mercredi 13 août 2025

Malheur aux vaincus ★★★★☆ de Gwenaël Bulteau

« […] De loin, Alger donnait l’impression d’une ville envoûtante et paisible. L’illusion était parfaite. N’importe qui aurait pu se laisser berner et croire qu’en cet endroit il faisait bon vivre. »
Gwenaël Bulteau met en lumière, dans cette enquête dans l'Algérie française des années 1900, quelques sinistres et tragiques pages de l'Histoire de la Troisième République. Antisémitisme et colonialisme règnent en maître dans les pages de ce roman extrêmement bien ficelé. Il faut avoir le coeur accroché car l'immersion est garantie dans cette féroce leçon d'Histoire. Gwenaël Bulteau a su me tenir en haleine et je n'ai aucune doute sur le fait que je lirai les 2 premiers romans de cette trilogie. 

« Pour commencer, Josse se coltine quinze jours de marche dans le désert d’Afrique. Malgré leur képi à bec de pélican, le soleil assomme les prisonniers. Le soleil, c’est la foudre au ralenti qui fend les chairs, c’est l’incendie qui racornit les corps dont il ne reste au matin qu’un bloc suintant et charbonneux. Le bidon d’eau tiède à l’abri sous sa vareuse devient son bien le plus précieux. De loin, il aperçoit le camp établi dans l’étendue de sable. Des petits groupes de tirailleurs montent la garde autour des tentes. Nul besoin de clôture en plein désert. Celui qui s’enfuirait serait fusillé par le soleil.
Un sergent énonce les règles aux nouveaux venus. Pendant l’insupportable leçon, Josse regarde ailleurs. Le sergent le frappe, lui crache dessus et l’envoie chez le coiffeur. La règle à Biribi : crâne rasé à blanc, port de la moustache interdit. Quand il voit le résultat dans le miroir, Josse sent monter les larmes. L’homme qu’il était a disparu. »

« Les gamins sautaient dans tous les sens. Ils allaient faire la fête dans les grands hangars abritant les vagabonds et ils boiraient de la gnôle et du vin à en vomir. Plus tard, ils feraient d'excellents soldats ou de redoutables criminels. Entre les deux, la nuance était infime, comme le confessaient les généraux de l'armée française. »

« L'idée était intéressante, pensa Koestler. Après la balle de .45, l'expédition militaire renforçait le lien entre les meurtres de la villa et les agressions d'encaisseurs. Mais quel était le mobile ? Une vengeance liée à un événement survenu pendant la mission Afrique centrale ? L'idée était à creuser, surtout que les gradés blancs concernés ne devaient pas être nombreux. En général, les expéditions militaires n'en comportaient qu'une poignée, le gros de la troupe étant composé de militaires locaux. Les pertes françaises s'en trouvaient limitées et l'opinion publique restait indifférente.
- En épluchant L'Écho d'Alger, ajouta le tirailleur, j'ai lu la liste des passagers du paquebot qui arrivent au port demain. Parmi eux se trouve le docteur Henric. Il vient assister aux obsèques d'Arthur Wandell et de sa femme. C'était le médecin de la colonne Voulet-Chanoine, un habitué des expéditions militaires. Cet homme se trouvait aux premières loges.
- Je vais finir par te prendre comme assistant, lui dit Koestler, impressionné.
- Je n'ai aucun mérite, chef. Les récits des milliers d'hommes se battant chaque jour pour imposer la civilisation aux sauvages me fascinent. »

« À force d'écouter les conversations, il avait saisi la situation. À première vue, les Arabes ne s'intéressaient pas aux Français, préférant vivre entre eux, pour eux, tournés autour de la religion et de leurs coutumes, s'en remettant à leur Dieu. Le Code de l'indigénat séparait hermétiquement le monde des Arabes de celui des Français. Officiellement, les indigènes courbaient l'échine et tremblaient devant la civilisation dont ils finiraient par comprendre les bienfaits.
Sauf qu'il s'agissait d'un mensonge. Sous l'indifférence couvait une haine absolue. Les brimades subies par les amis, les voisins disparus, les cousins assassinés, l'administration qui les humiliait jusqu'au supplice. Mohamed Beni avait reçu une amende parce qu'il avait omis de déclarer aux autorités françaises la mort de son père sous huit jours. Sidi Toufik avait quitté Alger sans permis de voyage, un mois de prison. Bien qu'ayant gagné son procès, Sharif Seykou avait été expulsé de son logement parce que les frais de justice restaient à sa charge. Les habitants d'une rue entière avaient dû accomplir des jours de travail forcé à cause d'une fête religieuse non déclarée. Les Français n'étaient pas condamnés pour ces actes-là. Ils ne subissaient pas les mêmes peines. C'était ça la justice de la République ? Les Français des citoyens et les Arabes des sujets ?
Leurs parents s'étaient fait déposséder de leurs terres, mises sous séquestre. Ils avaient été déplacés, exterminés. On parlait encore des enfumades, des villages entiers repoussés dans des grottes aux entrées desquelles les Français allumaient des feux, tirant sur ceux qui sortaient, les autres mourant asphyxiés par la fumée. N'était-ce pas la méthode qu'on utilisait pour exterminer des animaux nuisibles ?
Alors, à l'évocation des vengeances quotidiennes, des vols, des rapines, de la résistance passive qui rendait les Blancs fous, Nourredine hochait la tête et mâchait ces petites graines de violence, amères et fertiles. Les Blancs se faisaient égorger aux alentours d'Alger ? Un militaire avait cassé sa pipe sur les hauteurs de Mustapha ? Les Français s'entretuaient et brûlaient leurs propres commerces ? Que ces nouvelles étaient douces à ses oreilles !
Pendant qu'ils longeaient la Méditerranée constellée de barques, à l'abri des citronniers et des eucalyptus, Nourredine pensait à Moul-Saal, l'envoyé de Dieu, qui avait jeté les occupants à la mer. Un peu plus loin, au bord de la Casbah, il demanda à ses camarades de lire le nom des rues. Ils n'en étaient pas capables.
Ça, c'est la rue de la Girafe, expliqua-t-il. Le nom est écrit en français. Vous vous rendez compte ? Ce pays nous appartient mais ce n'est même pas notre langue qu'on utilise. Vous trouvez normal d'être à la botte des Français dans notre propre pays ?
Les gamins ne s'étaient jamais interrogés à ce propos. Ils détestaient Max Régis, comme tout le monde. Mais ils se moquaient des Arabes autant que des Blancs ou des nègres sauvages. Toubabs et bougnoules, tous dans le même sac, tous des adultes à qui jouer des bons tours. Une seule boussole les guidait, l'argent qui seul apportait la belle vie : devenir un prince d'Algérie guidait leurs rêves. Nourredine laissa tomber. Il prétexta des affaires à régler. »

« - Qu'est-ce qu'on dit de l'Alsace-Lorraine, là-bas, en France ?
- Qu'elle nous reviendra, tôt ou tard. La haine à l'égard de l'Allemagne reste viscérale.
- Je ne sais plus ce qui est souhaitable, maintenant, soupira-t-elle. Retourner en guerre ? L'idée me fait froid dans le dos. Vous savez, ce qu'il se passe à Alger ressemble à une guerre qui ne dit pas son nom, celle des Français contre les étrangers. Moi, je ne demande qu'à vivre en paix, de mon travail. Vos parents ont eu de la chance de prospérer. »

« Sur le pont, Catherine voyait s'éloigner les immeubles haussmanniens du front de mer et la blancheur lumineuse de la Casbah sur la colline. Le ciel méditerranéen éclatait d'une pureté absolue. De loin, Alger donnait l'impression d'une ville envoûtante et paisible. L'illusion était parfaite. N'importe qui aurait pu se laisser berner et croire qu'en cet endroit il faisait bon vivre. »

Quatrième de couverture

1900. Sur les hauteurs d'Alger la blanche, la demeure de la famille Wandell vient d'être le théâtre d'un massacre.
Six meurtres: maîtres et domestiques ont été assassinés. Tout porte à croire que deux forçats détachés du bagne et travaillant là auraient cherché ainsi un moyen de s'évader. Le lieutenant Julien Koestler, chargé de l'affaire, entreprend de partir à leur recherche à travers la foule grouillante d'Alger. Mais l'enquêteur doit naviguer dans une ville qui, en écho à l'affaire Dreyfus, tremble sous la pression d'un antisémitisme divisant la population des colons français. Sans compter cette série de vols dont sont victimes les employés de plusieurs banques pendant leur service. Et ne faut-il pas aussi essayer d'en savoir plus sur cette effroyable expédition coloniale en Afrique noire qui impliqua la famille Wandell, quelques mois auparavant ?

Dans ce nouveau roman policier, Gwenaël Bulteau nous entraîne une fois de plus dans une enquête pleine de suspense et de rebondissements. Avec son talent habituel à saisir les hommes et les époques, il nous projette sous le soleil d'Afrique au cœur de ces heures de troubles et de fureur.

GWENAËL BULTEAU
Né en 1973, est professeur des écoles. En 2017, il est lauréat du prix de la nouvelle du festival Quais du Polar puis recevra pour son premier roman le Prix Landerneau Polar, le Prix Sang d'encre et le Prix des écrivains de Vendée. Après La République des faibles et Le Grand soir, publiés à la Manufacture de livres, Malheur aux vaincus est son troisième roman. 

La Manufacture de livres, éditeur indépendant, regroupe des auteurs français contemporains. Héritiers du roman noir ou du roman social, parfois inspirés par le roman d'aventures ou la fiction américaine, ils incarnent une voix littéraire moderne et vivante. Ils se font les témoins de leur époque et, à travers leurs histoires, éclairent notre réalité.

Éditions La manufacture des livres,  mai 2024
318 pages