Elle s'appelle Vive. Elle porte en elle une écorchure qui la ronge de l'intérieur et l'empêche de dormir seule dans sa chambre. Elle est encore qu'une enfant.
Le palmier, ce sont des pages colorées, parfumées, fleuries, arborées qui se déversent sur nous, empreintes des odeurs et des sensations de l'enfance, de ses traumatismes aussi. Insoupçonnés à qui ne se donne pas la peine de les conjecturer ; Vive n'a pas manqué d'amour mais de bienveillance et d'attention de la part d'un père, qui a choisi de se recroqueviller derrière l'oubli, et ce manque a laissé des traces. Les mots l'aideront. Et le contact avec la nature, si belle, aussi.
J'aime la plume de Valentine Goby. Elle fait naître des images qui ne me quittent pas, bien après la dernière page tournée.
« Autour de la nudité et de la solitude le rôdeur rôde. »
Le personnage était l'Arbre (...). Le départ, brusquement, c'est la découverte d'un crime, d'un cadavre qui se trouva dans les branches de cet arbre. »
JEAN GIONO,
à propos d'Un roi sans divertissement.
« Le jardin selon Vive c'est des arbres avec des trous entre eux. Les trous sont de pierre et d'herbe, [...].»
« Sous les arbres s'étend le paradis de Vive. Les feuilles d'arbre absorbent la lumière, la changent en sucre et s'en nourrissent, toutes les couleurs sauf le vert. Le vert est le pays préféré. Les ombres l'agrandissent, au pied des troncs elles déploient des arbres en plus, des arbres couchés, sans épaisseur, changeant de forme, qui déversent au sol la fraîcheur des feuillages et gagnent sur le sec. Les ombres relient les arbres entre eux, amalgament les cimes qui au ciel jamais ne se touchent, dessinent des chemins à l'abri du feu. »
« Vive ordonne les arbres en tribus. Il y a les arbres à histoires. L'arbre mutant par exemple, un bigaradier devenu oranger à partir d'une pousse apparue sous la greffe, maintenant il donne de vraies oranges. L'arbre à plumes, un olivier envahi de perruches à collier qui bruisse et palpite continument - Dan dit l'arbre à chiures. L'arbre à bijoux, un prunus dans lequel Vive a trouvé deux bracelets dorés. L'arbre à frelons, qu'un chasseur a tiré à la chevrotine pour pulvériser le nid, emportant les grosses branches.
Il y a les arbres utiles. Le grand cyprès du bout de l'allée porte un sac où le boulanger dépose du pain le matin. Le laurier-rose sert aux bouquets. Les tilleuls devant la chambre de Vive font rempart au soleil. Les fruitiers servent à donner des fruits. Le myrte à feuillage serré fait coffre à trésors - bracelets du prunus, cartouches de chasse vides, paquet de cigarettes de sa mère FUMER TUE. On a longtemps broyé ses feuilles pour embaumer des peaux tannées changées en sacs ou paires de gants, ainsi est née la parfumerie, dit le père de Vive qui sait de quoi il parle. Il y a les arbres à naissances, mimosas jadis plantés pour chaque nouveau-né par des ancêtres aujourd'hui disparus. Ça aurait plu à Vive, un mimosa rien qu'à elle.
Il y a des arbres à jouer, comme l'olivier au tronc creux où elle fait la marchande.
Il y a les arbres refuges, des lauriers-sauce qui poussent en bosquet sous la première restanque. Entre les troncs, sous un épais pelage vert-gris s'ouvre un abri insoupçonnable. Les sons y arrivent assour-dis. La pluie n'entre pas. La chaleur n'entre pas mais dilate par en dessous le parfum des feuilles. Le jour darde en rayons rares. On est dans la pénombre qui est plus que de l'ombre, elle a du volume. Les paumes tendues, Vive escamote les pointes de feu qui percent entre les feuilles, ses doigts s'orangent en transparence. Elle pense aux mains de la Daphné de Rome, sur la carte postale punaisée au-dessus de son lit. Des feuilles de marbre poussent au bout des doigts de la statue, si fines qu'aux bordures la lumière les traverse. Elle connaît l'histoire de Daphné, une demi-déesse, une nymphe indique la carte postale, nymphe est entré dans son cahier de mots, qui échappe à un poursuivant en suppliant son père de la changer en arbre. Le père est un dieu. Il peut tout. Il métamorphose sa fille en laurier et triomphe d'Apollon. Des nymphes vivent aussi dans les platanes, les pins et les micocouliers a raconté madame Meyer, la maîtresse - dans les prunus peut-être, d'où les bracelets. Qu'est-ce que Daphné per-çoit de l'oiseau perché sur sa branche ? Du scarabée qui tâtonne son tronc ? Vive apporte dans les lauriers des livres, des peluches, des biscuits. Nul n'y entre avec elle à l'exception de Jujube, sa chienne qui a le nom d'un fruit. Vive se demande ce que Daphné perçoit de Jujube couchée sur ses racines.
[...]
Et puis, il y a le palmier. Il n'appartient à aucune tribu. Même pas relié aux autres arbres par son ombre. Majestueux, immense, solitaire. On le voyait depuis le bas de la colline et depuis le village au-dessus. Il était l'arbre le plus haut du domaine. Il mesurait vingt-cinq mètres, a dit le père à l'élagueur, il avait cent soixante-cinq ans. Jusqu'au charançon il n'avait pas d'histoire. Il était le palmier. Il était vivant et maintenant il est mort.»
« Pour que le père consente à être ici, il faut d'abord qu'il ait été ailleurs. Qu'il rentre de quelque part, de l'usine, de voyage, qu'il ait à raconter. Il rapporte une fiole, parfois une écorce aussi, un bout de bois, une feuille, et révèle à l'enfant le processus de conversion d'un état à l'autre, du végétal à la pâte, du solide au liquide. Ou plutôt il défait le temps, recompose la plante à partir du flacon où le récit patiente pareil au génie dans la lampe. Le mieux, c'est quand il parle d'un arbre. »
« Cette huile-là vient de l'île de Mohéli, la plus petite des Comores il dit. Ça fait trop de mots d'un coup. Elle préfere Mohéli à Comores, elle garde Mohéli, chasse Comores. Elle s'arrête là pour les nouveautés, les prochains mots tourbillonneront au creux de ses pavillons d'oreilles et se disperseront dans les airs. Elle oublie mangrove, garde l'image d'arbustes sur pilotis. Elle feuillette mentalement le catalogue de paradis accordé aux paroles du père, paysages bleu blanc vert, bestiaire exotique, quand d'un coup un intrus surgit: le dugong. Un mammifère à corps de dauphin et à tête d'hippopotame pourvu d'une large trompe et de défenses miniatures. Elle additionne les caractéristiques, l'improbable silhouette se forme sous son front, une chimère, un cadavre exquis ; il doit blaguer son père. Le dugong broute le fond des eaux, il ajoute, il aboie, siffle et gazouille, on dit qu'il chante. S'il existe, le dugong mérite une entrée dans le cahier de mots. »
« Une odeur se déplie, il faut du temps pour entrer à l'intérieur. On la fait d'abord voyager vers les poumons, vers le cerveau, Vive visualise le trajet à travers les tuyaux et les poches du corps. Elle te remplit et ensuite seulement elle t'enveloppe, tu entres dans l'odeur, tu découvres sa forme, ses strates. »
« C'est le père qui constitue sa collection. Quand on l'interroge sur le métier de son père, pour faire simple elle répond parfumeur, ce qui au sens strict est faux : on se le figure nez. On se trompe. Il agit bien en amont. Avant l'artiste. Avant la formule. Avant le mélange versé dans des flacons chics et chers ou dans des pains de savon ou des crèmes et cosmétiques ou des kits d'aromathérapie et des déodorants d'intérieur, des bidons de lessive, de liquide vaisselle ou de détergent wc et aussi des yaourts, des glaces, des pâtisseries et des biscuits industriels, il est avant le nom, son père, avant la marque au bel habit, avant la boutique et la publicité, tout en haut de la chaîne. Il est du côté de l'ombre. De l'usine, des cuves, des alambics, des extracteurs, du gaz, de la vapeur, des solvants et alcools. Du côté des huiles, des hydrolats, des beurres, des concrètes, des résinoïdes et des absolues, qu'il vend dans le monde entier. Des odeurs franches, âpres, corrosives et tenaces. Du produit tout nu. Du côté des ouvriers que précèdent les sourceurs que précèdent les paysans qui cultivent et collectent, tous ils se tiennent la main. Il est dans les feuilles, les fleurs, les bourgeons, les écorces, les bois, les sèves, les rhizomes, les racines, les mousses et les lichens et même les cires et même les glandes. Il est dans la terre et les graines, dans l'informe, dans les limbes. Il est dans la matière première. »
« Même sa meilleure amie Alia, qui contre un rouleau de réglisse promène parfois ses yeux sur l'étagère sans avoir le droit d'y toucher, ne sait pas ce qu'est le tea tree, n'a jamais vu d'essencier ni d'appareil de distillation moléculaire. Alia ignore que le cèdre de Virginie n'est pas un cèdre mais un genévrier; que le baume Pérou n'a jamais poussé au Pérou ; que la rose de Damas est cultivée en Bulgarie. Elle s'extasie sur le bleu profond d'une essence de camomille, le vert violacé de l'essence de vétiver, persuadée que les coloris reflètent ceux du végétal. Vive ne la contredit pas, elle a ses secrets d'initiée. »
« Dan sort le premier, sac à l'épaule, Vive court vers lui, il la soulève, ça va brindille ? Elle retrouve dans sa nuque l'odeur de cette essence de racine appelée costus, vieux t-shirt et cheveux gras, mélange coton-poussière-sébum avec par-dessus, ce soir, un effluve de fraise - ses chewing-gums préférés. »
« Il aurait fallu y prêter attention depuis longtemps, aux écorces et aux feuilles, comparer les motifs d'un marqueur temporel à un autre pour déceler une éventuelle anomalie. L'image fixe ne parle pas. Le récit exige une image répétée, ou du moins en mouvement. Qu'est-ce que ça dit, la colle sur cette branche ? Et la suie qui pellicule cette feuille ? Est-ce qu'elles étaient là, avant ? Avant, c'était quand ? Et ce nappage blanc velouré ? Ces taches, trous, dentelles et décolorations fantastiques ? C'est si beau. Les hématomes sur les olives c'est beau. Et ces couleurs indécises sur les feuilles des fruitiers, dégradés de verts, rouille, beiges, stracciatella qui dessinent d'étranges topographies impossibles à interpréter. C'est beau et c'est muet. Et si ces merveilleux tableaux étaient des eczémas, des lèpres et des brûlures ? Comment savoir ? La beauté n'exclut pas l'effroi. »
« Une odeur sans image est orpheline.
Il explique : ce qu'on ne voit pas, on a du mal à le reconnaître. Nous sommes si habitués aux images que sans image, même les odeurs les plus évidentes nous échappent. Il refait passer des mouillettes face à la mosaïque de photos, cette fois toutes les réponses sont justes. Il dit qu'on rééduque l'anosmie, la perte de l'odorat, en invitant les gens à imaginer la forme et les couleurs des ingrédients qu'ils respirent. Sentir de l'eau de rose et visualiser une rose. Respirer du poivre et visualiser du poivre. Et le cerveau, tout doucement, recommence à établir le lien, à reconnaître les odeurs perdues. Il dit que les apprentis parfumeurs notent les images que leur évoque chaque essence dans un cahier spécial pour les mémoriser. Par exemple l'odeur de la fleur d'oranger - les mouillettes de néroli circulent. »
« - Tu la couves trop. Tu ne lui rends pas service.
- C'est une enfant, Marco.
- Une princesse. Comment tu veux qu'elle grandisse ?
Les éclats de voix traversent la cloison jusque tard dans la nuit. Est-ce que sa mère l'empêche de grandir ? Est-ce que la peur fait grandir ? Est-ce qu'il faut grandir ? Est-ce normal que ça fasse si mal ? Est-ce que grandir exige de dormir dans sa chambre ? Au fond de son lit Vive se bouche les oreilles. La carte postale de Daphné qui devient laurier est glissée sous sa tête. Pas vivante. Un peu vivante quand même, comme les photos des gens qu'on aime. Une esquisse de harde. Serre-moi, Daphné, s'il te plaît. De toutes tes feuilles. Elle est épuisée du sécateur et du stipe. Épuisée de Céline, de sa tête empalée aux couettes blondes et à œil en noyau de deglet nour. C'est une sale nuit. »
« Ce qui protège la proie c'est l'ombre ou c'est la harde. La harde porte pour l'heure des écharpes dénouées, des jeans usés et des survêtements verts aux genoux, des tignasses emmêlées où se prennent des boules piquantes de bardane, elle a au fond des poches des madeleines sous blister et parfois des mégots de FUMER TUE. C'est le territoire de la harde que Vive parcourt et non plus son jardin, débarrassé des larves, des sangliers, de la pyrale, du sécateur parce qu'eux, les cousins, n'en ont pas idée. Elle squatte l'enfance des autres. Emprunte leurs regards. Et se dépossédant, se délivre. Les cousins en forme de t-shirt rendent tout un pan de l'uni-vers à nouveau habitable.»
« Des chromatogrammes, on dit. Battements de cœur des odeurs, pense Vive. À chaque pointe, une molécule différente - elle a l'image du panorama alpin punaisé dans la cuisine, des noms écrits de bas en haut dans le prolongement des sommets. Une fois les molécules identifiées, quantifiées, la formule révélée, on peut corriger l'odeur. L'améliorer. La reproduire. Comme une recette. »
« - L'absolue de mimosa est très visqueuse. L'odeur diffère énormément de la plante. Des notes marine, concombre, melon. Elle est plus verte parce qu'on traite les feuilles en même temps. Plus dense aussi. Un peu fleur fanée, vous voyez. L'odeur de la fleur fraîche est plus aérienne.
La fleur fraîche est partout. Vive ouvre ses narines, ça sent le miel, rien que le miel, le miel de mimosa qui pénètre en même temps les yeux, la bouche et les narines, jaune et miel à volonté [...]. »
« Fouèd, elle répète, et elle écoute le son que ça fait pour l'imprimer. Le son du cœur ému. Ne plus jamais dire Fouad. »
« Un jour que sous les roseaux, sommeillait mon eau vive
Vinrent les gars du hameau, pour l'emmener captive
Fermez, fermez votre cage à double clé,
Entre vos doigts, l'eau Vive s'envolera, dit la chanson.
C'est le moment de l'interlude. On entend la guitare de Guy Béart, rejointe dans certaines versions par un accordéon. Soudain elle se dérobe, la tonalité en sol majeur installée depuis les premières mesures, uniformément solaire. Mi mineur, impose l'accord à la reprise du motif, invitant un ré dièse plein d'incertitude. Le mode majeur a beau revenir, la vigilance que le ré dièse allume ne s'éteint plus. Inquiétante petite diode. »
« Un jour, Vive lit un poème dont elle ne mémorise que des vers épars, et dont le nom de l'auteur ensuite lui échappe : "En chacun de nous veille l'enfant à la langue tue. Notre âge est sans limite. Et personne ne peut dater l'origine de mes larmes."
L'origine des larmes, c'est le jour du goudron. Trop abstraite, cette matière première, pour captiver Marco. Trop volatile. Année après année, l'étagère à essences se couvre de poussière.
L'image du stipe persiste. »
« Et alors tout prend sens. Il suffit de décaler la caméra. Un mouvement latéral vers la droite, très léger, même pas un panoramique, pour saisir le hors-champ de l'image première. Le jour de l'élagage du palmier, tandis que tous fixent avec stupeur les palmes tournoyantes, les grappes de dattes affalées dans la bâche, les larves dégueulasses et pour finir, le stipe noir dressé dans le ciel cobalt, Marco, légèrement en retrait, scrute son téléphone portable. Le petit rectangle bleu, là, au bord de l'image, voyez, c'est son écran. Il n'a pas cessé d'être ailleurs tandis que l'élagueur œuvrait. Le palmier n'était pas encore mort qu'il l'avait oublié, par avance dans l'après. L'élagage est un non-événement. Comme le jour du goudron et de l'ogre. Il n'a pas le temps, Marco, il ne s'arrête pas davantage aux larves de charançons qu'à l'ogre, il oublie tout ce qui leste, pèse aux chevilles, il ne s'en rend même pas compte. La tragédie l'emmerde. Il avance. Il n'a pas de hérisson. »
Quatrième de couverture
À la manière des imagiers de notre enfance, Valentine Goby offre un roman d'initiation à la fois grave et lumineux le portrait kaléidoscopique d'une petite fille qui cherche à guérir de ses blessures grâce à ses liens sensibles au langage et à la nature.
Vive est une enfant dont la jeunesse se déploie à l'ombre des grands arbres du jardin familial, dans l'attente des essences exotiques que son parfumeur de père rapporte de ses lointains voyages, et en écho aux mots nouveaux qu'elle consigne dans son carnet pour apprivoiser le monde qui l'entoure. Un univers merveilleux peu à peu teinté d'angoisses dont Vive va tenter de saisir l'origine en archéologue de sa propre existence. Afin de comprendre la signification de l'image obsédante qui ouvre le livre et signe la fin de l'innocence - le palmier mort -, elle va défroisser les plis de sa mémoire et reconstituer le puzzle des souvenirs.
Le palmier est le roman vrai d'une héroïne qui, comme l'autrice elle-même, fut très tôt confrontée à l'enchantement et à l'effroi. Il est aussi une fascinante enquête, intime et poétique, sur l'univers de la parfumerie, le territoire de l'enfance, les pouvoirs de l'imaginaire et l'aventure de l'écriture.
Valentine Goby est l'autrice de plusieurs romans publiés chez Actes Sud, notamment Kinderzimmer (2013), pour lequel elle a obtenu treize prix littéraires dont celui des Libraires, mais aussi Un paquebot dans les arbres (2016), Murène (2019) et L'île haute (2022).
Éditions Actes Sud, août 2025
320 pages

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