Éditions Gallimard, Collection du monde entier, mars 2017
490 pages
Traduit de l'anglais par Jean Esch
Titre original The Muse (2016)
Quatrième de couverture
En 1967, cela fait déjà quelques années qu’Odelle, originaire des Caraïbes, vit à Londres. Elle travaille dans un magasin de chaussures mais elle s’y ennuie, et rêve de devenir écrivain. Et voilà que sa candidature à un poste de dactylo dans une galerie d’art est acceptée ; un emploi qui pourrait bien changer sa vie. Dès lors, elle se met au service de Marjorie Quick, un personnage haut en couleur qui la pousse à écrire.
Elle rencontre aussi Lawrie Scott, un jeune homme charmant qui possède un magnifique tableau représentant deux jeunes femmes et un lion. De ce tableau il ne sait rien, si ce n’est qu’il appartenait à sa mère. Marjorie Quick, à qui il soumet la mystérieuse toile, a l’air d’en savoir plus qu’elle ne veut bien le dire, ce qui pique la curiosité d’Odelle.
La jeune femme décide de déchiffrer l'énigme des Filles au lion. Sa quête va révéler une histoire d’amour et d’ambition enfouie au cœur de l’Andalousie des années trente, alors que la guerre d’Espagne s’apprête à faire rage.
Après Miniaturiste, Jessie Burton compose une intrigue subtile entre deux lieux et deux époques que tout sépare en apparence, tout en explorant, avec beaucoup de sensualité, d'émotion et de talent, les contours nébuleux de la puissance créatrice.
Mon avis ★★★★☆
Après Car si l'on sépare de Lisa Stromme et La valse des arbres et du ciel de Jean-Michel Guenassia, je me plonge de nouveau, avec grand plaisir, dans l'univers de la peinture et de l'art. Comprendre une oeuvre dans le contexte de sa création, décrypter son histoire, son âme, les mots qui se cachent derrière son image ... un vrai bonheur !
«Ses yeux allaient d'un coin à l'autre. Elle éprouvait une impression de trop-plein. Qui peignait ainsi ? Une fille de dix-neuf ans dans son pyjama d'internat ? Qui connaissait de telles couleurs, qui pouvait s'emparer du paysage dans lequel elle venait d'arriver et en faire quelque chose de plus beau, de plus fort, plus éclatant que le soleil qui envahissait la pièce ? Car il s'agissait assurément de la finca et de son verger, réinterprétés dans une ébauche de couleurs et de formes dansantes, reconnaissables pour Teresa, mais fondamentalement transformées.»
Une lecture dans laquelle on s'abandonne aisément, Jessie Burton manie avec brio l'art de la description. Son écriture est limpide, l'histoire, très bien rythmée.
Le tableau "Les filles au lion", inspiré de la légende Santa Justa et Rufina, est au coeur de ce roman, et son histoire nous transporte avec bonheur dans l'Andalousie de 1936, plus précisément dans une finca au bonheur fragile, ainsi que dans le Londres de 1962 à 1967.
L'inspiration, la quête d'identité, l'obsession, l'amour, les déceptions sont au coeur de ce roman, dans une alternance d'époque et une tension qui s’accroît au fil des pages. L'auteure enrichit la petite histoire avec la Grande, évoque l'héritage des colonies britanniques (Trinidad), le déclenchement de la guerre civile en Espagne, la montée du nationalisme en Europe.
J'ai beaucoup aimé le parallèle entre ces deux femmes, Olive et Odelle, que trois décennies séparent; toutes deux luttent pour pouvoir s'affirmer dans leur art, s'affirmer en tant que femme.
Le tableau "Les filles au lion", inspiré de la légende Santa Justa et Rufina, est au coeur de ce roman, et son histoire nous transporte avec bonheur dans l'Andalousie de 1936, plus précisément dans une finca au bonheur fragile, ainsi que dans le Londres de 1962 à 1967.
L'inspiration, la quête d'identité, l'obsession, l'amour, les déceptions sont au coeur de ce roman, dans une alternance d'époque et une tension qui s’accroît au fil des pages. L'auteure enrichit la petite histoire avec la Grande, évoque l'héritage des colonies britanniques (Trinidad), le déclenchement de la guerre civile en Espagne, la montée du nationalisme en Europe.
J'ai beaucoup aimé le parallèle entre ces deux femmes, Olive et Odelle, que trois décennies séparent; toutes deux luttent pour pouvoir s'affirmer dans leur art, s'affirmer en tant que femme.
«J'ai vu ce que le succès fait aux gens, comment il les éloigne de leurs impulsions créatrices, comment il les paralyse. Ils ne peuvent plus faire autre chose que d'horribles répliques de ce qu'ils ont déjà fait, car tout le monde a un avis sur ce qu'ils sont et ce qu'ils devraient être.»
«Elle m'avait expliqué que l'approbation des autres ne devait jamais être mon objectif ; elle m'avait libérée comme je n'avais pas su le faire moi-même.»Une formidable fresque à découvrir !
Merci aux éditions Gallimard et à Babelio pour cette découverte. Pour des raisons personnelles, je n'ai pu assister à la rencontre avec Jessie Burton. J'espère vivement qu'une autre occasion se présentera, et en attendant, je vais très vite me plonger dans Miniaturiste que j'ai hâte de découvrir et que je me suis procuré à peine cette lecture achevée, déposé au sommet de la tour de Pise, faisant disparaître ma table de chevet ;-)
«Ce nom, Edmund Reede, évoquait pour moi la quintessence de l'anglicité intimidante, ces hommes qui s'habillaient dans Savile Row, fréquentaient les clubs de Whitehall et chassaient le renard. Costumes trois pièces, cheveux gominés, montre en or du grand-oncle William. [...] À l'école, nous avions étudié les hommes comme lui : les gentlemen blancs, les gentlemen protégés, les gentlemen riches, qui prenaient un stylo pour crie le monde que nous devions lire.
J'ai pensé à ma mère, à sa foi en l'Angleterre, un pays qu'elle ne verrait jamais, et j'ai pensé à mon père, recruté par la RAF, abattu au-dessus de l'Allemagne, dans une boule de feu. Quand j'avais quinze ans, le Premier ministre de Tobago avait déclaré que l'avenir des enfants de l'île se trouvait dans leur cartable. Ma mère, qui ne voulait surtout pas que je mène une existence semblable à la sienne, me poussait à me surpasser, mais à quoi bon puisque les terres, après l'indépendance, étaient vendues à des sociétés étrangères qui en réinvestissaient les profits dans leurs propres pays ? Qu'étions-nous censés faire, nous les jeunes, quand nous plongions la main au fond de nos cartables sans rien y trouver d'autre qu'une couture déchirée par le poids de nos livres ? Nous devions partir.
- Je croyais que Londres serait un lieu de prospérité et de bienvenue. Un lieu de Renaissance. De gloire et de réussite. Je croyais que partir pour l'Angleterre, se serait comme sortir de chez moi, dans la rue, une rue juste un peu plus froide, où une fille des îles pas top bête pouvait vivre à côté de la reine Elisabeth.Quick a souri. «Vous y avez beaucoup réfléchi.»- Impossible de ne pas y penser, parfois. Il y a le froid, la pluie, le loyer, les privations. Mais ... j'essaie de vivre.
Nous-mêmes étions très calmes, moi assise derrière le comptoir, lui de l'autre côté, avec entre nous le paquet de papier brun qui attendait sur le bois. C'était un silence agréable, douillet et riche, et j'aimais le voir assis là, discret, mais crépitant, à mes yeux, de cette lumière que j'avais perçue lors de notre première rencontre.
Généralement, je fuyais l'attention des hommes, trouvant atroce tout le processus de séduction. La «révolution sexuelle» nous était passée au-dessus de la tête, à nous autres écolières de Port of Spain. Notre éducation catholique était une relique victorienne qui charriait des images de femmes déchues, de filles irrécupérables, engluées dans leur irresponsabilité. On nous avait enseigné que nous étions supérieures pour cet échange de chair.
Harold n'était pas quelqu'un de facile à aimer. Il lui faisait penser à un scarabée, enfoui dans le bois ou le plâtre des murs de la finca. Il fallait lustrer ses ailes dures, polir son armure avec un chiffon doux, nourrir et soigner son corps pour qu'il ne morde pas.«Pendant la guerre, il a été fait prisonnier, ajouta Olive. Quand ils l'ont libéré, il a travaillé pur le gouvernement britannique. Il n'en parle jamais. Il incarnait tout ce que n'était pas la vie de maman, je suppose. Elle s'ennuie très vite et elle aime faire sensation. L'Héritière des Condiments, la Garçonne Cocaïne, la rebelle au Mari teuton. Tout ça est tellement tape-à-l’œil ! »
C'était l'époque des longues ombres du soir, du chant éraillé des grillons qui emplissaient la nuit chaude. Les champs avaient pris des teintes persil, citron vert et pomme. Les fleurs sauvages projetaient des éclaboussures rouges et pourpres, des pétales jaune canari dansaient dans la brise. Et quand le vent se levait, l'air avait un goût salé. Il n'y avait aucun bruit de la mer, mais, en tendant l'oreille, vous pouviez entendre les articulations d'un scarabée qui cheminait entre les racines des maïs.Des collines provenaient la musique sourde des cloches des chèvres, qui venaient étouffer ces bruits plus légers en descendant parmi les éboulis, à travers le voile de chaleur. Les abeilles, assoupies par les grosses têtes plates des fleurs, les voix des fermiers qui s'appelaient, les arpèges des oiseaux qui jaillissaient des arbres. Une journée d'été fait tellement de bruit, quand vous demeurez totalement silencieux.
On ne connaît pas forcément le sort qu'on mérite. Les moments qui changent une vie -une conversation avec un inconnu à bord d'un bateau, par exemple- doivent tout au hasard. Et pourtant, personne ne vous écrit une lettre, ou ne vous choisit comme ami, sans une bonne raison. C'est ça qu'elle m'a appris : vous devez être prêt à avoir de la chance. Vous devez avancer vos pions.
Olive se retourna vers le miroir. Les émeraudes ressemblaient à des feuilles vertes qui brillaient sur sa peau pâle et allaient en s'élargissant vers les clavicule. Des perles du Brésil, vertes comme l'océan, vertes comme la forêt qu'ils trouveraient dans le sud de l'Espagne, avait promis son père. Ce n'étaient pas des pierres précieuses, c'étaient des yeux qui lui faisaient signe dans la lumière des bougies, qui regardaient les filles qui se regardaient.»
Pour en savoir un peu plus sur la légende de Santa Justa et Rufina,
Rencontre avec l'auteure par Babelio, c'est ici.
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