dimanche 13 avril 2025

Prenez moi pour une conne ★★★★☆ de Guillaume Clicquot

Alors qu'ils viennent de marier la dernière, Xavier, le mari d'Orane, lui adresse un mail pour lui dire qu'il est temps de tourner la page, qu'il a rencontré quelqu'un, qu'il ne peut malheureusement pas faire autrement que de la quitter, en lui intimant, bien entendu, le conseil de ne pas s'inquiéter, qu'il lui assurera un confort financier...
Ben voyons !
Xavier : le mal alpha dans toute sa splendeur ! Narcissique à souhait, autocentré, l'autocritique bannie de ses habitudes, misogyne. Allez corsons le trait en ajoutons la vulgarité en présence de ses amis mals alphas tout comme lui, lâcheté et la manipulation. Un patriarche magnanime ... beau portrait, non ?
En ouvrant "Prenez-moi pour une conne ?", nous plongeons dans la tête d'Orane de Lavallière, "une petite bourgeoise soucieuse de son confort et de sa sécurité", une femme blessée au plus profond de son être par la trahison de ce mari, elle qui a tout sacrifié pour sa famille.
Il s'en passe des choses dans ses méninges et dans son corps après cette rupture. De la honte à la culpabilité, de l'hyperactivité à l'épuisement psychologique et à la dépression en passant par le sentiment d'impuissance... Pour remonter la pente, obsédée par son mari, un seul défi à relever : le supprimer !
Ça tombe bien, tout le monde la prend pour une conne 😅 ( le trait est un peu forcé même !) Mais in fine, "il faut beaucoup de patience , d'abnégation et d'intelligence pour passer pour une conne".

Écrit par le scénariste du film "Maman ou papa", pas de doute que cette histoire puisse être aisément adaptée au cinéma !

Un roman noir à l'humour caustique qui fait réfléchir sur la condition des femmes, hautemenent diplômées qui ont dû renoncer à la vie professionnelle après leur mariage, par tradition, pour se dévouer corps et âme à leur mari et leurs progénitures. Et qui dénonce plutôt bien le patriarcat.

N.B : Quelques erreurs d'orthographe et de frappe qui me surprennent toujours !

« Message de l'auteur

En étudiant la quatrième de couverture de ce roman, certains de mes fidèles lecteurs diront que je suis obsédé par le thème de la séparation. Ils n'ont pas totalement tort, c'est ce que je crains le plus. Cela étant dit, ce récit porte plus spécifiquement sur la violence de la trahison. Plus l'amour, l'amitié, la confiance et la complicité sont grands, plus l'être trahi est atteint. Or, je crois que les traîtres n'ont aucune idée des dégâts qu'ils font ou, pire encore, s'en moquent, pensant que leurs victimes se remettront. Depuis que je vis de mon écriture, j'ai eu à surmonter à plusieurs reprises la cruauté de ces désillusions humaines. Pour quelqu'un qui offre sa confiance, ses souvenirs, ses sentiments et ses émotions, son humour et son autodérision, ses forces et ses faiblesses, les ravages sont colossaux, les cicatrices profondes et la résilience incertaine. Récemment, une de ces injustices destructrices est arrivée à l'une de mes proches, faisant écho à ma propre expérience. Mon empathie fut donc totale. J'étais sous l'emprise de cette pulsion colérique et néanmoins velléitaire qui nous fait fantasmer un acte chevaleresque. J'avais envie de réagir à sa place, de punir son bourreau, avant de m'avouer, comme elle, impuissant. Alors, je me suis interrogé sur cette impunité : qu'est-ce qui est le plus cruel en définitive ? La violence physique ou la violence psychologique ? 
Maintenant que je vous ai avoué tout cela, je vous demande de m'oublier, d'oublier que je suis un homme. Je vous place désormais entre les mains d'Orane de Lavallière, 58 ans. Laissez-vous porter par sa voix de femme: elle a tant de choses à raconter... »

« J'apprécie de plus en plus ces documentaires animaliers. Le monde est si simple pour ces créatures. La nature ne se pose pas de questions, l'instinct de survie est la loi et l'équilibre des espèces n'entraîne aucun jugement. J'envie cette existence psychologiquement paisible. Toute ma vie, je me suis posé des questions, toute ma vie je me suis sacrifiée pour les autres, toute ma vie je me suis préoccupée du « qu'en dira-t-on ? ». Tu sais, Xavier, combien je suis un être civilisé, en contrôle permanent et en angoisse perpétuelle. Suis-je plus heureuse que ce scarabée qui n'a pour seule peur que celle de mourir ? »

« Nathalie était pour moi ce que Lili des Bellons était à Marcel Pagnol, une bouffée de liberté. 
Ses parents tenaient un petit restaurant de fruits de mer à Luc-sur-Mer, une ville voisine. Les miens appréciaient leur cuisine, leur accueil chaleureux, et admiraient leur courage. Et ils étaient sincères. Leur génération, qui, lorsqu'ils étaient enfants, avait connu la guerre, la faim puis la reconstruction, avait encore le sens du mérite et de l'effort ; leurs valeurs ne se limitaient pas à la seule réussite financière. »

« Ne le prenez pas pour vous, mais vous savez, le suicide est la forme extrême de la communication. Consciemment ou inconsciemment, mettre en péril sa vie est l'ultime moyen que les humains utilisent pour envoyer un message aux vivants. Que ce soit juste une tentative ou un acte imparable, que ce soit en silence ou de façon spectaculaire, le suicide est porteur de sens, même si celui-ci est ensuite interprété comme une fuite, une décision irrémédiable.
C'est toujours plus acceptable pour ceux qui restent de se dire que le désespoir est incurable et qu'ils ne pouvaient rien y faire. L'impuissance est plus facile à avouer que la culpabilité. »

« - Il n'empêche que, quand je vois toute la misère du monde, je me fais honte de vous ennuyer avec mes états d'âme.
Françoise sourit.
- Vous êtes amusante. Vous minimisez déjà votre état. Vous parlez de déprime au lieu de dépression et vous trouvez toujours quelque chose qui vous est supérieur pour vous effacer.
- Je suis catholique, c'est dans ma culture.
- Moi je dirais que c'est parce que vous êtes une femme. Vous vous autocensurez avant même d'essayer. Beaucoup de sociologues estiment que, si on a peu de femmes à la tête des grandes entreprises ou de l'État, c'est à cause de cela.
- Oui, c'est toujours de notre faute...
- Un peu quand même!
- Oui, mais on part avec un handicap : « La femme doit sans cesse conquérir une confiance qui ne lui est pas d'abord accordée. »
La psy fut surprise par cette citation et moi aussi d'ailleurs. J'ai rarement la mémoire des mots d'auteur. Celle-ci avait donc dû me marquer.
- Vous avez lu Simone de Beauvoir? Vous m'étonnez! ironisa Françoise.
- J'ai l'air si coincée que ça ?
- Franchement ?... Oui ! 
Je sentais qu'il y avait plus de provocation que de franchise dans cet aveu. J'en souriais donc. Et elle poursuivit sur ce registre.
- Mais si vous avez lu cette bonne vieille Simone, vous avez dû prévoir ce qui vous est arrivé. Donc vous avez fait l'autruche. 
Là, je le pris comme une agression. Cette nouvelle vérité m'irritait.
- Oui ! Parce que je ne sais pas me battre! On n'apprend pas aux petites filles à se bagarrer, on ne les encourage pas non plus, contrairement aux garçons, dixit Simone. J'ai fait de la danse, pas du rugby ! Curieusement, mes parents préféraient que je me foule la cheville plutôt que je revienne du sport avec le nez cassé, l'arcade sourcilière ouverte et deux dents cassées. Alors, oui, je suis prudente, oui, je n'aime pas le risque et les conflits : j'aime mon confort ! C'est cela que vous vouliez m'entendre dire ?
Françoise semblait contente de son effet et de ma réaction. 
- Tout à fait. Et ce n'est pas une honte. Il faut juste l'assumer puisque c'est un choix conscient. C'est même votre droit, quoi qu'en dise « Simone », qui, soit dit en passant, n'avait pas d'enfants et donc pas les mêmes responsabilités que vous. Maintenant, quels outils, quelles armes avez-vous utilisés pour conserver cette paix, ce confort ?
Je m'arrêtai, repensant à tous mes renoncements silencieux, toutes les fois où j'avais joué les aveugles, les naïves, toutes ces occasions de me mettre en colère que j'aurais évitées en feignant de ne rien comprendre.
- Vous voyez, Orane, il faut beaucoup de patience, d'abnégation et d'intelligence pour passer pour une conne. »

« - [...] continuez de passer pour une conne ! C'est une bonne méthode : les gens se dévoilent plus facilement quand ils ne se sentent pas en danger. »

« - Il avait dû le sentir. Comme disait notre « copine Simone » : « Personne n'est plus arrogant envers les femmes, plus agressif ou méprisant, qu'un homme inquiet pour sa virilité. » Vous deveniez son « semblable » et il vous a plaquée pour se protéger.
- Oui. Et il a trouvé une autre idiote pour l'aduler aveuglément. Pour lui, les femmes sont des animaux de compagnie qu'on pique ou qu'on abandonne quand ils sont trop vieux. »

« Nathalie et Françoise, chacune à leur manière, m'avaient fait prendre conscience de mes fantasmes mortifères. Je n'ai jamais souhaité le décès de personne, ce n'est pas dans ma nature. Le malheur ou la malchance, même des gens les plus odieux, ne m'ont jamais réjouie. J'ai toujours été contre la peine de mort, je n'admettais pas qu'on réponde à la violence par la violence. Pourtant mon vœu le plus cher était maintenant que Xavier crève dans un accident de voiture, dans un crash d'avion ou d'une crise cardiaque.
Le constat était évident : j'avais changé et je détestais ce que Xavier avait fait de moi, cet être haineux, gangrené par l'injustice. Il me fallait vivre à présent avec ces macabres prières en moi, que seule une intervention divine pouvait exaucer. »

« 3 heures 36... C'est drôle quand j'y pense, Xavier : si tu ne t'étais pas obstiné à vouloir remplacer les radiateurs des chambres, jamais je n'aurais trouvé le moyen de te tuer. Oui, quelle ironie! C'est toi qui m'as refilé le tuyau. Mais pourquoi je te parle? À l'heure qu'il est, soit tu dors, soit tu es mort. Dans les deux cas, tu ne m'écoutes pas, tout au plus tu m'entends. Ça ne change pas trop, finalement. Tu n'as jamais réellement pris en considération mes avis. Tu les suivais certes pour les problèmes quotidiens, matériels, mais pour le reste tu t'en foutais. Tu m'as délégué tout ce qui t'emmerdait et m'imposais ta loi lorsque j'empiétais sur ta liberté ou que je te demandais des petits sacrifices. Notre relation était à sens unique. Ma psy, que tu ne rencontreras jamais, m'a énormément aidée à décrypter ta personnalité. Tu la détesterais comme tu détestes Nathalie. Les hommes de ton genre ne supportent pas les confidences entre femmes, ces discussions secrètes qui échappent à tout contrôle patriarcal et rendent parano celui qui en est le sujet.
L'horloge du four m'indique l'heure et je soupire. Je pars m'allonger sur le canapé du salon, ici peut-être vais-je trouver enfin le sommeil ? J'essaie de me raccrocher à des idées plus douces. Je repense à l'amitié qui était née entre Françoise et moi. »

« 4 h 30... Ce que je te raconte, Xavier, est récent. Eh ouais! Ce n'est que fin janvier que j'ai eu cet éclair de génie. Je me suis vraiment sentie légère à ce moment-là et pourtant je n'avais ni le courage ni l'envie de passer à l'acte. Comme l'avait diagnostiqué Françoise, j'étais trop attachée à mon confort bourgeois pour risquer de finir mes jours en prison. C'est d'ailleurs sans doute pour cela que les pauvres, eux, n'hésitent pas : ils n'ont rien à perdre. Non, moi, ce qui m'a traversé l'esprit, c'est de publier un bouquin. J'avais suffisamment de matière pour écrire un roman policier, mettre sur le papier ce crime fantasmé qui prenait forme. J'aurais pu me venger de toi à coups de clavier, mon bon Xavier, t'humilier avec mon livre en tête de gondole. Je me voyais déjà interviewée par Augustin Trapenard à « La Grande Librairie » : j'y aurais détruit ton honneur, ta réputation, ton image, peut-être même ta relation avec Annabelle. Certes, ma dénonciation n'aurait pas été autant cataclysmique que les révélations de La Familia grande de Camille Kouchner, mais ta déchéance m'aurait suffi. Hélas pour toi, je ne l'ai pas fait. En revanche, je comprends à présent l'impudeur de tous ces gens qui écrivent. C'est une vraie thérapie que de poser sur le papier ses névroses traumatiques. J'imagine que, après ce défouloir, les auteurs ont l'esprit libéré, que leurs souffrances enfermées dans ces pages n'en ressortent jamais. Quel écrivain n'a d'ailleurs pas débuté son œuvre par un récit autobiographique et combien d'entre eux se sont arrêtés là ? J'aurais voulu débrancher mon cerveau et le séquestrer dans un coffre, être inconsciente, insouciante pour enfin t'oublier. Mais cela, c'est l'apanage des enfants. Moi, mon obsession de te voir mort ne me quitta plus. Cela dit, à cette époque, la virtualité de mon meurtre me suffisait pour me défouler, et Françoise Vantalon me servait de livre sur lequel je déposai mes maux. J'aurais pu en rester là. Tu te rends compte, Xavier, qu'il y a encore cinq mois tu ne risquais rien ? Et puis ça a été le déclic. »

« L'éclectisme des affaires me permit aussi de mesurer l'amplitude des dérives humaines et des horreurs auxquelles sont confrontés les enquêteurs. Dans ce métier-là, on ne pouvait pas rester naïf bien longtemps face aux comportements des suspects et manipuler tous ces gens n'était pas évident. »

Quatrième de couverture

« Je m'appelle Orane de Lavallière, j'ai 58 ans. J'ai sacrifié tous mes diplômes pour me dévouer à ma famille et à la réussite de mon mari, Xavier. Ma mission de mère au foyer accomplie, ce salopard m'a quittée pour une jeunette. Une histoire banale. Il m'a prise pour une conne, et il n'avait pas tort. Endormie par mon confort de vie et aveuglée par mes certitudes de petite bourgeoise naïve et coincée, je n'ai rien vu venir. Xavier m'a détruite. Je me suis relevée. Pourtant son souvenir m'obsède, son existence me ronge. Je me sens impuissante. À moins que... »

Grand Prix du Polar 2023 de Forges-Les-Eaux, Prenez-moi pour une conne... est un roman qui brise les codes du genre. Avec un humour corrosif et une plume acérée, Guillaume Clicquot se glisse dans la peau d'une femme meurtrie qui découvre peu à peu que l'image qu'elle renvoie d'elle-même est un atout fabuleux pour éliminer son mari.

Scénariste original des films « Papa ou maman » et « Joyeuse retraite », véritables succès au box-office, Guillaume Clicquot fait de cette histoire machiavélique, un récit jubilatoire. 

Éditions Fayard,  juillet 2023
322 pages 

mercredi 9 avril 2025

Le temps d'après ★★★★★ de Jean Hegland

Quand l'homme a détruit son propre monde, comment accorder de nouveau sa confiance ?

Les mots virevoltent, interpellent par leur beauté et les images qu'ils convient dans nos têtes. 
Poétiques et touchants, ils nous disent la connexion avec la nature, l'attachement émotionnel envers la forêt. 
- cauchenoir - capane - noutrois -gambalader - dédécider - enfantelait - tracemettre -terreurisant - chercher notre chemin à pâtons - agréabler notre travail - des chapeaugnons - ... 
Une lecture pour ralentir, s'arrêter, se mettre au diapason de notre environnement.
Festin de mots.
Festin de lumière.
Une lecture qui sent bon le vert.
Une ode à la résilience humaine.
La suite logique, idéale à mon humble avis de "Dans la forêt". On y retrouve l'esprit du premier mais avec une profondeur encore plus forte à mon humble avis.

« COMMENCER une histoire c'est comme plonger dans une rivière, c'est ce que dit tout le temps Nell, c'est comme sortir une main en coupe toute dégoulinante de l'eau fraîche puisée dans ses flots. Voici un nouveau présent, dit une nouvelle histoire. Bois à longs traits et laisse-le te remplir. ★★★★★
Eva dit qu'une histoire qu'on raconte est une histoire morte. Elle dit que chaque nouvelle seconde est une étin-celle qui absorbe la chose qu'elle éclaire, elle dit qu'une histoire est juste ce qui reste après que cet éclat lumineux a été réduit en cendres. Comme un pot modelé en argile crue et cuit au feu, Eva dit qu'une histoire peut être une chose utile, et peut être belle, mais qu'elle n'est vraiment précieuse que parce qu'elle repose sur autre chose.
Nell dit que les histoires n'ont pas une fonction unique car le contenu d'une histoire n'est jamais toujours le même. Comme des pétales sur l'eau ou la fumée dans le vent, elle dit que la signification d'une histoire suit toujours le fil de la narration. C'est pourquoi, si nous souhaitons attraper le sens général qu'une histoire élabore, il nous faut écouter le plus possible à pleines oreilles et avec attention. »

« Aussi immobile qu'un tapis de mousse, je suivais des yeux un faucon qui volait dans les airs, j'avisais un renard qui se faux filait tranquille devant nous, j'observais comment les ombres formaient des flaques et s'allongeaient. J'écoutais le soleil arriver le matin, et j'entendais les traînées lumineuses des météores les nuits de pluie d'étoiles filantes. 
J'écoutais les baies mûrir - d'abord les fraises des bois, puis les framboises des ronces odorantes, puis les minuscules pommes rouges des manzanitas, plus tard les groseilles noires et les baies de sureau, et enfin les baies rouges de l'arbousier. Les nuits où il pleuvait, je me croquevillais entre mes mères dans le creux de notre souche, et j'écou-tais les mugissements du vent et les rugissements de la rivière qui était toute réveillée. J'entendais les respirations de mes mères et les battements de leurs cœurs. J'entendais battre la Terre, aussi, le bruit sourd et lent de la planète sur laquelle on plancheflottait, le martèlement patient qui berçait mes rêves.
J'écoutais le Grand Tout, et le Grand Tout m'écoutait à son tour.
J'écoutais mes mères, aussi, leurs voix comme une autre sorte de rivière, leurs mots qui m'enveloppaient tout entier dans leurs sortilèges sonores et me nourrissaient de leurs fascinantes significations. Mes mères m'ont appris tellement de mots - des verbes pour saisir l'action, des noms pour la figer en actes distincts. Sans compter les mots qu'on a créés après, quand ceux que mes mères avaient apportés avec elles du monde d'Avant n'étaient pas assez complets ou justes pour dire tout ce qui était nouveau dans le monde de ce nouveau présent. »

« On a essayé de ne pas se ligoter à l'intérieur d'une inquiétude contre laquelle on n'a aucun recours, même si la peur appuie encore profond en nous. Comment ne pas broyer de la tristesse à propos de ce que noutrois et tous les autres inhalants boirons si la rivière toute proche est à sec avant que la pluie revienne. Comment ne pas se demander de quelle manière on lessivera les tanins des glands si la source cesse de couler, ou comment les exhalants germeront et se ramifieront et fleuriront au prochain printemps sans leurs sols gorgés de la pluie de l'hiver. Comment ne pas s'angoisser à l'idée que rien ne pourra empêcher un feu de foudre de traverser la Forêt en rugissant si celle-ci reste comme du petit bois sec tout au long de l'année. Même laver nos mains et nos pieds et nos figures ne va pas tarder à être un problème quand on a besoin de la moindre goutte d'eau juste pour boire. »

« Eva dit que Nell pourrait être un écureuil, elle s'agite, bavarde et fait des provisions comme pas deux.
Nell dit qu'Eva pourrait être un puma, elle se faux file ici ou là avec puissance et en cati mini, avec un esprit aussi solitaire et farouche et fier. 
- Qu'est-ce que je pourrais être ? ai-je demandé un soir d'été il y a longtemps, à l'époque où je commençais à peine à saisir dans ma tête que j'avais au-dedans de mon propre corps un moi différent de mes mères. 
Je n'avais aucun moyen de voir mon visage, bien sûr, mais comme mes cheveux étaient alors assez longs, je savais qu'ils étaient une pincée plus sombres que ceux d'Eva, et mes mères m'avaient dit que mes yeux étaient marron miel. 
[...]
- Un raton laveur, a répondu Nell la première, car tu es affairé et curieux et hardi et aventureux.
- Une ruche, a dit Eva après, parce que tu es entièrement fait de la nature et que tu regorges de douceur. 
- Et que tu piques aussi parfois, a dit Nell d'un air amusé. Ou un faon, a-t-elle ajouté avec son sourire calembouresque, parce que tu nous es si cerf. 
À cette époque-là, le nom que mes mères me donnaient la plupart du temps et me donnent encore, c'est Burl. Nell dit que c'est un nom qui me va bien, même si je n'arrive pas à voir pleinement le lien, puisque les burls sont les bosses qui se forment sur les troncs des arbres après qu'ils ont subi un genre de blessure, et que des arbres tout neufs poussent à partir des burls d'un vieil arbre. Je ne connais aucune bles-sure de laquelle j'ai grandi, et les seules choses qui poussent de moi, ce sont mes cheveux et mes poils. »

« Ça me fait plaisir d'offrir des choses au monde que le monde n'a jamais connues. Je ne peux pas fabriquer un écureuil ou un sapin ou une fougère, mais fabriquer quelque chose de nouveau en utilisant les débris de leurs os et de leurs frondes et de leurs branches me donne l'impression de faire en quelque sorte partie de la Création. Ça me mémore ces anciennes histoires de métamorphoses qu'Eva a toujours aimées, où les gens se mettent à avoir des ailes ou des griffes ou à se couvrir d'écorce, où les poissons deviennent des oiseaux et les mots des dieux, où les étoiles se transmorphent en chasseurs, fleurs ou amants, et tout le monde passe d'une peau à une autre et change de corps au cours de la danse effrénée des êtres et des non-êtres pour devenir ce que Nell considère comme le tour que l'univers sait le mieux jouer. »

« Puis on a tourné le dos à cette vue et fait face au soleil couchant. Il se tenait en équilibre sur la pointe des arbres qui bordaient la crête la plus lointaine, flamboyant encore d'un éclat si ardent que nos yeux nous piquaient. Les nuages légèrement rubanés qui l'encerclaient avaient le luisant des pourpres pâles, des roses et des blancs des boyaux d'un cerf tout frais vidé, et ils renfermaient cette même douce tristesse d'une vie vécue jusqu'au bout et s'évanouissant dans l'obscurité.
On a observé alors un silence recueilli en regardant grossir et s'étaler derrière la crête le soleil qu'on avait salué le matin. »

« Les histoires peuvent nous donner quelque chose à quoi se raccrocher, quelque chose vers quoi aller. »

« Encore trop remplis de joie pour nous mémorer nos ventres vides, on est restés là sur l'herbe fraîche réchauffée par le soleil, nos souffles rythmés par les battements de nos cœurs et nos corps bercés par le va-et-vient de nos poitrines tandis que le soleil du printemps inondait nos os et teintait notre peau. Des pétales embrassaient nos visages, et les couleurs qui remplissaient nos têtes quand on fermait les yeux étaient celles qui scintillaient sur les ailes des libellules. »

« - Tout ce qu'on utilise nous utilise, elle a lâché après que Nell a trouvé une cafetière lectrique et saveurait ses sou-venances de café.
- Détends-toi, Eva, elle a dit en posant la machine à café près d'une boîte faite dans une espèce de papier-arbre épais que Nell appelait un carton. Ce n'est pas comme si on allait être corrompues par une cafetière électrique quand on n'aura jamais ni électricité ni café.
- Il est possible de désirer les mauvaises choses, a répondu Eva de son ton moralisateur, même si tu sais que tu ne les auras jamais. On ne doit pas l'oublier... surtout Burl. »

« - Vous les vandales, vous aviez tout, dit Colliers tandis que Tousseur s'étouffait. Vous aviez un milliard d'écrans pour vous montrer c'qui s'passait. Vous aviez vos putains d'yeux pour voir. Vous aviez des putains d'thermomètres. Vous saviez qu'les océans, y mouraient, et la calotte glacière aussi, et les abeilles. Vous saviez qu'le temps, y déconnait de plus en plus. 
- Vous saviez, renchérit Colliers, tandis que derrière lui, la femme qui portait un enfant se tenait les mains posées à plat sur la grosse boule de son ventre, le X sur son front brillant, tel un avertissement.
- Vous saviez, répéta Colliers. Et vous avez rien fait. »

« Tous mes espoirs de mener un jour une vie entre mêlée avec d'autres gens se sont envolés, et il ne reste que des ruines qui ruinent tout. C'est une autre perte dont je ne peux pas parler, car à tous les coups, Eva répondrait qu'elle savait que ça se passerait comme ça, et la souffrance de Nell est bien plus grande que mes espoirs brisés pourront jamais l'être. Mais depuis son retour, j'ai appris que la seule chose pire que de savoir qu'il n'y a plus personne sur Terre, c'est de savoir que les personnes qui restent sont des personnes qu'on ne souhaite pas rencontrer.
Depuis que je le sais, la Forêt m'apparaît comme une prison. Depuis que je le sais, la vie qu'il me reste à vivre ne me donne pas envie. »

« - [...] les humains ont tout détruit. On ne peut pas laisser les contes nous masquer la réalité. 
Eva a hoché la tête en fixant le feu comme si c'était le feu qui venait de parler. Puis, avec une intonation aussi tendre qu'un câlin, elle a répondu :
- Il n'empêche que la Terre est toujours belle. Et notre devoir est de la préserver autant que nous le pouvons.
- Comment veux-tu que je préserve ce que j'ai détruit ?
- Nell, voyons, tu n'as pas détruit le monde.
- Si, a répondu Nell, et avec des sanglots dans la voix.
Nous l'avons tous détruit. On le savait, elle a repris quelques secondes après. Ces gosses avaient raison. On le savait que le climat se réchauffait d'année en année, que l'été durait plus longtemps que le précédent. Après l'hiver où j'ai eu sept ans et toi huit, il n'a plus jamais neigé par ici.
On n'était que des enfants, qu'est-ce qu'on aurait pu faire ?
Quelque chose. N'importe quoi, je ne sais pas.
Elle a alors courbé la nuque et pris son visage entre ses mains la cassée et la pas cassée et on est restés sans bouger plongés dans ce sinistre silence tandis que l'obscurité enveloppait la Forêt et que le feu se consumait et se transmorphait en cendres. »

Quatrième de couverture

"Commencer une histoire c'est comme plonger dans une rivière, c'est ce que dit tout le temps Nell, c'est comme sortir une main en coupe toute dégoulinante de l'eau fraîche puisée dans ses flots."

Quinze ans après l'effondrement, le jeune Burl vit au cœur de la forêt avec ses deux mères, Eva et Nell. La chasse, la cueillette, mais aussi la danse, la musique et les récits qu'ils inventent, rythment leurs journées. Protégées par leur chère forêt, Eva et Nell refusent tout contact avec le monde d'avant. Mais Burl, lui, brûle de curiosité pour ces humains qu'il ne connaît que par leurs histoires. Une nuit de solstice, depuis le haut d'une montagne, il aperçoit une lumière qui pourrait être un feu d'origine humaine. En dépit des dangers, Burl décide d'affronter l'inconnu, guidé par l'espoir.
D'une parfaite maîtrise et d'une grande profondeur, le nouveau roman de Jean Hegland offre un héros inoubliable à toute une génération à venir.

L'écriture généreuse de Jean Hegland plonge le lecteur dans l'odeur fraîche de l'humus, l'eau qui ruisselle sur les mousses et le pourrissement des souches.
LA LIBRE BELGIQUE

Éditions Gallmeister,  janvier 2025
350 pages
Traduit de l'américain par Josette Chicheportiche