux, trempé de sueur. Nos cœurs plus que jamais étaient soumis à une sorte d'entreprise de démolition. Nous aménagions à la longue comme des caveaux à patates ces lieux pourtant sans porte ni murs, sans plancher, ni charpente ni toit, et même sans réelles dimensions. Nous y entassions en atmosphère contrôlée des tristesses qui, sous la bonne garde de notre fragile courage, poursuivaient patiemment leur processus de maturation. Pas mal de ces peines, incapables de mûrissement, refusaient d'ailleurs de se transformer en confiance, ou en vitalité. Nous nous tournions alors non pas vers papa, lui-même fort secoué, mais vers de plus impartiaux confidents : Léon, l'écureuil qui chaque matin cassait ses noix dans le creux de nos mains, Henriette, la vache du fermier Bertin, Ringo, notre bouc chevelu. Mais c'est un fait : peu de nos chagrins atteignaient le degré de douceur voulu, ou espéré. »
« Désormais, lorsque nous étions tous à l'école ou ailleurs et que papa lui-même s'absentait pour le travail, le fermier Bertin venait passer quelques heures à la maison pour veiller sur maman. Installés dans la petite chambre du fond, ces deux amis de longue date en profitaient pour discuter de tout et de rien. Puisque le fermier Bertin était un homme qui ne parlait pas volontiers de lui-même, il fallait parfois l'interroger avec insistance. Mais ça en valait le coup parce qu'alors son âme apparaissait, comme un noyau dans un fruit entrouvert. Assez souvent, maman et lui évoquaient ensemble leur passé commun. Un jour, émue, elle m'a répété ce détail d'une anecdote qu'il lui avait racontée : « Dans le village où je suis né, il y avait un tailleur esseulé qui sous le porche de sa maison faufilait en parlant de sa femme morte le rebord de vos pantalons. » Je crois que ce que maman aimait particulièrement, c'était cette façon bien à lui qu'avait le fermier Bertin de se souvenir des gens ordinaires, et d'accueillir leur pensée dans le grand palais vert de son esprit, où se mêlaient, aurait-on dit, les nénuphars de l'avenir et les lianes de la mémoire. En esquissant son faible sourire si tendre, elle disait toujours : « Il s'émerveille pour un rien : la lune qui se déplace si méthodiquement au ciel, le vent léger qui fait se pencher les herbes des collines, les haricots qui poussent à l'ombre. C'est merveilleux. » »
« Une fois la semaine, nous nous réunissions avec lui derrière la remise pour un feu de camp. Au ciel, quelques étoiles équarrissaient à petits coups de rabot la clarté de ces flammes pleines d'ombres. Plus tard il sortait son exemplaire de L'Art de l'oisiveté et nous lisait pour la millième fois ces mots d'Hermann Hesse : S'il faut des hommes qui construisent des maisons et les abattent, qui plantent des forêts et les coupent, qui peignent les volets et sèment les jardins, il faut bien aussi quelqu'un qui voie tout cela. « Je n'en suis pas encore complètement certain, ajoutait-il à la fin de sa lecture, mais il me semble que vous faites tous les six partie du groupe des observateurs. C'est très bien, quand il le faut, de rafistoler la Chevrolet, repeindre la remise, collectionner des trucs, s'intéresser à l'esprit des gens, planter des fleurs, mesurer des surfaces. Mais rien ne vaut à mon avis cette vie de contemplation dont vous favorisez par votre bonté et votre affection la si prometteuse floraison. » Lorsque je m'engageais sur le sentier avec ces mots de papa en tête, je croyais emprunter de nouveaux passages, de discrets embranchements qui détournaient mes pas pour me mener bien au-delà de la colline, dans une dimension que je ne soupçonnais pas. Voilà l'effet que me faisaient ces paroles domestiques, américaines, nocturnes, inquiètes et offertes, leur montée au château, leur mansarde éclairée toute la nuit. C'est bien le comble : moi qui écris cette histoire, je ne trouve pas les mots qu'il faut, et je dois encore et toujours, pour me faire comprendre, me rabattre sur des images, comme les enfants. Je voudrais parler de la brièveté des choses, du chagrin et de l'amour, mais chaque fois ce sont d'autres mots qui me viennent, ceux de la nuit, du songe, de la beauté, de la métamorphose et de la vie. »
« Le mois de septembre avait laissé sa place à des journées d'une étonnante fraîcheur. Un livre à la main, frissonnant dans la chaise Adirondack, mon frère Arthur m'a prié un matin de monter à la chambre et de lui apporter un vêtement chaud. « Mon vieux pull-over rouge avec une tête d'orignal sur le de-vant devrait pouvoir faire l'affaire », me suis-je dit en fouillant dans le tiroir de la commode. Mais voici les premiers mots vraiment intéressants de cette anecdote : Ringo, notre bouc chevelu, apercevant mon frère vêtu de l'épais tricot qu'il m'avait tant de fois vu porter, a cru que je m'étais tout à coup dédoublé. La pauvre bête, éperdue de confusion, nous fixait tour à tour et se demandait clairement lequel, de mon frère ou de moi-même, allait désormais jouer le rôle de Léonard Cresson. Ce petit épisode n'est pas une démonstration preuve à l'appui des limites de la réflexion animale. C'est le constat à peine métaphysique de la fragilité de notre identité humaine, dont les traits généraux se troublent au gré d'un simple regard extérieur posé sur nous. « Qui sommes-nous réellement ? » me demandais-je. Et là-haut, alitée dans la petite chambre du fond, que devenaient donc la personnalité, la nature, l'âme de maman depuis que nous étions les témoins de la métamorphose si accablante de son corps ? »
« En octobre mille-neuf-cent-soixante-et-onze, la nouvelle chan-son de John Lennon, Imagine, était sur toutes les lèvres. Papa avait acheté le quarante-cinq tours et la faisait jouer à répétition sur le pick-up. « Écoutez ça, les enfants, disait-il. C'est la plus grande chanson de tous les temps. » Nous tendions l'oreille, tentions d'imaginer à notre tour un monde désormais pacifié et fraternel, sans frontières, sans pays, sans religions, sans possessions matérielles et sans attirance particulière pour le meurtre ou le crime. Zénon y parvenait mieux que nous autres, peut-être parce que l'enfance agitait encore en lui son grand songe plein de candeur et d'horizon, contrairement à nous qui n'avions déjà plus qu'un imaginaire limité, une vue partiellement obstruée par les hauts murs de l'âge de raison. Et pourtant même lui ressentait un malaise, une menace sourde. Nous nous rassemblions autour du pick-up, écoutions puis réécoutions Imagine. La langue anglaise n'était pas notre fort, mais comment le dirais-je, sans pour autant être des devins nous comprenions ce qu'il y avait au-dessus de ces mots-là, et bien sûr nous apercevions là quelque chose de beau, mais pour la première fois la beauté refusait de faire en nous son travail de sculptrice, et c'est ainsi que nous vieillissions avant l'âge, et devenions à cause du cancer sans doute des jeunes gens très mûrs en dépit des traces encore fraîches laissées par eux dans l'enfance. »
« « [...] une vie réussie est une vie dans laquelle il y a des enfants, des songes dont on sort difficilement, d'inconsolables peines, de la grandeur, des erreurs profondes comme des graines enfouies dans le sol, une tour, une rue paisible, de la clairvoyance et le sens de l'Histoire, assez de place pour le mystère, de la bonté et quelqu'un à qui parler. » »
« On voyait par la fenêtre le ciel presque culminant se hisser encore un peu. Parce que la maison était si accueillante et la campagne, là, dehors, si pleine d'enluminures, de silences généraux et d'oscillations spontanées, nous ne manquions de rien et n'étions ni apeurés, ni désillusionnés, ni découragés. »
« Je m'étais levé tôt, j'avais enfilé mon vieux pull-over rouge avec une tête d'orignal sur le devant puis j'étais sorti respirer l'air froid de cet automne en train de laisser en nous tous une trace ineffaçable. Il faisait beau, le ciel découpait dans ses retailles quelques geais bleus, puis leur laissait le loisir d'aller et venir à leur guise entre la serre et le toit de la maison. On voyait le réel glisser très doucement le long de la remise, et de son grand songe éveillé monter d'émouvants souvenirs d'enfants. Vers les sept heures, Elliot est venu me trouver dans l'allée centrale du jardin. Nous sommes restés un moment à échanger des banalités, comme on échauffe un muscle avant un effort plus intense, puis mon frère a commencé à dire des choses intéressantes. « Une idée m'est venue l'autre jour, me dit-il, et je n'ai pour l'expliquer que mes théories de jardinier. J'ai observé que les asters, les soucis et les reines-marguerites poussaient plus vigoureusement, et réagissaient mieux au froid de l'automne, lorsqu'elles partageaient dans les plates-bandes le même carré de terre. Si nous ne nous écroulons pas de chagrin, peut-être est-ce parce que nous éprouvons dans cette famille les effets bénéfiques d'une sorte de côtoiement de fleurs. » C'étaient des paroles qui vous incitaient à la rêverie. Nous n'étions pas, quand il le fallait, dépourvus de réalisme, mais, puisque nous avions toujours été encouragés par nos parents à ne pas craindre notre imagination, Elliot a poussé encore plus loin sa théorie : « Mais peut-être aussi nous sommes-nous connus avant, non pas dans une vie antérieure, comme on le dit parfois un peu rapidement, mais dans une vie à côté de celle-ci, dans laquelle vivent, souffrent et aiment des êtres psychiquement plus forts, et qui l'espace d'un instant nous font signe de les suivre puis nous enseignent comment résister à la peine. Qui sait ? Peut-être d'ailleurs le fantôme de grand-papa nous arrive-t-il de cet endroit voisin du nôtre. » Ça devenait très impénétrable, mais quelque chose dans la nature ambiante nous disait que tout était possible, il y avait tant de mystères irrésolus. »
« Après la messe, nous sommes allés le retrou-ver au jubé. On s'étonnait autour de nous de cet attroupement de très jeunes gens enserrant de leurs bras le choriste Cresson. Le curé, venu féliciter les chanteurs et chanteuses, a quant à lui beaucoup insisté sur la splendeur du texte « presque céleste » de l'œuvre interprétée. Alors notre père a pris la parole en ces mots : « Oh, je pense que ce motet est l'une des plus magnifiques mélodies jamais composées. Mais il m'arrive de sourciller en repensant à son message. Je ne voudrais pas simplifier les choses injustement, mais, en gros, on peut le résumer ainsi: la mort est bienheureuse, et l'homme est de nature spirituelle. Je veux bien, mais songez un peu à ceci: ma femme, qui à la maison ces jours-ci souffre atrocement dans sa chair, aime à ce point ses enfants qu'elle ne se résigne pas à quitter ce monde. Pour elle, cette mort certaine qui l'attend à court terme n'a rien de bienheureux, et ce corps dont elle maudit chaque jour la douleur n'a rien d'immatériel. C'est pourquoi je souhaite si vous me le permettez rappeler devant vous cette banalité qui pourtant me paraît bien plus importante que le message biblique : peut-être sommes-nous tous de nature spirituelle, peut-être bien. Mais c'est tandis que nous sommes vous et moi encore bien vivants qu'il faut glorifier cette vie terrestre qui permet d'être les uns auprès des autres dans la simplicité de l'amour et la vérité de l'attachement. » »
« Je faisais pour ma part toujours le même rêve affolé : dans la mort, un surveillant de nuit m'accueillait avec son gros trousseau de clés, ouvrait pour moi une porte dérobée, derrière laquelle des ouvriers s'affairaient à réparer le crépi effrité du ciel. Bon sang, qui étais-je ainsi quand je dormais ? Un cueilleur, peut-être, qui dans le sommeil se baissait pour ramasser ce que son cœur avait semé durant le jour. »
« Oh, mais je m'égare encore. L'âme, le corps, la vie, la mort, ce ne sont pas du tout les sujets que je voulais aborder dans ce nouveau chapitre de mon histoire elle-même si décousue. Ce que je souhaitais dire, c'est que le soir où nous sommes devenus orphelins, la lune s'est levée au-dessus de la maison et, comme dans une gare, a commencé à se faufiler entre divers astres eux aussi de passage dans cette portion très achalandée de la voûte céleste. Ensuite nous est parvenue, venant du fond du jardin, la toute dernière note de guitare de l'innocence, que nous venions de traverser tous les six ensemble, épaule contre épaule, en quelque sorte. Et dans le cœur de chacun de nous, alors que le ciel se couchait sur le côté droit de la terre, un petit oiseau a refermé ses ailes puis s'est endormi comme au milieu d'une haie. »
« Les cendres de nos parents éparpillées dans le vent léger, le fermier Bertin mort de chagrin en feuilletant ses albums de papillons, le bouc Ringo enterré là-bas derrière la petite remise, Dieu qui se pique les doigts en reprisant le ciel bleu, nos cœurs qui ne s'habituent à rien et persistent dans leur maladresse d'épagneul de trois mois, ces choses-là ne nous troublent plus autant. Et si, quant à moi, je remue plus souvent qu'avant certaines questions d'ordre métaphysique, ce n'est pas que je deviens sage ou moins irréfléchi, mais il faut bien de temps à autre poser des bornes sur le chemin. Quoi qu'il en soit, je n'entends plus rien : le beau vacarme de ma jeunesse s'est bel et bien tu. Mais le silence qui me parvient de l'avenir est plus beau encore. Il ressemble à celui que j'écoute, très tôt le matin, quand l'aube vient s'appuyer aux vitres de ma maison. »
« Comme tous les autres dans cette famille, je n'ai pas les qualités qu'il faut pour conclure aisément les choses. Mais ce que j'aimerais, c'est qu'on dise un jour de cette histoire que je viens d'écrire : Oh, ça n'était pas un récit palpitant et très de son temps, sarcastique ou nihiliste, raconté dans un style convulsif avec beaucoup de repères modernes. Mais il y avait là des gens qui vivaient de leur mieux les uns auprès des autres. C'étaient des personnes qui s'aimaient et qui aimaient s'asseoir à une table pour discuter de choses banales, de la maison, du potager, de la lumière du soir sur les collines, de musique, de littérature, de leur santé, de la vie et de la mort. Ça se passait au milieu d'un siècle voisin et cependant très différent de celui-ci, en un temps où il leur semblait plus important que jamais de s'intéresser à ces trucs démodés : la gentillesse, la hauteur de vues, l'humanisme. Ils songeaient à leur vie avec humour, ils s'appuyaient fermement sur leur passé, ils traversaient le temps présent en lisant un vieux traité de sagesse pour se donner du courage, ils croyaient en l'avenir, ils aimaient beaucoup se parler des événements qui les avaient influencés, de ceux qu'ils provoquaient pour faire encore un peu dévier leurs destins, des vies qu'ils n'avaient pas vécues. Ils se levaient quelquefois au milieu de la nuit pour se côtoyer car ils n'avaient pas sommeil. Il se faisait tard, souvent la raison d'être de leur présence en ce monde ne leur apparaissait plus si clairement mais ils continuaient à converser, et le soleil était couché, et le monde ne tournait pas toujours dans le bon sens, mais ils trouvaient toujours des choses à dire sur l'amour, la peine, la souffrance, la camaraderie et l'espoir. Ils ne tournaient jamais le dos à ceux qui ne pensaient pas comme eux, ils se disaient : ils ne sont pas différents de nous, ils n'ont qu'une histoire différente. Ils parlaient du bonheur sans être ennuyeux, et luttaient de toutes leurs forces contre cette tangente que prenait la société en faveur de l'amertume, du ressentiment, du mépris et de la violence morale, qu'ils considéraient comme les choses les plus inquiétantes qui soient. J'aimerais surtout qu'on dise de cette histoire à peine discernable parmi toutes les histoires disponibles qu'elle est si belle qu'elle semble inventée de toutes pièces. Pourtant tout en elle est vrai, si bien sûr on croit à la vérité de la poésie. »
Quatrième de couverture
À l'automne de l'année mille-neuf-cent-soixante-et-onze, une famille composée de six enfants délurés et de leurs parents vit une existence paisible à la campagne. La mère, bientôt malade, est l'objet de l'attention tendre et des soins empressés du père et de ces enfants aimants, à la fois graves et légers, introspectifs et expressifs. A leur récit de ce passage obligé par le malheur et le chagrin s'enchevétrent divers événements ponctuant l'histoire récente du Québec et du monde. Comme si l'aventure humaine n'était en vérité ní petite ni grande, mais jalonnée de faits, de courants et de hasards, tragiques ou frivoles, formant à la fin un collier, ou une chaîne, celle de cette existence dérisoire et merveilleuse que nous traversons tous.
Pourquoi raconter cette histoire, somme toute pas moins banale que les autres ? Je n'en sais trop rien. Peut-être afin de laisser une trace de cette famille encore intacte qui, entremêlée à son époque, marchait en dépit de tout à la rencontre de la beauté. Et puis pour me souvenir que nos esprits et nos cœurs quand ils s'unissaient négociaient mieux les courbes dans le tournant abrupt des choses, que ce qui nous importait était non seulement notre propre situation, mais également l'état de santé du vaste monde, la guêpe venue reposer sur ses épaules ses ailes inquiètes.
Jean-François Beauchemin est écrivain depuis vingt-cinq ans. Il propose une œuvre pensive, tout aussi lucide que ludique. Il est l'auteur, notamment, du Jour des corneilles (prix France-Québec 2005) et de La Fabrication de l'aube (Prix des libraires 2007). Le vent léger est son vingt-sixième ouvrage.
Éditions Québec Amérique, 2023
184 pages