mercredi 23 novembre 2016

Amok ou de le Fou de Malaisie de Stefan Zweig *****


Suivi de Lettre d'une inconnue, La Ruelle au clair de lune
Éditions Le Livre de Poche, réédition de 1991
188 pages
Traduit par Alzir Hella et Olivier Bournac
Préface de Romain Rolland
Parution originale Der Amokläufer en 1922,
qui comprenait cinq nouvelles. 

Quatrième de couverture


La passion en ce qu'elle a d'irrésistible et de semblable à la folie : c'est le thème central de
ces trois récits publiés en 1922 par le grand écrivain autrichien, auteur du Joueur d'échecs et de La
Confusion des sentiments. L'amok, en Malaisie, est celui qui, prix de frénésie sanguinaire, court devant lui, détruisant hommes et choses, sans qu'on puisse rien faire pour le sauver. Le narrateur rencontre sur un paquebot un malheureux en proie à cette forme mystérieuse de démence. 
Histoire encore d'une folie, d'une passion - d'un amour fou, cette fois - que la Lettre d'une inconnue reçue par un romancier à succès. Mais la passion peut faire de l'homme dominateur et méprisant un être humilié et ridiculisé : c'est le thème du troisième de ces récits, la Ruelle au clair de lune

Stefan Zweig, par Romain Rolland (extrait de la préface)


[...] Stefan Zweig n'est pas de ces écrivains qui n'ont été soulevés au-dessus du niveau que par la flots de la guerre et par l'effort désespéré pour réagir contre elle. Il est l'artiste-né, chez qui l'activité créatrice est indépendante de la guerre et de la paix et de toutes les conditions extérieures, celui qui existe pour créer : le poète, au sens goethéen. Celui pour qui la vie est la substance de l'art; et l'art est le regard qui plonge au coeur de la vie. Il ne dépend de rien, et rien ne lui est étranger : aucune forme de l'art, aucune forme de la vie. 
Poète, et déjà illustre dès l'adolescence, essayiste, critique, dramaturge, romancier, il a touché toutes les cordes, en maître.
Le trait le plus frappant de sa personnalité d'artiste est la passion de connaître, la curiosité sans relâche et jamais apaisée, ce démon de voir et de savoir et de vivre toutes les vies, qui a fait de lui un Fliegender Holländer, un pèlerin, passionné et toujours en voyage, parcourant tous les champs de la civilisation, observant et notant, écrivant ses oeuvres les plus intimes dans des hôtels de passage, dévorant tous les livres et de tous les pays [...] l'amoureux indiscret et pieux du génie, qui force son mystère, mais afin de mieux l'aimer -, le poète armé de la clef redoutable du Dr Freud, dont il fut l'admirateur et l'ami de la première heure, à qui il a dédié son plus grand livre de critique : Le Combat avec le Démon -, le chasseur d'âmes. Mais celles qu'il prend, il ne les tue point. À pas feutrés, il erre à l'orée des bois; et, tout en feuilletant un beau livre, il écoute, il guette, le coeur battant, les bruits d'ailes, les branches froissées, le gibier qui rentre au nid et au terrier; et sa vie est mêlée à celle de la forêt ...

Mon avis ★★★★★


Amok, Lettre d’une inconnue, La Ruelle au clair de lune … trois nouvelles qui nous entraînent dans le tourbillon de la passion, de la folie. Stefan Zweig, analyste subtil des consciences, dissèque les âmes humaines et il le fait diantrement bien. La psychologie complexe des personnages est percée à jour, analysée dans ses moindres recoins, ce qui rend les nouvelles si profondément humaines, vertigineuses et d’un réalisme à couper le souffle. 

Amok nous plonge dans le sombre univers du remords, du désespoir et du délire mental. Le narrateur, sur un paquebot ayant quitté la Malaisie et en route vers l’Europe, reçoit les confidences d’un médecin, exilé dans la jungle de Malaisie. Ce dernier, sur le pont-même du paquebot, avec en fond sonore le cliquetis des vagues et des verres de whisky s'entrechoquant, lui brosse l’histoire de sa propre déchéance. Comment la rencontre avec une femme venue avorter va faire basculer sa vie, déchaînant en lui passion et folie.  
Stefan Zweig nous restitue l’intimité de ce médecin, et nous donne à comprendre la spirale destructrice dans laquelle celui-ci s'est embourbé. Stefan Zweig captive, j'ai tourné les pages de ce recueil sans m'en rendre compte; il maîtrise parfaitement l'art du suspense et de la dramatisation et c'est le cas dans tous les récits que j'ai pu lire de lui. 
« Au mois de mars 1912, il se produisit dans le port de Naples lors du déchargement d’un grand transatlantique, un étrange accident sur lequel les journaux donnèrent des informations abondantes mais parées de beaucoup de fantaisie. Bien que passager de l’Océania, il ne me fut pas plus possible qu’aux autres d’être témoin de ce singulier événement, parce qu’il eut lieu la nuit, pendant qu’on faisait du charbon et qu’on débarquait la cargaison et que, pour échapper au bruit, nous étions allés à terre pour passer le temps dans les cafés ou les théâtres. Cependant, à mon avis, certaines hypothèses qu’en ce temps-là je ne livrai pas à la publicité contiennent l’explication vraie de cette scène émouvante ; et maintenant l’éloignement des années m’autorise sans doute à tirer parti d’un entretien confidentiel qui précéda immédiatement ce curieux épisode».

Lettre d’une inconnue, une nouvelle d'une musicalité exquise, une lettre-confession d’une inconnue adressée à un écrivain viennois célèbre et riche, une merveille…inoubliable, saisissante, d’une extrême intensité portée par une plume extraordinaire, une plume de génie. C'en est bluffant ! 
«Je veux te dévoiler toute ma vie, cette vie qui n'a vraiment commencé que le jour où je t'ai connu. Avant cela, il y avait au plus quelque chose de trouble et de confus, vers quoi ma mémoire n'a plus jamais plongé, une sorte de cave pleine d'objets et de gens poussiéreux, couverts de toiles d'araignées, et dont mon cœur ne sait plus rien. Quand tu es arrivé, j'avais treize ans et j'habitais dans cet immeuble que tu habites encore aujourd'hui, dans cet immeuble où tu tiens ma lettre, mon dernier souffle de vie, entre tes mains ; j'habitais sur le même palier, juste en face de la porte de ton appartement. Tu ne te souviens certainement plus de nous, de la pauvre veuve de fonctionnaire des finances (elle était toujours en deuil) et de la maigre adolescente. C'est que nous vivions si tranquilles, presque confinées dans notre misère petite-bourgeoise. Tu n'as peut-être jamais entendu notre nom, car nous n'avions pas de plaque à notre porte et personne ne venait, personne ne nous demandait. Et c'était il y a si longtemps, quinze, seize ans ; non, tu n'en sais certainement plus rien, non, aimé, mais moi, oh ! je me souviens passionnément de chaque détail, je me rappelle encore, comme si c'était hier, le jour, non, l'heure où j'ai entendu parler de toi pour la première fois, où je t'ai vu pour la première fois ; et comment aurais-je pu oublier, car c'est à ce moment-là que pour moi la vie commença. Consens, aimé, que je te raconte tout, tout depuis le début ; entends, je t'en prie, parler de moi ce seul quart d'heure sans te lasser, de moi qui de toute une vie n'ai pas cessé de t'aimer.»
Un amour sans aucune limite, un fantasme en réalité, un amour à sens unique puisque cet homme aussi charmant soit-il, ne la reconnait pas à chaque fois qu'il croise son chemin. Une passion dévastatrice. Et si cette confession soulève beaucoup d'émotion, elle montre aussi à quel point, une femme est capable de s'oublier par amour fou, jusqu'à annihiler sa propre existence, regarder passer sa vie sans la vivre réellement, la sacrifier ... "Je t'attendais, je t'attendais toujours, comme, pendant toute ma destinée, j'ai attendu devant ta vie qui m'était fermée."
Une nouvelle très touchante, immortalisée au cinéma par Max Ophüls en 1948, ou encore plus récemment (2001) par Jacques Deray.

La Ruelle au clair de lune dépeint si vivement l'humiliation en retranscrivant de façon tellement réaliste le dégoût ressenti par le narrateur, qu'une nouvelle fois, je suis en admiration devant le talent de Stefan Zweig.
«J’aurais voulu partir, mais tout en moi était alourdi ; j’étais là, assis dans cette atmosphère trouble et saturée, chancelant de torpeur comme le sont les matelots, enchaîné à la fois par la curiosité et par le dégoût, car cette indifférence avait un côté excitant.»
Un amour à sens unique, une passion dévastatrice, sont une nouvelle fois au coeur de cette nouvelle. L'humiliation est poussée à l'extrême. La passion amoureuse dans toute sa cruauté, sa perversité, et qui entraînera un couple à sa perte. L'homme est riche et avare, dominateur, pervers. Leur relation est un jeu, celui de l'humiliation; la pauvre femme est soumise et doit implorer pour avoir la moindre chose. Les rôles se sont inversées, on le comprend au fur et à mesure du récit, et pas tout à fait, dans le même ordre ici annoncé... mais je ne vous en dis pas plus, au risque d'aller trop loin, et d'enlever tout le piment que la structure du récit apporte à cette nouvelle.

«Je montai sur le pont en tâtonnant. Il était désert. Et, comme je levais mon regard vers la tour fumante de la cheminée et vers les mâts dressés tels des fantômes, une clarté magique m'emplit brusquement les yeux. Le firmament brillait. Autour des étoiles qui le piquaient de scintillations blanches, il y avait de l'obscurité, mais malgré tout, le ciel étincelait. On eût dit qu'un rideau de velours était placé là, devant une formidable lumière, comme si les étoiles n'étaient que des fissures et des lucarnes à travers lesquelles passait la lueur de cette indescriptible clarté. Jamais je n'avais vu le ciel comme cette nuit-là, d'un bleu d'acier si métallique et pourtant tout éclatant, tout rayonnant, tout bruissant et tout débordant de lumière, d'une lumière qui tombait, comme voilée, de la lune et des étoiles, et qui semblait brûler, en quelque sorte, à un foyer mystérieux. Comme une laque blanche, toutes les lignes du navire brillaient crûment au clair de lune, sur le velours sombre de la mer; les cordages, les vergues, tous les apparaux, tous les contours disparaissaient dans cette splendeur flottante: les lumières des mâts et, plus haut encore, l’œil rond de la vigie semblaient suspendus dans le vide, comme des pâles étoiles terrestres parmi les radieuses étoiles du ciel. Amok
[...] depuis cette seconde, depuis que j'eus senti sur moi ce regard doux et tendre, je fus tout entière à toi. Je me suis rendu compte plus tard - ah! je m'en rendis compte bientôt - que ce regard rayonnant, ce regard exerçant autour de toi comme une aimantation, ce regard qui à la fois vous enveloppe et vous déshabille, ce regard du séducteur né, tu le prodigues à toute femme qui passe près de toi, à toute employée de magasin qui te vend quelque chose, à toute femme de chambre qui t'ouvre la porte; chez toi ce regard n'a rien de conscient, il n'y a en lui ni volonté, ni attachement; c'est que ta tendresse pour les femmes, tout inconsciemment, donne un air doux et chaud à ton regard, lorsqu'il se tourne vers elle. Mais moi, une enfant de treize ans, je n'avais pas idée de ce trait de ton caractère : je fus comme plongée dans un fleuve de feu. Je crus que cette tendresse n'était que pour moi, pour moi seule; cette unique seconde suffit à faire une femme de l'adolescente que j'étais, et cette femme fut à toi pour toujours. Lettre d'une inconnue
C’est ma première et ma dernière demande … à chacun de tes anniversaires, prends des roses et mets les dans le vase … comme d’autres font dire une messe une fois l’an . Lettre d'une inconnue
J'étais toujours occupée de toi, toujours en attente et en mouvement ; mais tu pouvais aussi peu t'en rendre compte que de la tension de la montre que tu portes dans ta poche et qui compte et mesure patiemment dans l'ombre tes heures, accompagnant tes pas d'un battement de coeur imperceptible, alors que ton hâtif regard l'effleure à peine une seule fois parmi des millions de tic-tac répétés sans cesse. Lettre d'une inconnue
[...] par l'entrebâillement d'une porte, brille la chair nue sous des chiffons dorés. [...] Les matelots ricanent quand ils se rencontrent en ce lieu; leurs regards mornes s'animent d'une foule de promesses, car ici, tout se trouve : les femmes et le jeu, l'ivresse et le spectacle, l'aventure, grande ou sordide. Mais tout cela est dans l'ombre; tout cela ne se passe qu'à l'intérieur, et cette apparente réserve est doublement excitante par la séduction du mystère et de la facilité d'accès. Ces rues sont les mêmes à Hambourg qu'à Colombo et à la Havane; elles sont les mêmes partout, comme le sont aussi les grandes avenues du luxe, car les sommets ou les bas-fonds de la vie ont partout la même forme; ces rues inciviles, émouvantes par ce qu'elles révèlent et attirantes par ce qu'elles cachent, sont les derniers restes fantastiques d'un monde au sens déréglés, où les instincts se déchaînent encore brutalement et sans frein, une forêt sombre de passions, un hallier plein de bêtes sauvages. Le rêve peut s'y donner carrière. La Ruelle au Clair de Lune »

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