vendredi 12 septembre 2025

Ta promesse ★★★★☆ de Camille Laurens

« Le fait est que comprendre les autres n'est pas la règle, dans la vie. L'histoire de la vie, c'est de se tromper sur leur compte, encore et encore, encore et toujours, avec acharnement, et, après y avoir bien réfléchi, se tromper à nouveau. » Philip Roth
"Ta promesse" raconte une emprise amoureuse, une relation toxique. Deux amants ne tiendront pas leur promesse, l'un pour nuire, l'autre pour se sauver et retrouver goût à la vie. Le récit est bien construit, il m'a happée, tenue en haleine jusqu'au dénouement dans les toutes dernières pages.
Gilles, le gentil, insoupçonnable pervers narcissique, vit dans sa réalité, une réalité falsifiée. Elle, Claire, elle, l'aime et devient « complètement dépendante de lui, oui, sans hésiter : une emprise affective totale [...]. ». Il l'a séduite, réduite, détruite, "gaslightée".
« Ce qu'il faut bien comprendre, Maître, c'est que tout cela ne pesait pas lourd dans la balance du quotidien si abondamment chargée de bonheur. Je ne l'idéalisais pas, non, je ne crois pas, mais, à ces quelques détails près dont je viens de vous parler, il était idéal. »
Une lecture qui malmène, éprouvante parfois.
J'ai fait fi des polémiques autour de l'autrice, et j'ai sincèrement beaucoup aimé cette lecture. L'autrice ménage le suspens et fait couler les révélations goutte à goutte, donnant au roman des allures de thriller psychologique.
« La mort de l'empathie humaine est l'un des premiers signes et le plus révélateur d'une culture sur le point de sombrer dans la barbarie. »

« An artist needs to be ruthless, but a woman wants to be desired. Each woman artist needs to resolve this conflict in her own way.
RACHEL CUSK
Un artiste doit être impitoyable, mais une femme veut être désirée. Chaque femme artiste doit résoudre ce conflit à sa manière. »

« Un intellectuel, comme on disait chez moi autrefois. J'avais longtemps cru qu'il s'agissait d'un compliment, avant de comprendre qu'un intellectuel, c'était quelqu'un qui ne savait rien faire de ses dix doigts, un songe-creux. Mais moi j'aime l'intelligence. Pas la culture ni l'érudition, non, l'intelligence. Les gens qui comprennent ce qui se passe. En eux, autour d'eux. Qui sont capables de créer des liens. L'intelligence, c'est le début de l'amour. Et puis un pianiste, justement, pensais-je, un pianiste sait très bien se servir de ses dix doigts. »

« Est-ce qu'il y a eu des signes ? Oui, si vous y tenez, et même dès le début, mais des signes de quoi? Les signes sont rarement lus, le plus souvent on les relit.

Pour déchiffrer, il faut savoir que c'est chiffré. J'avais bien remarqué certains détails qui ne me plaisaient pas, je vous en ai cité quelques-uns. Je n'irais pas jusqu'à dire des alertes. Ou alors si, parce que je suis tout le temps en alerte, un genre de lièvre aux aguets. Dans la vie j'ai un cœur de lièvre, qui s'affole au moindre bruit et comprend la menace dans la lumière des phares. On ne peut pas me tuer sans que j'aie pris conscience du danger, c'est impossible, mon instinct est plus rapide que n'importe quelle flèche. L'angoisse est ce qui ne trompe pas, et c'est mon sixième sens. Imaginez un système de voyants qui clignotent à la moindre alarme sensible et vous saurez comment je vis au milieu des autres. Du moins, c'est ce que je croyais, je me pensais forte d'un système d'alerte ultra sophistiqué. Je suis écrivaine, mon métier, mon ministère même, consiste à tout noter - je ne laisse rien passer, enfin j'essayais. Mais c'est aussi ma pratique de ne pas juger - pas avant d'avoir longtemps regardé, écouté, observé, compris et quand j'ai compris, je ne peux pas juger. Écrire est un exercice d'amour, une magnifique et profonde et audacieuse expérience d'intelligence de l'autre. Je l'ai d'ailleurs dit à la juge, l'autre jour : « Si vraiment vous comprenez quelqu'un, comment pouvez-vous encore le juger ? » Cela dit, elle m'a épatée, elle m'a répondu aussi sec, vous vous souvenez ? Si je comprends quelque chose, je suis sûr de me tromper. Jacques Lacan, a-t-elle ajouté. Elle avait l'air contente de son petit effet, ses yeux disaient « et toc !». 
Peut-être a-t-elle raison : peut-être se trompe-t-on tout le temps ? On lit les signes, mais de travers. Enfin moi, ce n'est jamais quelque chose que je veux comprendre, c'est quelqu'un. J'ai une addiction à l'âme humaine - à l'âme au sens premier du mot, à ce qui nous anime. Il peut m'arriver de rater ma station de métro pour continuer de regarder une fille qui se maquille malgré les secousses de la rame, ses grimaces dans le miroir de poche en équilibre sur son sac, son habileté fascinante à ne pas se défigurer au mascara tout en expliquant à une copine, le téléphone coincé entre l'oreille et l'épaule, pourquoi elle va plaquer Kevin ou changer de boulot. Je suis un sismographe, j'enregistre tout, surtout les paroles j'écris d'abord avec les oreilles. Sauf exception, ma curiosité reste gentille, oui, gentille, ne me regardez pas comme ça, le mot n'a rien d'obscène, ce n'est pas un mot que vous utilisez au tribunal, je m'en doute, mais je ne sais pas comment le dire autrement. Par gentille je veux dire : je réagis parfois, mais je ne conclus rien, en tout cas je n'interprète pas. Dans un livre, ensuite, c'est différent : il faut décaper sa propre douceur. Mais quand je rencontre quelqu'un - en vrai je veux dire, pas dans le cirque mondain, je suis prête à l'aimer. À moins qu'il n'ait une vraie gueule de salaud ou que sa réputation le précède, et encore... Je n'ai pas une âme de procureur. La vie n'est pas un conte de fées, d'accord, vous avez raison. C'est justement parce que je le sais que je n'attachais pas d'importance aux fausses notes qui faisaient parfois grincer la symphonie il y en a eu si peu, ces années-là, et puis des couacs, j'en ai fait aussi, Gilles n'a pas manqué de me le rappeler. Je crois, j'ai toujours cru, à la bonté humaine. C'est peut-être là où je me trompe. Carole avait du mal avec mon indulgence - Carole et sa tolérance zéro. Elle continue à me le dire. Selon elle, je n'ai rien compris, en fait: l'amour est aveugle. Appelez ça du déni ou de la naïveté, si vous voulez, pour moi c'est autre chose. Je ne m'attends pas à ce qu'on me fasse du mal, même si je sais que le mal existe. Vous vous souvenez de ce fait divers quel mot injuste -, le tueur de l'Est parisien ? Quand il a été arrêté, il a raconté ses crimes. Que l'une de ses victimes, au moment où il avait approché le couteau de sa gorge après l'avoir attachée, violée et s'être servi une bière, lui avait dit, ç'avait été ses dernières paroles, la surprise dans les yeux: « Qu'est-ce que tu fais ? Tu me tues ? » Le mal est toujours une surprise. Toujours. Même avec les années. On n'y croit pas. Je crois, j'ai toujours cru à l'amour, si c'est ce que vous voulez me faire dire - vous allez plaider la passion ? »

« Au fond, moi, j'ai toujours détesté les voyages, en tout cas ceux qu'on fait en touristes. J'aime les séjours. Je rêve d'habiter, non d'arpenter. Les lieux sont comme les gens pour les connaître, il faut du temps. En voyage, on traverse dans la largeur des personnes et des paysages qu'on ne peut comprendre que dans le sens de la longueur. Seule la durée donne accès. Sinon, quoi ? Deux ou trois clichés, quelques sensations... - En fait, moi, je n'aime pas tellement voyager, ai-je ébauché. Je pense la même chose que Beckett dans je ne sais plus quelle pièce : « Je suis con, mais pas au point d'aimer les voyages. » »

« L'amour vous déplace. Il vous embarque où vous ne seriez jamais allée toute seule, fût-ce dans un roman-photo aux mains de votre grand-mère. Il ne manquerait plus qu'un voyage à Venise, me disais-je pour rire - six mois plus tard je laisserais traîner ma main dans le sillage d'une gondole, le bras de Gilles enlaçant ma taille. J'y ai même pris une photo d'un grand mimosa au bord d'un canal. Honnêtement, quand Gilles a fait des selfies près du pont des Soupirs, un verre de limoncello à la main, j'ai gommé instinctivement l'ironie de mon visage. C'était ce qui m'avait perdue, jusque-là, pensais-je: l'ironie accotée au doute, la satire, l'habitude de décrypter les conventions, le souci de ne pas faire comme tout le monde, l'horreur du troupeau. Il s'agissait maintenant d'habiter le présent de l'amour, de prendre Gilles comme modèle pour trouver la joie dans un mot, une photo, un cadeau, un instant - simplement. Il serait mon professeur de bonheur. »

« [...] je suis d'une moralité douteuse : je doute de la morale des autres. La vérité, pour en finir avec mon appartement, c'est que j'ai vite compris que Gilles avait besoin d'être sur son terrain, chez lui, dans son quartier. Chose étrange de la part de quelqu'un qui aime voyager, n'est-ce pas ? Mais je vous l'ai dit, j'aimais tout chez lui, même ses contradictions. »

« Quand on aime quelqu'un, on est toujours un peu en visite, non ? - je veux dire on fait attention. On ne s'installe pas dans l'amour, rien ne doit jamais être complètement familier. Dès qu'on est avec l'autre comme chez soi, c'est foutu. »

« Les gens critiquent ce qu'ils voient dans le miroir de l'autre, c'est-à dire eux-mêmes, me disais-je. »

« Souffrir passe. Avoir souffert ne passe pas. »

« La vie matérielle est un gouffre où s'abîment le temps et l'énergie. »

« Il voulait toujours plus, il rêvait toujours plus grand, plus haut. Je l'ai mis en garde, mais rien n'y a fait. Il disait que Claire le suivrait au bout du monde. Moi, je suis plus vieux, j'ai plus d'expérience. J'avais peur qu'à force de tout vouloir il perde tout. C'est une loi générale : qui trop embrasse mal étreint. Pour tout vous dire, j'ai vu un sombre présage dans le foudroiement du mimosa. Dans leur récit à tous les deux, cet arbre était tellement le symbole de leur amour : un truc lumineux, qui rend heureux. La foudre est tombée pile dessus, un jour d'orage. Gilles a dû l'abattre la mort dans l'âme. Je me souviens d'eux à ce moment-là, ils étaient à terre. Claire pleurait toutes les larmes de son corps au pied de la souche, puis elle a sorti des photos de l'arbre qu'elle m'a montrées une à une comme s'il s'agissait d'un défunt de sa famille, elle hoquetait en les commentant, Gilles ne savait plus quoi faire pour la réconforter. Le quartier tout entier était en deuil et moi je me suis dit aïe ! J'y ai vu un signe du destin. La suite ne m'a pas donné tort. »

« . L'amour, à mes yeux, c'est le contraire de la fusion, c'est savoir être seuls ensemble. »

« [...] il avait tendance à se réfugier derrière un savoir théorique ou des explications techniques qui bien sûr étaient nécessaires au projet mais réduisaient la part des émotions. Quoique je l'aie amené plusieurs fois à les exprimer davantage, il n'a jamais franchi la limite de la souffrance. Ça non, il n'a jamais pu. Il y a une phrase de Pavese : « On cesse d'être jeune quand on comprend qu'il ne sert à rien de dire une douleur. » Pour Gilles, ce n'était même pas la question. Il ne voulait pas dire sa douleur, c'est tout. Elle n'existait pas, elle n'avait jamais existé. Ni l'abandon ni la solitude ni l'angoisse ni rien. Il n'avait jamais souffert et ne souffrirait jamais. « Je ne veux pas souffrir, répétait-il. Point barre. » Mon travail consistait à entamer un peu ce que j'éprouvais comme un bloc viril bétonné avec ce que j'espérais lui apporter - une approche plus féminine de la vie. Je voulais qu'il s'ouvre, qu'il s'entrebâille, au moins. Ces catégories étaient assez niaises, j'en conviens, mâtinées de psychanalyse de comptoir, sans doute, mais je nous voyais ainsi un homme et une femme. Tout mon désir était dans ce couple notre couple. Chaque infime concession qu'il m'accordait dans l'écriture de son texte - « Je comprends, disait-il, tu as raison - me bouleversait. Je croyais que l'effort qu'il faisait en écrivant un tel récit, cet effort immense, manifeste, je croyais qu'il le faisait pour moi, pour me plaire, pour me rejoindre là où j'étais, pour être aimé. Je l'aimais. »

« Ce que Deleuze appelle les « intensités immobiles ». «Je n'ai pas besoin de bouger, dit-il, quand j'écoute une musique, ou quand je lis un livre que je trouve beau ou quand je réfléchis... C'est bien mieux que les voyages - c'est des pays profonds. » Je me disais qu'un jour ce serait le titre d'un de mes livres, si j'arrivais encore à écrire. Mes pays profonds. Les livres, les musiques, les tableaux. Mes intensités immobiles. Et j'ajouterais les arbres. Oui, j'ajouterais le mimosa. »

« J'étais redevenue sa mère - sa mère mauvaise.

*

- Mais foutez-nous la paix avec vos mères ! dit Carole. Ou retournez chez elles, si vous n'arrivez pas à vous en passer ! On n'en peut plus de vos états d'âme. Vous oubliez une chose, quand tout à coup vous voyez la mère en nous, c'est qu'alors vous êtes des petits garçons. Ce n'est pas que nous sommes des mères, toxiques ou non, c'est que vous êtes des fils, des fils éternels. Voilà ce que vous devez soigner, chez le psy ou ailleurs : le petit garçon qui geint dans votre corps d'homme. La complainte de Romain Gary nous empoisonne : Avec l'amour maternel, la vie nous fait à l'aube une promesse qu'elle ne tient jamais. » Et nanana et nananère. Les femmes ne sont pas là pour tenir la promesse des mères. Qu'on se le dise ! « On est obligé ensuite de manger froid jusqu'à la fin de nos jours. » Oh les pauvres bichons ! C'est triste ! Mais nous ne sommes pas sur terre pour que vous mangiez chaud toute votre vie. On n'a pas envie de rester à la cuisine, on a d'autres projets. Allez vous faire cuire un œuf. Grandissez jusqu'à pouvoir attraper vous-même la casserole en haut du placard! D'ailleurs les mères ne vous ont rien promis. Vous avez rêvé. Elles ne sont pas au courant de l'existence d'une promesse. Est-ce qu'on leur a promis quelque chose, à elles ? 
Enfin, quand vous aimez votre mère, passe encore. Aucune femme après elle n'est à la hauteur, vous mangez froid, d'accord, mais c'est bon quand même. Le pire, c'est quand elle n'a pas tenu le serment que vous pensiez avoir échangé avec elle parce qu'elle vous serrait dans ses bras. Si votre mère vous a trahi, toutes les femmes le feront. Ce présage vous poursuit et vous hante. Vous ne mangerez pas froid, non, vous mourrez de faim. Aucune femme ne vous nourrira, vous serez l'éternel affamé, cherchant de sein en sein celui qui ne s'asséchera pas et dont le lait ne tournera pas. Mais nous ne sommes ni un nectar ni un fiel, ni votre remède ni votre poison. Nous ne sommes pas votre sempiternelle déception, la source de votre mélancolie. Nous ne voulons pas de ce cycle infernal que vous nous faites subir comme à des machines, projetant sur nous à chaque rencontre vos fantasmagories de vieux petits garçons : d'abord amantes idéales, puis mamans frustrantes, mères toxiques, et à la fin, dans vos cervelles déglinguées, mantes religieuses acharnées à vous dévorer courage, fuyons. Nous ne sommes pas celles que vous croyez. Séparez-vous des belles promesses, des fausses promesses, et vous nous trouverez, promis. Nous sommes des femmes, pas vos mamantes. »

« Il a bien chargé la barque pour la couler! C'est un connard fini, point barre, comme il dit. La pire espèce de salaud. Même la phrase pansement est découpée pour ne rien panser. Au contraire, c'est fait pour arracher la chair. « Je t'aime, je te respecte, je t'admire. » Il manque « je te désire ». Il le sait très bien. Il sait qu'elle va le remarquer, qu'elle va en souffrir. Il l'écorche à chaque mot. Il distille son poison dans tous les interstices de la conversation, l'air de rien. Il ment, il gaslighte... Tout est fait pour l'affaiblir, la vider de sa... Il gasquoi ? Il gaslighte. C'est un mot très courant, Maître, y compris dans les tribunaux. Aux États-Unis et ailleurs. Renseignez-vous, ça peut vous servir. Emprunté au film de Cukor, Gaslight, avec Ingrid Bergman et Charles Boyer. Il faut que vous le voyiez. Le gaslighting, c'est l'art de rendre l'autre fou, folle surtout, en lui embrouillant l'esprit par des messages contradictoires. C'est détruire l'autre par le langage. Pour une écrivaine, qu'y a-t-il de pire ? Voilà ce que vous devez plaider, Maître la violence psychologique, l'emprise perverse. Et dès le début, malgré les apparences d'idylle. Pensez à la promesse : il demande à une écrivaine dont toute l'œuvre repose sur le récit de soi, qui est connue et reconnue pour cela, il lui fait jurer de ne jamais écrire sur lui! Autant dire ne plus jamais écrire. Se mettre au macramé ! D'ailleurs, pourquoi la promesse est-elle négative ? « Promets-moi de ne pas... » Quelle censure au cœur du serment! La promesse en est gauchie, dévitalisée, elle perd tout son potentiel d'avenir, d'engagement heureux, elle devient une restriction, une privation: une négation de l'autre dans ce qu'elle a de plus cher, de plus intime, dans l'une de ses plus profondes raisons d'être. C'est évidemment pourquoi Claire a répondu de même, par une autre négation. « Promets-moi de ne pas me trahir. » Elle a perçu la trahison que constituait la promesse exigée d'elle. Elle était déjà trahie, à ce moment-là. Trahie au plus profond d'elle-même. Par ce bâtard. Qu'il crève ! »

« Gilles Fabian - lui a envoyé un truc du genre «Bonne chance pour le spectacle et Claire s'est métamorphosée : il lui avait donné une miette et elle s'en nourrissait. Moi, au contraire, je me suis décomposé un homme de théâtre qui dit autre chose que merde ou toï toï avant un spectacle, c'est carrément de la provocation. Mais Claire y a puisé la force de danser. Alors oui, je dirais qu'elle était complètement dépendante de lui, oui, sans hésiter : une emprise affective totale, c'est ce que j'ai vu. »

« Au moment de leur divorce, alors qu'elle était en plein succès médiatique, il a demandé au juge aux affaires familiales qu'on lui retire la garde de leur fille sous prétexte que dans son dernier roman elle « avouait » pratiquer l'échangisme et qu'Alice figurait dans la page suivant ce récit. Un malade... D'abord il ne faisait pas la différence entre la narratrice et l'autrice, ni entre un fantasme et la réalité. Et surtout, il voyait le livre comme un appartement où se mouvaient des personnes réelles. Les pages étaient des pièces et pendant que dans le salon la mère se faisait démonter par un gang bang, dans la chambre la petite fille dormait ! C'était donc une mauvaise mère qui ne pouvait pas éduquer moralement leur enfant ni même s'en occuper au quotidien. On frôlait la psychose. Notre avocat a eu beau jeu de le renvoyer à son délire et il a été débouté. N'empêche qu'il est parti en empochant la moitié de tout ce qu'elle avait gagné comme romancière - ils étaient mariés sous le régime de la communauté.
Ça ne lui a posé aucun cas de conscience: il racontait partout qu'elle le lui devait puisque en réalité c'était largement lui qui avait écrit ses livres. Ces gens-là vivent dans une réalité falsifiée, la vérité est ce qu'ils décident. »

« La mort de l'empathie humaine est l'un des premiers signes et le plus révélateur d'une culture sur le point de sombrer dans la barbarie. »

« PORTRAIT-ROBOT

Écrire, c'est comme craquer une allumette au cœur de la nuit en plein milieu d'un bois. Ce que vous comprenez alors, c'est combien il y a d'obscurité partout.
La littérature ne sert pas à mieux voir. Elle sert seulement à mieux mesurer l'épaisseur de l'ombre.
WILLIAM FAULKNER

L'homme n'est qu'un monstre incompréhensible.
PASCAL »

« L'amour, c'est quand on y croit. Seul le temps fait obstacle, une peccadille se met dans les rouages et c'en est fini. Dans le temps, rien ne tient, les fétiches sont en carton-pâte. L'amour, c'est tant qu'on y croit. »

« On voit le tableau, maintenant. Claire Lancel et Gilles Fabian. L'autobiographe promet de ne jamais écrire sur son amant, le spécialiste de Pinocchio promet de ne jamais trahir son amante. Le début de l'histoire contient sa fin, le serment enserre son mensonge. Qui ils sont, ce qui les anime, ce qu'ils vont devenir : ils ne seront jamais plus près de la vérité que ce soir-là, dans le parfum du mimosa sur les bougies éteintes. »

« Percuter d'un mot
l'horreur des choses
L'angle mort, passe encore 
en faisant attention
Notre âme
on la cisèle
Mais l'âme d'un autre
inapaisée l'âme opposée
la nuit noire de son âme 
on court après le vent
Autant faire tenir la mer 
dans un verre
La vie est
ineffable
C'est ce qui est triste
quand on commence
un livre
On n'est pas dupe
comme au commencement
de l'amour
On sait
qu'on n'y arrivera pas. »

« Séduire, réduire, détruire. Le sujet pervers s'est construit sur un défaut d'humanité. Anesthésie affective, angoisse face à toute relation interpersonnelle, horreur de l'intimité qu'il feint d'instaurer, haine de l'individualité, absence totale d'identification empathique à l'autre, ignorance de ses souffrances, de ses besoins, acharnement à détruire les liens, aucun scrupule moral. L'abus souvent subi dans l'enfance en fait un abuseur pour qui l'autre est un objet interchangeable qu'il dévitalise et méprise après en avoir évalué les failles. Il n'y a pas de vraie rencontre mais un lien toxique fondé sur le contrôle, la domination, la manipulation, l'instrumentalisation, la haine de l'amour et l'amour de la haine. »

« J'ai aperçu mon avocat qui discutait avec mon éditeur. Rob est venu à ma rencontre, il devait guetter mon arrivée. Je le voyais soucieux de me détendre. « J'ai pensé une chose, Claire : une fois que cette petite affaire sera réglée, vous devriez reprendre votre fiction au pays des Narks. Car votre dystopie est déjà la réalité. » Nous étions le 12 juin 2024, trois jours après la dissolution de l'Assemblée nationale par Emmanuel Macron. « En fait, a-t-il continué du ton de l'évidence, c'est le même pitch que le roman qui nous vaut d'être ici, mais à l'échelle d'un pays : un type narcissique et infantile, dans une crise aggravée par un déni massif de ses propres manquements envers elle, prend la nation tout entière comme défouloir émotionnel et, sur une impulsion délirante, achève de détruire tout ce qu'il avait fait semblant d'aimer. Les troubles de l'ego, nouveau mal du siècle - non, vraiment, c'est le sujet. » »

« J'avais pensé inscrire en exergue au roman une citation de Philip Roth et même lui donner pour titre L'Histoire de la vie parce qu'il sonnait comme une espèce de loi universelle où se fondaient les expériences particulières : « Le fait est que comprendre les autres n'est pas la règle, dans la vie. L'histoire de la vie, c'est de se tromper sur leur compte, encore et encore, encore et toujours, avec acharnement, et, après y avoir bien réfléchi, se tromper à nouveau. » Finalement, j'y avais renoncé cette épigraphe annoncerait trop la couleur. Or, je voulais que le lecteur se trompe avec moi, se trompe autant que moi, dans les grandes largeurs, au début. Il ignore qu'on lui raconte des histoires. Il y croit, il est comme moi. La célèbre définition de ce qu'exige un roman, une suspension consentie de l'incrédulité, convient aussi à l'amour. Pour lire un roman comme pour aimer quelqu'un, il faut être dupe. »

Quatrième de couverture

« Au moment où s'ouvre ce livre, je romps une promesse. Lorsque je l'ai faite, c'est idiot, j'étais sûre que je la tiendrais. Enfin, idiot, je ne sais pas. La moindre des choses, quand on fait une promesse, n'est-ce pas d'y croire ? »

Que s'est-il passé avec son compagnon pour que la romancière Claire Lancel doive se défendre devant un tribunal ? Au fil du récit, elle raconte comment elle s'est peu à peu laissé entraîner dans une histoire faite de manipulations et de mensonges.

Dans ce roman haletant comme un thriller, Camille Laurens questionne le narcissisme contemporain, l'absence d'empathie, et se demande comment sauver l'amour de ses illusions. Elle nous invite à le célébrer et à le vivre, au-delà des promesses trahies.

Éditions Gallimard,  décembre 2024
358 pages
Prix RTL Lire - Grand Prix - 2025

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