Editions Actes Sud, août 2016
267 pages
Quatrième de couverture
Au milieu des années 1950, Mathilde sort à peine de l’enfance quand la tuberculose envoie son père et, plus tard, sa mère au sanatorium d’Aincourt. Cafetiers de La Roche-Guyon, ils ont été le coeur battant de ce village des boucles de la Seine, à une cinquantaine de kilomètres de Paris.
Doué pour le bonheur mais totalement imprévoyant, ce couple aimant est ruiné par les soins tandis que le placement des enfants fait voler la famille en éclats, l’entraînant dans la spirale de la dépossession. En ce début des Trente Glorieuses au nom parfois trompeur, la Sécurité sociale protège presque exclusivement les salariés, et la pénicilline ne fait pas de miracle pour ceux qui par insouciance, méconnaissance ou dénuement tardent à solliciter la médecine.
À l’âge où les reflets changeants du fleuve, la conquête des bois et l’insatiable désir d’être aimée par son père auraient pu être ses seules obsessions, Mathilde lutte sans relâche pour réunir cette famille en détresse, et préserver la dignité de ses parents, retirés dans ce sanatorium – modèle architectural des années 1930 –, ce grand paquebot blanc niché au milieu des arbres.
À travers un roman solaire, porté par le regard d'une adolescente rebelle heurtée de plein fouet par le réel, Valentine Goby poursuit son travail sur le corps dans l'Histoire, le rôle des femmes face à l'adversité, leur soif de liberté.
Les mots de Valentine Goby
“Un désastre architectural m’offre le contexte de ce roman, une rencontre avec une femme incroyable en fait un chant d’amour. Le bâtiment est le jadis splendide sanatorium d’Aincourt, tombé en ruine au milieu de la forêt, dont la mémoire disparaît sous les gravats. L’histoire d’amour est celle d’une fille pour son père et pour sa famille, au début des années 1960.
La famille dont je parle tient un café au centre de La Roche-Guyon, et Paul Blanc est le centre du café. Il est la figure solaire qui attire tous les regards – joueur d’harmonica, clown, confident, ami fantasque et généreux jusqu’à l’inconscience – y compris celui de sa fille Mathilde, garçon manqué qui ne recule devant rien pour éblouir son père. Elle est la reine du royaume de La Roche, son fleuve, ses douves, ses ronciers, ses bois. Autour de Paul Blanc tournent deux autres enfants pareillement aimantés, et une épouse solide comme le roc. Nulle tragédie ne semble pouvoir venir à bout d’un tel amour, le plus grand amour, Mathilde en est sûre… pas même la tuberculose, qui fait une entrée fracassante dans leur existence et emporte tout, santé, travail, logement, les disloque entre services sociaux et sanatorium.
Mathilde devient le centre de ce corps éclaté. J’ai voulu, encore une fois, mettre en lumière l’extraordinaire capacité de résistance des plus éprouvés. Dans la France des Trente Glorieuses, de la Sécurité sociale et des antibiotiques, qui à certains donnent l’illusion de l’immortalité, la maladie reste, comme le dit Jean-Paul Sartre évoquant la peste, une exagération des rapports de classe. À force de volonté, d’abnégation et d’une audace qui frise le scandale, Mathilde tente de redonner dignité à ceux qu’elle aime. Mineure émancipée, rebelle à tout compromis liberticide (protection sociale contre docilité), elle porte les siens à bout de bras et incarne cette fille puissante et combative que commande l’étymologie de son prénom. Elle refuse la fatalité, la spirale de la dépossession, elle est l’enchanteresse, qui rallume les feux éteints et cherche sans cesse la joie.
Un tel projet ne va pas sans sacrifices. Mathilde a neuf ans au début de l’histoire, à peine dix-neuf au coeur de la tragédie. L’adolescente bouillonnante de vie s’abîme dans la mission qu’elle s’est donnée, écrasée de responsabilités qui ne sont pas de son âge. Ce sont des présences merveilleuses, parfois inattendues qui la relèvent et la sauvent : Jeanne la simplette du village qui ne craint pas les bacilles, Jacques le petit frère mélancolique, Walid le Marocain qui incarne une promesse d’évasion ; et surtout la directrice du lycée de Mantes-la-Jolie, qui lui ouvre les portes d’un monde plus vaste à travers les journaux, une langue et une géographie nouvelles, et notamment l’évocation de la guerre d’Algérie où résonnent singulièrement les mots « indépendance » et « liberté ».
Le « paquebot », c’est l’autre nom donné aux sanatoriums construits dans les années 1930, qui ressemblaient à de vastes navires avec leurs terrasses exposées plein sud et leur architecture massive. Cette évocation d’un bateau voguant sur un océan de verdure, de préférence à celle du sana en retrait du monde, dit à sa façon le désir de Mathilde de se hisser vers la lumière, en capitaine de vaisseau.”
V. G.
Mon avis ★★★★★
Touchée en plein cœur, ce témoignage est douloureux, lire sur le sanatorium d’Aincourt, sur la douleur et la peine face à la maladie, sur l’injustice et le rejet… n’est certes pas de tout repos, et pourtant, ce livre est beau, il est empreint d’un amour immense, il est une immense leçon de courage et d’abnégation, un pur concentré de fougue et de témérité…Une véritable force de la nature, Mathilde.
À ceux qui lui diront, plus tard, quand tout sera fini, tu aurais dû demander, petite, elle rétorquera : Vous auriez dû voir.
L’histoire de Mathilde et de sa famille est absolument incroyable, troublante, effroyable, émouvante. Cette enfant, ce p’tit gars, qui, au fil des pages, devient une jeune fille, au courage inlassable, mène un combat puissant pour que dignité et respect puissent être présents dans sa sinueuse vie.
Une vie, au début du récit, que l'on devine lumineuse et aimante, pétrie de douceur et de moments chaleureux au café du village, le Balto, le cœur du village, quand la musique fait danser les habitants de La Roche-Guyon, quand l’alcool ravive les cœurs, quand le bonheur existe, quand sa famille vit sous un même toit et que Paulot, son père, souffle dans son harmonica, donnant de la joie, faisant pétiller les yeux de Mathilde alors qu'il valse avec sa sœur aînée, Annie.
Et puis, tout bascule … Paulot est malade, son épouse le suivra, la tuberculose, direction le sanatorium d’Aincourt. Mathilde et son frère, Jacques, sont placés en famille d’accueil, séparés, Annie, elle, vit sa vie de son côté, restant ainsi, le plus possible, à l'écart des gouttelettes infectieuses émises par ses parents…
Le ventre d'Annie. Il tient la distance de toute contrainte autre que lui, arme, armure, frontière, rempart, abri. Annie est intouchable car elle va être mère. Son ventre est une permission de repli supplémentaire contre laquelle tout reproche se fracasse. La grossesse est une île.
La famille explose en vol …et le trait d’union entre tous, celle qui n’acceptera pas le traitement infligé à sa famille, devenue une famille de pestiférés, de parias, de cinglés aux yeux des habitants, à qui, Paulot a pourtant tant donné, ce trait d'union sera Mathilde; elle incarne ce rôle avec les moyens du bord, des moyens faibles, dérisoires, quasi inexistants, elle luttera seule, abandonnée de tous ou presque.
Comment peut-on concevoir cette descente en Enfers ? Comment a-t-elle pu tenir face à tant d’aigreur, d'adversité, de mépris, d’injustice et de coups bas ? Comment lutter quand tous les feux sont au rouge ? Comment ? Comment a-t-on pu laisser ce tableau se noircir encore davantage ?
«C’est douloureux d’être vivante», dira Mathilde.
J’ai beaucoup aimé l’intrusion à deux ou trois reprises de l’auteur, qui ajoute force et vérité à ce témoignage, une fiction inspirée d'une histoire vraie.
Une histoire poignante, dure et lumineuse à la fois, une ode à l’amour, le plus grand amour, celui d’une fille envers son père. Son père ? Un gosse heureux, joyeux luron et farceur, habitué à donner du bonheur, qui ne prendra jamais son mal au sérieux, le transformant en canular. On s’y attache à ce papa, comme on s’attache à Mathilde.
C’est pas la maladie, p’tit gars, ta mère, elle comprend rien. C’est l’amour qui me brûle la poitrine.
Que d’émotion … le sujet est lourd, mais empreint d’une profonde humanité.
Un magnifique portrait de femme, servi par une plume vive et sensible.
Un très grand roman !!
«Ils sont ensemble, son père et elle, à l'exclusion de tous les autres, sauf le peuple des insectes, des oiseaux, des grenouilles.La forêt est un monde parfait.Mathilde sent la terre sous ses cuisses, ses petits os y impriment chacun leur empreinte. Elle fait les gestes de son père, lancer la ligne,relever la ligne,décrocher la truite, la plonger dans l'eau. Elle veille sur lui. Rien ne manque. Rien n'excède.Tout suffit.
Le chuchotement trahit le secret, tous les enfants le savent.
Ça lui fera monter les larmes, Mathilde, à l'automne prochain, l'automne de ses dix-huit ans, quand elle recevra sa première fiche de paie avec ces mots inscrits à la plume, Sécurité sociale, tandis que son père crachera ses bacilles, ruiné. Elle bénéficiaire dès le premier salaire et son père jamais depuis trente-trois ans qu'il trime et depuis quinze ans que la Sécurité sociale existe, commerçant, puis pleurétique, puis vendeur de frites à cause de la maladie qui l'empêche de faire cafetier, la maladie cause la ruine qui prive de soins, aggravant la maladie ; ni pour lui, la Sécurité sociale, ni pour Odile, commerçante, épicière, vendeuse ambulante, éleveuse de souris, professions indépendantes ils disent, débrouille-toi comme tu peux, le rêve c'est pour les salariés. À l'automne prochain, Mathilde lira le montant inscrit dans la petite case sur sa fiche de paie, le chiffre qui aurait changé leur vie, la grande conquête du Conseil national de la Résistance comme elle l'apprendra un jour. Elle apprendra aussi à dater le miracle des Trente Glorieuses et la révolution antibiotique, découvrant qu'ils étaient en plein dedans les Blanc, à Limay, à La Roche, en pleine gloire sans le savoir. Ça fait belle lurette qu'on ne payait plus l'assurance privée, avouera Odile. En 1952, pour le sana, ils l’avaient, l'assurance privée. Après ils n'ont plus eu d'argent pour la cotisation. Ils ont cessé de payer, ont attendu des jours meilleurs. Il n'y a pas eu de jours meilleurs, elle le sait bien Mathilde, de toute façon qu'est-ce que tu crois, ils font des examens avant de t'accepter à l'assurance, pour Paulot, après sa pleurésie il n'avait aucune chance, ils n'en auraient jamais voulu.
[...] contrairement à la mièvre métaphore bucolique d'un romancier que Mathilde lira un jour, la tuberculose n'a pas la grâce, la fragilité, la délicatesse du nénuphar, nulle fleur ne pousse dans le poumon de Paulot comme dans celui de Chloé chez Boris Vian. La tuberculose est une peste, chaque gouttelette de salive suspendue dans l'air contient des dizaines de millions de bacilles de Koch à la prolifération fulgurante. [...] Il faut les voir entendre ça, Odile et Paulot, assis sur les chaises en plastique trop larges pour leurs corps décharnés, le manteau encore mouillé de pluie. Les voir déduire mentalement les conséquences. Ils perçoivent le roulis des chariots de l'autre côté de la porte. Le crayon du médecin frappe le bureau. Ils sont sonnés. Même Mathilde se tait. Jacques fixe la pointe de ses chaussures. Plus de couple. Plus d'enfants. Plus de famille. Plus de travail. Plus de maison. C'est une dépossession totale. Jacques pense à Johnny Guitar : "Tout compte fait, de quoi a besoin un homme ? De tabac et d'une tasse de café."
L'ennui est pire que la douleur, il n'existe pas de remède chimique à l'ennui. »
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