Éditions Actes Sud, août 2016
282 pages
Quatrième de couverture
Il a mené des opérations pour les renseignements français de Bamako à Genève, de Beyrouth à Tanger. Il a vu des régimes tomber, des peuples se relever, des hommes mourir. Aujourd'hui Assem Graïeb est fatigué. La mission qu'il accepte est peut-être la dernière : retrouver un ancien membre des commandos d'élite américains soupçonné de divers trafics. À Zurich, Assem croise Mariam, une archéologue irakienne qui tente de sauver des œuvres d'art dans la zone dévastée du Moyen-Orient. En une nuit, tous deux partagent bien plus que quelques heures d'amour.
En contrepoint de cette rencontre, le récit fait retentir le chant de trois héros glorieux : le général Grant écrasant les confédérés, Hannibal marchant sur Rome, Hailé Sélassié se dressant contre l'envahisseur fasciste. Mais quand une bataille se gagne au prix de vies fauchées, de corps suppliciés, de terres éventrées, comment prétendre qu'il s'agit d'une victoire ?
Évocation tremblée d'un monde contemporain insondable, Écoutez nos défaites compose une épopée mélancolique et inquiète qui constate la folie des hommes et célèbre l'émotion, l'art, la beauté - seuls remèdes à la tentation de la capitulation face au temps qui passe.
Mon avis ★★★★☆
"Ne laissez pas le monde vous voler les mots"
Laurent Gaudé n'a pas son pareil pour évoquer le tragique, la tragédie humaine; son oeuvre en regorge La mort du roi Tsongor, Eldorado, Danser les ombres, Sous le soleil des Scorta pour les livres que j'ai lus de lui. Il y en aura d'autres, j'aime son style, son écriture fluide, l'originalité qui se dégage de la construction de ses récits, et l'état dans lequel ses livres me laissent...je ressens de la souffrance et tant d'espoir tant ces récits sont empreints d'humanité.
Écoutez nos défaites donne dans le funeste épique, dans lequel plusieurs voix s'élèvent pour évoquer les conflits, des luttes passés ou présents, et dénonce l'absurdité de la guerre. Les combats gagnés, les causes gagnées au combat, quand bien même soient-elles louables, peut-on les déclarer "victoires" quand les champs de batailles s'apparentent à de véritables boucheries, où l'odeur de la poudre à laisser place à celle des viscères, où des milliers de corps gisent dans un bain de sang, peut-on célébrer un triomphe quand des milliers de vies ont été sacrifiées, Grant, engagé dans la lutte contre l'esclavage disait que l'on «ne fête pas la victoire dans une guerre civile». Il en est devenu «Fou, oui, parce qu’il a atteint ce point terrifiant, cet endroit qui avale tout, où seule la victoire compte et où tout peut être sacrifié pour l’obtenir ».
Deux autres grands "héros" de guerre, sont évoqués dans cet opus, Hannibal et Hailié Sélassié le Négus d'Ethiopie, dans la défaite ou la victoire, reviennent tous deux sur la boucherie que représente la guerre.
Aux côtés des grandes figures historiques, évoluent trois personnages de fiction, Assem Graïeb et Job, tous deux agents secrets, ayant participé à l'assassinat respectivement de Khadafi et de Ben Laden, et Mariam, archéologue irakienne, qui tente de sauver les oeuvres d'art pillées dans les musées anéantis par les attentats au Moyen-Orient. Tous trois souffrent, confrontés au Mal qui nous ronge aujourd'hui, à l'obscurantisme; Laurent Gaudé décortique leurs états d'âme, leurs réflexions : «Qu’avons-nous réussi ?». Assem perd un peu de lui-même à chaque mission «Es-tu prêt à partir ? ...On ne peut partir au combat avec l'espoir de revenir intact.» , Mariam est effondrée face à la barbarie des hommes de Daech. Défaits, mais pas vaincus pour autant, ils ne se laissent pas voler les mots, et trouvent les solutions dans la célébration de l'art, de la beauté du monde, de l'amour pour assumer de vivre librement.
Voilà c'est tout à fait ça, célébrons l'amour et les émotions ! Je m'en vais de ce pas rejoindre mon homme sous la couette ;-)
Le récit de Laurent Gaudé m'a rappelé Fénélon (j'ai dû le chercher très très loin dans ma mémoire, cours de Latin au collège...) et sa lutte contre les excès de la guerre. Voici un extrait d'une oeuvre de M. François de Salignac de La Mothe Fénélon, Discours de la poésie épique Et l'Excellence du poème de Télémaque, en totale adéquation avec le récit de Laurent Gaudé.
« Il part, je le sens, pour des lieux dont on ne revient pas, ou tellement changé, qu'il est impossible de dire si on en revient réellement.“Corps, souviens-toi, non seulement de l’ardeur avec laquelle tu fus aimé, non seulement des lits sur lesquels tu t’es étendu, mais de ces désirs qui brillaient pour toi dans les yeux et tremblaient sur les lèvres…” C’était sa façon à lui de répondre aux taureaux Apis, de m’offrir quelque chose à son tour. Il a ajouté le nom du poète : Cavafy. J’ai pleuré, doucement.L'Etat islamique, comme les autres avant eux, écoutera l'argent. Ils savent déjà que ce qu'ils font terrifie le monde et qu'il y a moyen de gagner des sommes considérables avec ces objets qui gisent au sol. La disqueuse, c'est pour faire monter les enchères.Jusqu'à sa mort il y aura cela en partage entre lui et les troupes ennemies : cet instant-là, tête basse, où l'homme est allé si loin qu'il n'en était plus un.Il veut remporter de belles batailles mais ce n'est pas cela, la guerre. il faut vaincre et c'est tout. Cela veut dire écraser la guerre elle-même et cela ne se fait que dans la brutalité.Nous avons perdu. Non pas parce que nous avons démérité, non pas à cause de nos erreurs ou de nos manques de discernement, nous n’avons été ni plus orgueilleux ni plus fous que d’autres, mais nous embrassons la défaite parce qu’il n’y a pas de victoire et les généraux médaillés, les totems que les sociétés vénèrent avec ferveur, acquiescent, ils le savent depuis toujours, ils ont été trop loin, se sont perdus trop longtemps pour qu’il y ait victoire.Écoutez nos défaites.Ils s’aiment. Ils ne se voient pas, ne sont pas au même endroit, regardent simplement tous les deux la même mer, cette Méditerranée de sang et de joie où sont nés des mondes sans pareils, et ils s’aiment. Peu importe que leur histoire – à l’inverse des autres – ait débuté par les corps et se construise à rebours, dans l’absence maintenant, elle le voit, elle sait qu’il a en lui la même défaite qu’elle, celle du temps qui nous fait doucement plier, celle de la vigueur que l’on sent s’amenuiser et disparaître.Écoutez nos défaites.Il n’y a pas de tristesse, elle n’a rien perdu ni lui non plus. Il se penche, pose la statue du dieu nain dans le sol et la terre frémit de soulagement. Quelque chose lui est rendu. Elle sera là pour les siècles à venir, incongrue peut-être dans ce sol labouré par les glaives et peuplé de squelettes, mais il sait que c’est juste.»
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