mercredi 24 septembre 2025

Marcher dans tes pas ★★★★☆ de Léonor De Récondo

Quel plaisir de retrouver la plume poétique, merveilleuse, sensible de Léonor De Recondo dans ce roman intime et politique. Ces pages nous emmènent dans l'intimité de la vie de son père et de sa grand-mère, ont dû fuir les purges franquistes. Ils se sont réfugiés en France, devenant apatrides, opprimés par l'exil. L'autrice se porte en fantôme témoin, « Fantôme qui traverse les êtres et les choses », pour décrire les désastres de la guerre et parce qu'elle porte en elle les deux parties d'une guerre civile, entamera les démarches pour obtenir la nationalité espagnole. « Une sensation hybride, un mélange, ce que je suis. »
Un livre profond et sensible sur l'identité, la mémoire, la filiation.  Qui m'a profondément touchée.
« La suite de cette journée, dans sa vérité profonde, n'appartient qu'à elle. Ce jour lointain, que je tente d'atteindre de si longues années après, je ne peux l'écrire qu'à travers l'invention des mots, le filet qu'ils forment, agrippant dans ses mailles des bribes de conversations, de souvenirs. Ce qui est parvenu jusqu'à moi est une vérité emmaillotée. Ici livrée. »

« Pero deja tu recuerdo, déjalo solo en mi pecho.
Mais laisse ton souvenir, laisse-le seul en mon cœur. »
Federico García Lorca
VII. Gacela del recuerdo de amor 

« Une spatule, du lait, du riz, du sucre, de la cannelle, et une casserole. Et dans les rues, la guerre civile. 1936. Dans les rues, la politique. Dans ta cuisine, la politique. Partout, les grandes questions. La République, les nationalistes basques, les soulèvements, les volontaires communistes français. »

« La suite de cette journée, dans sa vérité profonde, n'appartient qu'à elle. Ce jour lointain, que je tente d'atteindre de si longues années après, je ne peux l'écrire qu'à travers l'invention des mots, le filet qu'ils forment, agrippant dans ses mailles des bribes de conversations, de souvenirs. Ce qui est parvenu jusqu'à moi est une vérité emmaillotée. Ici livrée. »

« Cette foule, c'est toujours la même, celle des guerres qui se perpétuent, celle des victimes innocentes, au mauvais endroit au mauvais moment. Les anonymes, les presque-rien, comme toi, comme moi, avant vivants, après morts, ou alors bientôt. Ils te peuplent. Ils nous peuplent. »

« Je suis dans les minuscules
Sandales de mon père
Je suis dans la poigne
De ma grand-mère
Je suis les confettis colorés de la fête
Je suis la Bidasoa »

« Cette journée terrible est teintée de cette douceur-là aussi. D'un gâteau d'un côté et de l'autre, un riz au lait qui panse et colmate les ruines à venir.
Et dans cette nouvelle cuisine, alors que la Bidasoa traversée met une distance entre vous et la guerre, on sort une casserole et une spatule, on allume la cuisinière à bois. L'après-midi même, la recette est recommencée sous les yeux émerveillés d'un enfant.

Plus tard, le petit sortira de ses poches les confettis récoltés sur le pont, vestiges de la fête du 15 août, et sur ses frères les jettera.
Alors, tout sera différent, mais vivant. »

« Federico García Lorca incarne tout ce que la future dictature exècre : la poésie, la liberté, l'homosexualité. Une fois au pouvoir, le régime de Franco décidera de l'interdiction complète de ses œuvres jusqu'en 1953. »

« Je pleure l'absurdité de ces guerres, toutes identiques, qui assassinent la beauté, qui abattent si facilement la liberté et qui nous laissent orphelins pour toujours des mots que portait encore en lui le poète, du savoir du maître d'école et du courage des toreros.
Lire et dire la poésie de Lorca aujourd'hui, c'est le faire vivre et revivre. C'est aussi combattre l'obscurantisme de toutes les dictatures. Accompagnés de ses mots, nous résistons et faisons corps. »

« Mon père est resté coincé sur le pont, les poches pleines de confettis. Il a grandi, vécu, mais quelque chose de lui un bout de son âme, son cœur, son esprit - est resté entre les deux rives. »

« Je suis le pont d'une génération l'autre
Je suis l'histoire qui n'est pas écrite
La mienne et celle de mon fils
Je suis leur histoire
Pas de papiers, sauf des mots
Pas d'écrits, sauf un monde intérieur »

« Et j'ai ce qu'on m'a raconté. Tout ce qu'on m'a raconté. C'est beaucoup, ce sont des vies entières. Voilà ce que j'ai.
Un récit familial, certes morcelé, mais structuré et répété de manière toujours identique, donc plausible. Un récit autour duquel je me suis construite. Ce récit est devenu, pour moi, une mythologie peuplée de héros, dieux, passions, espoirs et drames. Il a transformé le pays perdu en pays rêvé, et lentement forgé une identité. La mienne.
Je suis écœurée.
Il ne suffit donc pas de perdre une guerre, de tout abandonner, proches, amis, travail, maison, ressources économiques et sociales, d'être déchu de sa nationalité, de ne plus faire partie d'une communauté de territoire, de langue et d'esprit, d'en être exclu - le prix à payer de la défaite. Encore faut-il le prouver. »

« Entrée presque cachée. Fait exprès?
Complexité des procédures. Fait exprès?
La machine à broyer, le millefeuille de l'administration avec ses horaires et son territoire de leurres.
Je ne comprends décidément pas pourquoi il est si difficile d'accueillir l'autre, l'étranger.
Je suis l'étrangère.
Je suis l'étrangère chez moi, assise devant la fenêtre et regardant la ville. Étrangère d'un pays lui aussi situé dans une fenêtre, mais une fenêtre numérique qui s'affiche sur mon écran. »

« Mes pas sont de louve
La femme s'est assise sur le sable
Elle ne peut pas s'empêcher de regarder Irun
Elle le dit simplement à ses enfants
Je ne peux pas m'en empêcher

Elle regarde Irun, je regarde Irun

Je suis le photographe qui se place
À quelques mètres, presque près
Tu ne nous vois pas
Moi et le photographe
Tu regardes au loin, assise sur le sable
Dans tes bras, ton petit, ton trésor, mon père
Debout, appuyé sur ton épaule, Jean, ton cœur

Je vous vois comme la proue d'un bateau
Le photographe voit autre chose
Il voit le désespoir et la tristesse
Les mèches défaites
De ton chignon sur ta nuque
Il voit ce que tu as perdu
Je vois ce que tu espères 

Je suis le viseur de l'appareil
Je suis les molettes que l'homme active
Je suis l'instantané qu'il s'apprête à voler
Et soudain, les yeux de l'enfant debout
Se tournent vers nous et me crèvent
Le cœur
Pellicule déchirée par son autorité
Que regardes-tu ?
Que comptes-tu faire de cet instant ?
Demande-t-il

Je suis la photo jaunie
Le photographe mort depuis longtemps
L'exil se poursuit partout
Et cette photo se répète sans fin »

« Ensemble, nous pénétrons dans les maisons. Par une fenêtre brisée, nous entrons. Nous sommes la fumée, nous nous dissipons, nous réapparaissons, volatiles.
Tu survoles les corps, tu percutes les esprits.
Tu n'as pas d'yeux pour pleurer, seulement pour observer toujours, sans rien rapporter. Tu garderas ce chaos dans un espace secret de ton imaginaire. Celui-là même que je fouille.
Je te suis comme je peux. Je me perds, je ne reconnais plus rien. C'est une autre ville. Un lieu sans nom qui continue de disparaître. »

« Justement, tu t'attendais à ne trouver que des murs, mais une maison éventrée, ce n'est pas cela. C'est toute une vie écrasée sous les décombres, c'est un débordement, une ruine pleine à craquer de meubles, de carrelages, d'escaliers, de balcons, de volets, de matelas, de lettres, de photos, de factures, de cahiers d'écolier, une maison décapitée aux couleurs bigarrées. Coulées de rideaux et de tapis comme des vaisseaux éclatés, visage tuméfié agoni-sant sur le trottoir. »

« Pourquoi un siècle plus tard dois-je écrire
N'oublions pas les combattantes ?
À l'aune de toutes les femmes oubliées Pourquoi ?  »

« Je me demande en regardant ces photos ce que je cherche exactement, ce que j'espère trouver en écrivant ces lignes. Toujours, je reviens à l'enfance de mon père. Sûrement parce qu'elle a été tranchée par une frontière, parce qu'il y a un traumatisme que j'essaie d'appréhender. Je fouille cet espace inconnu. »

« Nous sommes deux femmes. Nous sommes liées par la parenté, tu incarnes une histoire qui m'échappe et que je tente de capturer en la traçant encore et encore. »

« On sait si peu de ses grands-parents. On est souvent trop jeunes pour leur poser les bonnes questions. Le regard de l'enfant est trop longtemps tourné vers lui-même. Il n'y a qu'une seule chose dont je me souvienne de ce séjour. Et peut-être la seule chose qui nous ait liées ces jours-là: mon obsession à vouloir me gaver de petits réglisses qui se trouvaient dans un bocal en verre sur la cheminée. La douceur en bocal, celle qui manquait entre nous, et que je ne cessais de te demander. Tu riais un peu, mon grand-oncle aussi. Mais quelle gourmande ! Je me rappelle leur goût à la fois amer et sucré. Je me souviens si précisément de ces minuscules visages de réglisse et si peu du tien. Tout ce qui m'intéressait, c'était d'en manger autant que possible. Le reste, la sensation de malaise, le basque et l'espagnol que je ne comprenais pas, l'histoire de ce retour en terre basque dans cette si belle ville, rien d'autre ne m'intéressait que mon ventre.
Venais-je manger le gâteau perdu ?
Ce gâteau abandonné le jour de l'anniversaire de Jean. Ce gâteau dont il avait été privé et qui dans mon esprit (et mon ventre) symbolise l'exil. Privé de dessert. Et moi, petite fille, presque du même âge, dans un mouvement contraire, franchissant la frontière en sens inverse, je me remplissais la panse. »

« Je continue de ronger l'os de l'exil en ayant la certitude que c'est à cet endroit-là, en retournant les questions, en traversant les territoires, en les explorant encore et toujours, que j'arriverai à mettre mes pas dans les leurs, et que depuis la Rhune ou ailleurs, depuis n'importe quel poste-frontière, s'ouvrira devant moi un horizon plus clair, une terre métisse qui enveloppera mes pas, qui les gardera en mémoire, et aussi fugace soit cette mémoire, elle s'inscrira dans ce chemin que je foule, ou inversement, ce sera ce chemin qui creusera ma mémoire. 
À force, il deviendra un vraisemblable passé, une trace à raconter, une preuve indiscutable. Pour les descendants, comme pour les administrations idoines.
Alors, tout disparaîtra, les frontières, les questions, les doutes, les arguments, les flous. Plus rien n'entravera la marche, je crois. Et si le doute est le compagnon de cette route, interrogeant le sens, la vérité, l'utilité, il faut parfois savoir se risquer à ne plus douter. »

« Au début des conflits, les images affluent, puis elles se tarissent, voire disparaissent. On ne s'y intéresse plus. On oublie, on pense à autre chose. On zappe. 
Pourtant, ce sont toujours les mêmes femmes, les mêmes enfants qui traversent un pont, une frontière ou bien la Méditerranée. Ce sont les mêmes hommes qui meurent pour rien, enrôlés dans des conflits qui les dépassent.

Je suis le loueur de longues-vues 
Je suis celles et ceux 
Qui regardent les tirs d'obus
Je suis la femme assise sur la falaise
Qui rentrent le soir chez eux
S'allongent sur leur lit avec
La conscience trop tranquille

Éteindre l'image ne la fait pas disparaître, elle vit ailleurs dans des corps vivants. Ces images qui nous percutent et nous traversent, où se perdent-elles ? Restent-elles en nous ? Indexées dans une mémoire cachée qui les répertorie par lieu et par date ?
Y a-t-il un espace pour l'espoir entre ces images ingurgitées, puis effacées ? »

« Felicia Mary Browne est la première Anglaise à mourir pendant la guerre civile. Ce 25 août 1936, elle a trente-deux ans. Les dessins qu'elle a faits de ses compagnons d'armes sur des carnets sont conservés à la Tate de Londres. »

« En demandant la nationalité espagnole, je réconcilie une certaine histoire politique passée avec le présent. Le mien, rapiécé, mélangé, désordonné, qui ressemble à ma vie, mes livres, mes concerts. "Euskaldun" est la preuve de la brisure de l'exil.
Ne pas avoir, ne pas être.
Ne pas parler, ne pas être. »

« Le 8 août 2024, après des mois d'attente, je reçois une réponse du consulat. Je suis à Lagrasse, au Banquet du livre, quand arrive ce mail me disant que je suis inscrite sur le registre d'état civil. Le fameux registre où sont inscrits tous les Espagnols, ainsi que les enfants dont on a changé le nom.
J'ai changé de nom aussi. Mon prénom et mon nom n'ont plus d'accents, et s'est ajouté le patronyme de ma mère. Je suis émue, et c'est une joie d'autant plus grande qu'un an auparavant j'étais venue à Lagrasse, à ce même Banquet du livre, pour lire un texte que j'avais intitulé "Goya de père en fille" dans lequel j'explorais la transmission du traumatisme de l'exil à travers l'émotion artistique. J'évoquais la manière dont mon père m'a transmis l'œuvre de Goya et notamment les eaux-fortes des Désastres qui illustrent de manière universelle et magnifique l'oppression et les abominations de toutes les guerres. C'est en faisant des recherches pour cette conférence que j'ai découvert, sur le site du consulat espagnol, la promulgation de la loi de Mémoire démocratique. »

Quatrième de couverture

« Je suis sur ta clavicule, sur ton poignet, dans tes mains. Je suis dans tes cheveux, sur ton sein, dans tes yeux. Je regarde ta bouche, tes mouve-ments, ta robe. Je te connais sans te connaître, Enriqueta. »
La vie d'Enriqueta bascule le 18 août 1936, quand, en quelques minutes, elle doit fuir la maison familiale d'Irun menacée par les franquistes. Ce jour-là, elle perd tout.
Quarante ans plus tard, sa petite-fille, Léonor, naît française. Pourtant, lorsqu'une loi espagnole permet aux descendants d'exilés politiques d'obtenir la nationalité perdue, elle décide de la demander. Pourquoi tourner et retourner une terre emplie de fantômes ? Et qui était au juste Enriqueta ?
Tissant souvenirs d'enfance, imaginaire romanesque et regard poétique, Léonor de Récondo se fraie un chemin vers celles et ceux que la guerre civile a voulu effacer. Un livre pour dire l'amour. Et ne jamais oublier.

Violoniste, autrice, Léonor de Récondo a publié neuf romans, dont les grands succès Amours (Grand Prix RTL-Lire et prix des Libraires), Point cardinal (prix du Roman des étudiants France Culture-Télérama) et Le Grand Feu (prix Aznavour, prix Livre et Musique de Deauville).

L'ICONOCLASTE 

Éditions de l'Iconoclaste,  août 2025
243 pages 

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