dimanche 9 mars 2025

Les orageuses ★★★☆☆ de Marcia Burnier

Les Orageuses raconte les femmes agressées, dans leur tentative de réparation quand la justice traditionnelle n'est pas à la hauteur.
« Quand Mia le regarde, qu'elle voit sa lâcheté, ça démultiplie sa haine, qu'on ne vienne pas lui dire que ces types ne savent pas ce qu'ils font, qu'ils sont désolés, qu'ils ne l'ont pas fait exprès, que c'est leur éducation. »
C'est un livre qui met en colère. Forcément. 
Parce qu'il est IN-CON-CE-VA-BLE que le système ne rende ni justice ni réparation aux victimes agressées sexuellement. Comment peut-on fermer les yeux et laisser une victime digérée la telle déflagration reçue ?
Forcément. La colère donc ;-)
« Comment ça, elles ripostent ? Comment ça, elles ne laissent pas couler ? Comment ça, elles s'approprient la violence ? Hier, les copains tournaient en boucle : c'est dangereux de laisser ça comme ça, bientôt toutes les filles vont vouloir se venger pour un oui pour un non, elles vont se parer du statut de victime, s'enrouler dedans et refuser d'en sortir. »
Mais rassurez-vous, ce livre n'est absolument pas plombant ! Elles vont s'organiser ces orageuses et mener ensemble leur combat vers la réparation. Je vous laisse découvrir comment ;-)

Ce livre est plein d'espoir. Il est empreint de sororité ; l'amitié qui lie les protagonistes de ce roman est belle et forte. 
Néanmoins, cela me dérange de l'écrire parce que le sujet de ce livre est ô combien important et sa cause juste, mais pour être tout à fait honnête, je m'attendais à être plus retournée. J'aurais voulu je pense qu'elles aillent encore plus loin. C'est un peu gentillet avec du recul.
Je ferme cette parenthèse gênante parce que que ce livre doit être lu évidemment. Par les hommes aussi.

« Ainsi sera notre tempête
Ainsi sera notre revanche »

« Quand Mia le regarde, qu'elle voit sa lâcheté, ça démultiplie sa haine, qu'on ne vienne pas lui dire que ces types ne savent pas ce qu'ils font, qu'ils sont désolés, qu'ils ne l'ont pas fait exprès, que c'est leur éducation. »

« [...] Lucie n'a pas envie de dire agression, parce que ce qui arrive aux meufs c'est des viols, voilà, y'a pas de raison d'avoir honte mais plein de raisons d'être en colère. »

« On lui a envoyé une vidéo de Samuel Benchetrit, qui promet de casser la gueule à Bertrand Cantat, l'assassin de sa femme, « d'homme à homme ». " Et pourquoi pas de femme à homme ? " Lucie se demande. Pourquoi est-ce qu'on est privée de cette violence-là, pourquoi est-ce qu'on ne fait jamais peur, qu'on ne réplique jamais ? Quand est-ce qu'elle a fait peur à quelqu'un pour la dernière fois ? Qu'elle l'a fait reculer, qu'il a hésité à l'appeler "ma jolie" ? Même dans les manifs, les types essaient systématiquement de la protéger, ils la ramènent vers l'arrière, lui disent de faire attention, trouvent que c'est un moment parfaitement adapté pour lui demander son numéro derrière une banderole alors que ses yeux pleurent le gaz lacrymogène. Elle n'ose jamais intervenir, dans la rue ou dans le métro, même quand elle essaie de se convaincre qu'elle est forte. Même quand elle court, quand elle crie, quand elle ferme le visage, jamais elle n'a l'impression d'effrayer, d'imposer le respect. C'est comme si elle dégageait de la peur plutôt que de la colère sans qu'elle puisse rien y faire. Elle est au mieux invisible, tolérée, au pire sursollicitée mais personne ne baisse les yeux quand elle marche et aujourd'hui, plus qu'un autre jour, elle sent la colère monter. »

« C'est la cinquième fois qu'elle vient à une audience pendant ses congés, parce que ça l'intrigue ce système. Plus elle y retourne, moins elle y croit. Quand elle a commencé à assister aux audiences, c'était d'abord pour accompagner des copines, plus ou moins proches. Puis elle y est retournée, avec l'envie de comprendre. Qui condamne qui, qui remplit les cellules surpeuplées des maisons d'arrêt pendant que les violeurs deviennent au choix ministre, maire, chef d'entreprise, chanteur à succès ou footballeur, peuvent continuer à être père abusif, mari violent et ex-copain dangereux sans jamais voir l'intérieur d'une cellule.
C'était pas les assises qui l'intéressaient, elle n'assistait qu'aux audiences correctionnelles, pour voir ce qui valait plus qu'un viol: le vol d'un paquet de riz, d'un parfum, la revente de 20 grammes d'herbe, l'outrage à un agent, les violences volontaires avec moins de sept jours d'ITT... Elle tenait un journal avec les condamnations, et elle imprimait sur internet les verdicts sur les agressions sexuelles et les viols, pour comparer, pour avoir de la matière comme diraient les chercheurs. Elle ne savait pas pourquoi elle faisait ça, mais c'était méthodique, ça l'occupait, elle était avide de chiffres, de preuves de ce qu'elle pressentait. Il y a un mois, elle avait assisté pendant une demi-journée à des audiences pour deal de shit, c'était presque surréaliste. La juge et le procureur avaient demandé une suspension d'audience parce que l'un des prévenus avait un accent et qu'ils ne pouvaient s'arrêter de rire. Un autre était venu avec femme et bébé, attestation de formation et plein d'espoir de réinsertion, je vous assure Madame la Juge, les conneries c'est fini, il était là pour une infraction qui datait de deux ans, récidive, et la juge lui avait mis dix-huit mois ferme, pour être bien sûre que sa formation ne puisse jamais marcher. Mia avait la nausée à chaque fois, et la haine qui montait de plus en plus. À l'une des audiences auxquelles elle avait assisté, sa pote avait pris cinq mois de prison avec sursis parce qu'elle avait cassé le nez d'un mec qui l'avait agressée et qui avait ensuite eu le culot de porter plainte. C'était dans les jours qui avaient suivi que Mia s'était juré de renoncer à la justice traditionnelle, elle s'était dit que ça n'en valait pas la peine, que visiblement elles n'étaient pas du bon côté, que personne n'avait envie de leur rendre justice à elles, qu'il s'agissait juste de maintenir un vague ordre moral. »

« Et surtout, il y avait eu Leo. Leo avait défié toute concurrence en termes de dégoût de la justice. Son affaire avait été classée sans suite par un procureur surchargé et pas très attentif, un dossier parmi d'autres qui ne s'entasserait plus sur le bureau exigu du fonctionnaire, qui disparaîtrait des statistiques. Pourtant, toutes s'étaient dit que le cas de Leo serait un cas d'école, un cas qui donnerait envie à la justice de s'y pencher, il n'y avait pas de difficulté, Leo avait été retrouvée en bas de chez sa mère un type sur elle, en train de se débattre. Le mec avait filé en laissant son ADN partout, la police, appelée par un témoin, était arrivée sur les lieux constatant le flagrant délit. Ça n'avait apparemment pas suffi. Leo avait été emmenée dans les locaux de la PJ à Bobigny, mais rien n'y avait fait. On lui avait demandé si elle avait un copain, si elle aimait « s'amuser » avec des inconnus, on lui avait dit qu'un homme ne pouvait pas jouir et tenter ensuite de la pénétrer, enfin vous devriez savoir ça, on avait convoqué ses colocataires, ses amies, pour savoir si elle avait des mœurs légères, et ils avaient fini par lui dire qu'elle avait probablement tout inventé. Elle avait projeté, parce qu'elle s'était déjà fait violer, le gars avait juste dû lui prendre son sac, affaire classée sans suite. Toute la bande avait été vaccinée, plus jamais de police ni de juge, elles avaient eu envie d'abandonner les questions déplacées posées à deux heures du matin dans un commissariat froid, par un fonctionnaire qui cherche avant tout à éviter d'avoir un viol sur les bras. Elles ne voulaient plus qu'on leur demande comment elles étaient habillées, si elles avaient eu beaucoup de partenaires, si elles étaient des personnes sensées, insérées dans la société. Elles avaient décidé de refuser qu'on les qualifie de folle, de mythomane, qu'on leur reproche de détourner la réalité, de la dramatiser. Ce qu'elles voulaient, c'était des réparations, c'était se sentir moins vides, moins laissées-pour-compte. Elles avaient besoin de faire du bruit, de faire des vagues, que leur douleur retentisse quelque part. Quand elles avaient décidé qu'elles n'étaient plus intéressées par le procès équitable qu'on leur refusait de toute façon, elles s'étaient demandé ce qui poussait ces hommes, quel que soit leur milieu, à vouloir les posséder. Qu'est-ce qui rendait cet acte universel, structurel, et défendu systématiquement par une solidarité masculine sans faille ? C'est bien simple, expliquait Leo, dans n'importe quel groupe, allez accuser un homme de viol et observez les forces à l'œuvre pour que surtout rien ne soit bousculé par cette révélation. »

« Peut-être qu'il avait toujours raconté cette histoire en décrivant Louise comme un peu folle, un peu allumeuse, une fille qui l'avait séduit en pleine visite d'appartement. En tout cas il était surpris. Surpris qu'il puisse y avoir des conséquences à cette histoire si banale. Il avait cessé de parler après la gifle, et les clients étaient tous partis avec un joli flyer décrivant le viol que Charles-Parrier-agent-immobilier-à-votre-service avait commis. Elles avaient été rapides, cassant quelques trucs, en taguant d'autres, lui avaient fait peur et étaient reparties comme de rien en hurlant de rire. »

« La poitrine de Lucie est plus légère, moins encombrée, ses yeux sont nettoyés par la vue de la mer, par la vue d'un truc beau [...]. »

« Après l'action elles sont euphoriques, euphoriques d'avoir été jusqu'au bout du plan, heureuses de n'avoir pas fait ce qu'on leur a appris, baisser la tête et se recoudre entre elles. Personne n'apprend aux filles le bonheur de la revanche, la joie des représailles bien faites, personne ne leur dit que rendre les coups peut faire fourmiller le cœur, qu'on ne tend pas l'autre joue aux violeurs, que le pardon n'a rien à voir avec la guérison. On leur apprend à prendre soin d'elles et des autres, à se réparer entre elles, à « vivre avec », elles paient leur psychothérapie pendant que l'autre continue sa vie sans accroc, sans choc, toujours plus puissant. On leur raconte que les hommes peuvent les venger à leur place si elles ont de la valeur, qu'il faut qu'elles s'en remettent aux autorités, à leur mari, à leur père, à leur meilleur ami, qu'elles déposent le poids de la violence chez un autre masculin pour que jamais elles ne puissent en être complices. Mais ce soir, elles refusent de s'éteindre, elles refusent d'être éteintes, de leur céder la lumière. Rien que d'imaginer la honte que ressentira le tatoueur demain matin, en tentant probablement d'effacer de sa devanture les sept lettres et la date qu'elles ont peintes ça les fait littéralement sauter de joie devant la vitrine. C'est Louise qui les réveille, qui les prend par la main pour filer avant qu'un témoin ne passe. Elles se mettent à dévaler la rue des Innocents, et ne s'arrêtent que plusieurs rues plus tard, pour s'engouffrer dans La Moderne, où à cette heure-ci elles savent qu'il n'y aura personne et que la patronne ne bronchera pas devant les tenues noires et maculées de peinture. Essoufflées, radieuses, elles s'affalent dans un coin tandis que l'odeur du chocolat chaud en train d'être préparé commence à se répandre. En enlevant leurs fringues, elles peuvent enfin se distinguer. Leo brise le silence :
- Putain ça fait du bien ! »

« Comment ça, elles ripostent ? Comment ça, elles ne laissent pas couler ? Comment ça, elles s'approprient la violence ? Hier, les copains tournaient en boucle : c'est dangereux de laisser ça comme ça, bientôt toutes les filles vont vouloir se venger pour un oui pour un non, elles vont se parer du statut de victime, s'enrouler dedans et refuser d'en sortir. »

« Elle a été surprise de constater que réparer d'autres la réparait elle, que voir d'autres hommes payer pour un crime similaire à ce qu'elle avait vécu lui apportait un certain sentiment de reconnaissance, de justice. Et puis elle a trouvé quoi faire de toutes les pages qu'elle a remplies à chaque procès. À force de frapper aux portes, on lui a proposé d'en faire des chroniques sur un site internet, et elle s'y est mise, elle a tout mis en forme, elle est sortie de sa tête pour partager avec des inconnus ce qu'elle a observé et en voyant les gens commenter, diffuser, les choses qu'elle a écrites sont devenues plus concrètes. Pour une fois, elle a l'impression qu'on la voit, elle et les autres, elles ne sont plus invisibles, voilà c'est ça. Elle n'a plus l'impression que sa douleur doit se ratatiner sous un tapis, qu'elle doit la cacher coûte que coûte, elle n'a plus l'impression que c'est une tare, mais plutôt quelque chose dont elle doit parler sans rougir, sans tressauter ni baisser les yeux. Oui ça m'est arrivé. Qui ma vie a été bouleversée, ma trajectoire déviée, mon temps volé. Non je ne m'excuserai pas. Et elle a découvert quelque chose de fou, quelque chose dont on avait essayé de la priver. Elle a découvert qu'elle n'était pas seule. Elles avaient fait quelque chose ensemble, un truc qui les reliait pour toujours. Un truc sororal. Un truc qui soudait leur groupe, un cadeau qu'elles s'offraient parmi. Des violeurs, il y en aura toujours, des victimes qui voudront se venger aussi. Mais elles, elles ne voulaient pas se perdre, pas perdre pied. La limite avait été fixée. Elles ont presque toutes été vengées et c'est suffisant, en tout cas pour l'instant. »

Quatrième de couverture

« Depuis qu'elle avait revu Mia, l'histoire de vengeance, non, de "rendre justice", lui trottait dans la tête. On dit pas vengeance, lui avait dit Mia, c'est pas la même chose, là on se répare, on se rend justice parce que personne d'autre n'est disposé à le faire. Lucie n'avait pas été très convaincue par le choix de mot, mais ça ne changeait pas grand-chose. En écoutant ces récits dans son bureau, son cœur s'emballe, elle aurait envie de crier, de diffuser à toute heure dans le pays un message qui dirait On vous retrouvera. Chacun d'entre vous. On sonnera à vos portes, on viendra à votre travail, chez vos parents, même des années après, même lorsque vous nous aurez oubliées, on sera là et on vous détruira. »

Un premier roman qui dépeint un gang de filles décidant un jour de reprendre comme elles peuvent le contrôle de leur vie.

Éditions Cambourakis,  septembre 2020
142 pages
Traduit du suédois par Anna Gibson 

mardi 25 février 2025

Je t'ai donné des yeux et tu as regardé les ténèbres ★★★★☆ d'Irène Isola

Des pages peuplées de démons et de fantômes, où vivants et morts cohabitent et où le temps fait bien ce qu'il veut. 
Plusieurs générations de femmes fortes, folles, courageuses ou quelque peu déglinguées s'entremêlent dans ce livre qui conte plusieurs pans de l'Histoire de l'Espagne ... en une journée !
La première femme de cette lignée, Joana, fait un pacte avec le démon, le rompt et condamne ainsi ses descendants à naître affublés d'un petit quelque chose en moins : l'un  l'orteil, l'autre un morceau de coeur, ou carrément l'anus. Il y a celle à qui il manquera la mémoire et l'autre les cils. Ou encore les  « 3 doigts de jambe ».
Bon vous l'aurez compris, elle est un peu barrée et étonnante cette lecture, j'en ai aimé son réalisme magique, son côté foisonnant. Pas évident, toutefois, de tirer au clair l'arbre généalogique de cette famille alors un conseil si vous entrez dans cette lecture, laissez vous happer par la destinée un peu folle de la famille Clavel se confrontant au démon farceur, à Franco, à la bêtise humaine, sans trop analyser la temporalité, ni réfléchir aux liens qui unissent les protagonistes et ainsi en savourer toute la substance.
Tout s'éclaire à la fin. Et c'est d'une beauté folle.

« Matin

for women live much more in the past than we do, he thought, they attach themselves to places !...
VIRGINIA WOOLF, Mrs Dalloway

La fenêtre de la cuisine était étroite et profonde comme le trou d'une oreille. Il s'y glissait une lumière indirecte, matinale, bleutée, qui amortissait les formes et les couleurs. Les murs décrépits et la hotte de la cheminée étaient blancs, les taches d'humidité, grises, le marbre, jaune, les craquelures de l'évier, noires, les armoires, de tonalités fumées, avec des poignées métalliques piquées de rouille, le sol était en carrelage grenat, les bancs, les chaises et la table étaient en bois de pin verni, avec différentes patines dues à l'usure. La cuisine avait deux portes. Une porte massive, avec deux marches, qui menait à une resserre violette et froide comme un foie. Et une autre avec des panneaux vitrés qui donnait sur l'entrée. L'entrée du mas était humide et sombre, comme une gueule. Ses murs rêches étaient la chair à l'intérieur des joues. Des poutres au plafond, comme un palais rayé, et un sol de roche, une langue usée après tant d'années passées à engloutir. Il y avait un meuble à chaussures plein de chaussures mises n'importe comment. Un banc. Un placard aux portes vermoulues, avec un loquet en bois. Trois crochets couverts de vestes, comme des bosses. Une caisse pleine de bouteilles vides. Aux murs étaient accrochés des instruments pour faire du fromage; une lyre et des moules en osier. Par terre, il y avait deux bidons à lait pour faire joli. La voûte de l'entrée, c'était des gencives. La porte fermée qui donnait à l'extérieur, des dents serrées. Un escalier carrelé, étroit comme une épine dorsale, conduisait à l'étage. Le fond de la gueule, c'était l'ouverture qui donnait sur une étable allongée, au sol de terre battu, avec une seule fenêtre, les murs garnis de mangeoires encastrées, une auge rudimentaire, des sacs, des bassines, une fourche, du fourrage et de la paille, une étagère métallique couverte d'outils et de poussière, une porte qui donnait sur une basse-cour. L'étable était divisée en deux. D'un côté il y avait quatre chèvres faméliques. De l'autre, un char. Une des chèvres était blanche. L'autre était brune. Le bouc était noir. Et il y avait un cabri, brun avec le museau blanc. Le char était doré et bleu, avec des coussins, des festons brodés, des franges en soie plissée et des étoiles peintes en or. 

1.... les femmes vivent beaucoup plus que nous dans le passé. Elles s'attachent aux lieux...» »

« Les mouches se posèrent à nouveau sur le marbre. Maintenant, elles ne s'élevaient plus dans les airs, elles léchaient les parcelles de nourriture. Elisabet et Blanca rincèrent les tripes. Elles les égouttèrent et les firent sauter avec de l'oignon haché, du persil et du vin. Et Blanca pensa que lorsque Margarida avait dit que dans cette maison n'entreraient plus jamais ni voleurs, ni charretiers, ni hommes du vice-roi, ni tonneliers, ni valets, ni maîtres louvetiers, ni soldats, ni prétendants, ni fils cadets, ni journaliers, ni commerçants, ni colporteurs honnêtes, ni vendeurs, ni marchands, ni charbonniers, ni soldats errants, ni passants, elle n'avait pas parlé de ne laisser y entrer ni fouines, ni femmes sales, ni genettes, ni belettes, ni traînées, ni catins, ni ramassis de vices, ni portes par où le démon se glisse à l'intérieur des hommes et en fait de grands pécheurs. Et c'est pourquoi, bien que Margarida ait crié: « Non, non, non! Qu'elle accouche dans la forêt, que les renards mangent son bébé ! », quand Blanca vit Elisabet dans la cour, comme un animal égaré au milieu du brouillard, elle la prit par la main et la fit entrer dans le mas. Elle avait les doigts gelés et le ventre encore plus gros et protubérant que celui que charriait Blanca. Elles avaient l'air d'un miroir. Et depuis ce jour Blanca et Elisabet s'étaient aimées. De toutes les façons qu'il y avait de s'aimer. Comme les chevreuils. Avec délicatesse. Comme les poules. Recroquevillées. Comme les canards, avec une force brutale. Comme les chèvres, dans l'affolement. Comme les lièvres, en jouant. Comme les chiens, assoiffées. Comme les mouches, mine de rien. Comme les chats, sans pitié. Comme les renards, avec coquetterie. Comme les porcs, comme s'il y avait des siècles qu'elles s'aimalent. »

« Bernadeta la croyait, détournait le regard et, au lieu de contempler Margarida, les yeux comme deux citrouilles, morte par terre, elle cherchait la chevrette. Et si, alors qu'elle était devenue une femme accomplie, elle était assaillie par ces brigands qui tuaient tous les habitants des mas à coups de couteau, ou les hommes pendus et écartelés, elle guettait le taureau. Et elle ne voyait pas comment ils les poignardaient, ni comment ils les coupaient en morceaux, et elle n'avait pas à regarder l'enfant gonflé d'excréments, ni l'homme qui chiait sur des vipères, ni les loups bleus qui vomissaient, parce que le taureau était gros comme une étreinte et remplissait son regard. Même quand sa mère avait exigé : « Où sont-ils ? Que sais-tu ? » Bernadeta s'était consolée en regardant le taureau, la chatte, le bouc, la chèvre et l'homme qui avait la bouche à la fois laide et jolie. D'abord, elle ne disait rien, parce qu'elle ne savait pas ce qui se passerait si elle répondait. Mais Angela avait tellement insisté, « Je veux que tu me dises », « Et après ? Et après ? Et après ? » que Bernadeta lui avait raconté comment ils avaient tué son père, son oncle et son frère, et sa mère était morte de chagrin, desséchée comme un morceau de jambon salé. »

« À partir de ce jour, Bernadeta se fourrait tous les jours dans ce repaire et, dans le ventre obscur de la montagne, enlaçait ce corps changeant et instable. Elle ouvrait les yeux et la seule chose qu'elle voyait, c'étaient des ténèbres bleues. Lilas, noires, violettes. Qui dansaient, jusqu'à ce que soudain l'obs-curité éclate. Brillante, orange, jaune, grenat. L'espace d'un instant, la lumière déchirait la noirceur. Ensuite, l'obscurité l'avalait. D'abord les éclats, puis le noir. Et davantage d'éclairs et encore plus de ténèbres. Mais, dans tout ce noir, il n'y avait pas d'hommes sans oreilles, ni de femmes sans visage, ni d'enfants gonflés pleins d'excréments, ni de nouveau-nés jaunes, ni de vipères, ni de loups, ni de pendus, ni d'écartelés, ni de femmes forcées, ni de gens poignardés. Rien que des flammes. Rien qu'un ciel toujours nocturne. Et soudain des claquements. Des fulgurances. Et des étoiles. Et ensuite une tempête sans fin. Il pleuvait et pleuvait, et il plut tellement que de la pluie infatigable naquirent les rivières et les lacs. L'eau était noire et avançait. Ensuite elle se retirait. Et la mer s'ouvrait et, de la blessure, il sortait du feu. Comme du sang. Les nuages s'effilochaient et on distinguait un soleil. Comme une fleur. Nouvelle. D'abord blanche. Plus tard, si jaune qu'elle tuait. Et elle se mettait à vrombir dès qu'elle s'élevait. La lune était grosse et rose et on aurait dit qu'on pouvait la toucher. Les étoiles s'allumaient et dégringolaient, avec leur queue, bleue. Il n'y avait ni maisons, ni arbres, ni montagnes. Il n'y avait pas de mas qui s'appelait mas Clavell, parce que tout était couvert d'eau. Les étoiles s'y précipitaient. Il en sortait des fumerolles. Et l'eau s'agitait, se lacérait et les sommets griffaient, là-haut, dans le fracas, pour se hausser. Mais les étoiles ne cessaient de tomber. Et les nuages revenaient et alors ils apportaient le froid et avec le froid, la glace. La mer gelait, blanche. Elle dégelait, bleue. Et alors venait la chaleur, qui desséchait tout. Ensuite la glace revenait. Puis à nouveau la chaleur. Et plus tard la mousse et les buissons et les arbres qui sortaient de l'eau et les insectes qui volaient et les fleurs et les poissons qui marchaient. Mais le froid ne se lassait jamais, ni la chaleur, ni les nuages, ni l'obscurité, ni les grenouilles laides, ni les crapauds revêches, ni les petits cochons de saint Antoine, qui étaient gros comme des chèvres, ni les mille-pattes comme des serpents, ni les lézards comme des chevaux, ni les poules monstrueuses, avec des dents à la place du bec et des peaux velues et des peaux squameuses et des peaux emplumées, qui se tuaient et se mangeaient les unes les autres. »

« Elle ne disait pas non plus qu'il y a deux miracles dans cette vie, le miracle de naître et le miracle de mourir, parce que Dolça avait sommeil. Ses yeux se fermaient et sa tête tombait en arrière. Et elle ne murmurait pas qu'elle aurait aimé lui répéter plus souvent qu'elle était la plus jolie chevrette de toutes les chevrettes, parce que Dolça ouvrait grand les paupières et regardait l'enfant qu'elle venait de mettre au monde, tranquille. Assoupie. Contente. C'est pourquoi elle ne disait rien, Bernadeta. Parce qu'il y a des choses qu'on ne peut pas dire. Parce qu'on peut dire les malheurs et on peut dire le chagrin, on peut dire le remords et la culpabilité et on peut dire la mort et le mal et les choses que font les hommes. Les bonnes et les mauvaises. Mais on ne peut pas dire comment on fait une petite fille. Et il n'y a pas de mots pour expliquer comment tu l'as faite, parce que tu l'as faite comme la terre fait les arbres et les arbres font les branches et les branches font les fruits et les fruits font les graines. Dans l'obscurité. Depuis un lieu enfoui tellement profondément que tu ne savais pas que tu savais faire. »

« [...] en réalité c'étaient les années qui avaient perdu la tête, de plus en plus rapides, passagères, effrénées. Et dans cette maison et dans cette montagne et partout, si on y réfléchissait, le temps avait toujours fait ce qui lui passait par la tête. Maintenant, Marta était une femme qui avait une fille et Alexandra, qui aurait dû être un bébé emmailloté, était une grande jeune fille, dépourvue de patience, qui continuait de trouver la plupart des choses ridicules et mal faites. Et qui disait « Quels ânes ! » à tout bout de champ, d'une voix grave et aigre, qui faisait qu'on se demandait si c'était souhaitable ou pas, d'être un âne. Elle ressemblait à Elisabet, même si elle ne le savait pas. Mais elle était aussi prétentieuse que Dolça. Elle se prenait sans cesse en photo, fronçant les lèvres et penchant la tête. Et à chaque instant elle se plaignait de ce que le mas Clavell était une vieille maison et qu'il fallait la rénover, sur un ton digne de Margarida. Alexandra étudiait quelque chose que Bernadeta ne comprenait qu'à moitié, et non seulement elle ne faisait pas de rallyes, comme sa mère, mais elle ne conduisait même pas, parce que cette chevrette stricte et impatiente obtenait invariablement ce qu'elle voulait et elle n'avait aucun mal à se faire conduire là où elle voulait aller. Maintenant, elle fréquentait un garçon d'Olot qui l'emmenait ici et là, toute la journée. Les deux premières choses qu'Alexandra avait dites de ce garçon, c'était: « Il a une Audi » et « Sa maison a été rénovée ». Et un jour, alors que Bernadeta était encore en très bonne santé et qu'elles étaient assises toutes les trois dans la cour, elle leur avait raconté comment ils s'étaient rencontrés, quand elle travaillait dans la brigade de la jeunesse de la mairie. Le travail était « super ennuyeux » et on leur faisait porter des blouses orange « horribles », mais Alexandra avait raccourci la sienne pour la rendre moins laide, sans demander l'autorisation de la couper, parce qu'on ne la lui aurait pas donnée, si bien que quand on lui dit qu'elle ne pouvait pas la raccourcir, c'était trop tard et elle avait le ventre à l'air. Et elle leur disait : « La première fois qu'on s'est parlé, Eloi, qui était en vacances avec ses parents, m'a dit qu'il aimait bien le tee-shirt que je portais. Le tee-shirt orange raccourci. Et moi j'ai répondu quel âne, tu ne vois pas que je ressemble à une bombonne de butane ? » Marta et Bernadeta riaient et Marta avait demandé : « Tu l'as traité d'âne ? » et Alexandra avait répondu : « Bien sûr. »

Marta s'approcha du lit et Bernadeta lui prit la main comme si elle l'avait attrapée au vol. Elle l'approcha de sa poitrine. Elle dit, de sa voix rauque et reposée, qu'elle n'avait pas utilisée de toute la journée :
- On a été bien, toutes les deux. On s'est bien tenu compagnie. »

Quatrième de couverture

Entre les falaises des montagnes catalanes, se cache le mas Clavell. Dans cette maison reculée, à l'aube, une femme âgée, exagérément âgée, entame son dernier jour. Et toutes les femmes nées et mortes entre ces murs sont là pour la veiller. Joyeuses, elles préparent une fête en l'honneur de celle qui au soir viendra les rejoindre. Cette seule journée contient dès lors quatre siècles de souvenirs. Ceux de Joana, qui voulait un mari. Ceux de Bernadeta, dont les yeux voient ce qu'ils ne devraient pas. Ceux d'Angela, qui n'a jamais mal. Ceux de Margarida, qui au lieu d'un cœur entier a un cœur aux trois quarts, plein de rage. Ou ceux de Blanca, née sans langue, la bouche comme un nid vide, qui se contente d'observer. Ou d'autres encore.

Après Je chante et la montagne danse, Irene Solà signe un roman vivant et drôle, peuplé de légendes et profondément poétique. De sa prose puissante et musicale, elle célèbre la lumière et les ténèbres, la vie et la mort, la mémoire et l'oubli.

Éditions du Seuil, août 2024
183 pages
Traduit du catalan par Edmond Railllard 

samedi 22 février 2025

Où vont les larmes quand elles sèchent ★★★★☆ de Baptiste Beaulieu

Un shoot d'humanité !
Merci Baptiste Beaulieu. Aucune raison de demander pardon.
Vos mots sonnent si vrais, si justes. 
Écouter. Savoir écouter son prochain. Savoir écouter les silences aussi. Cela devrait être enseigner à la fac, oui !
« Les gens sont souvent passionnants, leur histoire est précieuse, car il n'y en a jamais une pour ressembler à l'autre ! »
Vos patients ont beaucoup de chance.
Vous donnez du sens à ce que vous faites. 
En partageant vos doutes, vos réflexions sur le sens de la vie notamment, vous m'avez touchée. Émue aux larmes ✨️ 
Vos larmes, aussi sèches soient-elles sont des larmes d'humanité ! 
« Ce n'est pas déshonorant, comme métier, d'aider les gens à se sentir de temps en temps un minimum vivants. On ne nous enseigne pas non plus à la fac que certains patients viendront vous voir toutes les semaines. Le jour où le docteur ne sera plus remboursé, ils ne viendront plus et, dans leurs têtes, ils existeront moins. Ceux qui ont les moyens iront chez le coiffeur. C'est terrible, quand tu comprends ça. Terrible. »

« Ce qu'il faut, c'est qu'on soit naturel et calme Dans le bonheur comme dans le malheur, [...]
Et, à l'article de la mort, Se souvenir que le jour meurt, Que le couchant est beau, et belle la nuit qui demeure. Puisqu'il en est ainsi, ainsi soit-il...»
Fernando Pessoa, Le Gardeur de troupeaux et les autres poèmes d'Alberto Caeiro - Poésies d'Alvaro de Campos, traduit du portugais et préfacé par Armand Guibert, «Poésie», Gallimard, 1987. 

« Une polyarthrite, une fibromyalgie, un viol même, ça ne se vidange pas, ça ne s'extrait pas. « Matez-moi ce morceau, madame! On l'a enfin eue, votre boulimie ! » Et, sous le regard dégoûté mais soulagé de la patiente, flanquer le tout à la boîte à ordures, enfermé dans un mouchoir. On ne peut pas mettre la schizophrénie à la poubelle. On ne peut pas rabattre le couvercle sur tout ce qui heurte, blesse, gonfle, irrite, gratte, coule trop, ne coule pas, s'enflamme, etc. Impossible. Sinon quelqu'un en aurait déjà fait un business, c'est certain. Et je ne serais pas devenu médecin mais «videur de gens», comme certains vident les truites. Quel chasseur se cache en moi! Un trappeur, toujours en quête d'un furonculé! D'un échardé! D'un constipé! À deux doigts de me poster au rayon jus de pruneau et Hépar du Casino pour distribuer mes cartes de visite! J'aime les furoncles parce qu'ils me pro-curent une satisfaction immédiate, visible, palpable. Matérielle. »

« On ne devrait pas mourir sans en avoir l'âge. »

« Bref... Un froid, mais un froid ! À faire péter les tuiles des toits. Le temps du chagrin, je vous dis. Je me souviens de mes cours de médecine, comme quoi on attrape la fièvre par les extrémités, mais c'est rigoureusement faux: je vais mal, très mal, et ce n'est pas par les extrémités qu'elle arrive, ma pneu-monie, c'est par le cœur. Ça prend toute la place parfois, le cœur. Saleté de cœur ! »

« Double peine: tu ne sais plus pourquoi tu dois vivre dans un monde où l'amour peut tuer un gosse, et en plus tu te retrouves à servir de Courtepaille à une tribu de morbaks affamés. Buffet à volonté ! Dieu n'existe pas, pas plus que les vraies bonnes affaires ! La vie ne fait pas de cadeaux, ou alors ils sont toujours un peu empoisonnés. »

« Ma chance? Ne jamais avoir croisé dans les cou-loirs la famille du patient qui venait de rendre les clefs de sa vie. Parce qu'elle était là évidemment, la famille, quelque part derrière ces murs blancs, et susceptible d'entendre mon «Super» lancé avec la plus effrayante sincérité du monde.

Et moi de quitter définitivement l'hôpital deux mois plus tard parce que, eh quoi, je veux soigner! Pas jouer aux chaises musicales avec les vivants et les morts. Plus jamais je ne veux :
- réduire un patient à sa pathologie,
- me réjouir de la mort de quelqu'un.
Ce n'est pas pour cela qu'on devient soignant.
Certes, on ne peut pas sauver tout le monde, mais je suis, à cette heure de ma vie, trop jeune pour me ranger à cette idée. Ce merdier géant, cette poudrière hospitalière, nous sommes censés y incaner un certain idéal de vocation, d'humanité et de civilisation. »

« C'est juste un rêve mais il est plus réaliste que l'autre, celui où les hommes arrêteraient de taper des femmes. Faut vraiment rêver petit quand on est sur Terre: on minimise les risques d'être déçu. »

« Avant j'avais aussi un site Internet, avec adresse et horaires du cabinet. Nous l'avons supprimé avec mes associés. Trop de patients, mais même comme ça on déborde. Nous vivons dans un pays où les médecins se cachent pour survivre à leur journée de travail: de notre profession, cela ne dit rien, de ceux qui nous dirigent, cela dit tout.
Parfois, les patients poireautent dans le patio quand la salle d'attente dégueule. Une fois, la locataire du dessus, qui travaille à domicile comme traductrice pour l'ONU, s'est plainte de « la faune ». Une fois, encore, elle a jeté un seau d'eau glacé en plein hiver sur ce vieux M. Grimaldi qui s'était trompé d'interphone.
Trois semaines après, j'ai averti par écrit la locataire que ce patient, leucémique, était « malheureusement décédé d'une pneumonie contractée après le coup du seau d'eau ».
Ce n'était pas vrai, mais ça aura eu le mérite de la faire réfléchir. Elle s'est excusée et je l'ai traitée de connasse. Pour la beauté du geste. Je pense qu'elle aurait souhaité qu'on ne soigne que des vieilles dames à collier de perles. Mais on soigne tout le monde, du bourgeois au toxico, du gitan au col blanc, du vieillard au bambin, et du bobo au punk à chien - même qu'il m'est arrivé de soigner le chien !
À vrai dire, une connasse traductrice pour l'ONU, on la soignerait aussi. »

« Je ressemble à l'image qu'on pourrait se faire d'un médecin de famille. Je fume trop, mâche des chewing-gums à la menthe et j'ai des mocassins à glands, vous voyez ? Un médecin de famille, quoi, un vrai de vrai. Un matin, je suis sur mon vélo, beau comme Bellérophon sur Pégase, je quitte le domicile d'une patiente que son mec a confondue avec un punching-ball, je suis distrait, pense à cette guerre invisible que mènent les hommes contre les femmes et à un poème que je suis en train d'écrire, et j'ai aussi très envie de parachuter un gothique: c'est l'effet café + vélo + froid matinal, ça réveille un besoin urgent (faudrait réaliser une étude scientifique sur le sujet). Je pédale vite car je veux arriver au cabinet médical avant que des patients fassent la queue devant la porte d'entrée (c'est plus com-pliqué de se soulager avec dix souffrants en salle d'attente). Bref, guerre + poème + impératif naturel, je manque de percuter un autre vélo et, comme j'ai plus de sonnette (la vieille a été volée), je me surprends à faire « BLING BLING ! » avec la bouche. Je veux vraiment imiter une sonnette de vélo, mais j'ignore pourquoi, je ne crie pas « DRING DRING ! ». »

« Je ne sais par quels étranges chemins sa glycémie est inversement proportionnelle au degré d'attention que j'arrive à lui accorder. Elle a besoin d'être palpée, auscultée, pesée, mesurée en long en large et en travers. Et par-dessus tout : elle a besoin de parler, Mme Chahid. D'être écoutée. Plus je l'écoute au cabinet médical, meilleurs sont les résultats de sa prise de sang. Les voies du soignant sont impénétrables... »

« Au tout début de mon installation en ville, j'ai envie de lui dire, à Mme Chahid comme aux patients qui flanchent : « Courage, tenez le cap, ça en vaut le coup », mais je ne sais pas trop ce que j'entends par là.
« Ça », c'est l'odeur des pavés après la pluie en été.
« Ça », c'est la ville déserte et silencieuse au milieu de la nuit. « Ça », c'est les étoiles qu'on regarde en forêt avec des amis (ou seul, ça marche aussi). « Ça », c'est votre deuxième fils qui vous masse les pieds le soir.
« Ça », c'est le sel de la vie.
Mais ce ne serait pas très utile, je pense. Les gens comme Mme Chahid ne viennent pas à la consultation pour écouter ce que j'ai à dire: la plupart d'entre eux viennent juste pour parler. Se confier à un autre être humain. Moi ou un plombier, ça ne changerait pas grand-chose. Alors je hoche la tête et j'écoute. Faut bien quelqu'un pour s'y coller. Si demain on obtient le même résultat avec une silhouette de docteur découpée dans du carton, je resterai dans mon lit. Néanmoins, personne n'obtiendra le même résultat, et pour une bonne raison: pour le patient, c'est pas tout de vider son sac, il faut que le docteur en face s'intéresse à lui, à ses mystères, ceux dans la tête, ceux dans les artères, et ceux « devant-derrière qui lui font de l'air ». Ça manque vraiment aux gens, d'avoir quelqu'un qui s'intéresse à eux. Juste de temps en temps.
Les dix années d'études de médecine ne servent quasiment à rien d'autre. Mais motus: nul ne vous aura averti sur les bancs de la fac. On vous fait miroiter le statut social. Le prestige. Vous allez sauver des vies. Vous ne vous lèverez pas pour des queues de cerise ! Même que le soir, dans le miroir de votre salle de bains, vous vous direz : « J'ai été utile. J'en ai aidé combien ? »»

« Ce n'est pas déshonorant, comme métier, d'aider les gens à se sentir de temps en temps un minimum vivants. On ne nous enseigne pas non plus à la fac que certains patients viendront vous voir toutes les semaines. Le jour où le docteur ne sera plus remboursé, ils ne viendront plus et, dans leurs têtes, ils existeront moins. Ceux qui ont les moyens iront chez le coiffeur. C'est terrible, quand tu comprends ça. Terrible. »

« On cherche tous une vérité. Ce qui nous manque. J'en sais rien. D'ailleurs, je ne sais rien du tout. Seulement qu'elle est affreuse en tout point, cette histoire. La maladie de M. Soares, avec ses perles de sang semées partout, le handicap de Mme Soares avec ses radiographies compulsives, l'appartement minuscule, les voisins minables, la barre d'immeuble atroce, peut-on faire plus misérable ? Leur vie, c'était une réunion du pire et de l'insupportable. Un résumé de l'enfer... Puis je me souviens qu'ils vivaient ensemble. Que sa femme l'aimait. Qu'il aimait sa femme. Ils ont eu au moins ça. Tout le monde ne peut pas en dire autant, et c'est sans aucun doute encore plus affreux, la vie, quand tu ne peux pas en dire autant. »

« Nouveau mouchoir. Qu'est-ce que ça me coûte en mouchoirs, la médecine générale! Dans mon bureau, on pleure à cause du petit caporal qui nous sert de patron, on pleure à cause du temps qui passe, on pleure à cause du corps qui fait mal, on pleure parce qu'on a fait mal à son corps, on pleure parce que la personne qu'on aime est partie aimer quelqu'un d'autre, on pleure parce que ceux qu'on aime s'en vont parfois d'où l'on ne revient pas. Dans ce cas, pleurer est comme leur adresser un ultime appel : Ne partez pas là-bas ! Mais ils partent. Et les larmes n'ont servi à rien. Les larmes, c'est un truc inutile contre la mort, mais qu'on n'a jamais cessé d'essayer quand même.
Ça va aller, monsieur Soares. Je suis sûr que vous allez y arriver ! Courage !
Y arriver ? Il me dit qu'y arriver, ça voudrait dire l'oublier et qu'il ne veut pas l'oublier, sa Charlotte, même un peu. D'après lui, c'est juste des mots comme ça, pour se débarrasser du problème. On ne se sort pas de tout dans la vie, il y a des blessures incurables, et, la prochaine fois, je ferai mieux de la fermer. Quant au courage, là n'est pas la question: il n'a pas le choix. C'est ça ou se laisser partir. »

« Je me sens stupide. On a tellement de phrases qui ne servent à rien dans la vie, qui meublent le vide laissé par l'éternelle vérité : on naît seul, on vit seul, et on est toujours seul à mourir. Avec des lacs de larmes plus ou moins étendus, et plus ou moins profonds.

Ça empêcherait de dormir, de savoir ça. Faudrait même pas le dire à haute voix. Que ça reste un secret entre adultes. »

« Bref, la peur, la peur, la peur, il y en a pour tous les goûts et pour tous les jours.
Quand est-ce qu'on arrête d'avoir peur? »

« Ou alors, plus simplement : « Le docteur aime bien les êtres humains, mais se méfie des hommes. Il sera du bon côté. » Elles se trompent : je ne me méfie pas des hommes, je les juge. Sévèrement. Et pour cause : j'en suis un. Je sais de quoi je parle ! »

« Les gens sont souvent passionnants, leur histoire est précieuse, car il n'y en a jamais une pour ressembler à l'autre ! »

« Je pourrais ne pas vous avertir. Parler comme si de rien n'était et dans quelques pages vous assé-ner cette mort d'un coup d'un seul, mais on n'est pas là pour ça. JE ne suis pas là pour faire pleurer dans les chaumières avec des histoires de chasse. Je dis juste ce que je vois. C'est dur, parfois, de dire ce que l'on voit. Mais un truc encore plus dur, c'est bien de voir ce que l'on voit. Quand on entre chez les gens, que ces gens sont malades, qu'ils s'accrochent à votre blouse et placent en vous tout leur espoir, on voit. Quo i? Nous. Tous dans notre vérité nue. Et c'est violent. Âpre. La « condition humaine », c'est bien l'expression la plus antinomique au monde, appelez-moi ça la condition inhumaine! Je refuse d'accepter la totalité du réel, je plaide coupable. Alors je fourre de la poésie où il ne faut pas, peut-être même comme il ne faudrait pas, mais c'est vrai que c'est facile, la poésie: pas besoin d'avoir appris. »

« « C'est quand, la dernière fois qu'on a fait une prise de sang, Josette ?»
Je viens de poser ma question sans vraiment y penser. Elle n'était pas prévue au programme. Et si je ne l'avais pas posée ? Et si nous n'avions pas programmé cette prise de sang ? Peut-être ne serait-elle pas morte. Peut-être qu'elle aurait eu « plus de temps ». Que sa vie ne serait pas passée à toute vitesse. Peut-être que le cancer est réapparu à partir du moment exact où j'ai tamponné l'ordonnance pour sa prise de sang... CHLACK! Et HOP! Un laissez-passer pour la mort! Paraît que la Lune n'existe pas si on cesse de la regarder...
À quoi ça tient, le destin ?
Est-ce que je ne surestime pas mon rôle dans toute cette putain d'histoire ? Personne n'a le pouvoir de faire apparaître un cancer chez les gens, hormis le radium sans doute, mais on n'a jamais vu de radium en blouse blanche. »

« Le monde, je l'ai vu parler un jour à travers Miran, un enfant syrien de onze ans que je ren-contre au cabinet médical en soignant son papa. Ses parents sont réfugiés. Quand Miran entre au cabinet, il me prend dans les bras comme si nous étions amis de longue date et me serre fort contre lui. Les patients en salle d'attente sourient, un peu gênés. Moi, je reste les bras ballants, lui tapote l'épaule, sans savoir comment réagir. C'est la première fois qu'on se voit, petit, fais pas ça! Ses parents, aidés d'une traductrice, m'expliquent que Miran souffre d'un handicap mental léger. Il est toujours ainsi, même avec les inconnus.
Pendant que tout ce petit monde s'installe à mon bureau, le gamin commente, tout sourire, les objets qu'il voit en les pointant du doigt. Il a l'air heureux de tout, je ne comprends rien. Mais ça me va. La traductrice raconte : la fuite depuis leur ville natale, les longs trajets en camion, les nuits sans dormir, la faim, la soif, le froid, la peur au ventre, la traversée périlleuse de la Méditerranée, les passeurs, l'argent qui circule de main en main, les humiliations, la Faucheuse omniprésente.
Pendant l'entretien, Miran est perché sur la table d'examen où il a grimpé tout seul. Il s'y balance d'avant en arrière, en chantonnant. Moi, sur le côté, je ne pipe rien, je ne parle pas syrien, mais elle est incroyablement belle, cette berceuse. À la fin, alors que l'oisillon Miran est encore sur sa branche, je me permets de demander aux parents :
C'est beau. On dirait une prière ou un poème... Elle signifie quoi, cette chanson ?
La traductrice m'explique. Miran ne chante pas. Il récite. Quand Miran se sent à l'aise, il aime s'asseoir et réciter la liste de toutes les personnes qu'il a rencontrées depuis qu'il est né. Il les connaît toutes par cœur! À force de répéter leurs prénoms! Tous les jours, il en ajoute de nouveaux. Tous ceux qui croisent sa route depuis sa naissance dans un pays en guerre jusqu'à son arrivée dans un pays en paix.
Une liste immense. Des visages. Des dizaines de visages. Qu'il honore. En chantant leurs prénoms. Il commence toujours par ceux des personnes de son quartier d'enfance. Combien de morts parmi ces noms-là ? »

« On met deux ans à apprendre à parler, mais faut toute une vie pour apprendre à se taire. »

« Peut-être que, parfois, le réel est tellement fort que la fiction paraît la solution ? Peut-être parce qu'une part de moi refusait d'admettre devant le patient que j'ignorais totalement comment l'aider ? »

« Mon métier, c'est gratouiller dans la nature humaine. Dans ce qu'elle a de meilleur comme dans ce qu'elle a de pire, mais je ne suis pas d'accord avec ceux qui t'expliquent que c'est dans le pire qu'elle est la meilleure. Globalement, je crois qu'on bataille tous comme on peut, et qu'on est tous paumés. D'une façon ou d'une autre, qu'on sache ou non pleurer. »

« C'est indicible, ce qu'elle traverse, ce moment final où le corps et l'existence nous font comprendre qu'il va bientôt falloir rendre les clefs.
Au fond, elle voudrait arrêter de mourir. »

« Oui, j'en reviens à la gestion de la colère: vous n'imaginez pas comme c'est difficile, quand on va chez un malade toutes les semaines, qu'on s'échine à fourrer par-ci, par-là du confort fondamental, oh pas grand-chose, du petit plaisir basique, élémentaire, tout pour adoucir les derniers jours, et qu'on assiste impuissant au saccage de son travail par un type sans diplôme qui s'est formé en un week-end sur Internet. C'est pas des manières de faire croire aux mourants que c'est de leur faute s'ils ne verront pas leurs gosses grandir, ni ne pourront serrer leurs petits-enfants dans leurs bras: « Josette, fallait pas la manger, cette grosse orange bien juteuse et bien sucrée. Maintenant, faut passer à la caisse ! »
Je lui aurais bien dit deux mots, au naturopathe, mais il n'est jamais venu la visiter à domicile, Josette. Pour pas renifler l'odeur de la merde qu'il a étalée sur les murs, sûrement. J'imagine que même lui avait un minimum d'exigence morale : il ne lui aurait pas menti de cette manière s'il avait vu les draps blancs sur les miroirs de la salle de bains et, en train de mijoter sur la cuisinière, la cassolette d'eau aromatisée à l'eau.

Mais bon, ça lui a donné de l'espoir, à Josette (et à lui, 90 euros).
Moi, je prenais mon mal en patience. »

« Pourtant, ce qui constitue le cœur de notre métier reste l'angle mort de nos facultés : on ne nous apprend pas à écouter. Quel constat décourageant ! »

« La morale étant: les patients ne sont pas des livres, les soignants ne sont pas des lecteurs, ce sont tous des humains qui essaient de chercher un chat noir dans une pièce obscure en parlant des langues différentes. Mais vous savez quoi ? Ils ont tous une trouille bleue de la mort. »

« Après, c'est vrai qu'on est plus délicat avec une femme battue qu'avec un homme qui bat. Même si ça ne répare rien du tout. Pas les nez, en tout cas.
Au moment de partir, la main sur la poignée de porte, elle se tourne vers moi et me tend son télé-phone: sur l'écran, c'est elle, avec dix ans de moins et un vrai nez, celui d'origine, je veux dire.
- J'étais belle, docteur? Hein que j'étais belle, avant?
J'ai envie de pleurer d'un coup. Parce que c'est vrai. Elle était très belle.
Et son mari, à Mme Gonzales?
Il va bien, je crois. Faut dire qu'il est bâtonnier dans une grande ville. Le bâtonnier, c'est un peu comme le président des avocats. Sauf qu'il est élu par eux, avec qui il va boire des coups à la buvette du palais. Vous vous rendez compte ? C'est moins facile de couper le nez de sa femme et de s'en sortir quand t'es prolo...

J'ai cru que les larmes allaient enfin sortir avec cette histoire, mais non. Pleurer est un moyen pour le corps de témoigner de notre sens de la justice, et je ne suis pas moins sensible à l'injustice que n'importe qui. »

« Ce jour-là, Virginie m'aura démontré que, peut-être (je ne le saurai jamais avec certitude), rien n'est gratuit avec les hommes quand on est femme. Rien. 
Quel chemin parcouru avec Virginie ! Il a fallu qu'on s'apprivoise. Qu'elle m'accorde sa confiance. Une astuce qui réussit à chaque coup, j'ai remarqué, c'est, je cherche le terme qui convient, de res-pecter les gens. Voilà! Fou comme ça fonctionne de ne pas les considérer tel un bout de viande qu'on palpe, soupèse, ausculte, mais de vraiment les voir, je cherche le terme qui convient là encore, comme des êtres humains ? Suffisait d'y penser ! Avec Virginie, ce qui a consolidé son sentiment de sécurité, c'est quand je lui ai demandé: « Vous voulez bien que je vous examine ? », alors qu'elle venait juste pour une angine. Elle a dû se dire: « S'il me demande ça pour regarder dans ma gorge, il me le demandera pour le reste. »
Elle n'avait pas tort. Je demande tout le temps, pour tout, et pas seulement pour le reste.
C'est dingue, mais, dans notre société, des médecins s'inquiètent que les patientes se plaignent de ne pas avoir consenti à l'examen. Un confrère s'est exprimé l'autre soir, en réunion pluridisciplinaire : « J'ai peur qu'on nous accuse de viol parce qu'on pratique certains examens. » Il fronçait les sourcils et enfilait ses perles, l'air un peu ahuri et choqué, même qu'il a claironné : 
- Si tu vas chez ton gynécologue, tu sais bien que c'est pas pour faire un bridge !
J'ai repensé à toutes mes patientes... Ce qu'il veut dire, le confrère, c'est qu'une fois dans mon cabinet de médecin leur corps ne leur appartiendrait plus et que je serais subitement dépositaire d'un « consentement tacite et illimité ». Hey, Virginie! Vous entendez ? Je ne savais pas que ça existait, un pouvoir comme ça! Ça paraît même un peu dangereux. Quelle pensée fanée! Elle sent fort le « si tu montes chez un garçon après un restau, tu sais bien que c'est pas pour jouer au tennis » et autres bizarreries d'arrière-garde.
D'ailleurs, il commence où, ce consentement illimité ? Je peux aller tâter les couilles de M. Lopez en salle d'attente? Ou je dois attendre que la porte du bureau se referme sur Mme Laurent pour sauter sur ses seins ?
Il existe des tas de métiers où tu n'as même pas besoin de parler aux gens si tu ne les aimes pas. Nous, on choisit celui où on doit leur parler ET en plus les toucher. Oui, nous, soignants, on touche les gens, parfois même on touche leur sexe.
Du coup ?
C'est bien d'expliquer pourquoi et de demander l'autorisation avant.
C'est bien d'expliquer pourquoi et de demander l'autorisation pendant.
En fait, plus que bien, c'est normal.
C'est même plus que normal : obligatoire.
Et ce qui est encore plus obligatoire, c'est d'arrêter d'examiner le sexe des gens si les gens vous demandent d'arrêter. Même s'ils ont dit oui deux secondes plus tôt. Le consentement tacite et illimité n'existe pas. »

« Cette maladie est très peu étudiée : elle touche surtout les femmes, et on s'en fiche un peu beaucoup passionnément de la santé des femmes, alors qu'un mec qui n'arrive pas à bander représente une tragédie internationale. Je ne peux pas m'empêcher d'y voir une manière, pour une société où la culture du viol est omniprésente, d'oblitérer les consé-quences que peuvent avoir les violences sexuelles sur les victimes, et la manière dont ces violences si communes pourraient générer une maladie réelle.
Dans l'oreille de Mme Chahid, si bavarde Mme Chahid, il y a un cabinet médical où l'on peut parler et être écouté. Même pleurer à l'envi. Eh bien, savez-vous ce qu'il y a dans le vagin des femmes ? Sûrement pas un temple, où toutes ces conneries de féminin sacré les enferment dans des fables mythologisantes à la con, non. Pas de temple.
Mais je suis sûr qu'il y a dans le vagin des femmes un cabinet médical où mille hommes consultent. Des hommes fainéants, des hommes égoïstes, des hommes toxiques, des hommes beaucoup trop sûrs d'eux, des hommes qui ne pensent qu'à eux. Me relancez pas sur le sujet ! »

« Un homme qui doit, sa vie durant, remettre à un tiers le fruit de son travail et faire prospérer à la sueur de son front le tour de taille d'un patron développe à l'égard de la maladie une forme de fatalité effrayante. L'exploitation l'a rendu docile, même à l'égard de sa propre mort. »

« Parfois, une personne souffle: « Ça fait partie des choses qu'on dit qu'on fera et qu'on ne fait pas, c'est con. » 
Oui, c'est con. Sans doute qu'on ne devrait jamais remettre à plus tard, parce qu'il est toujours plus tard qu'on ne le pense dans la vie. »

« Je n'ai peut-être pas baisé, mais c'était sans doute les 20 balles les mieux investies de ma vie, parce qu'un grand calme se fait à l'intérieur de moi. Vous voyez, quand le ruisseau reprend sa forme après une crue? Voilà. Même que je pense souvent à cet homme, à sa gentillesse. Je voudrais le rassurer, je n'étais pas un mec bizarre, j'étais juste comme un enfant mort qu'il a fait reve-nir chez lui, à sa manière, bien moelleuse et bien tendre. Et gratuite, en plus. C'est pas fréquent, les choses gratuites dans la vie. Y a rien de plus précieux, même. Ça peut réconcilier des coins cassés en vous qui se tirent la gueule depuis longtemps. »

« Que les enfants meurent est la preuve irréfutable que, oui, ici-bas, rien ne ment. Évidemment, cette épiphanie personnelle ne dit rien ni du grand mystère de l'existence, ni de la question du bien ou du mal, mais elle me signifie dans son langage secret, et c'est prodigieux, que les choses sont ce qu'elles sont, et que si elles n'étaient pas ainsi, alors ce promeneur en contemplation devant le fleuve ne serait pas exactement ce promeneur, et je ne serais plus exactement non plus ce médecin qui pense, et pourrait pleurer en pensant à la mort de deux enfants. Oh, Alvaro, tu as bien raison, le monde ne ment pas. Et l'expérience des ans aidant, est-ce que j'y parviendrai un jour, à cette prouesse-là, moi : l'aimer, ce monde, et l'aimer sans rien attendre en retour, c'est-à-dire l'aimer pour rien ?
J'ai encore tellement de questions en moi, et si peu de réponses. Où est-elle, la vie, hein ? Où ? Est-ce que je passe à côté de la mienne ? Pourquoi fait-on mal à nos mères en venant ? Pourquoi se fait-on tant de mal tout le temps ? Et où est passée notre enfance ? Et les cafés au lait de nos grands-mères ? Qu'est-ce que c'est, l'Univers ? Et quelle est ma place dedans ? Qui mangera les vers qui nous mangeront ? Pourquoi c'est dur, un clou en fer ? Et pourquoi j'ai marché dessus? Pourquoi ça existe, la mélancolie ? Qu'est-ce qu'on pleure ? Et qui nous pleure ? Est-ce qu'on peut ramasser les larmes des autres pour les coller sur nos joues ? Pourquoi je ne me souviens pas de toute mon existence ? Dans quel trou sont tombées toutes mes plus belles années ? Où vont les larmes quand elles sèchent ? Pourquoi j'ai peur ? Où vont nos amours quand elles meurent? Et qu'est-ce que c'est, l'exil? Pourquoi je me sens seul, même à plusieurs? Est-ce que quelqu'un veut bien être mon frère? Ma sœur ? Est-ce qu'il y aura des bateaux pour moi ? Pour nous ? Un port paisible? Où accoster enfin ? Et un joli matin? Est-ce que tu me prêteras ta main? Aura-t-on connu le bonheur ? Est-ce qu'on n'aura plus peur, là-bas ? Plus jamais ? Est-ce que je me pose vraiment ces questions ? Quelle est ma place dans ce grand paysage ? Et pourquoi je veux toujours, toujours, demander pardon? Est-ce que quelqu'un écoutera ou lira ça ? Est-ce que quelqu'un écoute ou lit ça maintenant ? Est-ce que c'est seulement écrit ? L'ai-je vraiment dit à voix haute ? Est-ce que quelqu'un m'entend ? Est-ce qu'il y a quelqu'un ?
Pardon d'avoir dit tout ça.
On va enfin pouvoir pleurer, maintenant. »

Quatrième de couverture

Jean a trente-six ans. Il fume trop, mâche des chewing-gums à la menthe et fait ses visites de médecin de famille à vélo. Il a supprimé son numéro de portable sur ses ordonnances. Son cabinet médical n'a plus de site Internet. Il a trop de patients: jusqu'au soir, ils débordent de la salle d'attente, dans le couloir, sur le patio.

Tous les jours, Jean entend des histoires. Parfois il les lit directement sur le corps des malades. Il lui arrive de se mettre en colère. Mais il ne pleure jamais. Ses larmes sont coincées dans sa gorge. Il ne sait plus comment pleurer depuis cette nuit où il lui a manqué six minutes.

Médecin généraliste dans le Sud-Ouest, Baptiste Beaulieu est l'auteur d'un récit Alors voilà. Les 1001 vies des Urgences (Fayard), traduit en quatorze langues, et de plusieurs romans qui sont autant de succès en librairie.

Éditions de l'Iconoclaste,  octobre 2023
272 pages