mercredi 22 janvier 2025

Le Berger de l'Avent ★★★★★ de Gunnar Gunnarsson

Une de mes dernières lectures de 2024.

« Celui qui n'a jamais bu de café dans un trou, sous la terre, au milieu de montagnes désolées, quand le blizzard hurle et qu'au-dehors il fait tente degrés en dessous de zéro, celui-là ne connait pas le goût du café...»

Mon voyage de l'Avent.
Une belle aventure découverte à Noël.
Une aventure toute en simplicité qui m'a touchée, qui dit le froid, la glace, la perte des repères, qui dit la solidarité, le courage, la sagesse, qui raconte l'Islande. 
« Va doucement, va calmement
Et lentement mais sûrement 
Après la nuit, viendra le jour 
Après les éclairs, le tonnerre »
Une quête inspirée d'un fait divers qui tient à une allumette qui craque. En peu de mots, avec un sens du détail aiguisé, Gunnar Gunnarsson crée une atmosphère qui laissera derrière elle comme une empreinte indélébile, c'est fabuleux , c'est divin, ça se mange sans faim !
« Lande pierreuse et vent debout
Donnent pied sûr et bon genou
Celui qui demeure à l'abri
Passe à côté de la vraie vie »
Vous connaissez ?

La postface de Jon Kalman Stefánsson est un régal aussi !

« Les gens qui marchent dans la nuit sont étrangement perdus l'un pour l'autre. Mais dans la montagne, le sentiment d'isolement prend un tour différent. Tant qu'on entend d'autres voix que la sienne, tant qu'on sent, près de soi, une respiration, le vide profond de l'univers, au ciel et sur la terre, ne vous étreint pas tout à fait de ce froid glacial, à la racine des cheveux. »

INCIPIT 
« Le premier dimanche de l'Avent marquait le début des préparatifs pour les fêtes de Noël. Chacun s'y préparait à sa manière, mais celle de Benedikt n'ap- partenait qu'à lui. Ce jour-là, si le temps le permettait, il se mettait en route. Il plaçait dans sa besace quelques provisions, des chaussettes de laine, une paire de souliers neufs en cuir, un réchaud, un petit bidon d'essence. Et il partait vers les montagnes, dans une région où l'on ne trouvait plus, à cette époque de l'année, que les oiseaux de proie les plus résistants, des renards et quelques moutons égarés. C'étaient ceux-là qu'il allait chercher; ceux qui s'étaient séparés du troupeau échappant ainsi aux grands rassemblements d'automne. Pouvait-on les laisser crever de froid et de faim sur les sommets, sous prétexte que personne n'avait le courage de partir à leur recherche ? C'étaient des êtres vivants, de chair et de sang. Il se sentait responsable d'eux. Son objectif était simple: les retrouver et les ramener avant que Noël n'apporte sa bénédiction à la terre, ainsi que la paix et la joie dans le cœur des hommes de bonne volonté.
Benedikt partait toujours seul pour ce pèlerinage de l'Avent. Enfin, pas vraiment seul. Disons plutôt qu'il n'avait aucune compagnie humaine. Mais son chien et, le plus souvent, son bélier le suivaient. Cette année-là, le chien s'appelait Leó. C'était, comme Benedikt aimait à le dire, un «vrai pape». Le bélier, il l'avait baptisé Roc, car il était solide comme un rocher.
Depuis des années, tous les trois étaient inséparables. Et cette connaissance profonde qui ne s'établit qu'entre espèces éloignées, ils l'avaient acquise les uns des autres. Jamais ils ne se portaient ombrage. Aucune envie, aucun désir ne venait s'immiscer entre eux.
Il fallait ajouter un quatrième membre à ce groupe, Faxi le cheval, excellente monture au demeurant mais dont les pattes trop faibles et le corps trop massif risquaient de s'enfoncer dans la neige poudreuse. Il n'aurait pas résisté non plus aux conditions difficiles ni aux rations réduites dont les autres se contentaient. Benedikt et Leó le quittèrent à regret, même si ce n'était que pour quelques jours, tandis que Roc faisait preuve de son habituelle sérénité.
Et, par cette journée d'hiver, voici la trinité en marche. Leó devant, la langue pendante, tout joyeux malgré le froid perçant. Roc à la suite, modeste, comme d'habitude, et Benedikt enfin, traînant ses skis derrière lui. La couche de neige, en basse altitude, était trop poudreuse pour soutenir le poids d'un skieur, impossible de faire autrement: il fallait patauger dans tout ça, butant contre des mottes de terre ou des rochers. Aïe ! C'était dur d'avancer ! Comme tous les chiens, Leó était partout en même temps, ivre de bonheur. De temps en temps, incapable de contrôler sa joie, il sautait sur Benedikt en soulevant un nuage de neige et mendiait caresses et encouragements. »

« Benedikt poussa un profond soupir. C'était fini pour aujourd'hui. Il se retourna et regarda le chemin parcouru. Sa main reposait sur une des cornes du bélier et il sentait monter la chaleur de l'animal; de l'autre côté, Leó remuait la queue. Ils se tenaient ainsi, et le temps semblait immobile; une atmosphère de sainteté flottait autour d'eux. Le berger n'imaginait pas pour autant que les cieux allaient s'entrouvrir, mais il y avait sûrement une petite faille. Non, il n'était pas seul. Pas complètement abandonné. Il regardait autour de lui, faisant sien tout ce que son regard embrassait. L'obscurité envahissait la campagne et la lune se devinait derrière les nuages, et les nuages étaient pareils à des montagnes de glace flottante, aussi réelles que celles qui pâlissaient à l'horizon. Un soir comme celui-ci, avec le lac gelé recouvert de neige, la terre paraissait plus plate que d'habitude. Et, au milieu de cet univers livide, presque fondu dans l'obscurité, un homme se tenait avec ses amis les plus proches, Roc le bélier et le chien Leó. Cet univers était le sien. Le sien et le leur. Il était un élément de cet univers. Il pouvait le toucher de ses mains. L'atteindre avec ses yeux, sa pensée. Sans doute n'en avait-il pas conscience, pas plus qu'il n'avait remarqué qu'il s'était arrêté et qu'il restait là, immo- bile, à regarder au loin. D'habitude, il quittait la ferme de Botn longtemps avant l'aurore et, quand le jour se levait, il était déjà haut dans la montagne. Il ressentit tout à coup une sorte de vide intérieur, une nostalgie bizarre qu'il aurait été bien en peine de définir ou d'expliquer. Était-ce parce qu'il abandonnait, pour quelques jours, les terres habitées ou parce que, chaque fois qu'il les quittait ainsi, il pensait au jour où il devrait s'en séparer à jamais ? L'homme s'accroche à ce qu'il est, à ce qu'il possède, jusqu'à la tombe. Il redoute de perdre la vie - réalité des réalités, fragilité des fragilités. Il craint la solitude qui est la condition même de son existence. Il a peur d'être oublié des autres et peut-être de Dieu. Maigre consolation : si tout se passe bien, il a des chances d'être enseveli dans sa terre, ancré là pour l'éternité. De l'au-delà, il espère bien avoir vue sur son coin. Impossible qu'il en soit autrement. »

« Soudain, Benedikt renifle quelques flocons de neige, quelques flocons épars qui tombent doucement et qui, à son avis, n'ont rien à faire là. Jusqu'à présent, il a refusé de s'en apercevoir. Il n'est pas du tout content de ce qui se prépare. On peut s'attendre à un changement, et pas en mieux. Il observe la lune. Pour ça oui, il y a des chutes de neige en perspective, pire peut-être. Roc, qui connaît bien son affaire, a été particulièrement lent aujourd'hui. Seul Leó, en bon chien qu'il est, considère le futur avec une joyeuse insouciance, ondulant de la queue, prêt aux décou- vertes, aux aventures de toutes sortes, heureux seulement d'exister. Il y a des moments où sa conduite irrite Benedikt. Quel idiot! Mais il se reprend, lui attrape amicalement l'oreille. C'est son vieux copain, son camarade. Cependant, il ne peut libérer son esprit d'une sorte de pressentiment. Ni le ciel, ni la terre ne lui paraissent de bon augure. Il s'enfonce lourdement dans la neige molle, il grimpe la pente dans ce qui reste de lumière du jour, sans pouvoir trouver le calme. Il connaît trop les signes du mauvais temps. Aurait-il dû rester chez lui ? Sa besace lui semble soudain si lourde qu'il la laisse tomber sur la pierre retenant la corde du bélier et se tourne vers la porte. Mais il n'a pas besoin de frapper. D'ailleurs, il ne se souvient pas d'avoir jamais eu à le faire à Botn, du moins pas un dimanche d'Avent. »

« [...] comme chacun sait, les voies du destin sont impénétrables, la chance favorise toujours ceux qui croient en elle. »

« Lande pierreuse et vent debout 
Donnent pied sûr et bon genou 
Celui qui demeure à l'abri 
Passe à côté de la vraie vie

C'était une chanson à usage personnel, parfaite quand le vent souffle et disperse les paroles. Aucune raison de la chanter pour les autres. Aucun risque, d'ailleurs, qu'ils l'entendent. »

« Va doucement, va calmement
Et lentement mais sûrement 
Après la nuit, viendra le jour 
Après les éclairs, le tonnerre »

« Il fut un temps où il craignait la mort. La vie aussi, en fait. Surtout la vie. Il avait peur. C'était il y a bien longtemps. La peur, il l'avait laissée dans la montagne. Une grande quiétude, désormais, régnait en lui, et autour de lui. Même dans les montagnes. »

« L'air irriguait son cerveau comme une source. Il s'en emplissait. Il faisait penser à un homme sur le point de se noyer et qui parvient, soudain, à sortir la tête de l'eau. Marcher seul, dans cette immensité, c'était sa vie, le but de son existence. Tout pouvait survenir, il était prêt. Il n'avait plus de soucis, sauf un peut-être : qui marcherait sur ses traces, après sa mort ? Mais, ici comme ailleurs, il se trouverait bien un homme pour en remplacer un autre. »

« Était-il pensable que Roc, Leó ou Faxi n'aient pas d'âme ? Ça voudrait dire que leur innocence et leur confiance auraient moins de valeur que l'incons- tance des hommes ? Quel que soit son successeur, il ne pouvait souhaiter mieux que ces trois-là. Avec de tels compagnons, on n'est jamais seul au monde. Il leur devait tant ! Un jour, pourtant, il aurait à prendre cette décision : une balle dans le crâne pour l'un, et un coup de couteau pour l'autre. Malgré le caractère sacré, inviolable, de la relation entre un homme et un animal, il y a le prix à payer : la responsabilité. On est maître de leur vie mais aussi de leur mort. En toute conscience. C'est ainsi. La vie fait mal, parfois. Ceux qui ont dû prendre cette décision le savent. En un sens, les animaux sont destinés au sacrifice. Mais quand on suit le droit chemin, est-ce que toute vie n'est pas sacrifice ?
N'y pensons plus. De toute façon, ce n'est pas facile à comprendre. Une seule chose était sûre, ils cheminaient ensemble, sous la lune, entre les montagnes silencieuses, et ils poursuivaient un but qu'ils connaissaient tous les trois. Un but modeste, oui, mais incontestable. »

« L'histoire elle-même, dans toute sa simplicité, est parfaitement classique : l'homme seul face aux éléments, à la nature. Mais s'y ajoutent le style et les réflexions de l'auteur. Motivées ou non par le récit, elles paraissent à la fois familières et empreintes d'une profonde sagesse, et sont dévoilées à travers des gestes simples :

Le fermier rit sans répondre et, en passant, il moucha la mèche entre ses doigts. C'est une preuve de compassion, que de ne pas laisser brûler une chandelle pour rien. »

« L'un des traits les plus frappants du Berger de l'Avent, qui vaut également pour L'Église sur la montagne, ce sont les descriptions météorologiques. Je ne me souviens pas d'avoir lu des scènes de tempête aussi puissantes et réalistes que celles de Gunnar - sauf peut-être chez Joseph Conrad. Il m'arrive souvent de penser à Gunnar quand je lis les passages où Conrad décrit la violence des tempêtes en haute mer, et je pense à Conrad quand Gunnar parle du blizzard dans les montagnes. Ils sont si convaincants lorsqu'ils évoquent les déchaînements des forces naturelles, que le lecteur se recroqueville instinctivement, une réaction somme toute normale quand on est confronté à des forces qui échappent à notre contrôle. Quelque chose au plus profond de notre mémoire nous commande de nous pelotonner, de nous faire tout petit, de redevenir de minuscules mammiferes, de nous blottir dans un trou à l'approche d'une chose incroyablement grande: un dinosaure ou une météorite. N'y a-t-il pas une parenté entre Gunnar et Conrad? Et je ne parle pas uniquement de leur capa- cité exceptionnelle à décrire les aléas du climat. Gunnar est un Islandais qui écrit en danois, appris à l'adolescence ; Conrad est un Polonais qui écrit en anglais, aussi appris à l'adolescence. Tous deux réputés pour l'impeccable maîtrise de leur langue d'écriture, ils surpassent la plupart de leurs pairs dont c'est la langue maternelle. Ils sont animés de préoccupations philosophiques et misent beaucoup sur la structure narrative - ce sont des romanciers par excel- lence. Il est évident que Gunnar connaissait Conrad: la plupart de ses œuvres étaient déjà traduites en danois quand Gunnar a posé le pied au Danemark - pour conquérir le monde, sans doute. »

« Comment un auteur s'y prend-il, en effet, pour remplir les pages de mots et d'événements en évitant de s'immiscer ? Par quels moyens créera-t-il du mouvement et de la vie autour de Benedikt qui va son chemin, quittant ses terres et sa ferme pour se retrouver seul au beau milieu des contrées sauvages, qui peuvent être si hostiles à l'homme? Seul? Que dis-je! Il est tout sauf seul. Ils sont trois - la Sainte Trinité! Cela dit, c'est une chose d'avoir un chien et un bélier pour compagnons de route, mais c'en est une autre de leur donner des traits de caractère aussi clairs et personnels que ceux de Leó et de Roc. On oublie, en général, qu'on a affaire à un homme et deux animaux - ce sont tout simplement trois compagnons. Roc est sérieux, grave, mais digne de confiance et courageux; Leó est plus facétieux, mais se rend indispensable dans les moments diffi- ciles. En réalité, il vole parfois la vedette. Gunnar glisse une demi-phrase par-ci par-là, de simples remarques sur les chiens, mais de façon à ce que le lecteur sourie et s'amuse un instant du monde. Le doute est dissipé dès le début: ces trois-là sont d'abord et avant tout des compagnons, pas un homme et deux animaux. Gunnar veut qu'on comprenne parfaite- ment que leurs liens sont de ceux qui rendent la vie précieuse et font du monde un endroit habitable:

Depuis des années, tous les trois étaient insépa- rables. Et cette connaissance profonde qui ne s'établit qu'entre espèces éloignées, ils l'avaient acquise les uns des autres. Jamais ils ne se portaient ombrage. Aucune envie, aucun désir ne venait s'immiscer entre eux.

Cette description de la relation entre Benedikt, Leó et Roc est un excellent exemple de la manière dont Gunnar amplifie l'univers du livre : les choses simples ont un attrait familier - je dirais presque universel. On n'est pas seulement plongé dans une série d'événements, mais aussi dans des réflexions sur la vie elle-même, sur la nature profonde des choses. Voici un autre exemple: le premier jour, Benedikt arrive à Botn, où le vrai voyage va commencer. Botn est la ferme la plus en altitude, elle surplombe toute la vallée, et au-delà, il n'y a que les terres inhabitées. Benedikt se trouve donc à une sorte de frontière. Le court passage qui l'exprime repose non seulement sur une philosophie poétique, mais aussi sur une description sensible et dramatique des différences fondamentales entre la vie parmi les hommes et la vie sur les hautes terres désertes. Ici, le lecteur comprend ce qui attend Benedikt: 
" Les gens qui marchent dans la nuit sont étrangement perdus l'un pour l'autre. Mais dans la montagne, le sentiment d'isolement prend un tour différent. Tant qu'on entend d'autres voix que la sienne, tant qu'on sent, près de soi, une respiration, le vide profond de l'univers, au ciel et sur la terre, ne vous étreint pas tout à fait de ce froid glacial, à la racine des cheveux." »

« »

« »

« »

« »

« »

« »

« »

« »

Quatrième de couverture

Gunnar Gunnarsson est né et mort à Reykjavik (1889- 1975). Il a grandi dans une très modeste ferme à l'est de l'Islande, a publié son premier recueil de poèmes à seize ans, avant de partir au Danemark pour étudier, et y accomplir son destin d'écrivain. Auteur d'une œuvre riche de nombreux romans et nouvelles, il a été plus d'une fois pressenti pour le Nobel de littérature.

Le Berger de l'Avent est une histoire simple et belle qui nous parle de l'Islande, de sa rudesse somptueuse et de ceux qui y vivent. Elle nous parle aussi magnifiquement de détermination et de solidarité.

« En moins de cent pages, Gunnar Gunnarsson nous mène au bout du monde. Son récit inspira, dit-on, Le Vieil Homme et la mer, de Hemingway. Mais ici pas trace de lutte ni d'esprit de conquête. Chacun suit son chemin, blanc sur blanc, convaincu qu'il n'en existe pas d'autre, comme si la paix promise aux hommes de bonne volonté leur avait été enfin accordée. »
GABRIELLE ROLIN, L'Express 

Comme chaque année début décembre, Benedikt se met en chemin avec ses deux fidèles compagnons, son chien Leó et son bélier Roc, avant que l'hiver ne s'abatte pour de bon sur les terres d'Islande. Ce qui compte avant tout pour ces trois arpenteurs au cœur simple, ce sont les moutons égarés qu'il faut ramener au bercail.

Ils avancent, toujours plus loin, de refuge en abri de fortune, dans ce royaume de neige où la terre et le ciel se confondent, avec pour seuls guides quelques rochers et les étoiles. En égaux ils partagent la couche et les vivres. Mais cette année, le blizzard furieux les prend en embuscade...

Gunnar Gunnarsson, écrivain islandais majeur du xx siècle, a été plus d'une fois pressenti pour le prix Nobel. Le Berger de l'Avent est un trésor de la littérature universelle.

« Un chef-d'œuvre, un texte hors du temps. »
Jón Kalman Stefánsson


Les Éditions Zulma,  mai 2022
88 pages
Traduit de l'islandais par Gérard Lemarquis et María S. Gunnarsdóttir
 

La nuit de David ★★★★☆ Abigail Assor

« J'aurais alors lancé tous les sabres du monde pour qu'on arrête d'empêcher mon frère. »
Olive raconte son enfance avec David,  son frère jumeau - es « os avaient poussé là-bas, dans l’enfance avec David ». 
David est un enfant pas tout à fait comme les autres.
Il ne rentre pas dans les cases, ses rêves sont fous, sont beaux, sont non conformes. 
Il voulait devenir un train dans la nuit.
« Mon grand-père me tendait la tartine dans laquelle je mordais en contemplant, au loin, la fine ride de feu qui flamboyait par-dessus une ligne de mélèzes et par-dessous un magma de nuages. Alors un petit rond de soleil, attendu comme un prince, se hissait depuis l'arrière des arbres jusqu'au centre de la ligne et y restait quelques secondes, tout fier, avant de disparaître presque aussitôt derrière les nuages. Cette boule de feu furtive, les inattentifs pouvaient la manquer, mais moi, je la voyais chaque matin, nette et nue, comme je voyais chaque jour nette et nue la lumière de mon frère. »
Abigail Assor raconte avec poésie et nostalgie le déchirement d'une famille ; on entend les cris et les silences, on  comprend l'impuissance, on est ému devant cette boule d'amour fraternel. 
C'est déchirant. 
Ça fait réfléchir. 
« Voilà, il faut imaginer ça : un enfant lancé dans une course furieuse entre les fauteuils et les vases d'une maison pour ne pas se laisser engloutir par elle. »

« Le bouc porte sur lui tous leurs torts vers la terre de la sentence. Il envoie le bouc au désert. »
Lévitique, 16:22

« On racontait que dans cette chambre, mon frère et moi étions nés ; c'est-à-dire que Maman n'avait pas eu le temps de se rendre à l'hôpital parce que nous avions toqué très tôt dans son ventre, et nous avions poussé nos premiers cris - moi d'abord, David ensuite - dans notre exacte chambre, à l'ombre du tilleul et avant même l'arrivée des secours. Voilà comment les murs des maisons se cousent à la peau des enfants. »

« Je ne le voyais jamais aussi gai qu'au réveil, avant que le monde ne l'accable. Il ouvrait les yeux déjà réjoui de vivre, et c'était ça qui peut-être avait constitué le socle de mon chagrin : de n'avoir jamais vu en lui aucun espoir, mais seulement la certitude chaque matin qu'il serait aujourd'hui un petit garçon heureux. On se souriait dans la pénombre. Voilà ce qu'il fallait savoir, ce que les autres auraient dû savoir, et moi avec eux : au réveil, David souriait dans la pénombre, je souriais aussi, et dans son sourire à lui, percé dans mon souvenir du trou laissé par l'incisive qu'on avait perdue tous les deux, le même jour au CP, se déployaient des pays tout entiers de matins heureux. C'étaient des mers tièdes et des fleurs qui palpitaient à l'intérieur de lui et qui devaient en retour palpiter à l'intérieur de moi, puisque je portais le même trou au milieu des dents; j'étais plus ample grâce à mon frère. C'était ainsi, roi et reine du matin, parcourus par la même certitude imbattable que rien, jamais, ne viendrait troubler notre bonheur, que nous descendions l'escalier. »

« Quand Maman ne sera pas là, on sautera du haut de l'escalier, d'accord, Olive ? On sautera, puis on volera tous les deux. Je demandais: mais on va pas se faire mal ? Mais non, on se fera pas mal, soupirait-il en vieux routier. C'est facile de voler. Quand Maman ne sera pas là, je te montrerai comment faire, tu verras. Tu sauteras avec moi, hein, Olive ? Quand je te dirai: saute, il faudra sauter. Tu sauteras avec moi, hein ? Plusieurs nuits d'affilée, il m'avait décrit comment nous volerions l'un près de l'autre partout où il y aurait du ciel, lui train et moi grive. De temps en temps, il se reposerait sur les rails, et je sifflerais mes chants d'oiseau à sa fenêtre. Je sentais entre ses mots l'air froid sur mes grandes ailes. Souvent hélas, mon frère devait interrompre son récit quand l'ombre des pieds de Maman venait colmater la ligne de lumière sous notre porte. Nous entendions son souffle retenu. Alors nous retenions le nôtre dans le silence jusqu'à ce qu'elle s'en aille. Quand elle partait, que le couloir était éteint, David dormait déjà. Mais moi, mes yeux étaient grands ouverts sur le plafond noir. J'étais tout entière grive au-dessus de la ville, impatiente maintenant de sauter dans le vide et stupéfaite que personne, avant mon frère, n'ait eu l'idée pourtant simple de se déplacer en volant. Je m'endormais avec le picotement des ailes poussant entre mes omoplates.

Mais avec ce vent, on pourra pas bien voler, Olive. Comment on va faire, le jour où on voudra voler ? David s'agaçait du vent chaque automne, le nez collé à la fenêtre de la salle à manger devant la fugue des feuilles jaunes de notre tilleul. Et j'oubliais comme lui que l'automne finirait, que le printemps viendrait. Je l'écoutais la bouche ouverte me dire : bon, viens, Olive. Viens, on va aller dehors, on va jeter des couteaux sur le vent pour l'arrêter. J'aurais alors lancé tous les sabres du monde pour qu'on arrête d'empêcher mon frère. »

« Je contemplais avec lui le vent cruel souffler dans le jardin, charriant peut-être avec les feuilles une vérité absolue et radicale que mes parents et moi étions trop raisonnables pour percer, ou peut-être trop fous. »

« [...] j'ai insisté, j'ai essayé encore de saisir, dans le tissu des souvenirs, quelque indice pour toucher au plus près de la découpe laissée par mon frère sur ce monde dont il est né coupé. Maman a perdu son calme. Qu'est-ce qu'elle pouvait bien en dire, de cette histoire de lecture des pensées. Elle ne comprenait pas pourquoi je racontais ça, elle ne voyait pas où je voulais en venir. Il avait un diable, voilà, c'était la seule chose à retenir. L'Aquapark, tu ne t'en souviens plus, Olive ? Et puis David n'était plus là, ajoutait-elle, et à en reparler sans cesse, je faisais de la peine à tout le monde. Il faut passer à autre chose, maintenant, Olive. Mais il n'y avait pas d'autre chose. Mes os avaient poussé là-bas, dans l'enfance avec David. Ils avaient à l'intérieur de moi imprimé un réseau, une carte du Loiret et de ses fleuves, un plan de notre maison haute où, avant cette Nuit de malheur, nous étions encore frère et sœur. Devant Maman, j'ai longtemps tenté de faire taire ces pensées obsessionnelles. Peut-être craignais-je qu'elle ne les lise. »

« Chaque chanson, il voulait l'écouter en boucle - l'été d'avant la Nuit, c'était la chanson des églantines qui avait démarré en même temps que la voiture, et il avait fallu la repasser trente fois. Il chantait chaque fois sérieusement en faisant bien attention à n'oublier aucun mot. C'est parce que la chanson pousse autour de mon cœur, Olive, et on doit la remettre pour qu'elle pousse encore. »

« L'air était tiède et apportait le parfum de résine des épines qui se mêlait à celui du jus qui enduisait nos lèvres et bientôt, à l'odeur de carvi du miel que notre grand-père de plage venait d'ouvrir. Le fond rose pâle du ciel glissait dans ma bouche un goût très ancien de dragée. Je ne le lâchais pas des yeux. Je saisissais toutefois, côté grand-père de plage, les vieilles mains qui remuaient, sortaient le pain du sachet, y posaient une tranche de fromage, et le badigeonnaient de miel. Mon grand-père me tendait la tartine dans laquelle je mordais en contemplant, au loin, la fine ride de feu qui flamboyait par-dessus une ligne de mélèzes et par-dessous un magma de nuages. Alors un petit rond de soleil, attendu comme un prince, se hissait depuis l'arrière des arbres jusqu'au centre de la ligne et y restait quelques secondes, tout fier, avant de disparaître presque aussitôt derrière les nuages. Cette boule de feu furtive, les inattentifs pouvaient la manquer, mais moi, je la voyais chaque matin, nette et nue, comme je voyais chaque jour nette et nue la lumière de mon frère. »

« Ce que j'aimais le plus chez mon grand-père de plage, à part les plis de son ventre et les taches sur sa peau, c'étaient les sagesses qu'il lançait d'une voix enrouée quand il sortait de son mutisme. À Papa et Maman qui grondaient David pour avoir tenté d'escalader le portail de la maison de vacances, notre grand-père de plage souriait : lui avez-vous seulement demandé où il voulait aller? Lorsque David hurlait, il applaudissait : voilà un petit garçon qui a des choses à dire. Au téléphone, il disait à Maman qui racontait l'après-midi à Grez où il l'avait presque poignardée en étant un pirate : c'était donc un pirate qui en avait gros sur le cœur. Et à mon frère qui voulait devenir un train, il répondait: pourquoi pas. David m'a souri radieux. J'ai haussé les épaules d'avoir grandi à un rythme qui m'avait arrachée plus tôt que lui au monde où j'étais grive et où il était train au-dessus de la ville, je me sentais stupide. »

« C'est bizarre, elle sifflait. C'est bizarre, que tu le relises, c'est pas normal, David, c'est pas net. Une fois, tandis qu'il lisait, elle avait essayé de le lui arracher en criant : ça suffit avec ce bouquin, et mon frère avait résisté, crié et tiré plus fort qu'elle. La moitié de la couverture s'était déchirée. Pendant quelques secondes, David avait regardé le désastre du carton écartelé entre ses mains. Il y avait eu alors, sur ses joues rondes, des gouttelettes très douces, très belles. J'étais petite, je ne savais pas encore que les larmes comme celles-là étaient les larmes de l'absence. Mon frère était resté là, à sangloter doucement sur le canapé. Maman avait été si désarçonnée par cette version funeste de ses pleurs elle non plus n'y connaissait rien encore - qu'elle était allée chercher du scotch pour rafistoler la couverture. David avait récupéré son livre sonore rapiécé en s'essuyant le nez avec sa manche. Il l'avait rouvert à la page qu'il lisait plus tôt, il avait appuyé sur la puce en reniflant. La première ligne commerciale au monde était Liverpool-Manchester en 1833. »

« Pourquoi il fallait toujours qu'il vienne tout commenter, ce gosse. On ne lui avait pas demandé les sous-titres. Elle finissait par l'éloigner d'un coup de talon. Il en pleurait beaucoup. Il criait et se roulait par terre. Les vases tremblaient. Et du cercle de ses bras, Maman protégeait les vases plutôt que l'enfant. Les mères sont parfois faites du même argile que les vases : si les uns se fissurent, les autres se brisent. »

« Voilà, il faut imaginer ça : un enfant lancé dans une course furieuse entre les fauteuils et les vases d'une maison pour ne pas se laisser engloutir par elle. »

« Pourquoi il fallait toujours qu'il vienne tout commenter, ce gosse. On ne lui avait pas demandé les sous-titres. Elle finissait par l'éloigner d'un coup de talon. Il en pleurait beaucoup. Il criait et se roulait par terre. Les vases tremblaient. Et du cercle de ses bras, Maman protégeait les vases plutôt que l'enfant. Les mères sont parfois faites du même argile que les vases : si les uns se fissurent, les autres se brisent.»

« Dans le silence et l'interdit, nous créions un monde possible où la vitesse et nos rires exterminaient les ombres des tilleuls, les grilles, l'asthme et les mères. »

Quatrième de couverture

« Je n'ai pas dit: David, allez, s'il te plaît, c'est dangereux. David, on annule, s'il te plaît, écoute-moi, je crois qu'il ne faut pas le faire. Je ne l'ai pas dit. Peut-être que si je l'avais fait, nous serions toujours l'un près de l'autre aujourd'hui. Mais à dix ans, j'avais fait une promesse à mon frère et je voulais la tenir. Je l'aimais trop - l'aimer a bien été le drame de ma vie. »

Devenue adulte, Olive revient sur son enfance. Une maison sur les hauteurs du Loiret. En contrebas, le Loing dort, des trains grondent, et chaque jour, un petit garçon hurle, frappe et tente de s'enfuir. Elle observe son jumeau, inquiète. Par touches délicates, elle dessine une complicité fraternelle immense. Comment survivre à la cruauté de l'enfance ? Peut-être en devenant un train ou une grive. C'est l'espoir qu'Olive et David nourrissent jusqu'à cette nuit de leurs dix ans.

Dans ce roman sensible et déchirant, Abigail Assor explore les failles d'une famille face à l'univers impénétrable d'un garçon pas comme les autres.

Abigail Assor est née en 1990 à Casablanca. Son premier roman, Aussi riche que le roi, a reçu le prix Françoise Sagan 2022 et le Trophée Folio-Elle 2023. La Nuit de David est son deuxième roman.

Éditions Gallimard,  août 2024
179 pages 

dimanche 5 janvier 2025

Sitka ★★★★☆ de Gabrielle Filteau-Chiba

J'ai lu des nouvelles à Noël. Sitka, entre autres. J'aime être saisie par les mots, les images qu'une courte lecture me procure. Souvent l'auteur d'une nouvelle m'embarque dès la première phrase. La nouvelle renouvelle les images qui m'habitent, et celles-ci m'accompagnent longtemps.

Sitka sera de celle-là : une nouvelle, sorte de prequel, qui se love dans les lignes du triptyque ENCABANÉE, SAUVAGINES et BIVOUAC de l'autrice Gabrielle Filteau-Chiba.
La cruauté humaine y est mis en exergue, pourtant, c'est le chemin vers la liberté que Sitka foule et les beautés de la nature que je retiendrai. Il y a des images qui ne trompent pas, qui aimantent, qui inspirent et il me plairait bien de feuilleter un roman graphique des œuvres de Gabrielle Filteau-Chiba ❤️💚 

« L'homme se retourne, inquiet, cherche sa fille dans la pièce et s'arrête sur la scène. Ses mains ne bougent plus. De l'eau commence à mouiller ses yeux attendris. Si Sitka pouvait sourire, elle le ferait. Elle se contente de demeurer droite, de marcher au rythme de l'enfant qui avance vers son père.

Il les enlace toutes les deux. La chienne-louve se sent utile, se sent mère, oublie presque sa soif de courir en meute à s'en émousser les griffes. »

« Irène lève les yeux sur le babillard où pendent toutes sortes d'annonces au pied effiloché et déchire le numéro de l'asso- ciation locale pour la protection des ani- maux. Ça lui arrache un sourire de penser qu'elle est, au fond, de la même trempe que ces bêtes traumatisées soignées par cet organisme de bienfaisance. Si elle devait créer un profil sur une plateforme quelconque, elle se résumerait en ces lignes :

« Vieille pour son âge, maganée par le stress, physique négligé, manque d'affection, lueur d'espoir dans les yeux. »

Quel genre de monde donne son temps à protéger, à réhabiliter plus petit que soi ? Des gens bien, se répond Irène, sûrement des gens bien. »

« Ceux qui errent en pays étranger sont sou- vent les plus ouverts, les plus tolérants. De jour de fugue en nuit de cavale, la fugueuse se joignit aux solitaires et aux éclopés : chiens, coyotes, loups mélangés. Sans discrimination, ils chassèrent ensemble, et lorsqu'ils fondaient sur une proie, ou caracolaient juste pour le plaisir de fendre l'air, ils formaient un Grand Clan de toute beauté.

Une harde plus qu'une meute. Une fédé- ration plus qu'une lignée de sang. Sans hié- rarchie. Éphémère. Mouvante.

La chienne-louve a rangé dans sa mémoire les mots qu'on avait déposés sur sa tête, et avec eux, les parfums insulaires, l'os, le tapis, la voiture de la femme aux cheveux gris, tout souvenir du Refuge et du barbu qui jouait à pourchasser les feux.

Elle n'est plus en voie de domestication.
Elle est vive et sauvage, et dans son ventre grouille un chapelet de petits êtres.

Elle arrive à l'âge des plus grandes pré- cautions. »

« L'animale aura mémorisé les odeurs des piégeurs. Celles de chairs malades de bêtes sédentaires. Celles de graisse de castor et d'urine de femelle en chaleur. Elle, d'expérience, ne se laissera pas prendre. Si elle s'accroche à un espoir, ne prend qu'une résolution, c'est bien qu'on ne la tuera pas si facilement. Pas comme ses Amours qui jouaient à la chasse sans se soucier des dangers, et qui ont été dupés par une violence plus grande que Nature.

Pendant des années, des années, elle marchera solo, longeant les cours d'eau, semant les feux et tous ses semblables. Méfiante, elle préférera la chaussée de pierre noire lisse au couvert des canopées. Sur les routes des humains, quand ils dorment, il n'y a personne.

À vol d'oiseau, on aurait pu admirer sa progression lente sur le continent : d'un océan à l'autre, d'un sommet jusqu'aux basses-terres, avant sa remontée vers les Appalaches, jusqu'à atteindre à nouveau des boisés de conifères, des vents salins, qui rappelèrent étrangement à la chienne et à son ombre l'odeur de sa forêt natale. »

Quatrième de couverture

« Sous ce toit, la douceur envers plus petit que soi est la règle d'or. Inversement, au sein de la meute qu'elle a quittée, les coups de crocs bien sentis étaient de mise. Les louveteaux mangeaient après le couple et les chasseurs, question de logique, question de survie. »

Le cœur de Sitka bat fort, fait pulser dans ses veines un sang infusé de tourbe et de conifères, du souvenir d'un océan, d'une reine fragile à protéger. Sinueux est le chemin qui la mènera de l'autre côté de la peur, de l'autre côté du continent.

Une nouvelle logeant entre les lignes du triptyque composé des livres Encabanée, Sauvagines et Bivouac de Gabrielle Filteau-Chiba. 

Draisine: n. f. Véhicule autopropulsé léger filant sur les rails de chemins de fer entre les passages des trains. Chez XYZ, c'est aussi une collection de fictions courtes, nouvelles autonomes s'inscrivant dans le sillage d'un roman ou ouvrant la voie à une œuvre à venir.

Éditions XYZ,  collection Draisine, juillet 2022
60 pages 

vendredi 3 janvier 2025

Le sang des mirabelles ★★★★☆ de Camille de Peretti

Une bien agréable lecture que celle-ci. J'ai découvert l'écriture de Camille de Peretti avec L'inconnu au portrait, écriture à laquelle j'avais succombé. Et bien, il n'y a pas de doute, je la relirai sans hésiter.
Dans Le sang des mirabelles, l'autrice nous plonge au coeur du Moyen-âge pour suivre la destinée de deux sœurs Eléonore, dite la Salamandre et Adélaïde,  dite l'Abeille. L'une destinée à donner un héritier à l'adipeux Guillaume, dit l'Ours et la deuxième, a un penchant pour l'apprentissage des remèdes et de la chirurgie, elle désire soigner. Toutes deux savent lire et écrire, toutes deux sont fougueuses et passionnées, toutes deux aspirent à être des femmes libres. 
Un roman historique original, captivant et intéressant. Je me suis glissée dans cette lecture sans difficulté comme on se glisse dans un bon lit douillet, j'ai ri à certaines cocasseries de la langue de l'époque, retiendrai le terme de "coquefredouille" entre autres ;), aimé la thématique abordée : l'émancipation de la femme. 
L'intrigue est simple, l'histoire plutôt linéaire, peu de personnages rentrent en jeu, ce qui en fait la lecture idéale en cette période de vie au ralenti 😉 

« Femme, tu es la porte du diable. »
Tertullien (155-222)

« [...] les signes sont-ils interprétables quand on a perdu la raison ? »

« Coquefredouilles [pauvres diables], corne de bouc ! Pauvre de moi, entouré par la merdaille, par une armée d'abrutis, de galeux, environné de conseillers sotards, tous autant que vous êtes et qui n'avez rien vu venir ! Tous des ases [bons à rien] ! »

« Manon a toujours pensé que dans la mort, le seigneur Ours se changerait vraiment en ours et la Salamandre en salamandre, quand elle, Manon, resterait simplement Manon, une femme sans crocs ni griffes pour se défendre. Dans la mort, les seigneurs restaient plus forts. Mais on lui a raconté aussi que tous les hommes seraient punis, les méchants condamnés à bouillir dans une grande marmite pour l'éternité, l'avare étranglé par le cordon de sa bourse, le gourmand avec le ventre près d'éclater, et la luxurieuse mordue aux seins et au sexe par des crapauds répugnants. »

« Elle ne respecte pas la matière comme sa sœur a appris à la respecter, ne se rend pas compte que le métier d'apothicaire demande précision et tact, et qu'un mauvais dosage pourrait s'avérer fatal. On trouve toujours simple ce qu'on ignore. »

« La mère attend son fils depuis longtemps. Impatiente de le serrer dans ses bras, elle le tiendra comme on tient sa revanche. Elle a appris qu’il n’y avait que deux manières de prendre le pouvoir en ce monde quand on naissait femelle, par le bas-ventre ou par le ventre. Écarter les jambes pour y faire entrer le pendeloche de son seigneur ou écarter les jambes pour en expulser l’enfant qui vous protègera. Sans mari et sans fils, point de salut. »

« L'esquisse d'un sourire se dessine sur les lèvres de la chambrière : que l'on mange du blanc de cygne ou de la potée de choux, quand la mort frappe, la seigneurie comme la servantaille n'est plus qu'un amas de chair flasque et froide. »

« Plus nous appréhendons les choses, plus nous découvrons le puits sans fond de notre ignorance. Adélaïde, ebahie, explorait cet abîme...»

Quatrième de couverture

« Depuis deux saisons déjà, le vieux Hibou lui avait ouvert les portes de son officine et l'avait laissée feuilleter les pages de ses livres. Elle s'y était plongée avec délice, elle avait tout dévoré. Quelques mois et tout avait changé; la jeune fille savait désormais que le monde ne se réduisait pas à une bobine de fil et à une aiguille. »

Au cœur du Moyen Âge, deux sœurs se bâtissent un destin singulier. Bravant les conventions, l'une découvre le véritable amour tandis que l'autre s'adonne en secret à sa passion pour la médecine. Mais cette quête d'émancipation n'est pas sans danger à une époque vouant les femmes au silence. Une magnifique saga, qui renouvelle le genre du roman historique.

Camille de Peretti est née en 1980 à Paris.
Elle est l'auteur de six romans dont Thornytorina (Belfond, 2005, prix du Premier roman de Chambéry) et Blonde à forte poitrine (Kero, 2016).

Éditions Calmann Levy,  juin 2019
332 pages