Une retraite au coeur de la nature, en montagne, dans un chalet de moins de cinquante mètre carrés, sans eau ni électricité, un cadre dépouillé, idéal aux yeux de Marie, ancienne éducatrice et Antoine, ancien professeur à l'université, pour y couler des jours paisibles et heureux, propice au recueillement. Au milieu y coule une rivière.
Et puis, il y a ce cambriolage qui condamne quelque peu cet idyllique programme. La petite vie tranquille du couple vole alors en éclat. Ils iront même jusqu'à agir à l'encontre de leurs valeurs. et nous voilà, embarqués dans une histoire captivante - assortie de belles réflexions sur la littérature -, dont il est quasi impossible de se détacher. Alain Beaulieu orchestre d'une main de maître le suspens ; il est redoutablement efficace ;-) et nous fait vivre un vrai bon moment de lecture.
INCIPIT
« « Qu'est-ce que la chute ? Si c'est l'unité devenue dualité, c'est Dieu qui a chuté. En d'autres termes, la création ne serait-elle pas la chute de Dieu ? »
Charles Baudelaire
Je suis né Antoine Béraud dans une maison du quartier Saint-Roch à Québec qu'on a démolie deux ans plus tard pour y faire passer une autoroute. Issus d'un milieu ouvrier, mes parents ont connu leur lot de misère avant qu'un emploi dans la fonction publique n'offre à mon père l'occasion de se glisser lentement sous les jupes de la classe moyenne. Après l'entrée de ma sœur cadette à l'école primaire de notre quartier, ma mère a mis à contribution ses compétences en relations interpersonnelles pour se dénicher un emploi de secrétaire à l'université. Tout ça pour dire que je n'ai jamais manqué de rien, passant même mes étés d'adolescence à la campagne dans un chalet rudimentaire mais chaleureux situé dans le haut d'une avenue donnant directement sur un lac.
Soyez sans crainte, je ne vous imposerai pas la chronologie complète de ma petite histoire personnelle, réservant cela à l'autobiographie que je n'écrirai sans doute jamais. Un mot simplement pour vous dire que la vie s'est montrée clémente à mon égard en mettant sur mon chemin des amis agréables à côtoyer et une femme exceptionnelle avec laquelle j'aurai deux enfants magnifiques.
Demain, je célébrerai - enfin, le mot est un peu fort - mon soixante-septième anniversaire de naissance, et je crains de ne pouvoir me rendre au soixante-huitième si les choses ne se replacent pas rapidement.
Cette entrée en matière me semble convenue, voire réductrice, car mon mari aurait bien des choses à dire sur sa jeunesse en dehors de ces lieux communs. Mais comme je ne suis pas que « la femme de », je parlerai pour moi et lui laisserai le monopole de ses révélations personnelles, m'octroyant cependant le droit de rectifier au besoin ce qui, dans sa version de ce qui nous est arrivé, me semble fautif.
Je suis pour ma part née Marie Broussilovski sur l'île d'Orléans, déposée au centre du Saint-Laurent comme une pierre précieuse sur un bijou royal. Natif d'un district industriel de Saint-Pétersbourg, mon grand-père Igor a émigré d'abord en France puis en Amérique au milieu des années 20 pour des raisons et dans des circonstances trop complexes pour que j'en fasse mention dans ces pages. Catholique de confession, il s'est installé sur l'île peu de temps après son arrivée à Québec, y a travaillé comme ouvrier agricole l'été et chauffeur de carriole l'hiver, transportant d'un village à l'autre denrées et passagers. Bel homme, il y a marié sur le tard une native de l'île, qui lui a donné trois enfants, deux filles et un garçon.
Parti de rien, Igor a fait fortune, si je puis dire, en achetant à crédit un camion pour le transport de marchandises, un autre, et encore un autre jusqu'à constituer une flotte d'une douzaine de véhicules qui, après l'inauguration du pont en 1935, faisaient la navette entre l'ile et la côte, jusqu'à Montréal, et parfois bien au-delà de la frontière américaine.
Léonie Beaudet, une fille descendue de sa Gaspésie natale pour rejoindre sa sœur, croyait faire une bonne affaire en épousant Alexandre Broussilovski, fils unique du propriétaire de Broussilovski Transport. De fait, mon père aurait pu hériter de la compagnie s'il ne s'était pas brouillé avec le patriarche, qui a tout liquidé de son vivant pour mourir sans le sou dans une bicoque mal isolée des coteaux de Saint-Laurent.
Comme il n'avait pour toute compétence que la conduite d'un camion, mon père est devenu routier et a passé sa vie sur le bitume de l'Amérique sans s'ennuyer de sa Léonie qui, parce qu'elle avait tiré un mauvais numéro, offrait à ses enfants le triste spectacle de son abattement perpétuel. Ai-je besoin de préciser ici que j'ai passé l'essentiel de ma jeunesse sur les battures de pierre rouge de l'île et dans les champs de pâturage du voisin plutôt que dans notre maison devenue l'antichambre des déceptions de ma mère ?
Prenant exemple sur Antoine, je ne m'étendrai pas plus longtemps sur le sujet, sinon pour dire que j'ai appris très jeune à ne compter que sur moi-même. Un brin farouche, j'ai mis du temps à concevoir qu'on puisse s'intéresser à moi et à ce qui m'arrive dans la vie. Et encore aujourd'hui, je n'accepte pas que quelqu'un prétende parler en mon nom. Voilà pourquoi je me permets de commenter ici le manuscrit de mon mari, qui a toute ma confiance, mais qui voit le monde à travers le regard d'un garçon que la vie n'a pas trop malmené, alors que j'ai de l'existence une vision sans doute moins romantique. »
« Quand nous avons pris la décision de nous installer au Refuge, c'était sans pression aucune, prêts à admettre que nous nous étions trompés si ça ne convenait pas. Mais contre toute attente - du moins pour ce qui me concerne - , nous sommes entrés tous les deux dans une forme de bien-être que la rusticité de nos conditions de vie n'a jamais altéré. J'aime croire que ce dépouillement volontaire a même contribué à notre épanouissement, nous offrant l'occasion de nous recentrer sur ce qui compte vraiment - le rapport direct à la nature, qui incite au recueillement et à la réflexion; le besoin continuel de s'entraider, même pour les tâches les plus simples ; le plaisir d'être présents l'un pour l'autre, toujours disponibles. Libérés des artifices technologiques, sans devenir complètement déconnectés, nous goûtions les joies de la lenteur par la lecture, l'écoute de la radio et la sieste de l'après-midi.
Or, rien de tout cela ne peut perdurer quand le soleil demeure occulté par une masse nuageuse qu'aucune brise ne vient dissiper. L'idylle tourne au cauchemar, et je vois bien que si nous ne faisons rien pour nous en sortir, notre couple est condamné à se déliter dans la rancœur et le désœuvrement. »
« Il me manque la méthode, que je maîtrisais pourtant plutôt bien pendant toutes ces années passées à enseigner la création littéraire à des étudiants parfois égarés, le plus souvent intéressés par ce qui les dépassait, en particulier les mystères de l'existence humaine que seule la littérature permet parfois d'élucider.
Je leur présentais Kundera, que je faisais dialoguer avec Jacques Poulin et Virginia Woolf. Le roman n'examine pas la réalité mais l'existence. Et l'existence n'est pas ce qui s'est passé, l'existence est le champ des possibilités humaines, tout ce que l'homme peut devenir, tout ce dont il est capable. (Kundera) C'est vrai que les livres nous protègent, mais leur protection ne dure pas éternellement. C'est un peu comme les rêves. Un jour ou l'autre, la vie nous rattrape. (Poulin) Ne gâtons-nous pas les choses en les exprimant ? (Woolf) »
« À l'université, des chercheurs qui cherchent, on en trouve, mais des chercheurs qui trouvent, on en cherche. » Charles de Gaulle
« On dit que la toile selon son étendue, sa forme, sa solidité, ses leurres, sa beauté, au tout dernier moment tisse l'araignée qui lui est nécessaire. » Pascal Quignard
« « Un grand apaisement se fait dans les pauvres esprits fatigués du labeur de la journée; et leurs pensées prennent maintenant les couleurs tendres et indécises du crépuscule. »
Charles Baudelaire
Octobre est venu avec ses nuits fraîches et ses pluies persistantes. Nous nettoyions le terrain au fur et à mesure que le vent le recouvrait des feuilles et des épines que nous avions vues naître en mai. La vie comme une roue qui tourne sur elle-même dans le mouvement perpétuel du cosmos.
Parfois, je me penchais pour égrener la terre entre mes doigts, et je me disais qu'il y avait là, dans chacune de ces minuscules particules, le secret condensé de l'univers. J'avais soixante-huit ans, peut-être m'en accorderait-on encore une dizaine, une vingtaine tout au plus, avant que le rideau ne tombe sur ce qui n'aura été qu'un détail plus petit encore qu'un grain de sable dans la marche improbable de l'humanité au sein du grand tout. »
« Où s'arrête la personne, ses contours, ses limites, où commence ce qui en elle est bien plus qu'elle, la douleur dans sa voix, l'innocence dans ses yeux ? »
Christian Bobin
« Dans une autre vie, je m'étais souvent demandé comment les criminels arrivaient à se déclarer innocents même devant la preuve incontestable de leur culpabilité. Or, je comprenais maintenant la parade, qui ne se réduisait pas à une simple ruse, mais résultait plutôt d'un dédoublement de la personnalité, comme si une partie de soi veillait sur l'autre en prenant le relais lorsque le stress devenait trop intense. Toutes nos énergies étaient alors mobilisées pour que le corps reste en mouvement, que le cœur continue de battre normalement et que le cerveau demeure alerte plutôt que de sombrer dans la folie. »
« L'esprit humain a un système de défense primitif pour oblitérer des faits trop stressants que le cerveau ne saurait gérer. Cela s'appelle le déni. » Dan Brown
« Nous traversions une drôle d'époque, où on reprochait aux écrivains de mettre en scène des personnages qui n'étaient pas de leur sexe ou qui n'avaient pas la même couleur de peau qu'eux, les accusant d'une indécente réappropriation alors que l'empathie, justement, est le moteur qui anime la littérature, l'écrivain laissant l'autre entrer en lui sous la forme d'un personnage par lequel une part de l'existence humaine lui sera révélée. »
« Le seul endroit au monde où l'on peut rencontrer un homme digne de ce nom, c'est dans le regard d'un chien. » Romain Gary
Quatrième de couverture
S'installer dans un chalet au pied d'une montagne est le rêve d'une vie pour Antoine, ancien professeur de création littéraire à l'université, et pour Marie, autrefois éducatrice. Ils profitent paisiblement de leur nouvel univers jusqu'à une nuit de juin sans lune, lorsqu'un braquage inattendu vient chambouler leur tranquillité. Dans un accès de colère, Antoine s'empare de son arme de chasse, geste aux conséquences irrémédiables qu'il ne cessera de se reprocher. Son bien le plus précieux, la sérénité, est définitivement perdu. Son univers brisé. Deux ans plus tard, il décide de mettre noir sur blanc les événements dévastateurs de cette nuit-là et des mois qui ont suivi. À ses réflexions s'ajoutent celles de Marie, qui tente de démêler la mécanique de l'agression et de comprendre les faits, leurs revirements ... et eux-mêmes.
Une intrigue fiévreuse et troublante.
ALAIN BEAULIEU est né à Québec, où il vit. Il est écrivain, professeur de création littéraire à l'Université Laval et directeur de la revue Le Crachoir de Flaubert. Il a publié une vingtaine de romans adulte et jeunesse pour lesquels il a reçu de nombreux prix. Son roman Le Refuge est lauréat du prix France-Québec 2023.
« Tout en respectant les codes du roman policier, Le Refuge déploie des questions existentielles et frappe par sa portée sociale. »
Lettres québécoises
Éditions Liana Levi, avril 2024
237 pages
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