« Faut que je comprenne pourquoi je me fais inonder d'insultes par la terre entière, pourquoi je suis pas capable d'avoir un seul ami, et pourquoi la seule façon pour moi d'être heureuse, c'est d'être loin dans la montagne.
Est-ce que le problème, c'est d'être lesbienne ? D'être grosse et moche ? Et si c'était l'alliance des trois qui me rendait juste imblairable pour les gens ? À moins que pour eux ce soit la même chose: une gouine, c'est forcément un monstre. Et les monstres, ça rend fou. »
Nina n'est pas ordinaire, elle est devenue "Mont Perdu". C'est comme cela que la surnomme les autres dans son village. Harcelée, elle est en mal-être. Obèse, lesbienne, elle ne trouve pas sa place dans la norme sociale et genrée et communier avec la nature est son seul réconfort.
Une écriture brute, un texte original non dénué de poésie qui nous plonge dans le fantastique de la métamorphose et le surnaturel prend des allures évidentes d'échappatoire, de refuge dans cette lutte interne, dans cette fuite contre la "bestialité" du monde. J'ai adoré !
« Quand j'arrive devant la maison, il a arrêté de neiger et sur le toit flotte une lumière texture de lait. Ça fait du bien de voir un truc beau comme ça. Tellement de bien que je plonge dedans, je m'y baigne. Cette lumière, c'est aussi ma vie. Une lumière qui n'existe pas en bas. Elle sort des roches et des bruyères comme de la sève qui inonde le ciel. Puis des flashs de couleur se mettent à cogner contre les fenêtres du salon : c'est la daronne qui vient de se poser devant Hanouna. C'est moins beau d'un coup. »
« Continue à parler, Vieux René, tu fais disparaître le monde. Des odeurs flottent autour de lui, un mélange d'humidité et de fourrure, celles de la peau d'ours. Je me cale dedans, m'y enfouis et sa voix coule, genre sirop, genre confiture, jusqu'à moi. Je suis au fond de la grotte que les montagnes ont creusée juste pour moi, loin, loin, très loin. Peu importe ce qu'il raconte, sa voix me garde en vie. Mon esprit se barre, je contrôle plus rien. Le souvenir me revient du jour où j'ai attrapé une poignée de calotritons au bord d'un ruisseau, ils étaient noirs avec des verrues brillantes sur la peau. Puis surgit l'image de Vieux René dans son costume d'ours, grand comme trois gars posés les uns sur les épaules des autres. »
« C'est la fin du printemps, une période étrange de folie où les plantes suintent, où la sève dégouline, où tout appelle au sexe. Dans la montagne, en ce moment, l'air est saturé de grains de pollen, ça vole, envahit tout, recouvre tout, les pierres, les animaux, moi. Ça s'immisce au fond des poches, dans les chaussettes et sous la langue. Que tu le veuilles ou non, en marchant ici tu participes à une baise générale. On te demande pas ton avis. C'est la saison qui veut ça, t'es prise dans le tourbillon. La montagne entière est en chaleur, elle pousse un gémissement qui s'arrête même pas la nuit. (Le jour où je ferai l'amour pour la première fois, moi, je ferai ce genre de bruit, c'est promis.) »
« La voix des montagnes. - Nous sommes étendues si haut dans le ciel que nous voyons les orages avant même qu'ils ne se forment. Ce sont d'abord des étincelles lumineuses dans l'atmosphère que votre œil humain n'est pas capable de percevoir, puis des courants invisibles parcourant l'univers, des filaments magiques entourant la planète. Nous savons où se déchaîneront les tempêtes, où s'abattra l'éclair. Rien ne nous est caché de la fortune du monde que nous avons vu naître autour de nous. Ses joies et ses malheurs nous sont connus. Lorsque nous fermons les yeux et que nous plongeons en nous, loin sous les couches d'argile, les veines de mica et les ruisseaux souterrains, nous lisons le destin de notre petite sœur. Elle s'élèvera dans le ciel, portant en elle le souvenir de notre temps glorieux car bientôt nous nous serons toutes écroulées, le temps aura râpé chacune de nos pierres et, vaincues, nous ramperons au sol comme des limaces. Il y a quelques minutes, dans la nuit pluvieuse du village, une nouvelle épreuve s'est abattue sur Mont Perdu. Pour le moment, affligée, elle n'en comprend pas le sens et les pleurs noient son visage. Seules nous, montagnes, comprenons pourquoi Vieux René devait mourir. Que petite sœur s'endurcisse, car d'autres désastres viendront et d'autres cris rempliront la vallée. Ils sont nécessaires et gravés depuis toujours dans la pierre. Rien ne sert de vouloir y échapper. Nous-mêmes connaissons notre destin. Un jour, Mont Perdu comprendra et tout s'éclairera. En attendant, la malheureuse pleure dans sa chambre. »
« Faut que je comprenne pourquoi je me fais inonder d'insultes par la terre entière, pourquoi je suis pas capable d'avoir un seul ami, et pourquoi la seule façon pour moi d'être heureuse, c'est d'être loin dans la montagne.
Est-ce que le problème, c'est d'être lesbienne ? D'être grosse et moche ? Et si c'était l'alliance des trois qui me rendait juste imblairable pour les gens ? À moins que pour eux ce soit la même chose: une gouine, c'est forcément un monstre. Et les monstres, ça rend fou. »
« Ceux qui m'écrivent sont des vieux gars. Des daronnes. Des petites meufs. Des gros. Des chauves. Des blondes. Des sans tête. Tout le monde quoi. Il y a pas de profil pour la haine. Juste des humains. »
« En bas : le monde.
Et toute la haine qu'il contient. Le soleil se lève en me baignant de sa lumière dorée, moi, l'ourse, sur la cime glacée. C'est à cette seconde que s'achève ma métamorphose. C'est la phase la plus importante, même si elle se voit pas. Ça se passe dans mes os, dans mes crocs. La peur disparaît pour toujours. La honte aussi. Je me remets sur mes quatre pattes. Le village est logé comme un parasite entre deux plis de la montagne. De la salive me coule sur le poitrail. Le vent la fige très vite en glace. »
« Des voix fantômes me parviennent de la forêt. Je reconnais celles des chasseurs. Ils tirent quatre, cinq, six balles. Depuis un siècle le monde entier résonne de leur haine. Pour les venger, je suis devenue tous les ours tués, toutes les bêtes abattues, toutes les victimes. Des vautours m'accompagnent à travers le brouillard, je les vois à peine. Des ombres grises flottent comme des esprits. Au loin : le chant bizarre d'un grand tétras. T'as déjà entendu ça, meuf ? Un bruit d'os qu'on casserait en morceaux. »
« Un prodige s'accomplit devant mes yeux. Le printemps éclate sans qu'on ait eu besoin de massacrer un ours, de lui lacérer la peau, d'humilier son corps, de faire bouillir ses chairs. La montagne a vengé les noisetiers, les carabes, les piérides, les ruisseaux, les ombles, les couleuvres, les pipits, les joubarbes, les châtaigniers, les criquets, les champignons, les calcaires, les punaises, les sorbiers, les empuses, les grès, les vairons, les lucanes, les mares, les frelons, les basaltes, les graines, les têtards, les nids, les chrysalides, les hermines, les bousiers.
Et moi.
Dans ce grand retournement du monde, de nouveaux sommets apparaissent, vierges de toute trace humaine. C'est pour ça que la montagne s'est renversée pour créer une terre nouvelle.
La voix de mes-sœurs-les-montagnes. - Nos sommets sont à toi, Mont Perdu. Viens. Viens. Nous te les offrons tous.
Voici ton monde. Tu y vivras en paix.
Je ramasse le petit corps grelottant entre mes pattes. Il me regarde sans pleurer. Tu n'es plus un humain désormais. Dorénavant tu vivras avec moi et un jour tu deviendras un ours.
Près de moi, une fleur d'églantier s'apprête à éclore sur une branche. Dans un silence qui ne sera plus jamais rompu par la folie des hommes, je commence l'ascension de la montagne nouvelle. »
Quatrième de couverture
Mont Perdu a des rêves qui ne sont pas ceux de son village des Pyrénées encore aux prises avec des traditions archaïques. L'adolescente, corpulente, lesbienne, victime de harcèlement, trouve refuge auprès des montagnes, les seules qui lui parlent et la comprennent. Et peu à peu, Mont Perdu va se métamorphoser en ourse. Transposant dans une langue actuelle, poétique et crue, une légende de femme sauvage, Grégory Le Floch nous conte la folle échappée d'une jeune héroïne queer à la croisée de tous les combats écologiques et humanistes de notre époque.
GRÉGORY LE FLOCH est né en 1986 en Normandie. Très repéré depuis son premier livre aux éditions de l'Ogre, il a depuis fait paraître un essai, Éloge de la plage, chez Rivages et deux romans chez Bourgois, Gloria, Gloria (prix Sade) et De parcourir le monde et d'y rôder, récompensé par le prix Wepler et le prix Décembre.
Éditions Seuil, août 2025
229 pages

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