Un régal !
Un imitateur, « particulièrement doué pour les voix méconnues, oubliées, les premiers ministres de la quatrième république, les chanteuses rive gauche, les animateurs de l'ORTF. Il pratiquait l'imitation de niche. », et dont la carrière a du mal à décoller, est recruté par un éminent romancier français, Mr Chozène, "goncourisé" de surcroît, pour être son répondeur, le temps pour lui de se consacrer pleinement à l'écriture de son prochain roman.
Baptiste, le Répondeur, a la charge de gérer les appels provenant du téléphone portable de Mr Chozène. Avec l'aide d'une bible mentionnant les choses à savoir sur telle ou telle personne, Baptiste devient son ombre, incarne la vie de ce romancier qu'il a du mal à appeler par son prénom et finit par prendre forcément quelques libertés...qui le conduisent ainsi que le lecteur à des situations inattendues, souvent drôles, un peu tragiques parfois.
Pas évident de jouer la comédie surtout quand ses propres sentiments rentrent en jeu, pas évident de ne pas être tenter de vouloir interférer pour le meilleur, mais peut-être pour le pire aussi...Un jeu de dupes réjouissant.
On rit et on réfléchit avec Luc Blanvillain et son répondeur. L'auteur nous interpelle sur la communication à l'heure de "la puissance pérorante du rhizome numérique", sur l'amour à porter de caresses que l'on ne voit pourtant pas, sur le pouvoir des mots...
Un scénario improbable, une plume érudite, exquise, une histoire déjantée et un moment de lecture mémorable !
Franchement, la plume est un délice et un roman caméléon qui fait sourire ! À ne pas bouder. Assurément !
« En vérité, tout, je vous assure, peut, absolument, répondre à tout : c'est le grand kaléidoscope des mots humains. Étant donnés la couleur et le ton d'un sujet dans l'esprit, n'importe quel vocable peut toujours s'y adapter en un sens quelconque, dans l'éternel à peu près de l'existence et des conversations humaines. - Il est tant de mots vagues, suggestifs, d'une élasticité intellectuelle si étrange ! et dont le charme et la profondeur dépendent, simplement, de ce à quoi ils répondent ! »
En exergue Villiers de l'Isle-Adam, L’Ève future
INCIPIT
« Baptiste soupira. Il avait encore massacré François Hollande.
C'était toujours pareil. Il n'était pourtant pas dur à faire, Hollande. Chez lui, dans l'intimité, Baptiste y parvenait parfaitement. Il suffisait de se figurer un fauteuil de cuir épais, des ongles sur les accoudoirs, et c'était parti. Il avait tenté d'expliquer plusieurs fois sa méthode, à ses parents d'abord, puis à d'autres artistes. Les plus polis faisaient semblant de comprendre mais apparemment, il était totalement atypique. Aucun autre imitateur n'avait besoin de se concentrer sur des images mentales pour s'approprier des voix. Ils s'entraînaient plutôt à la façon des chanteurs, parlaient tessiture et tonalité, travaillaient au casque. Lui, il écoutait la personne jusqu'à ce qu'une représentation figurative ou abstraite se forme dans son esprit et s'y fixe. Pour Balladur, une oseraie sous la lune, pour Françoise Hardy deux hélicoptères, une mare pâle pour Zidane et ainsi de suite. Après quoi, il reproduisait le phrasé, les intonations avec un réalisme étonnant. Peut-être, avait un jour suggéré un médecin, une forme d'imaginaire sonore synesthésique. »
« Baptiste savait, en bon imitateur, que les paroles sont essentiellement constituées de silences. Ceux de Chozène étaient très beaux, offrant aux mots un écrin velouté. »
« À peine sorti de l'adolescence, il possédait une conscience aiguë de la finitude et de l'urgence. Il savait que des vies entières pouvaient se dérouler sans événement. Celle de ses grands-parents, qui habitaient dans une petite ville de Cher, était rythmée par la télé, le jardin, l'ouverture et surtout la fermeture des volets électriques, à heures fixes, été comme hiver. Le ronronnement des volets électriques lui avait déclenché très tôt des crises d'angoisse, quand, par malheur, on l'envoyait passer quelques jours chez eux, pour les vacances. Vivre à Paris, pour lui, signifiait fuir le vide, laisser loin derrière lui le cauchemar des périphéries, des dimanches passés à errer avec quelques potes sans relief dans les rues désertes des zones pavillonnaires. »
« - Monsieur Chozène, je relisais encore, le bel entretien que vous avez accordé au Monde des Livres. Voix chaude et profonde, avec des notes de caramel, ton nostalgique teinté d'humour complice, connivence balayant la mesquinerie des détails, des processus, des enchaînements fortuits d'événements contingents pour caresser l'essentiel, à savoir que cet homme, Gabriel Husson, était votre ami, devait l'être, le serait, qu'il vous comprenait mieux que tous les autres, que si, d'aventure, l'occasion vous était fournie de visionner en sa compagnie votre film préféré , vous réprimeriez ensemble la même larme bouleversée devant votre scène fétiche, celle qui vous a révélé, à vingt ans, la nature profonde et mystérieuse de l'Art. Que la vie ne vous ait pas encore fourni l'occasion de vivre ce moment relevait de l'injustice ontologique. »
« Il s'agissait d'amour. Certes, Baptiste n'avait jamais bien compris la casuistique qui distinguait le sentiment amoureux de l'attirance érotique ou de la complicité sensuelle. Pour lui, l'amour, c'était du bloc, du vrac, de l'authentique. »
« Baptiste songea que, sous une fausse identité, il venait de courtiser une femme inconnue en rêvant d'une autre.
Le modèle, peut-être, de toutes les histoires d'amour. »
« - Et, comme d'habitude, tu ne me diras rien. Ou plutôt si, tu laisseras transsuder quelques informations sibyllines qui m'aiguiseront l'appétit jusqu'à la parution. »
« Tandis que Gus s'adonnait avec une évidente volupté aux délices urticants de la coprolalie, Baptiste s'efforça de réfléchir calmement. Il possédait une expérience assez modeste de l'irréversible. Il se rendit compte que, jusqu'alors, il s'était arrangé pour n'accomplir que des actes résiliables, se ménageant toujours une issue de secours. Peut-être même fallait-il discerner, dans cette anticipation systématique du repli, l'origine de sa vocation d'imitateur. Contrefaire la voix d'autrui revenait à ne jamais agir en son nom propre. »
« Elsa lui fit le portrait d'un homme - elle chercha longtemps le mot sans cesser de frotter sa feuille - exaspéré. Fâché en permanence, contrarié par le mouvement même du monde, par l'insouciance de ses habitants, tracassé par on ne savait exactement quel scandale, ou plutôt si, par l'égoïsme foncier des humains, par leur petitesse, leur insouciance métaphysique, leur incurie, leur incorrection, leur incroyable vanité. La vie n'était vivable qu'à la condition de la détester, toute manifestation de joie, tout oubli provisoire de notre néant avait le don de le mettre hors de lui, inaugurait une longue période de bouderie dont on n'était jamais certain d'être vraiment sorti, les rancoeurs s'accumulaient, les contrariétés, rappelées au détour de remarques fielleuses qui formaient, à force, une interminable chronique de l'irrémissible. »
« C'est un portrait à charge d'où il ressort que je suis un individu grincheux, terriblement égoïste, vaniteux et alcoolique. Entre autres. Un massacre à la tronçonneuse sous les dehors d'une attaque à fleurets mouchetés. »
« Baptiste avait souvent envisagé cette question de la célébrité. À certains égards, il lui fallait même reconnaître qu'il l'avait désirée. Mais il n'avait jamais fait l'effort de se la représenter, de s'en figurer les implications. Né à la fin du XXème siècle, il avait intégré l'idée qu'elle constituait un état sans contour net ni causes précises. Il y avait eu une époque, déjà terriblement lointaine, son enfance ou celle de ses parents, au cours de laquelle elle était perçue comme la récompense publique d'un mérite, d'un talent. Il y avait eu des scientifiques célèbres, des écrivains célèbres puis des acteurs, des chanteurs, des mannequins célèbres.
Ensuite, progressivement, étaient apparues les célébrités.
En inversant les causalités, la renommée s'était quintessenciée. On n'était plus célèbre parce qu'on avait tourné dans un film. On devenait acteur parce qu'on était célèbre. »
« Il n'y avait, strictement, rien à ajouter. À la limite, qu'un auteur ait poussé aussi loin le désir d'isolement, qu'il ait eu recours à un procédé finalement si romanesque redorait le blason de la littérature. Cette histoire pouvait s'interpréter comme une allégorie, une fable édifiante opposant le monde muet du livre au bourdonnement des temps moderne.
C'était sans compter sans l'incroyable puissance pérorante du rhizome numérique, l'imagination des commentateurs et l'énergie des trolls. »
« Elle se considérait comme une de ces petites femmes d'âge normal, jolies, certes, mais qu'est-ce que ça veut dire, pas plus gentilles que ça, pas moins non plus, avec leurs souvenirs d'enfances, leur soif d'indépendance, leur résistance à l'injonction génésique, leur peur d'hypothéquer l'avenir en devenant mère, ou en ne le devenant pas, selon les jours. »
Quatrième couverture
Baptiste sait l’art subtil de l’imitation. Il contrefait à la perfection certaines voix, en restitue l’âme, ressuscite celles qui se sont tues. Mais voilà, cela ne paie guère. Maigrement appointé par un théâtre associatif, il gâche son talent pour un quarteron de spectateurs distraits. Jusqu’au jour où l’aborde un homme assoiffé de silence.
Pas n’importe quel homme. Pierre Chozène.
Un romancier célèbre et discret, mais assiégé par les importuns, les solliciteurs, les mondains, les fâcheux. Chozène a besoin de calme et de temps pour achever son texte le plus ambitieux, le plus intime. Aussi propose-t-il à Baptiste de devenir sa voix au téléphone. Pour ce faire, il lui confie sa vie, se défausse enfin de ses misérables secrets, se libère du réel pour se perdre à loisir dans l’écriture.
C’est ainsi que Baptiste devient son répondeur. À leurs risques et périls.
Éditions Quidam éditeur, janvier 2020
253 pages
Sélectionné pour le prix Ouest-France Étonnants Voyageurs (non décerné)
Finaliste du Prix Orange du Livre 2020