Éditions Gallimard, juin 2016
524 pages
Prix Landerneau Des Lecteurs 2016
Quatrième de couverture
De retour d’Afghanistan où il a perdu plusieurs de ses hommes, le lieutenant Romain Roller est dévasté. Au cours du séjour de décompression organisé par l’armée à Chypre, il a une liaison avec la jeune journaliste et écrivain Marion Decker. Dès le lendemain, il apprend qu’elle est mariée à François Vély, un charismatique entrepreneur franco-américain, fils d’un ancien ministre et résistant juif. En France, Marion et Romain se revoient et vivent en secret une grande passion amoureuse. Mais François est accusé de racisme après avoir posé pour un magazine, assis sur une œuvre d’art représentant une femme noire. À la veille d’une importante fusion avec une société américaine, son empire est menacé. Un ami d’enfance de Romain, Osman Diboula, fils d’immigrés ivoiriens devenu au lendemain des émeutes de 2005 une personnalité politique montante, prend alors publiquement la défense de l’homme d’affaires, entraînant malgré lui tous les protagonistes dans une épopée puissante qui révèle la violence du monde.
Mon avis ★★★★★
«Liberté, égalité, fraternité, prônez ces valeurs, mais tôt ou tard, vous verrez apparaître le problème de l'identité.» Aimé Césaire, Nègre je suis, nègre je resterai. Entretien avec Françoise Vergès
Quel roman captivant, extrêmement riche au ton provocateur, dénonciateur des abus de pouvoir de notre société moderne, dans laquelle on y est constamment conditionné par notre identité. Trois personnages, trois portraits formidablement bien brossés, autour desquels gravitent une myriade d'autres succulents personnages.
L'analyse psychologique précise de ses trois personnages distincts, au destin pourtant lié donnent au récit sa forme tryptique, chacun des personnages prenant place dans le récit à tour de rôle.
Romain Roller, militaire tout juste de retour d'Afghanistan, traumatisé par ce qu'il y a vécu, François Vély, riche entrepreneur, doté d'une grande force d'impassibilité, esclavagiste moderne, en pleine crise identitaire et Osman Diboula, au coeur lui aussi de la tourmente, devenu "persona non grata" sur la scène politique.
Racisme, antisémitisme, sexisme, discrimination, violence du pouvoir politique, coups bas, règlements de compte, traumatisme de la guerre, immigration, adolescence «résistance instinctive au formatage social», relations père-fils (référence à la Lettre au père de Kafka) l'amour et la trahison «Ne croyez pas que la loyauté soit la règle en politique. Elle est l'exception. La règle, c'est la trahison.», le conflit orchestré par les américains et les occidentaux en Afghanistan ...autant de thèmes soulevés et parfaitement maîtrisés. Karine Tuil porte un regard sombre sur les combats de notre société, adouci par une tendre histoire d'amour.
Karine Tuil rend aussi un poignant hommage aux soldats français pris dans une embuscade en Afghanistan et dont peu s'en sont sortis, un fait de guerre qui avait tant ému la France. Elle ne tombe pas dans le pathos du tout, et le témoignage sur cet événement sonne juste; je retiens tout particulièrement le témoignage de cette mère ... déchirant (p.205/206/207). «Morts pour la France. Qui s'en souviendrait ?»
L'écriture est parfaitement maîtrisée avec une alternance de styles choisi parfaitement à propos : poétique et sensuelle quand elle parle d'amour, saccadé, haché et oppressant quand elle raconte les scènes de guerre, de violence, de remise en cause personnelle, l’abîme des âmes.
«La peur - ce dérèglement de l'esprit-, la confusion, voilà, c'est ça, une brume diffuse qui aveugle Roller, bloque sa trachée, le flux de ses pensées, son cerveau s'opacifie, plaque compacte, concentration impossible, reprise des tremblements, desquamations au sang, tentative de maîtrise des membres, plaies cachées - consomption progressive, la guerre l'a brûlé.»
Une lecture passionnante et dense, un portrait au vitriol de notre "belle" société d'aujourd'hui dans laquelle l'insouciance se perd bien trop vite, et qui pousse à la réflexion ... voire à la fuite !
«Il faut vingt ans pour construire une réputation, et cinq minutes pour la détruire. Warren Buffert.
- Ce n'est que du porno art, rien de plus !
- En t'asseyant dessus, tu en as fait autre chose !
- Je ne comprends pas ce que j'ai fait de mal ... Tu connais la sculpture Dog de Rona Pondick représentant une femme avec un corps de chienne ? Ca te choque ? Et pourtant, ça dit quelque chose de fort, tu vois ce visage de femme, ces mains et ces bras humains, ce corps de chienne et tu as saisi le message ...
- Je ne connais pas cette sculpture, je ne connais rien à l'art moderne, j'ai des goûts classiques. J'aime l’impressionnisme, la Renaissance, je pleure devant Turner et je préfère voir un homard dans mon assiette que pendu au plafond du château de Versailles...Moi, tout ce que je perçois, c'est l'effet produit de ta mise en scène ! Si tu t'étais assis sur cette femme chienne, crois-moi, tu aurais eu les féministes sur le dos !
Je suis le produit de ma caste.
La morale est toujours à géométrie variable [...]. Surtout en politique. À ceux qui lui reprochaient ses ambiguïtés, François Mitterrand avait coutume de dire que la vie n'est ni blanche ni noire...elle est grise.
Il était seul. Il ne faisait pas partie d'un réseau ou d'un corps soudé comme la plupart de ses confrères tous biberonnés au lait de l'élitisme, promus conseillers, ministres, sans avoir jamais gagné une élection locale - les diplômes établissant la hiérarchie. Il s'était entièrement dédié à son travail, mais que représentaient l'enthousiasme, l'énergie et l'investissement personnel face à une adversité intellectualisée, gonflée d'orgueil ?
En politique, [...], les amis ne sont là que pour servir une ambition.
La plupart des gens préfèrent le confort à la prise de risque, [...], parce qu'ils ont peur du changement et de l'échec, alors que la plus grande des peurs devrait être celle d'une vie gâchée.»
Pour aller plus loin :
- Karine Tuil fait référence aux écrits et aux combats menés par Saul Alinsky (1902-1972), écrivain et sociologue américain, considéré comme le fondateur du groupement d’organisateurs de communauté (community organizing) et le maître à penser de la gauche radicale américaine. Il était un homme qui se méfiait des politiques, et qui aimait profondément le peuple.
«Ce qui suit s'adresse à ceux qui veulent changer le monde et le faire passer de ce qu'il est à ce qu'ils croient qu'il devrait être. Si Machiavel écrivit le Prince pour dire aux nantis comment conserver le pouvoir, j'écris Rules for Radicals pour dire aux déshérités comment s'en emparer.»
Saul Alinsky
«Un jour, j'ai réalisé que je mourrais, que c'était simple et que je pouvais donc vivre chaque nouvelle journée, boire chaque nouvelle expérience aussi ingénument qu'un enfant. S'il y a une survie, de toute façon j'irai en enfer; mais une fois que j'y serai, je commencerai à organiser là-bas les have-nots que j'y trouverai. Ce sont mes frères.»
Saul Alinsky, dans un interview accordé à Playboy, peu avant sa mort.
Les jeunes ? «Ils ne cherchent pas une révolution mais une révélation.» Un visionnaire ...
Saul Alinsky, dans un entretien accordé au Monde en 1971
Les jeunes ? «Ils ne cherchent pas une révolution mais une révélation.» Un visionnaire ...
Saul Alinsky, dans un entretien accordé au Monde en 1971
- Lettre au père de Kafka À lire !! Une lettre critique, une lettre espoir ...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire