dimanche 27 avril 2025

Seule restait la forêt ★★★★☆ de Daniel Mason

« Là, des hommes et des femmes avaient cultivé des champs le long du lit majeur de la rivière. Là, les hêtres et les chênes avaient poussé lentement à l'ombre d'arbres protecteurs. Là, les bouleaux avaient surgi après que les hommes du roi avaient coupé des pins pour servir de mâts à leurs navires... On aurait dit que le passé se lisait partout dans le paysage. Dans la taille des pierres composant les murets sinueux, qui indiquait si la terre avait été utilisée pour des cultures ou des pâturages. Dans la pruche pourrie qui laissait voir son fantôme sous les racines atrophiées du bouleau argenté. Le pin blanc qui devait sa forme bifurquée à un charançon en maraude pendant sa croissance. Les troncs aux multiples doigts qui témoignaient du passage de cerfs morts depuis longtemps. »

"Seule restait la forêt" autour de cette maison perdue dans les bois. Soumise aux aléas du temps. 
De la guerre. 
Du changement climatique. 
Fantômes rôdant. 
Amour aidant. 
Aimant. 
Enracinant. 
Une lecture empreinte de nature. 
Le temps passe. La nature reste.
Il fut bon et intéressant d'être témoin de la transformation d'un endroit emmuré au gré du temps, des saisons et de l'Histoire pendant un demi millénaire. Un retour à un entrelacs de nature. De sauvagerie.
Inévitablement. 
Quand le passé se lit partout dans le paysage.
Un roman envoûtant.  

« ... faire un feu sur Ararat avec les vestiges de l'arche. »
NATHANIEL HAWTHORNE, Carnets américains, 1835-1853 

« Mais comment pourraient-elles comprendre ma passion, celles dont le cœur n'a point subi la morsure d'une baïonnette adoucie par une reinette d'automne ? »

« verroterie abandonné par la femme d'un docker dans un moment d'indécence, un verre fendu tombé des lunettes d'un comptable, des mèches éparses emportées par une brise marine depuis l'échoppe d'un barbier au marché, des noyaux de pêches, des feuilles rongées de moisissure portant des chansons oubliées. Il y a aussi des graines, innombrables, dispersées dans la cargaison humide: trèfle violet, séneçon, spargelle, lotier corniculé, fétuque des prés, pissenlit, torilis des champs, lupuline, plantain. »

« Parmi les broussailles, l'écureuil courait 
Observé de loin par la chouette 
À la recherche de recoins secrets 
Où dissimuler sa recette. »

« L'écureuil, lui, poursuivait son banquet 
Avec sa belle demoiselle 
Lui rapportant chaque jour d'autres mets 
Cachés à l'abri sous le gel.

Et tandis que le froid de l'hiver monte, etc.

Enfin un jour, sans un coup de semonce 
Un rideau de neige tomba 
Et changea les prés envahis de ronces 
En vastes draps d'un blanc de soie.

Courant dans les galeries sous la neige 
Notre fière bête partit 
La chouette était toujours à son manège 
L'épiant d'une oreille aguerrie.

Enfin le rapace surprit un son 
Et sans attendre plus encore, 
Il plongea, laissant là sur les flocons 
L'empreinte emplumée de la mort.

L'écureuil n'est plus, mais sans lui demeurent 
Ses réserves bien enterrées 
Qui jusqu'au chaud printemps attendront l'heure 
De percer leur coque et germer.

Et tandis que le froid de l'hiver monte, etc. »

« Ici, on ne détruit pas de toute façon on ajoute seulement, on agglutine, maison à maison, cabane à cabane, comme dans un monstrueux nom allemand. Partout, on aperçoit ces masses proliférantes : une nouvelle aile est construite, l'ancienne aile devient le quartier des domestiques, l'ancien quartier des domestiques la grange, l'ancienne grange la remise à calèches, etc. Elles muent, ces maisons ! À mesure que les siècles passent, je ne serais pas étonné de les voir déambuler à travers la cam-pagne, semant d'anciennes incarnations dans leur sillage. »

« P.S. : Les fourmis ont mangé la colle à enveloppes, si bien que je n'avais pas encore scellé celle-ci ; et il se trouve que hier soir j'ai repris vos Voyages, et ai ouvert le livre sur votre description du crépuscule alors que nous quittions les Açores, ce sentiment de ne faire qu'un avec le monde - de se dissoudre. Je me demande à présent si ce n'est pas ce que je cherche lorsque je peins - à disparaître dans quelque chose. C'est peut-être cette qualité que j'avais fini par détester dans mes grandes toiles. Je me trouvais toujours au centre. Pas littéralement : pas le petit WHT, regardant par-dessus son épaule à la façon de Cole dans son Oxbow. Cependant l'acte même de composer, dans le sens précis où un peintre l'entend quand il parle d'assembler différentes parties en un tout harmonieux -, cet acte de cohésion place naturellement le sujet au premier plan. Cole en est un bon exemple : tout est censé être la nature sauvage, pourtant il ne fait aucun doute que nous la voyons à travers les yeux de l'homme. Non pas que je remette en question son talent. Mais lui est toujours là, tandis que mes instants les plus splendides sont ceux de dissolution. Que faut-il en déduire, cependant ? L'art peut-il exister sans être humain ? Voilà peut-être ce que je souhaite capturer : la bête telle que vue par la bête, l'arbre tel que vu par l'arbre.
Je plaisante, quoique. »

« P.-S.: La campagne ! Les pommes commencent à apparaître. Les fraises des bois l'ont déjà fait. Les champignons sont assez larges pour qu'on s'abrite dessous. Les gerbes d'or hochent la tête sur mon passage des connaissances qui me saluent. Les limaces laissent des hiéroglyphes sur l'écorce des bouleaux.
Une dernière observation. Un héron à la cime des arbres - vraiment, se perchent-ils si haut ? J'avais toujours imaginé qu'ils se cantonnaient aux marais. Mais là, au-dessus de moi, j'ai ma réponse. »

« La joie que ta douce compagnie a apportée 
Laisse une ombre une fois passée. »

« Je propose un nouveau calendrier : pas un automne, mais douze, cent. L'automne où les bouleaux sont jaunes, mais conservent leurs feuilles ; où les hêtres sont verts, mais les feuilles des bouleaux sont tombées ; où les chênes prennent une teinte d'abricot mûr, et les hêtres jaunissent ; où les chênes deviennent brun cigare, et les hêtres se recroquevillent en rouleaux craquants couleur cuivre. Ainsi de suite : j'en ai sauté quelques-uns.
Mais appeler tout cela simplement « l'automne » ! »

« Les premières neiges sont tombées ici. Les hêtres et les chênes n'ont pas encore perdu toutes leurs feuilles, et la neige blanche sur le brun et le rouge offre un spectacle magnifique - je travaille à une plus petite toile, pour tenter de saisir ce que j'entends par là. »

« Cher ami,
Je n'attends pas de réponse. Tu es au courant de ma situation. Katherine est partie rejoindre sa mère à Albany. Je resterai ici, avec mes fougères et ma montagne. Aucun mot ne saurait décrire les larmes, la fureur - en réalité, je ne la croyais pas capable de cela. Rien ne peut l'apaiser, quand bien même je lui assure que ce que je partage avec elle et ce que j'ai partagé avec toi existent sur des plans séparés. Elle serait toujours restée ma femme, jamais je n'ai pensé le contraire, jamais je n'ai envisagé de lui causer une telle douleur. Oh, mais qui cherché-je à convaincre ! La persuaderas-tu, Nash ? Ta présence ici est proscrite, tu le sais. La menace est très claire - ta carrière sera détruite, ta vie aussi. Je soupçonne que la mienne l'est déjà ma car-rière, j'entends; je vivrai - mais plus j'y réfléchis, plus il me semble que ma carrière a pris fin à mon arrivée ici, quand j'ai arrêté de peindre pour eux, et véritablement essayé de voir. Cependant, tu es trop remarquable pour que le monde te perde. Oh, le rêve me hante que tu puisses renoncer aux honneurs des hommes et me rejoindre, disparaître avec moi parmi mes feuilles éphémères. Mais tu es fait d'une autre étoffe c'est le monde qui a besoin de toi, pas seulement moi. Voilà ma justification, même si je sais qu'on ne m'a pas laissé le choix. Uniquement de la tristesse.
Alors : pas de scandale, pas de suppliques. J'observerai de loin, en me contentant de savoir qu'un jour je me découvrirai peut-être dans tes pages. S'il devait arriver, lors d'un voyage d'agrément dans ces montagnes, que ta calèche passe à mon bâbord, n'aie crainte je te promets de regarder à tribord. Je ne te demande qu'une chose. Si ta harpie de femme n'a pas détruit mes lettres, je te prie humblement de me les renvoyer, comme je te retourne à présent les tiennes. Il y a là des choses que je souhaite cacher au monde, et seulement garder dans ma mémoire. »

« Partout, les traces de petits animaux, les empreintes profondes de cerfs. La neige rend leur passage lisible, révèle les cartes silencieuses de la longue nuit. 
L'écouteraient-ils, les animaux? Elle sourit tristement, imagine le tamia la réprimander depuis son confession-nal en chêne. Les mésanges cancanantes. La vengeance sommaire du loup.
Non. 
Pas aux souris ni aux martres. Pas à la rivière. Pas à la terre.
Mais peut-être ?
Elle s'arrête dans la forêt, scrute les alentours. L'instant d'après, elle est à genoux, creusant dans la neige jusqu'à trouver la mousse en dessous. Elle jette ses moufles, se remet à creuser. Quand elle atteint le sol gelé, elle attrape un bâton pour racler les cailloux, les minces racines. Du terreau noir s'effrite. Plus profond encore. Jusqu'à ce qu'elle puisse appuyer son visage dans le trou.
Elle l'inspire, cette odeur froide et sucrée de mousse et de terre. Elle chuchote à l'intérieur, sent la chaleur de son souffle remonter vers elle. Elle contemple l'endroit où elle l'enterrera, puis presse ses lèvres dans le creux, et commence à parler. »

« L'été, quand les jours étaient longs, ils s'attardaient dans la forêt tant que la lumière le leur permettait.
L'automne aussi.
L'hiver, ils lisaient.
Dickens. Hawthorne. Wordsworth. Poe les nuits les plus noires. Camões pour elle, affirmait-il, lui demandant quelle sonorité cela aurait eu en portugais. Erasmus Nash, dont il avait beaucoup d'œuvres, et qui avait été son ami. Choisissez ce que vous voulez, lui avait-il dit, et elle était allée dans la bibliothèque, avait pris un livre, et le lui avait rapporté. »

« Un chant de DÉCEMBRE.
Une autre ballade par deux dames AU REPOS. sur l'air de Quand Phébus dormait, etc.
POUR FIFRE et VOIX

Chantez-nous un air tendre de décembre 
Pour apaiser le froid des nuits d'hiver. 
La fin de l'an ne saurait plus attendre 
Emportant avec elle la lumière.

L'été brûlant passé, les jours s'abrègent 
Cédant peu à peu leurs joies à la nuit.
Désormais un puissant sommeil assiège 
Nos heures de veille autrefois bénies.

L'hiver arrive du nord à pas lents 
Saisissant dans son étau sans pareil 
La terre muette, les ruisseaux stagnants 
Le papillon de nuit, la guêpe, l'abeille.

Le crapaud qui dans les feuilles s'enterre 
Ploie devant l'avancée de la saison 
Comme le rouge-gorge, lui qui naguère 
Claironnait si joyeusement ses chansons. 

Le gel laisse sur les feuilles un manteau 
De cristal pur, secoué par le vent. 
La glace fait dériver les bardeaux 
Saisit le toit, les murs et les auvents.

Saisit la lune brillant dans le puits, 
Piège les poissons vivants dans sa nasse. 
Gèle l'étang en de soyeux replis 
Des bulles noires errant sous la surface.

Saisit: la fange au fond des cabinets, 
Le ver, l'asticot aux traces si fines 
Les corps qui depuis longtemps reposaient, 
Ensevelis, les os ceints de racines.

Et saisit à présent le froid lui-même : 
Le verre éclate, le mercure s'épand. 
Le soleil à son tour apparaît blême 
C'en est fini de la course du Temps.

Ra ta, ta ta, Ra ta, ta ta Ratata tilitata »

« Ce qui se passe ensuite peut être décrit comme l'histoire de deux vents.
Un siècle s'est écoulé depuis que le lion des montagnes a massacré les moutons des Osgood, provoquant des changements qui ont transformé le paysage autour de la maison. Les pâturages ont cédé la place aux ronces, les ronces aux broussailles, et les broussailles aux bouleaux et aux pins, tandis que des chênes, des hêtres et des châtaigniers naissaient des fruits abandonnés par l'écureuil tué un matin d'hiver par l'attaque de la chouette. Au fil des ans, on a découpé de plus petites trouées dans cette deuxième forêt : un potager, un pré où peindre la course des nuages, un terrain de croquet pour des clients qui ne sont jamais arrivés. C'est au bord de cette pelouse qu'un hêtre - affaibli par une fissure apparue un matin de gel soudain, par les assauts des pics suceurs de sève, par les insectes mineurs qui ont gravé des runes énigmatiques sur ses feuilles est secoué par un vent cinglant, et se casse en deux. En tombant, il heurte un châtaignier voisin - pas très fort, mais assez pour lui arracher une branche, laissant une longue et mince cicatrice de moelle marron clair.
C'est le premier vent d'importance. Le deuxième arrive seulement quatre mois plus tard, en juin. Un vent chaud, humide aussi, qui éclabousse l'ouest des Appalaches. Il apporte dans ses rafales un bouillon de petits animaux - oiseaux, scarabées, araignées accrochées à leurs écheveaux de soie, graines en forme d'aigrettes et de parachutes. Tandis qu'il balaie les collines, il donne et reprend, et dans un bois au nord du fleuve Susquehanna il survole une forêt de cent mille châtaigniers. Pendant des générations, les châtaignes ont nourri les enfants mohawk et oneida, les colons allemands, les milices de la Révolution, les garçons de ferme, sans parler des cerfs, chevaux, ours, élans, cochons, oiseaux, vers, écureuils, porcs-épics et limaces. À présent les arbres sont morts, étranglés par des vagues épaisses et filamenteuses de chancre qui les ont frappés la décennie précédente. Des vrilles jaunes se déploient sur leur écorce à partir de cloques de la taille de têtes d'épingle, tandis que de microscopiques corps fructifères à l'aspect de fioles projettent leurs munitions dans le vent.
C'est une de ces balles qui nous intéresse maintenant.
Durant sa brève existence, la spore n'a jamais quitté son arbre hôte. En forme de fuseau arrondi, coupée en deux par un mince septum semblable à la rainure d'un comprimé, elle vit depuis une éternité dans les profondeurs humides de sa cavité, agencée avec ses sœurs en rosettes bien ordonnées. Par conséquent, sa libération, quand le vent de l'est vient emporter des rideaux de spores dans la forêt détruite, entraîne une transformation qui n'est rien de moins qu'une extase. Relâchée, virevoltant, elle s'élève au-dessus de la mort qui l'entoure, quitte la cime de son hôte, effleure la voûte des arbres, tournoie dans les remous tiraillants d'un pin d'été qui agite ses branches, puis est aspirée vers le ciel. Haut dans la ceinture de nuages gris-noir, retombant joyeusement, elle bondit par-dessus les Catskills, longe l'Hudson, remonte à toute allure les flancs des Taconic. Le vent est rapide. La spore le sent tirer sur sa membrane. Un merveilleux instant, elle semble prête à se dissoudre dans l'air, ou s'envoler si loin qu'elle ne redescendra plus. Brièvement, le plaisir - car comment appeler autrement cette alchimie ? - est presque insupportable, jusqu'à ce que dans un nuage elle frappe une goutte de pluie naissante.
Elle dégringole de nouveau. La goutte se déforme, s'aplatit. Des petites vagues roulent à sa surface tandis qu'elle accumule l'humidité du nuage. Elle descend, émerge au-dessus des forêts tourbillonnantes. L'air se réchauffe, la goutte de pluie grossit. Tombe plus vite.
Elle atterrit dans un champ près de la maison jaune dans les bois du Nord. C'est le matin. L'herbe est mouillée. Le poids de l'eau est colossal, mais il fait chaud, et une fois l'orage passé, un chien qui se roule dans l'herbe ramasse la spore sur ses poils, et s'ébroue. En une bouffée d'air, la spore décolle de nouveau.
De petits courants thermiques montent de l'herbe. La spore flotte jusqu'à la forêt, et se dépose sur le châtaignier à la balafre marron clair infligée par la chute du hêtre. Ce n'est pas la première fois que le chancre passe par la forêt. Cela fait près de vingt ans qu'il a entamé sa marche, et la moitié des châtaigneraies de la Nouvelle-Angleterre a été décimée. Des milliards de spores ont voyagé avec le vent, des milliards encore ont accompagné les pas chaloupés des oiseaux, des insectes et des mites. Cependant, il n'est pas si facile de détruire une forêt. La bonne spore doit déceler la bonne faille dans les défenses du bon arbre, doit germer et trouver les couloirs à travers lesquels déployer son éventail étouffant dans l'écorce du châtaignier. Elle doit contourner les remparts boursouflés que l'arbre dresse face à l'assaut. Doit jeter son poison, dissoudre les barricades au sein du bois.
Ainsi, jusqu'à présent, cette forêt a été épargnée. Chaque été, les châtaigniers peuplent la voûte des arbres de panaches vacillants, si éclatants qu'on les dit illuminés par leur propre soleil. Chaque automne, leurs fruits se répandent en tapis sur le sol de la forêt. Au printemps, leurs feuilles sont tendres et vertes, teintées de brun-roux. Ils sont au sommet de leur vigueur, quand l'inoculation a lieu. »

« Notre attention se tourne à présent vers le coléoptère. Si les jeunes mariés s'étaient interrompus ne serait-ce qu'un instant dans leur jouissance mutuelle, et avaient soulevé l'écorce de la bûche où Tom avait découvert qu'il pouvait appuyer les pieds pour une meilleure prise, ils se seraient peut-être demandé comment une œuvre d'art d'une telle beauté avait pu apparaître là. En effet, les galeries larvaires du scolyte de l'orme sont de pures merveilles. À quoi pourrions-nous les comparer ? Des gravures de labyrinthes vikings ? Les tatouages faciaux de certains Polynésiens ? Un gigantesque mille-pattes ? Mais elles n'ont pas leur pareil. Quelle symétrie, quelle grâce! En comparaison, les autres coléoptères sont de pauvres empotés, qui laissent des gribouillis tortueux d'ivrognes dans leur sillage.
Toutefois, nos jeunes amants auraient été encore plus stupéfaits d'apprendre que seulement six mois auparavant ce labyrinthe sinueux avait été un temple du plaisir semblable au leur.
Pour le coléoptère, le jeu avait commencé, comme les jeux sexuels le font souvent, par un peu de menuiserie. Une femelle scolyte, légèrement plus petite qu'un grain de riz, s'était retrouvée, un après-midi d'été, à vagabonder près des búches entreposées à la sortie de l'autoroute. Ne me demandez pas comment elle avait atterri là ; elle venait d'une autre búche, comme sa mère avant elle - rien que des bûches et des coléoptères, depuis des générations. En tout cas, elle était affamée, et la découverte du bois d'orme l'avait tellement réjouie qu'elle avait frétillé de son petit croupion poilu. Elle avait passé un moment à parcourir l'écorce, jusqu'à trouver un endroit où creuser son antre. C'était son premier terrier, mais elle s'était mise au travail de façon instinctive. Elle avait foré à l'intérieur du bois, dégageant et nettoyant une galerie lisse et droite, s'était installée, et avait relâché telle une sirène un panache de phéromones qui avaient dérivé dans les niches vides puis dans l'air.
Et quel parfum ! Thréo-4-méthyle-3-heptanol ! Alpha-multistriatine ! Alpha-cubébène ! Comment en vouloir au jeune soupirant qui, planant dans les parages, s'arrêta en plein vol, balaya l'air de ses antennes, et fit demi-tour vers le trou qu'elle avait percé ? Des frissons de désir traversèrent ses élytres à mesure que l'arôme se faisait plus fort. Et sous l'écorce, dans la galerie, quel paradis ! L'odeur était irrésistible - c'était comme s'il avait pénétré dans la cavité génitale même de la femelle. Il ronronna, se pencha en avant, si troublé par le parfum qu'il faillit s'accoupler avec une mite. Les insectes détalèrent - ils avaient appris depuis belle lurette à ne pas s'interposer entre deux scolytes en rut. »

« « Héritiers universels », « Fléau », « Coutures »... D'où sortait-il tout ça ? Le manuscrit était énorme, terrible et débridé, et étant une lectrice qui se targuait de ne pas reculer devant les textes difficiles, Helen fut impressionnée par sa pure étrangeté. Des outils diaboliques, une terre déchirée, des mots qui gelaient en hiver : s'il s'était agi d'un poème, pas d'une maladie, elle aurait peut-être trouvé cela fascinant. Cependant, la souffrance de Robert était bien trop proche d'elle.
L'ouvrage était aussi illisible. Avant l'arrivée du colis, elle avait nourri le fantasme que Robert ait écrit quelque chose qui puisse compenser sa maladie, apporter une sorte de conclusion triomphante à sa vie. Mais il n'y aurait pas une seule personne intéressée par l'énumération de ce qui semblait être chaque arbre et chaque pierre d'une parcelle grande comme un mouchoir de poche dans l'ouest du Massachusetts. En proposant le manuscrit à un éditeur, elle risquerait non seulement un refus, mais aussi de transformer la vie de Robert en franc objet de moquerie.
Elle essaya, comme elle essayait toujours de le faire avec ses élèves, d'offrir la réponse la plus généreuse possible. C'est une entreprise extraordinaire, écrivit-elle, un témoignage de ton expérience unique. Elle se représentait parfaitement les bois, les chemins qu'il suivait. »

« Personne n'était venu, évidemment. C'étaient simplement des choses accumulées. Elle comprit qu'elle ne pourrait pas mener à bien l'inventaire méticuleux qu'elle avait prévu. S'il y avait quoi que ce soit qui vaille la peine d'être gardé en souvenir, il faudrait le déterrer. Elle avança lentement, traversant le salon, puis la cuisine, avant de retourner au salon et de monter l'escalier. Il y avait du bazar partout. De vieux numéros de Good Housekeeping (sa mère, une ménagère !), des bocaux vides et de la porcelaine commmorative, des vieux vêtements. Elle fut frappée par les connotations divergentes que véhiculaient ces objets. La mort signifiait non seulement l'extinction d'une vie, mais aussi de vastes univers de sens. Une bougie qui avait pu procurer du réconfort dans l'obscurité de l'hiver, un châle offert par un ancien soupirant, un faisan qui rappelait son pauvre grand-père défunt. Du vieux cuivre, un vieux chiffon, un vieil oiseau. »

« Là, des hommes et des femmes avaient cultivé des champs le long du lit majeur de la rivière. Là, les hêtres et les chênes avaient poussé lentement à l'ombre d'arbres protecteurs. Là, les bouleaux avaient surgi après que les hommes du roi avaient coupé des pins pour servir de mâts à leurs navires... On aurait dit que le passé se lisait partout dans le paysage. Dans la taille des pierres composant les murets sinueux, qui indiquait si la terre avait été utilisée pour des cultures ou des pâturages. Dans la pruche pourrie qui laissait voir son fantôme sous les racines atrophiées du bouleau argenté. Le pin blanc qui devait sa forme bifurquée à un charançon en maraude pendant sa croissance. Les troncs aux multiples doigts qui témoignaient du passage de cerfs morts depuis longtemps. »

Quatrième de couverture

« Éblouissant [...] Seule restait la forêt est à la fois intime et épique, ludique et sérieux. Le lire, c'est voyager aux limites de ce que le roman peut faire. »
The Guardian

C'est dans la forêt que tout commence. Pourchassés par les membres de leur colonie puritaine, deux amoureux en fuite se réfugient dans les bois du Nord et posent la première pierre de leur foyer. Au cours des quatre cents ans qui suivront, cette cabane deviendra une maison, abritera des vies entières, des solitudes et des familles, des gloires, des doutes, des échecs et parfois des fantômes.

Sous la plume de Daniel Mason, un soldat promis à tous les honneurs leur tourne le dos pour se consacrer à la culture des pommes, un chasseur d'esclave fait face à la justice des hommes, un peintre naturaliste vit une histoire d'amour interdite et un journaliste comprend que la terre garde jalousement ses secrets.

Alors que les propriétaires se succèdent, aucun ne possède vraiment la maison, qui leur survit entre ruine et réparations. Seul triomphe le récit, qui traverse le temps, la nature et la littérature pour narrer l'histoire de tout un pays par le biais d'un arpent de forêt.

Éditions Buchet-Chastel,  août 2024
505 pages
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Claire-Marie Clévy

vendredi 25 avril 2025

L'Éden à l'aube ★★★★★ de Karim Kattan

Ouvrir "L'Éden à l'aube", c'est embarquer pour un beau voyage enchanté, très loin, dans une humanité hors du temps. C'est le ciel, ici, qui est le narrateur. Il nous conte et commente, mieux que personne ne pourrait le faire, l'amour fou entre Isaac et Gabriel dans une réalité complexe, balayée par un vent de sable d'une inouïe violence, le khamsin venu d'Égypte - violence que l'on comprend volontairement exagérée. En écoutant un interview de l'auteur sur France Culture, il explique justement que ce vent exagérément violent lui a permis de soustraire le territoire de la Palestine au réel.
Le ciel nous conte aussi le projet un peu fou de ces amoureux, de partir en vacances, dans leur propre pays et rejoindre une contrée pleine de magie.
Et ce choix des prénoms  ❤️ 
Et ce narrateur, atypique quand même, vous en conviendrez, qui bouscule le lecteur, qui n'hésite pas à l'interpeller, guettant presque  sa réaction. Un voyeur charmant, bienveillant mais aussi impuissant. Il sait la beauté et l'amour, il sait la violence aussi. 
« Ils sont nés en ces terres empêchées par le béton et l'histoire et les tanks et le sang et la peur dans la nuit. Parfois, Isaac a l'impression d'être un rien dans son cœur. Parfois, Gabriel aussi.

C'est comme ça. »
Les caresses infinies du ciel et du vent font écho à l'immensité des formes de langage, des sentiments qui imprègnent ces pages et des réflexions qui en ressortent.

J'ai aimé retrouver Jérusalem -  dans laquelle j'ai eu plaisir à déambuler il y a quelques années -, à travers la plume de Karim Kattan : une ville labyrinthe, extraordinaire, figée dans le temps.
Une lecture empreinte de lyrisme, de poésie, une ode à l'amour, à la liberté, à la Palestine, à la lumière, à l'imaginaire. 
Bravo et merci Mr Karim Kattan pour vos mots et ce texte bouleversant. 

« Un enchanteur puissant, 
A, jadis, en jardin, transformé la princesse.»
Jean Cocteau, Renaud et Armide 

« L'ami ambigu qui sauta la fenêtre erre encore. Il n'a pas, en touchant le sol, abdiqué sa forme. Mais que je l'assiste seulement et le voici halliers, embruns, météores, livre sans bornes ouvert, grappe, navires, oasis... »
Colette, La Naissance du jour

« Gabriel, au même âge, voulait être jardinier. Il pensait qu'une main divine (une vraie main, Isaac, dira-t-il plus tard, genre énorme dans le ciel, la main du dieu) le soir venait colorier le ciel de ses couleurs de nuits et, le matin, avec sa gomme effacer la nuit. Si bien que pour lui, le jour n'était que la nuit effacée. Il trouvait cela incroyable, jour après jour, année après année, de toujours rater le moment où la main effectuait son travail. C'était invraisemblable. Il n'en parlait jamais à personne parce qu'il s'agissait d'une évidence, comme quand le vent souffle. Parfois la main s'amusait à des expériences, quand elle inondait le ciel de rouge d'orange et de rose, avant de revenir à nouveau peindre tout de noir et alors il se rendait compte que le ciel était un jardin de couleurs. Et Gabriel aimait beaucoup répéter les gestes de la main du dieu jardinier, remplir ses carnets de coloriage de noir, du très beau noir, noir du ciel, ce noir nocturne si particulier, unique à cette main. Car c'était ça le jardinage: dessiner plein de ciels, d'abord les ciels, toutes les couleurs du ciel puis, peu à peu, la terre, celle qui fait face au ciel, et ce qu'il y a sur la terre, les hommes, les bêtes, les routes, et l'espace merveilleux qui se trouve entre les choses. »

« Isaac allait à une école cosmopolite. On y fréquentait à la fois des gens comme lui, qu'on nommait poliment les locaux ; des gens comme eux, les autres, le peuple de soldats; et même des étrangers qui séjournaient ici pour des raisons qui lui étaient obscures (plus tard il comprendrait : vivre dans les endroits comme ici, pour ces gens nés dans des pays où rien ne les oblige à venir dans ces coins de merde, ça fait classe à raconter et ça paye un bon pactole de thunes.) En tout cas, sa mère était prévoyante. Elle voulait absolument qu'il parle sa langue, leur langue, et aussi la langue des autres. Elle voulait donner à Isaac toutes les chances qu'elle n'avait pas eues, c'est-à-dire lui donner accès à la planète. Clara et l'école, pour armer son âme à l'échappatoire si un jour cela s'impose. Pour impressionner les soldats et les oncles. »

« (Des années plus tard, Isaac adulte n'aurait plus beaucoup de souvenirs de son enfance. Mais il se souviendrait au millimètre près du visage gênant d'Ézéquiel, de ses yeux, du goût que ça fait dans la bouche de penser à Ézéquiel, de l'odeur qu'il sentait parfois, des fluctuations de sa voix, de l'épaisseur de ses cheveux lisses, de son visage blanc et pâle et délicat ; de sa manière de tenir sa kippa sur sa tête lorsqu'il courait pour attraper le ballon. Il garderait ce souvenir précis, celui-là, comme une preuve d'amour quand Ézéquiel rejoindra l'armée. Ce n'est pas grave, qu'il devienne soldat, meurtrier, sanguinaire, qu'il aille tuer, qu'il aille s'enivrer de mort, se bourrer la gueule de haine, je me souviens de lui, courant pour attraper la balle, et retenant sa kippa sur son crâne comme s'il craignait de perdre la tête ou de s'envoler, de se métamorphoser en oiseau, et de me quitter pour toujours; je me souviens de sa plus grande innocence.) »

« Trois mers, un lac, un fleuve. Vous voyez ? Isaac et Gabriel viennent d'une terre qu'on nomme parfois Palestine et qui, si l'on veut, est un isthme. Voilà, c'est inévitable, c'est ainsi : il faut bien accepter de le nommer. Il faut bien l'ancrer dans cette réalité-là, sans quoi il s'envolerait, il deviendrait air, rien, inconsistance mais de la pire des façons. 
Ils viennent de. C'est-à-dire qu'ils émergent d'ici, portent le sceau d'ici, la malédiction qui les accompagne là où ils vont. Viennent de, c'est-à-dire qu'ici commence leur chemin qui se terminera, aussi, ici, et ils ne pourront jamais s'en échapper. Viennent de : chose banale, qui ne signifie rien d'autre qu'une vitesse de collision. La question est : contre quoi vont-ils s'écrabouiller, se défoncer ? C'est la question de chaque vie. »

« Ils sont nés en ces terres empêchées par le béton et l'histoire et les tanks et le sang et la peur dans la nuit. Parfois, Isaac a l'impression d'être un rien dans son cœur. Parfois, Gabriel aussi.

C'est comme ça. »

« Je vois, désormais, Isaac adolescent, ou juste avant. Il a, je dirais, dix ans. Il est sombre, mais pas taciturne, non, un peu l'inverse, il parle trop et souvent et vite. Il vit, avec sa mère à la magie sauvage, dans le village près de Jérusalem, ville des recoins et des angles morts. Après l'école, et avant de rentrer en bus chez lui à temps pour le dîner, il a quelques heures où il fait ce qu'il veut.

Et ce qu'il veut, c'est rester dans les ruelles de la vieille ville. Étrange locution que « vieille ville » pour dire la ville du dedans, par rapport à la nouvelle ville, celle du dehors. Pour dire la ville à nous, froncée, froissée, impossible, par rapport à l'autre, ouverte et dépliée, à eux.
C'est un monde constitué avec ses propres règles, ses paramètres, ses cartographies secrètes.
Il y a des quartiers et des régions, des clans, des empires, des alliés et des ennemis, des allégeances et des pactes, et des fiefs, et des covenants, et des trahisons et des perfidies, et des trésors cachés, des ruelles couleur d'or et des escaliers qui mènent au ciel. Il y a des recoins inconcevables, des commissures inconnues, replis, sinuosités, tréfonds. Il y a des gens de toutes les tailles et des fenêtres de toutes les formes et des lanternes de toutes les couleurs, jaunes et rouges et vertes et violettes. Parfois, il y a des arbres bleus ou roses, parfois des anges qui, en route pour une course céleste éminente, se sont arrêtés au pied d'un mur quelques instants pour roupiller ; parfois des chiens, qui sont des jinns, viennent vous parler et parfois ce sont les oiseaux, des jinniat, qui chantent en leur joli latin et parfois c'est seulement une sainte joufflue qui lévite parmi les citronniers. Il y a des touffes d'herbes qui poussent dans les fissures des murs et du sol. Il y a des piscines vides, antiques comme le temps, mais où le souvenir de l'eau persiste. Il y a des vieilles femmes plus vieilles que la terre, des jeunes belles aux lèvres rouges, il y a des moches aussi, beaucoup de moches, des femmes et des hommes moches et inoubliables, une verrue là, un œil en moins ici, lui qui claudique et l'autre qui ronfle en plein jour sur son tabouret. Il y a mille langues et mille races et mille planètes à la fois, il y a le monde entier encombré. Il y a des sultanes et des coiffes d'or, des robes brodées de noir, de cramoisi, de mauve, d'orange. Il y a des boutiques, tellement de boutiques, des étoffes, des peluches, des diamants, des chocolats, des jeux d'échecs, des t-shirts, des pistaches d'Alep, des noix Kabuki, des viandes, de l'or, des foulards multicolores, du polyester et de la soie et du coton, et du bois d'olivier et de la nacre, partout, de la nacre, de la nacre. Il y a des marchands de parfums et des joailliers, des fioles remplies de liquides colorés et fluo qui étincèlent dans la nuit des ruelles, des bocaux d'épices, et si on sait à qui demander, on peut même y acheter des crânes avec des joyaux dans les orbites, des poignards sertis de diamants. Il y a de l'or partout, Jérusalem d'or faux, de nacre vraie, et les parfumeurs et les joailliers et les vendeurs d'étoffes enturbannés et placides qui ressemblent à des sorciers assis au milieu de leurs marchandises. Et tant de murs éventrés en confettis et bibelots, bigarres et barioles, et tout cela est baigné d'ombre, de lumière; tout cela, opalin, jaspé. Tout labyrinthe.

Et il y a, parfois, quand on a tourné un coin de rue dans cette ville couverte, recouverte, mille fois voilée, il y a moi, le ciel, qui me découvre comme une surprise, moi le ciel bleu parfois, parfois amarante, toujours indéfinissable à part par ce mot-là, ciel, qui contient toutes mes multitudes de formes et de couleurs. J'ébahis parfois Isaac, ainsi. Et dans les allées, la lumière tombe de ce ciel sur le sol toujours d'une manière inouïe. Il n'y a, nulle part et jamais, la même tombée de lumière. 

Sur cette étendue de moins d'un kilomètre carré le monde s'était replié sur lui-même en un origami si complexe, un labyrinthe si changeant, une négation si irrévocable des points cardinaux, qu'il était impossible de s'y retrouver, et impossible que la ville reste fixe. Car Jérusalem avait abdiqué toute géométrie. Et dans les ruelles et les parvis il y a toujours des vendeurs poussant leur charrette, qui proposent nounours ou maïs, pâtisseries ou café, ka'ak, œufs durs et zaatar. Et ceux qu'Isaac préférait, les jeunes mecs magnifiques, affublés d'improbables costumes, de beaux fez brodés d'or, comme des runes magiques sur leur front et qui servaient le thé comme on fait une acrobatie.

Isaac est là, je le vois, dans ce nombril du monde disloqué. La certitude, impensée, que le monde qui pourtant lui est si hostile, et lui a démontré mille fois qu'il lui était hostile, est bien à lui. Ici, dans cette Jérusalem de paume de main, ce minuscule qui n'en finit pas d'être minuscule, ce tout petit territoire exigu, où tout le monde connaît tout le monde, on respirait contre toute attente l'inconnu. Excitation des horizons, des possibles... Sans avoir jamais vu d'océan, et s'il avait été un enfant propice à l'analogie il aurait dit : parfois, Jérusalem est comme l'océan (alors que je dirais, plutôt, que Jérusalem est un ciel, exactement comme moi). Et dans certains coins, ces petites contrées de Jérusalem, il y a des jungles, des déserts, des banquises, des archipels.

Et puis il y avait les tunnels, qui mènent d'un marché à l'autre, d'un quartier à l'autre. Les tunnels qui font passer d'une zawiya à un joaillier, d'un marché de fragrances à une synagogue, d'un couvent à un marché d'épices, d'une mosquée à un boucher. Entrer dans l'obscurité en plein jour. Les tunnels, c'est là qu'il apprit la beauté des garçons. C'est qu'ils sont beaux, les garçons, et leur beauté fait très mal parfois. »

« Gabriel n'avait aucune envie que sa vie change. Il ressentait juste, parfois, un sentiment bienvenu, comme un chagrin doux et léger. Il infusa dans ses carnets des réminiscences involontaires de cette après-midi chez la vieille Fátima, dont la maison prit place au côté de Jérusalem comme si elles étaient l'une aussi vaste que l'autre. Les cartes d'un univers se rétrécissaient pour accommoder l'étendue d'un sentiment, continental, qui naquit en lui dans la pénombre du salon. »

« Moi qui suis plus profond que le bleu et vieux comme le monde, je me souviens d'autres comme eux. Moi qui ai écouté les mots d'amour dits par Salomon à sa Reine du Midi, par Balqis à son Roi, par Balqis encore qui montra ses jambes velues au roi et - je vous dis la vérité - vit le roi devenir fou de désir parce qu'il contempla ses jambes poilues. Moi aussi j'ai vu, oui, Salomon par terre, à quatre pattes sur le sol étincelant, léchant les jambes de Balqis qui soulevait sa robe pour découvrir l'étendue de ses forêts. La reine poilue des énigmes, envoûtante sorcière du matin, et le roi magicien, à la délectable barbe. Des poils enroulés dans d'autres poils mille fois. Je vous dis qu'il serait allé jusqu'à Ophir s'il le fallait, aurait quitté Jérusalem et son domaine et ses sujets et sa descendance, pour avoir à nouveau l'opportunité de lécher les jambes de Balqis et lécher, sur le sol, les reflets de Balqis. Moi qui ai vu ça, moi, témoin des mots d'amour, qui surplombe la sainte Jérusalem, la riche Saba, et le Waqwaq lascif. 

J'ai vu tout le peuple de Jérusalem ahuri devant le roi et la reine ; peuple qui emporte dans ses prunelles l'image de la salive de leur roi sur les jambes de la reine à la lueur des flambeaux de résine ; de Salomon prostré dans sa sublime parure de noir tissée de pourpre, son ceinturon d'or qui pend comme une queue dorée, laissant apercevoir quelque chose de son entrejambe royal, ses pieds nus plaqués contre le sol froid, et sa barbe tressée et nattée d'or qui s'emmêle aux poils nombreux et denses de la reine comme la lumière des étoiles un soir sans lune dans les forêts.

La reine des énigmes possédait un pilier, aussi haut que moi, sur lequel était inscrit le savoir des humains, des animaux, des anges, et des jinns. Il suffisait de savoir le lire, et de savoir grimper, pour avoir accès à ce que l'on désire. Elle l'offrit à son roi, lui donna, généreuse comme elle était, la Reine du Midi, le savoir du monde. Et quand elle lui posa l'énigme, quand elle lui demanda le chiffre et la lettre, vous savez quoi, le beau roi Salomon, le sage roi Salomon, Salomon des jinns et des jugements, il donna sa langue au chat. Tout ce qu'il savait faire, c'était ne rien savoir, lécher la reine et ce que touchait la reine.

Moi, donc, le ciel qui sais les arcanes de l'amour. »

« Un aparté. Soyez patients, car comme vous aimez le rappeler à vos enfants, la patience est une vertu. Et puis ce n'est pas facile pour moi de tout énoncer, et de devoir vous le rappeler, ici et là, car vous oubliez. Oui, je sais que vous oubliez les détails, alors que je les ai choisis et formulés avec précaution, que je les dispose avec un soin infini. Que je constitue leur récit au mieux pour qu'ils y vivent et s'y épanouissent. Mes deux bébés, mes deux amoureux.
Je ne veux pas revenir trop souvent sur cet aspect-là - loin, loin, loin de vos oreilles le mal - mais vous constaterez qu'ils viennent d'un peuple occupé dans un pays occupé. Ils ne le mention-nent pas, car on ne parle pas jour et nuit de ce qui constitue l'étoffe de nos existences. Sachez que c'est la chose qui est toujours là, partout. Dans leur ciel et sous terre et dans les regards et dans chaque geste, c'est l'occupation qui régit l'existence, qui l'organise, la permet, la soustrait. Toute leur vie dépend de ça. Pourquoi pensez-vous que Gabriel dessine tant ? Sans cet élément, cette histoire ne veut rien dire. Rien du tout. Du bruit, du bruit, du bruit.

Moi, je voulais seulement vous conter leur amour et le commenter. Mais en réalité comment vous décrire leur amour sans vous dire la minutieuse administration dans lequel il est né ? Qu'est-ce que tout cela signifie si vous ne savez pas quels sont les papiers, les frontières, les finances, qui organisent la vie de l'un et de l'autre ? Rien, rien que des mots. Car voilà, l'un comme l'autre vit dans un pays qui n'est pas vraiment le leur. Ils vivent enchaînés à des systèmes conçus pour les empêcher, élaborés pour maintenir leur vie au stade minimal, pour couper l'épanouissement et, ainsi, tuer dans l'œuf la possibilité de vivre libre ou amoureux. C'est-à-dire qu'ils vivent, colonisés, dans un espace dont les coordonnées sont composées de telle manière à empêcher qu'ils puissent imaginer aimer (sa famille, ses amis, ses amours, l'univers) en toute sécurité. C'est là le cœur de l'histoire, en réalité. Le cœur de l'histoire est la nature du passeport de l'un et de l'autre, de leurs comptes en banque, du fait que l'un a besoin d'un permis pour être auprès de l'autre, tandis que l'autre ne peut quitter plus d'un an ce pays sous peine de tout perdre. Ils sont tous deux régis par une machine coloniale si vieille et profonde et sophistiquée, qu'ils l'ont presque oubliée. L'amour ne triomphe de rien, et certainement pas de cette administration. Gare à vous, si vous l'oubliez. Gare à eux, qui l'ont déjà, et si facilement, oublié.

Leur amour, leurs familles, leurs amitiés, sont gouvernés par un mirador et un papier et un soldat et des cadavres, dedans et dehors. Leurs mondes sont brisés, ou fissurés, ou encore, si vous préférez, en morceaux comme le cœur de Gabriel.

Je compte sur vous, pour vous en rappeler. Je vous parle de deux hommes qui n'ont que des moitiés de droits, des semi-prérogatives, des possibilités toujours négociables et jamais assurées, et qui vivent dans un pays où on les considère, au mieux, comme des citoyens de seconde zone à soumettre, au pire, comme une sous-race, parasites, enfants des ténèbres.

Si vous croyez que j'exagère, vous n'avez qu'à leur demander.

Ce que ça fait, laissez-moi vous le dire : ça fait que dans leur cœur, ou ailleurs dans les organes qu'ils utilisent pour aimer, leur estomac, leurs reins, quelque part au fond d'eux, sont enfouies, dans l'un et dans l'autre, des mines prêtes à exploser pour les rappeler à leur condition primale: voués corps et âme à la désintégration.

Ils le savent, mais aussi ne le savent pas. »

« Ils sont assis à une table, dans un café, penchés sur le portable d'Isaac comme deux conspirateurs préparant une attaque. Isaac boit un café au lait et Gabriel un jus de pomme. « Jus de pomme », c'est l'une des rares et absurdes successions de mots qu'il sait dire dans la langue des autres. Le menu est dans deux langues : une, qui est celle des autres, et l'autre étrangère. Rien, ici, pour leur souhaiter la bienvenue. Alors, être ici, c'est un peu une victoire. Ici, il y en a beaucoup, des autres. Quand il est au milieu d'eux, Gabriel a l'impression d'être un otage de la modernité. Il se sent défait et conquis. Eux, les autres, ne pensent jamais à lui. Mais ils n'en ont pas besoin : ce sont eux qui définissent les termes de sa géographie et de sa vie. Tu ne trouves pas ça malaisant, d'être ici ? demande-t-il à Isaac.
Celui-ci lève les yeux du portable, où il était occupé à tracer un itinéraire dans les cartes empêchées des checkpoints. Non, pourquoi ? Gabriel se rend compte qu'Isaac a réussi, d'une manière qu'il trouve héroïque, inconsciente, à effacer leur toute-puissance de son esprit. Il les gère, eux, leur langue, les checkpoints, les papiers, les soldats, les humiliations, les millions d'impossibles qu'ils leur imposent, comme des broutilles administratives. Il ne remarque pas leur autorité naturelle, ni le confort dont ils disposent et qu'ils manient comme une supériorité sur eux, ni leur fermeté dans la manière de boire leur café, de manger leur glace, d'acheter leur jogging; ni les bottes ni les injures ni la haine. Il s'en fout. À y penser, Gabriel a encore du mal à respirer tant il aime Isaac à ce moment-là. »

« On est libres après tout. On est libres après tout Gabriel. Et quand il répète ça, on est libres après tout, Gabriel se trouve épris de l'odeur de l'inconscience d'Isaac dans cet endroit, de ce qu'il croit être sa liberté irréductible ici et, aussi, de la bouche d'Isaac - pas spécifiquement son haleine, goût café froid et pistache, mais sa bouche toute, odeur de sa langue et de sa respiration et odeur essentielle des muqueuses d'Isaac, son estomac. Qu'Isaac ait voulu aller dans cette maison, sur ce dessin, et qu'il ait fait surgir ce souvenir en lui. Gabriel se dit qu'il a fait le meilleur choix. Qu'ici-bas, il n'était pas possible de faire meilleur choix que d'être avec Isaac, à ce moment-là, fai-sant ce choix-là.
Ils vont partir et il n'y a rien de plus difficile au monde pour Gabriel que de ne pas se perdre dans la bouche d'Isaac, il se retient, mais il voudrait être englouti tout entier par cette bouche, il voudrait être comme l'oncle ou l'arrière-oncle ou il sait plus qui, rôti vif par son désir le plus fou, voilà, il voudrait des fils barbelés autour des jambes et une broche qui le traverse du cul à la bouche et se faire rôtir doucement par les braises de son désir, ça, voilà, c'est tout ce qu'il veut et la bouche d'Isaac lui donne des envies d'anéantissement immenses et irrésistibles, la liberté irréductible c'est quelque chose, l'envie d'être digéré par ses sucs gastriques. »

« Il faut comprendre ce que c'est qu'un check-point abandonné. Il faut voir le triomphe, le lierre qui s'enroule autour des plots, les fourmis qui courent sur le métal, les lézards sur le mirador, les chiens endormis sur l'asphalte. Ça respire lentement, majestueusement, comme une plante. C'est l'anéantissement du pouvoir. Il fait quarante-cinq degrés, la route du désert au désert est vide, et le pouvoir est anéanti; pas partout, et pas pour longtemps, mais ici, juste là, au matin et Isaac ça l'excite d'une manière tout à fait nouvelle, ça l'excite comme on peut bander pour une révolution, c'est très absurde comme réflexion mais c'est à peu près ce qu'il se dit en voyant une porte métallique renversée, les barrières de sécurité en plastique (dégueu rouge et blanc les jours où il fait si chaud ça colle ça brûle) sont à terre, il n'y a personne que lui et Gabriel et le pouvoir anéanti et beaucoup de sueur alors il prend Gabriel par la main et il y a une guérite (couleur indéfinissable, vert pâle en éclosion contre le désert) et ils grimpent la barricade et comme des enfants qui font une bêtise s'accroupissent dans la guérite et disent chut chut chut et puis s'embrassent il fait trop chaud beaucoup trop chaud même pour s'embrasser tout colle tout pique tout brûle et la sueur dans les yeux et leurs cheveux puent tout pue aussi mais c'est plus fort qu'eux car rien n'est plus ridicule, rien plus pitoyable, qu'un check-point où le lierre et les lézards triomphent, rien, mais pareil, trop de sueur, et puis aucune position confortable dans cette guérite mais c'est pas grave c'est drôle c'est surtout ça c'est drôle et on s'esclaffe regarde y a un mirador renversé aussi mais attends, d'abord Gabriel se tient debout sur le rebord de la guérite sur la barricade, défait son pantalon, et pisse partout sur le checkpoint c'est parfaitement ridicule mais Isaac trouve ça génial alors il fait pareil mais comme il bande il pisse partout sans faire exprès et ils s'éclaboussent tous les deux il fait peut-être quarante-huit degrés maintenant et ce checkpoint est vulnérable, loin de tout, c'est bizarre comme parfois les choses ressemblent à des gens par exemple les voitures sont des mecs super agressifs et ça me fait peur, et ce checkpoint, là, à moitié renversé ben je sais pas peut-être à un mais c'est pas sympa de pisser sur un mort. Et après ils s'allongent tous les deux dans la guérite, il y a un peu d'ombre, mais la chaleur et on a laissé la voiture sous le soleil faut qu'on parte on va crever déshydratés là ils disent ça entre deux éclats de rire, un checkpoint abandonné, qui respire de toute sa profondeur, comme une plante, comme le triomphe de tout ce qui est immobile sur la fureur des soldats et des parents des soldats, comme la vengeance du silence et de la lenteur, le géologique qui va avaler tous ces bouts de plastique et de métal, ces choses pathétiques et Isaac rien qu'à y penser, rien qu'à penser à l'anéantissement face à l'éternité a envie d'embrasser Gabriel partout et de rester ici pour toujours. Jéricho est loin à l'horizon et, plus loin encore, la mer Morte, tout est couleur pastel, tout est couleur rose et bleu et ocre mais d'une manière si inouïe dans un air irrespiré de quiconque d'autre qu'eux, les lézards, les fourmis, le chien, que ce gris et vert du checkpoint est encore plus pitoyable ; et ça pue l'urine, la pisse qui s'évapore sur l'asphalte, et les voilà morts de fatigue et assoiffés, bites à l'air, en plein désert, sur un checkpoint pulvérisé, et pour la première fois depuis longtemps ils n'ont pas peur ni l'un ni l'autre et pendant qu'ils rient et halètent et attendent quoi on ne sait pas un lézard rampe lentement près de la jambe d'Isaac, et lui, qui déteste les lézards, hurle et le lézard prend peur et déguerpit et ils rient de plus belle. C'est comme ça que je t'aime, dit Isaac et Gabriel lui répond, de ta bouche aux portes du ciel. »

« car tout peut arriver 
tout basculer 
quand on est né 
comme vous 
dans la paume d'un Ifrit.

Tout peut brûler 
quand 
tout 
tient 
entre les mains 
d'un Ifrit.

Tout peut arriver 
quand l'Ifrit 
décide 
de vous écrabouiller.

Et l'Ifrit, 
toujours, 
décide ainsi, 
car telle est sa nature. »

Quatrième de couverture

Alors qu'un étrange vent de sable ensevelit le pays, deux hommes se croisent chez tante Fátima. Dans Jérusalem, ville labyrinthe, on se séduit chaque nuit en imaginant des histoires de jinns, de lions et de chevaliers.
En cette saison démoniaque, Gabriel et Isaac s'aiment, se perdent et se retrouvent, puis décident, en dépit du sable et des checkpoints, de partir en vacances... Mais n'est-ce pas un projet fou dans un pays morcelé ?
De Jérusalem à Jéricho, puis au mystérieux village où l'on oublie de mourir, jusqu'aux piscines de Salomon, c'est une aventure amoureuse, une recherche de lumière et de liberté.

Karim Kattan, auteur magicien, nous raconte de sa voix enchanteresse le ravissement de Gabriel et d'Isaac dans leur Palestine ardue, baroque et fabuleuse.

Karim Kattan, écrivain palestinien né à Jérusalem en 1989, a grandi à Bethléem. Il est docteur en littérature comparée et écrit en français et en anglais.
Son recueil de nouvelles, Préliminaires pour un verger futur (Elyzad, 2017), a été finaliste du Prix Boccace. En 2021, son premier roman, Le Palais des deux collines (Elyzad poche, 2024) a reçu le Prix des Cinq continents de la francophonie.

Avec L'Éden à l'aube, il confirme la richesse de son univers litté-raire hybride, mêlant oralité et culture classique, réalisme et merveilleux. 

Éditions Elyzad,  juillet 2024
329 pages
Traduit du suédois par Anna Gibson 

jeudi 24 avril 2025

Chiennes de garde ★★★★★ de Dahlia de la Cerda

Treize portraits de femmes.
Treize nouvelles, qui parfois se répondent et qui parfois aussi retournent les tripes, empreintes d'humour noir, elles confirment surtout qu'il ne fait pas bon être une femme au Mexique et dénoncent des tragédies. 
C'est poignant. Vif et tranchant. 

"Peut-être que c'est ça ta mission. Rassembler les os des femmes mortes, les souder, raconter leurs histoires avant de les laisser courir librement là où ça leur chante."

« Ça me rend triste de savoir qu'on nous a chassés parce qu'on avait la peau brune et peu de moyens, parce que c'est ce qui s'est passé. Le gouvernement a appelé ça "assainissement du centre historique" ; la simple vérité, c'est qu'ils voulaient nous chasser parce que nous n'étions pas beaux à voir, et que nous étions pauvres. Et même si on est pauvre et qu'on a le teint hâlé, on a le droit d'avoir un logement. Ici, dans la colonia, tu vois bien, notre maison est modeste mais digne. On a une grande cour remplie de plantes et de l'espace pour nos petits animaux. On élève des poules et des dindons, et il y a aussi une grande cuisine et quatre chambres. C'est par le travail et par l'effort qu'on a obtenu toutes ces petites choses, en famille. Les promoteurs et le gouvernement sont responsables de la violence, ils construisent des maisons inhumaines : des appartements de deux pièces et une salle de bains, même pas quarante mètres carrés. »
Nouvelle "Que Dieu nous pardonne" 

« Les gens me demandent pourquoi. Pourquoi si j'ai le capital économique, culturel et politique, je n'aspire pas au pouvoir. Il y a même des dames qui me traitent d'"ingrate" parce que je gâche une place pour laquelle plein de femmes ont donné leur vie avant moi. Mais attends, leur combat, en fait, c'était pour que j'aie le choix, pas pour m'obliger à prendre un poste juste parce qu'elles ont lutté au sein du mouvement des suffragettes. Tu comprends ?
La politique, ça ne m'intéresse pas, parce que les femmes au pouvoir ont tendance à masculiniser leur apparence ou à porter des tenues maternelles de peur de se faire traiter de salopes. Angela Merkel, par exemple, s'habille presque toujours en rose, en rose! comme une petite mamie gentille, mon amie. Elle a figuré au moins dix fois en tête de la liste des politiques les plus influents du monde. Regarde-la, observe bien et dis-moi un peu, qu'est-ce que tu vois ? Elle a anéanti sa féminité, comme ces femmes qui se coupent les cheveux quand elles se marient pour cesser d'être séduisantes, en signe de respect pour leurs époux. Argh, non, quelle horreur. »
Nouvelle  "Constanza"

« Comme tu peux le voir, je ne suis pas seulement un joli minois avec un corps super fit, je suis aussi une femme informée et cultivée. Je lis le journal tous les jours parce que même si le pouvoir ne m'intéresse pas, je veux être assise à côté de lui. Mon père m'a toujours dit que j'avais un charme étrange. Un peu comme Anne Boleyn, dont certains historiens affirment qu'elle était moche, mais attirante. Moi, en me regardant dans le miroir, je ne perçois pas ce charme. Je vois plutôt une belle femme, pas non plus une splendeur, mais belle tout court, oui. Mon père affirme que j'ai un truc spécial, la sérénité du visage, la capacité à être magnanime même pour les décisions les plus délicates, la docilité. Plus que tout, ce qui me rend attirante, c'est la docilité. »
Nouvelle "Constanza"

« Voleuse, voyou des rues, peut-être, mais avec des principes : je m'attaquais à des fils à papa, que des mecs, les meufs et les pauvres j'y touchais pas. Comme je suis dans le culte de la Santa Muerte, de la niña blanca, je sais que le mal que tu fais se retourne toujours contre toi. Et dépouiller des rupins, c'est pas de la méchanceté, c'est de la justice, n'est-ce pas chéri ? »
Nouvelle "On ne peut pas compter sur Dieu"

« J'ai mis mon pantalon kaki, une veste à capuche noire et je me suis collée une casquette. Parfois on doit tout risquer pour mettre à bouffer sur la table. "Mon pote, file-moi deux trois cailloux de crack et prête-moi ta machette." Il y a des opportunités qui te transforment en monstre. J'ai serré mon scapulaire de saint Judas et je me suis vouée au Diable, parce que pour ce genre d'affaires, tu peux pas compter sur Dieu. La vida loca a des conséquences, "les rêves volent, attrape qui peut". »
Nouvelle "On ne peut pas compter sur Dieu"




« Dans le dossier d'investigation, on disait que sur le chemin du retour, tu t'étais fait surprendre par au moins trois types, qui avaient essayé de te voler ton portable, mais que la situation avait dérapé. Dérapé ? Dérapé ? Ça veut dire quoi, une agression qui dérape ? J'ai demandé à l'enquêteur avec un nœud dans la gorge. Et je n'ai pas pu m'empêcher de faire la comparaison, monsieur le commissaire, si ç'avait été un homme, comment ça se serait passé, une attaque qui dérape ? Ils le tuent, ils le poignardent et voilà, fin de l'histoire. Mais pourquoi ils l'ont violée, torturée, étranglée ? Pourquoi une telle différence entre deux situations qui dérapent ? Parce que c'était une femme, il m'a répondu. Mais il a quand même refusé d'inscrire le féminicide comme circonstance aggravante. Je les hais, je les hais tellement. »
Nouvelle "La Huesera"

« Le Mexique est un énorme monstre qui dévore les femmes. Le Mexique est un désert fait de poudre d'os. Le Mexique est un cimetière de croix roses. Le Mexique est un pays qui déteste les femmes. Je suis devenue complètement obsédée par le sujet comme la fois où je me suis prise de passion pour Le Seigneur des Anneaux et où j'ai été jusqu'à apprendre l'alphabet elfique. C'est comme ça que je suis tombée sur l'histoire d'un père qui, dans sa quête de justice pour sa fille assassinée, s'est rendu à un meeting du maire de son village et lui a donné le dossier d'investigation en personne pour qu'il l'aide à résoudre l'affaire. Le politique a dit d'accord. Quelques heures plus tard, don Chema a retrouvé le dossier dans la poubelle. Ana s'est jetée d'un pont parce que les crétins qui l'avaient violée n'ont pas été envoyés en prison, et Teresa s'est suicidée quand ils ont laissé son mari violent sortir de prison. Des mères qui cherchent leurs filles. Des villes entières couvertes de croix roses. Des villes couvertes d'avis de disparition de jeunes filles. Des déserts d'os. Des lacs qui dévorent les femmes. Des femmes mortes qui surgissent des fleuves, des fossés, des sables du désert. Des corps jetés à la poubelle, dans des sacs noirs. De la pâtée pour chien. Des femmes jetables. Des femmes décapitées. Des femmes étranglées. Des femmes démembrées. Des femmes violées. »
Nouvelle "La Huesera"

« La psychologue commençait à croire que c'était peut-être vrai, que la vie n'était pas faite pour tout le monde, quand elle a eu l'idée de me raconter une histoire qu'elle avait lue dans un livre, il s'appelait "Les Jeunes Mortes", c'est ce qu'elle a dit.
La Huesera est une femme très vieille, très très ancienne, genre doña Bigotes. Hey, pause, d'ailleurs elle est morte, s'il te plaît, dis-moi qu'elle est là-bas avec toi et qu'elle te fait à bouffer. Bref, poursuivons. Toujours est-il que la Huesera vit quelque part dans l'âme. Et c'est où l'âme ? Dans le cerveau ? La Huesera vit dans le cerveau ? Bon, bref, la Huesera est une dame qui peut imiter le cri de tous les animaux, et d'ailleurs elle s'exprime plus par des miaulements, des croassements, des braillements et des cuicuis que par des mots. Son devoir, même si je pense que vu son nom, c'est assez éloquent, consiste à collecter les os. Bref, pour te la faire courte, il s'avère que, la Huesera collectionne les os, c'est son passe-temps, plus spécifiquement les os de loup. Elle les cherche, elle les rassemble, et quand elle a un squelette complet, elle allume un bûcher et reconstitue le corps du loup. Elle chante. Elle chante. Elle chante. Et va savoir comment, quel genre de sorcellerie c'est, ce truc, les os se couvrent de peau, de muscles et de poils, et soudain le loup se met à courir sur la route. Attends, ce n'est pas ça le plus fou. Le plus fou, c'est que tan-dis qu'il court en hurlant à la lune, le loup se transforme en femme. Une femme qui court en riant aux éclats.
À la fin de l'histoire, elle m'a dit : "Peut-être que c'est ça ta mission. Rassembler les os des femmes mortes, les souder, raconter leurs histoires avant de les laisser courir librement là où ça leur chante." »
Nouvelle "La Huesera"

Quatrième de couverture

"Le Mexique est un énorme monstre 
qui dévore les femmes. 
Le Mexique est un désert 
fait de poudre d'os.
Le Mexique est un cimetière 
de croix roses.
Le Mexique est un pays 
qui déteste les femmes."

Une jeune héritière d'un empire narco fait construire une tombe digne d'un palace à sa meilleure amie assassinée; une migrante tuée revient à la vie, bien résolue à se venger de ses agresseurs; une sorcière invoque le seigneur des Ténèbres pour se débarrasser de sa voisine et de ses chiens qui défèquent dans son jardin; une femme devient tueuse à gages pour subvenir aux besoins de sa famille... Qu'elles soient femmes au foyer, influenceuses, trafiquantes, riches ou pauvres, les héroïnes de Chiennes de garde sont déterminées à résoudre leurs problèmes par elles-mêmes, car elles savent que, s'il y a bien une chose sur laquelle elles ne peuvent pas compter, c'est sur l'aide de Dieu.

Composé de treize histoires liées, aussi féroces que fascinantes, ce premier livre de Dahlia de la Cerda décrit sans complaisance les difficultés et les dangers dus au simple fait d'être née femme au Mexique. Écrites à la première personne, ces histoires offrent au lecteur une plongée dans les différentes réalités, sociales et politiques, de ce pays. Dotée d'un talent immense pour restituer le discours de rue et d'une bonne dose d'humour noir, Dahlia de la Cerda nous rappelle que "la vie est une chienne, c'est pour ça qu'il faut ruer dans les brancards".

Dahlia de la Cerda Autrice et activiste, Dahlia de la Cerda vit à Aguascalientes (Mexique).
Diplômée en philosophie, elle a travaillé dans une usine, a été serveuse dans un bar et vendeuse dans un marché aux puces. En 2019, elle remporte le prestigieux Premio Nacional de Cuento Joven Comala pour Chiennes de garde. Elle codirige le collectif féministe Morras Help Morras.
 
Éditions du Sous-sol,  janvier 2024
234 pages
Traduit de l'espagnol (Mexique) par Lise Belperron

mercredi 23 avril 2025

La Baronne perchée ★★★★☆ de Delphine Bertholon

Première découverte de l'autrice Delphine Bertholon avec ce dernier roman. Sa plume sensible m'a chaudement attrapée et touchée.

L'histoire de Mathilde et de sa fille Billie s'entrecroisent et nous fait pencher, malgré le deuil, du côté de l'amour et de la vie. En toute simplicité, avec beaucoup d'humanité.

Vous êtes plusieurs à partager votre enthousiasme pour la lecture des romans de Delphine Bertholon ; je rejoins votre club avec plaisir 😉

« Côme monta jusqu'à la fourche d'une grosse branche, où il pouvait s'installer commodément, et s'assit là, les jambes pendantes, les mains sous les aisselles, la tête rentrée dans le cou, son tricorne enfoncé sur le front.
Notre père se pencha par la fenêtre :
Quand tu seras fatigué de res-ter là, tu changeras d'idée ! cria-t-il.
Je ne changerai jamais d'idée, répondit mon frère, du haut de sa branche.
Je te ferai voir, moi, quand tu descendras !
Oui, mais moi, je ne descendrai pas.
Et il tint parole. »
ITALO CALVINO, Le Baron perché 

« Là-bas, l'absence de Mathilde était palpable à la manière des fantômes dans les films d'épouvante : au début, Léo la voyait partout. Elle habitait chaque recoin, chaque objet, Mathilde dans la brosse à dents rose aux poils recourbés, dans le plaid à carreaux, dans la stupide collection de bateaux en bouteille. Mathilde dans la poussière qui dansait le matin. Dans la fumée des clopes. Dans le gel douche au Monoї. Pour calmer le nouveau-né, Léo lui passait Solitude de Billie Holiday, cette chanteuse de blues qui avait inspiré son prénom. Mathilde était fan: leur seul luxe, à l'appartement, était une platine vinyle Pioneer. Les paroles collaient parfaitement à la situation: In my solitude you haunt me... There's no one could be so sad... I know that I'll soon go mad... Tout un programme. Léo, à l'époque, n'écoutait que de la techno. Il aimait les musiques qui faisaient taper le cœur, pas se briser. »

« Depuis toute petite, Billie adorait les couchers de soleil ; ça lui faisait des remous dans le ventre. Ce soir-là comme souvent, elle se mit à pleurer. Ce n'était pas de la tristesse, jamais, c'était autre chose. De la gratitude, peut-être. Oui, c'était ça: de la gratitude. Pour la beauté du spectacle, pour le fait d'être en vie, pour cette nature capable de telles métamorphoses, pour l'impression de petitesse que l'on ressentait, pour la modestie, pour l'évidence que demain, tout recommencerait. Parce que si le soleil se couchait, à coup sûr il se lèverait, et cette certitude, c'était de l'espoir pur. Les crépuscules étaient chaque jour différents mais Billie avait remarqué que les couchers de soleil les plus spectaculaires advenaient après ces journées pénibles où le vent avait soufflé trop fort. Une récompense, en quelque sorte, ou une compensation. Le ciel alors changeait sans arrêt, d'une minute à l'autre, les nuages prenaient des formes, des textures et des couleurs variées, en strates, en nappes, en filaments; c'était l'heure rêvée des paréidolies, il y avait des anges et des monstres marins, des trains à grande vitesse et des petits oursons. Il ne fallait jamais aller se chercher un truc à grignoter à ce moment-là, on risquait de rater ce qu'il y avait de plus chouette. »

« Dis-moi que tu m'aimes, papa. Que je te manque.
Dis-moi que si je rentre, tu vas réapparaître.
Dis-moi que si je reviens, tu vas ressusciter. »

« D'une manière générale, les traditions, ce n'était pas son truc. Il n'avait jamais oublié de le lui souhaiter, pas une seule fois, mais c'était toujours sur le ton de celui qui vous annonce la mort de quelqu'un. Ses « joyeux anniversaire » sonnaient comme « l'enterrement aura lieu dimanche », puis il partait très vite ou changeait de sujet. Il ne lui faisait jamais ni gâteau ni cadeau, pas même une petite carte. Il y a quelques années, Billie lui avait demandé si, "par hasard", Mathilde ne serait pas partie un 4 août ? Il était devenu tout blanc, puis avait mur-muré : « Quelque chose comme ça. » Elle avait donc pris l'habitude de se fêter toute seule. Ce jour-là, elle prévoyait un événement spécial, un petit plaisir secret et solitaire, si possible inédit. Pour ses neuf ans, sur la plage de Socoa, elle avait essayé la glace à la réglisse. Elle n'avait pas aimé ça, mais c'était intéressant. Pour ses dix ans, elle s'était baignée toute nue dans l'océan, en enlevant sa culotte de maillot malgré le rivage bondé. Pour ses onze ans, six mois après leur emménagement ici, elle s'était offert un tour de manège sur le sublime carrousel 1900 qui, chaque été, s'installait près du pont. L'année dernière, elle avait vidé dans l'évier toutes les bières du frigo et accusé le « mange-briquet » d'être devenu alcoolique. Que ferait-elle pour ses treize ans ? Elle n'en avait pas la moindre idée; toute son énergie avait été dépensée pour mettre au point sa retraite en forêt. Mais, soyons clair: jamais elle ne tiendrait encore deux semaines dans cette cabane. »

« Léo ne savait rien de Mathilde, Mathilde n'avait jamais su grand-chose de Léo, il avait menti à Billie pendant presque treize ans, et Billie était partie habiter dans les arbres. Il se rendait bien compte, aujourd'hui, qu'effacer le passé ne le faisait pas disparaître... En revanche, les non-dits, visiblement, faisaient disparaître les enfants. »

« Peut-être n'était-il pas trop tard pour devenir un bon père.
Peut-être que les silences, comme les malédictions, pouvaient se conjurer. »

Quatrième de couverture

Un briquet pour le feu, des provisions, des vêtements, de l'eau. Alors que ses camarades prennent la route des vacances, Billie a décidé de prendre le large. Inspirée par sa lecture du Baron perché, elle s'installe dans une cabane au milieu des arbres, dans un parc d'accrobranche désaffecté face à l'océan.

Que fuit-elle ? Elle ne le sait pas bien elle-même. Sans doute, l'indifférence de Léo, son père, enfermé dans le chagrin. Quand ce dernier découvre la disparition de sa fille, il ne sait par où commencer, tant le fossé entre eux s'est creusé. Alors que Billie attend, dans son refuge de feuilles, elle est approchée par un inconnu, qui la cherche pour d'autres raisons.

Avec la sensibilité et le souffle qui caractérisent son écriture, Delphine Bertholon signe avec La Baronne perchée une ode à l'énergie de la jeunesse et un émouvant roman sur nos racines, qu'elles nous portent ou nous enferment.

Éditions Buchet & Chastel,  février 2025
238 pages 

dimanche 13 avril 2025

Prenez moi pour une conne ★★★★☆ de Guillaume Clicquot

Alors qu'ils viennent de marier la dernière, Xavier, le mari d'Orane, lui adresse un mail pour lui dire qu'il est temps de tourner la page, qu'il a rencontré quelqu'un, qu'il ne peut malheureusement pas faire autrement que de la quitter, en lui intimant, bien entendu, le conseil de ne pas s'inquiéter, qu'il lui assurera un confort financier...
Ben voyons !
Xavier : le mal alpha dans toute sa splendeur ! Narcissique à souhait, autocentré, l'autocritique bannie de ses habitudes, misogyne. Allez corsons le trait en ajoutons la vulgarité en présence de ses amis mals alphas tout comme lui, lâcheté et la manipulation. Un patriarche magnanime ... beau portrait, non ?
En ouvrant "Prenez-moi pour une conne ?", nous plongeons dans la tête d'Orane de Lavallière, "une petite bourgeoise soucieuse de son confort et de sa sécurité", une femme blessée au plus profond de son être par la trahison de ce mari, elle qui a tout sacrifié pour sa famille.
Il s'en passe des choses dans ses méninges et dans son corps après cette rupture. De la honte à la culpabilité, de l'hyperactivité à l'épuisement psychologique et à la dépression en passant par le sentiment d'impuissance... Pour remonter la pente, obsédée par son mari, un seul défi à relever : le supprimer !
Ça tombe bien, tout le monde la prend pour une conne 😅 ( le trait est un peu forcé même !) Mais in fine, "il faut beaucoup de patience , d'abnégation et d'intelligence pour passer pour une conne".

Écrit par le scénariste du film "Maman ou papa", pas de doute que cette histoire puisse être aisément adaptée au cinéma !

Un roman noir à l'humour caustique qui fait réfléchir sur la condition des femmes, hautemenent diplômées qui ont dû renoncer à la vie professionnelle après leur mariage, par tradition, pour se dévouer corps et âme à leur mari et leurs progénitures. Et qui dénonce plutôt bien le patriarcat.

N.B : Quelques erreurs d'orthographe et de frappe qui me surprennent toujours !

« Message de l'auteur

En étudiant la quatrième de couverture de ce roman, certains de mes fidèles lecteurs diront que je suis obsédé par le thème de la séparation. Ils n'ont pas totalement tort, c'est ce que je crains le plus. Cela étant dit, ce récit porte plus spécifiquement sur la violence de la trahison. Plus l'amour, l'amitié, la confiance et la complicité sont grands, plus l'être trahi est atteint. Or, je crois que les traîtres n'ont aucune idée des dégâts qu'ils font ou, pire encore, s'en moquent, pensant que leurs victimes se remettront. Depuis que je vis de mon écriture, j'ai eu à surmonter à plusieurs reprises la cruauté de ces désillusions humaines. Pour quelqu'un qui offre sa confiance, ses souvenirs, ses sentiments et ses émotions, son humour et son autodérision, ses forces et ses faiblesses, les ravages sont colossaux, les cicatrices profondes et la résilience incertaine. Récemment, une de ces injustices destructrices est arrivée à l'une de mes proches, faisant écho à ma propre expérience. Mon empathie fut donc totale. J'étais sous l'emprise de cette pulsion colérique et néanmoins velléitaire qui nous fait fantasmer un acte chevaleresque. J'avais envie de réagir à sa place, de punir son bourreau, avant de m'avouer, comme elle, impuissant. Alors, je me suis interrogé sur cette impunité : qu'est-ce qui est le plus cruel en définitive ? La violence physique ou la violence psychologique ? 
Maintenant que je vous ai avoué tout cela, je vous demande de m'oublier, d'oublier que je suis un homme. Je vous place désormais entre les mains d'Orane de Lavallière, 58 ans. Laissez-vous porter par sa voix de femme: elle a tant de choses à raconter... »

« J'apprécie de plus en plus ces documentaires animaliers. Le monde est si simple pour ces créatures. La nature ne se pose pas de questions, l'instinct de survie est la loi et l'équilibre des espèces n'entraîne aucun jugement. J'envie cette existence psychologiquement paisible. Toute ma vie, je me suis posé des questions, toute ma vie je me suis sacrifiée pour les autres, toute ma vie je me suis préoccupée du « qu'en dira-t-on ? ». Tu sais, Xavier, combien je suis un être civilisé, en contrôle permanent et en angoisse perpétuelle. Suis-je plus heureuse que ce scarabée qui n'a pour seule peur que celle de mourir ? »

« Nathalie était pour moi ce que Lili des Bellons était à Marcel Pagnol, une bouffée de liberté. 
Ses parents tenaient un petit restaurant de fruits de mer à Luc-sur-Mer, une ville voisine. Les miens appréciaient leur cuisine, leur accueil chaleureux, et admiraient leur courage. Et ils étaient sincères. Leur génération, qui, lorsqu'ils étaient enfants, avait connu la guerre, la faim puis la reconstruction, avait encore le sens du mérite et de l'effort ; leurs valeurs ne se limitaient pas à la seule réussite financière. »

« Ne le prenez pas pour vous, mais vous savez, le suicide est la forme extrême de la communication. Consciemment ou inconsciemment, mettre en péril sa vie est l'ultime moyen que les humains utilisent pour envoyer un message aux vivants. Que ce soit juste une tentative ou un acte imparable, que ce soit en silence ou de façon spectaculaire, le suicide est porteur de sens, même si celui-ci est ensuite interprété comme une fuite, une décision irrémédiable.
C'est toujours plus acceptable pour ceux qui restent de se dire que le désespoir est incurable et qu'ils ne pouvaient rien y faire. L'impuissance est plus facile à avouer que la culpabilité. »

« - Il n'empêche que, quand je vois toute la misère du monde, je me fais honte de vous ennuyer avec mes états d'âme.
Françoise sourit.
- Vous êtes amusante. Vous minimisez déjà votre état. Vous parlez de déprime au lieu de dépression et vous trouvez toujours quelque chose qui vous est supérieur pour vous effacer.
- Je suis catholique, c'est dans ma culture.
- Moi je dirais que c'est parce que vous êtes une femme. Vous vous autocensurez avant même d'essayer. Beaucoup de sociologues estiment que, si on a peu de femmes à la tête des grandes entreprises ou de l'État, c'est à cause de cela.
- Oui, c'est toujours de notre faute...
- Un peu quand même!
- Oui, mais on part avec un handicap : « La femme doit sans cesse conquérir une confiance qui ne lui est pas d'abord accordée. »
La psy fut surprise par cette citation et moi aussi d'ailleurs. J'ai rarement la mémoire des mots d'auteur. Celle-ci avait donc dû me marquer.
- Vous avez lu Simone de Beauvoir? Vous m'étonnez! ironisa Françoise.
- J'ai l'air si coincée que ça ?
- Franchement ?... Oui ! 
Je sentais qu'il y avait plus de provocation que de franchise dans cet aveu. J'en souriais donc. Et elle poursuivit sur ce registre.
- Mais si vous avez lu cette bonne vieille Simone, vous avez dû prévoir ce qui vous est arrivé. Donc vous avez fait l'autruche. 
Là, je le pris comme une agression. Cette nouvelle vérité m'irritait.
- Oui ! Parce que je ne sais pas me battre! On n'apprend pas aux petites filles à se bagarrer, on ne les encourage pas non plus, contrairement aux garçons, dixit Simone. J'ai fait de la danse, pas du rugby ! Curieusement, mes parents préféraient que je me foule la cheville plutôt que je revienne du sport avec le nez cassé, l'arcade sourcilière ouverte et deux dents cassées. Alors, oui, je suis prudente, oui, je n'aime pas le risque et les conflits : j'aime mon confort ! C'est cela que vous vouliez m'entendre dire ?
Françoise semblait contente de son effet et de ma réaction. 
- Tout à fait. Et ce n'est pas une honte. Il faut juste l'assumer puisque c'est un choix conscient. C'est même votre droit, quoi qu'en dise « Simone », qui, soit dit en passant, n'avait pas d'enfants et donc pas les mêmes responsabilités que vous. Maintenant, quels outils, quelles armes avez-vous utilisés pour conserver cette paix, ce confort ?
Je m'arrêtai, repensant à tous mes renoncements silencieux, toutes les fois où j'avais joué les aveugles, les naïves, toutes ces occasions de me mettre en colère que j'aurais évitées en feignant de ne rien comprendre.
- Vous voyez, Orane, il faut beaucoup de patience, d'abnégation et d'intelligence pour passer pour une conne. »

« - [...] continuez de passer pour une conne ! C'est une bonne méthode : les gens se dévoilent plus facilement quand ils ne se sentent pas en danger. »

« - Il avait dû le sentir. Comme disait notre « copine Simone » : « Personne n'est plus arrogant envers les femmes, plus agressif ou méprisant, qu'un homme inquiet pour sa virilité. » Vous deveniez son « semblable » et il vous a plaquée pour se protéger.
- Oui. Et il a trouvé une autre idiote pour l'aduler aveuglément. Pour lui, les femmes sont des animaux de compagnie qu'on pique ou qu'on abandonne quand ils sont trop vieux. »

« Nathalie et Françoise, chacune à leur manière, m'avaient fait prendre conscience de mes fantasmes mortifères. Je n'ai jamais souhaité le décès de personne, ce n'est pas dans ma nature. Le malheur ou la malchance, même des gens les plus odieux, ne m'ont jamais réjouie. J'ai toujours été contre la peine de mort, je n'admettais pas qu'on réponde à la violence par la violence. Pourtant mon vœu le plus cher était maintenant que Xavier crève dans un accident de voiture, dans un crash d'avion ou d'une crise cardiaque.
Le constat était évident : j'avais changé et je détestais ce que Xavier avait fait de moi, cet être haineux, gangrené par l'injustice. Il me fallait vivre à présent avec ces macabres prières en moi, que seule une intervention divine pouvait exaucer. »

« 3 heures 36... C'est drôle quand j'y pense, Xavier : si tu ne t'étais pas obstiné à vouloir remplacer les radiateurs des chambres, jamais je n'aurais trouvé le moyen de te tuer. Oui, quelle ironie! C'est toi qui m'as refilé le tuyau. Mais pourquoi je te parle? À l'heure qu'il est, soit tu dors, soit tu es mort. Dans les deux cas, tu ne m'écoutes pas, tout au plus tu m'entends. Ça ne change pas trop, finalement. Tu n'as jamais réellement pris en considération mes avis. Tu les suivais certes pour les problèmes quotidiens, matériels, mais pour le reste tu t'en foutais. Tu m'as délégué tout ce qui t'emmerdait et m'imposais ta loi lorsque j'empiétais sur ta liberté ou que je te demandais des petits sacrifices. Notre relation était à sens unique. Ma psy, que tu ne rencontreras jamais, m'a énormément aidée à décrypter ta personnalité. Tu la détesterais comme tu détestes Nathalie. Les hommes de ton genre ne supportent pas les confidences entre femmes, ces discussions secrètes qui échappent à tout contrôle patriarcal et rendent parano celui qui en est le sujet.
L'horloge du four m'indique l'heure et je soupire. Je pars m'allonger sur le canapé du salon, ici peut-être vais-je trouver enfin le sommeil ? J'essaie de me raccrocher à des idées plus douces. Je repense à l'amitié qui était née entre Françoise et moi. »

« 4 h 30... Ce que je te raconte, Xavier, est récent. Eh ouais! Ce n'est que fin janvier que j'ai eu cet éclair de génie. Je me suis vraiment sentie légère à ce moment-là et pourtant je n'avais ni le courage ni l'envie de passer à l'acte. Comme l'avait diagnostiqué Françoise, j'étais trop attachée à mon confort bourgeois pour risquer de finir mes jours en prison. C'est d'ailleurs sans doute pour cela que les pauvres, eux, n'hésitent pas : ils n'ont rien à perdre. Non, moi, ce qui m'a traversé l'esprit, c'est de publier un bouquin. J'avais suffisamment de matière pour écrire un roman policier, mettre sur le papier ce crime fantasmé qui prenait forme. J'aurais pu me venger de toi à coups de clavier, mon bon Xavier, t'humilier avec mon livre en tête de gondole. Je me voyais déjà interviewée par Augustin Trapenard à « La Grande Librairie » : j'y aurais détruit ton honneur, ta réputation, ton image, peut-être même ta relation avec Annabelle. Certes, ma dénonciation n'aurait pas été autant cataclysmique que les révélations de La Familia grande de Camille Kouchner, mais ta déchéance m'aurait suffi. Hélas pour toi, je ne l'ai pas fait. En revanche, je comprends à présent l'impudeur de tous ces gens qui écrivent. C'est une vraie thérapie que de poser sur le papier ses névroses traumatiques. J'imagine que, après ce défouloir, les auteurs ont l'esprit libéré, que leurs souffrances enfermées dans ces pages n'en ressortent jamais. Quel écrivain n'a d'ailleurs pas débuté son œuvre par un récit autobiographique et combien d'entre eux se sont arrêtés là ? J'aurais voulu débrancher mon cerveau et le séquestrer dans un coffre, être inconsciente, insouciante pour enfin t'oublier. Mais cela, c'est l'apanage des enfants. Moi, mon obsession de te voir mort ne me quitta plus. Cela dit, à cette époque, la virtualité de mon meurtre me suffisait pour me défouler, et Françoise Vantalon me servait de livre sur lequel je déposai mes maux. J'aurais pu en rester là. Tu te rends compte, Xavier, qu'il y a encore cinq mois tu ne risquais rien ? Et puis ça a été le déclic. »

« L'éclectisme des affaires me permit aussi de mesurer l'amplitude des dérives humaines et des horreurs auxquelles sont confrontés les enquêteurs. Dans ce métier-là, on ne pouvait pas rester naïf bien longtemps face aux comportements des suspects et manipuler tous ces gens n'était pas évident. »

Quatrième de couverture

« Je m'appelle Orane de Lavallière, j'ai 58 ans. J'ai sacrifié tous mes diplômes pour me dévouer à ma famille et à la réussite de mon mari, Xavier. Ma mission de mère au foyer accomplie, ce salopard m'a quittée pour une jeunette. Une histoire banale. Il m'a prise pour une conne, et il n'avait pas tort. Endormie par mon confort de vie et aveuglée par mes certitudes de petite bourgeoise naïve et coincée, je n'ai rien vu venir. Xavier m'a détruite. Je me suis relevée. Pourtant son souvenir m'obsède, son existence me ronge. Je me sens impuissante. À moins que... »

Grand Prix du Polar 2023 de Forges-Les-Eaux, Prenez-moi pour une conne... est un roman qui brise les codes du genre. Avec un humour corrosif et une plume acérée, Guillaume Clicquot se glisse dans la peau d'une femme meurtrie qui découvre peu à peu que l'image qu'elle renvoie d'elle-même est un atout fabuleux pour éliminer son mari.

Scénariste original des films « Papa ou maman » et « Joyeuse retraite », véritables succès au box-office, Guillaume Clicquot fait de cette histoire machiavélique, un récit jubilatoire. 

Éditions Fayard,  juillet 2023
322 pages