samedi 13 septembre 2025

Haute-folie ★★★★★♥ d'Antoine Wauters

Lu d'un seul souffle.
Et des images qui resteront évoquées très brièvement ou plus longuement.
Celles de cette gare, la gare de l'orphelin, de la Haute-folie en feu, des démons de la guerre, du bonheur à la mer, des marches en forêt. Marcher. Marcher encore et encore. Pour se connaître. Se "mélanger à soi-même ". 
« On ne guérit pas de certains manques. On part parce que la brûlure est trop vive. On se met en marche parce qu'on espère rejoindre ce qui est impossible a rejoindre. »
Le "peuple de punaises de lit", c'est une image qui restera aussi.
Josef. Blanche. Gaspard. Anna. Leo. Fermine. Le destin. La malédiction. Le secret. Le silence. Imposé. L'errance. Le chemin le plus court. La distance. L'histoire qui se répète. 
« On peut aimer dans la distance. La lâcheté, c'est faire ce que les autres attendent de nous et nous en tenir à ça. Vider la fosse à purin. Scier les cornes des bêtes. Mater le grand taureau et se coucher dans la sueur et l'ennui, après des heures qui nous ont semblé être des siècles. Le courage, à l'inverse, c'est aller dans le dur de soi. Dans sa peine et sa joie. Entendre ce qu'il y a en nous et le suivre quel qu'en soit le prix . »
Quel livre encore une fois ! Merci Antoine Wauters. Merci ! Je vous souhaite d'être lu par le plus grand nombre.

« La solution du problème que tu vois dans la vie, c'est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème. »
LUDWIG WITTGENSTEIN 

« Un immense soulagement pour Gaspard, qui avance sans rien dire aux côtés de Blanche, dont il saisit la main à défaut de trouver les mots. Car que dire, hein ? Que dire quand on a tout perdu ? »

« Près de deux mètres de haut, Gaspard. Large, un front bas et puissant, mais un regard infiniment doux. Ce géant, Blanche l'a aimé au premier coup d'œil. Non pour sa force ou pour sa taille hors du commun, non pour ses cheveux qu'il lui arrivait de natter comme des tresses d'oignons, mais parce qu'il avait ce regard-là, ce regard doux. Et cette droiture. Et elle, avec ses hautes et rondes pommettes toujours un poil rosées, et ses jambes increvables ne connaissant ni le froid ni la fatigue, lui aussi l'a aimée tout de suite. Car dans ses yeux brillait la lumière rare des gens qui voient un peu plus loin, s'était-il dit. »

« Peut-on être, en même temps, mort et vivant ? »

« Tout le monde, à travers le pays, s'accorde à dire qu'ils n'ont pas de dents, ces monstres, mais qu'ils vous dévorent tout entier, quand ils ne vous farcissent pas de plomb. C'est simple, depuis qu'ils ont passé la frontière, plus personne ne trouve le repos, les cultures sont laissées en plan et on ne mange que d'infects salsifis, car cela, ils consentent à vous le laisser, eux qui préfèrent le miel, le nectar de patience et le lait de brebis, qu'ils boivent à même le pis en regardant le ciel criblé d'obus. »

« Que fait-on quand on a échappé à la mort ? Que fait-on quand une guerre s'achève ? On débouche les bouteilles qu'on a planquées. On plume les poules que le démon nous a laissées et on prépare d'exquises brochettes, que l'on parfume au thym et à la sauge et que l'on rôtit à la broche. On décore de couronnes de fleurs la salle du village. On invite des accordéonistes et des cracheurs de feu, et on danse à s'en arracher les jambes. C'est ce que j'aurais fait si j'avais été lui. Je serais resté sur place. Toujours et à jamais. J'aurais construit un temple en l'honneur du stoicisme d'Anna face aux démons, et un autre au nom de mon amour pour Fermine. Je me serais efforcé de les aimer, et non seulement de les aimer, mais de le leur prouver. Lui, non. Josef, c'est un fantôme que hantent d'autres fantomes. Quelqu'un qui ne peut s'établir nulle part, même pas là où il est bien. Toute sa vie il va fuir, partir, marcher. On ne guérit pas de certains manques. On part parce que la brûlure est trop vive. On se met en marche parce qu'on espère rejoindre ce qui est impossible a rejoindre. »

« J'ai souvent pensé qu'à négliger les moments de vie auprès des nôtres, qu'à leur tourner le dos, qu'à refuser les joies menues qui s'offrent à nous, on finit par passer à côté de soi. J'ai mis du temps avant de comprendre qu'on ne décide pas, ou très peu. Ce que je veux dire, c'est que s'il avait pu choisir, Josef aurait certainement fait autre chose au lendemain de la guerre. Mais l'histoire d'une famille est l'histoire de motifs qui reviennent au fil des âges, à l'identique ou presque, mêmes failles, mêmes pertes, mêmes amours, mêmes stupeurs. On ne fait que repasser par les mêmes points. Tout a lieu dans des corps différents, mais l'histoire se rejoue, c'est la même.
Le passé est une chose longue et lente à guérir. On le croit derrière nous alors qu'il est devant, qu'il nous mène et nous guide. C'est un cercle. Une boucle. J'ai mis longtemps avant de comprendre que certains de mes choix n'avaient pas été des choix, mais des nécessités, et de la même manière, que certains choix de Josef étaient de simples moments de cette boucle. Quand il part au lendemain de la guerre, c'est le passé qui le commande. C'est le vieil incendie qui continue de le brûler. C'est la peine qui lui prend la main : Suis-moi, Josef ; ceci est le chemin. »

« Il a besoin de cheminer. «Affamé, note-t-il. Affamé de mon propre sang. En est-il de la sorte parce que je suis orphelin ? » Et ceci: «Je dois bien exister quelque part, mais où ? » »

« « Je marche depuis dix jours et, chaque jour, je m'étonne de découvrir que je suis incapable de faire le moindre pas sans me parler en même temps, perdu dans mes pensées. Mais marcher est plus que marcher. C'est suivre un fil. Qui le suit patiemment finit peut-être par se trouver. »

« Il y a en moi des terres comparables à celles que je foule. Ce sont les mêmes espaces, les mêmes forêts pro-fondes. Et parce que ne s'y trouve aucun témoin, mes joies les plus grandes y ont cours. » »

« La vérité, c'est qu'il voudrait ne jamais revoir la ferme de Douve. Il voudrait disparaître sans laisser de traces, s'effacer pour lui et les autres tant pis s'il ne revoit plus les visages qu'il aime. On peut aimer dans la distance. La lâcheté, c'est faire ce que les autres attendent de nous et nous en tenir à ça. Vider la fosse à purin. Scier les cornes des bêtes. Mater le grand taureau et se coucher dans la sueur et l'ennui, après des heures qui nous ont semblé être des siècles. Le courage, à l'inverse, c'est aller dans le dur de soi. Dans sa peine et sa joie. Entendre ce qu'il y a en nous et le suivre quel qu'en soit le prix.»

« Ensemble, ils savourent la vie dans ce qu'elle a de parfait, quelques brasses au lever du jour, un bouquet de fleurs qui passe au coin d'une rue, une glace fraise-chantilly. À Douve, rien de tout ça n'existe. À Douve, le bonheur est une chose floue à laquelle nul n'accède, une chose trop grande pour les corps toujours au travail, une chose qu'on laisse à ceux qui en ont le temps. À la mer, ils le prennent, le temps. Et le soleil aussi. Et le plaisir s'étire en bribes d'éternité. »

« Le vent est vif, l'eau sombre, quasi noire, mais à cause du ciel et des nuages qui s'y reflètent, c'est comme si elle souriait. Chaque matin, ils se baignent et le contact de l'eau les grandit. Du reste, on dirait que le paysage a joué son apparence aux dés, tellement il monte, se creuse, dodeline et oscille. De la tourbe, des lichens. Et, dès qu'on s'élève un peu, des sols qui refusent jusqu'à l'idée de chemins. Tant mieux, se dit Josef. La vie est pleine quand elle est vide. »

« Le bonheur existe, mais on n'infléchit pas le destin, ou alors lentement, génération après génération. On croit que des trajectoires dévient, mais la vérité c'est que là où on s'imagine qu'elles dévient, elles épousent au contraire un tracé là depuis toujours. On ne change pas ce qu'on est. On ne devient ni plus heureux ni plus malheureux. On plonge dans ce qu'on a à être. On descend dans ce qui nous remue en profondeur. On brûle. On fond. On hurle. Ce que je veux dire, c'est que c'est toujours quand on est le plus heureux qu'un grain de sable se soulève, en provenance d'une région oubliée de nous-mêmes, un grain de sable qui nous emmène ailleurs, sur une voie sans retour qui n'appartient qu'à nous. Elle est là, l'ironie. Elle est là, la beauté. Aimer ce qui ne pouvait être autrement. Malgré tout ce qu'on aurait voulu éviter, chérir l'inévitable. Ce que Josef avait à vivre, il l'a vécu. Ce que nous avions à vivre, nous aussi l'avons vécu. Et tout le reste suit. »

« Il ouvre ses cahiers. Il saisit son crayon. Tout est là. Il peut s'enfuir, maintenant. Il peut y aller. »

« « Depuis que j'ai pris mes fonctions, note-t-il dans ses cahiers, c'est bien simple, ce ne sont que travaux et démesure, de sorte que le monde ne se ressemble plus. Hier, ils ont fini de raser dix hectares de forêt pour y construire leur golf. Leur golf ! »
Et une ligne plus bas : « Où placer le regard pour échapper à ça ? »
Puis : « Il faudra demander pardon à ce monde pour lequel nous n'avons pas été assez silencieux. » »

« [...] la beauté commence là, dans le fait de nommer les choses, d'en murmurer le nom : bourdaine, griottier, peuplier tremble, poirier, néflier, houx, myrobolan. »

« Rien n'est plus doux que quand le monde vous entre par les oreilles. »

« « Travailler dehors, note-t-il, c'est laisser au désespoir le moins de prise possible. Laisser au désespoir le moins de prise possible, voilà ma vie. » Il écrit à la bougie, toute la nuit, et dort le reste du temps, sur un rocher face à la mer. Il ne rencontre personne, ne se lie avec personne. »

Quatrième de couverture

« Je crois que certains êtres ne nous quittent pas, même quand ils meurent. Ils disparaissent, or ils sont là. Ils n'existent plus, or ils rôdent, parlant à travers nous, riant, rêvant nos rêves. De même, quand on pense les avoir oubliés, certains lieux ne nous quittent pas. Ils nous habitent, nous hantent, au point que je ne suis pas loin de croire que ce sont eux qui écrivent nos vies. La Haute-Folie est un de ces lieux. Toute notre histoire tient dans son nom. »

Haute-Folie raconte la vie de Josef, un homme dont la famille a été frappée, alors qu'il venait de naître, par une série de drames qui ne lui ont jamais été rapportés. Peut-on être en paix en ignorant tout de sa lignée ? Où chercher la sagesse quand un feu intérieur nous dévore ? Qu'est-ce que la folie, sinon le pays des souffrances qui n'ont nulle part où aller ? Servi par un style fulgurant, ce roman cruel et lumineux explore la marginalité et les malédictions qui touchent ceux dont l'histoire est ensevelie sous le silence.

Antoine Wauters est notamment l'auteur, aux Éditions Verdier, de Mahmoud ou La montée des eaux (prix Wepler-Fondation La Poste, prix du Livre Inter) et, aux Éditions du sous-sol, du Musée des contradictions (prix Goncourt de la nouvelle). Son œuvre est traduite dans de nombreux pays.

Éditions Gallimard,  juin 2025
365 pages 

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