vendredi 7 novembre 2025

L'Entroubli ★★★★★ de Thibault Daelman

Réminiscence de l'enfance.
Un livre empli des cris, des odeurs, des bruits, des lumières, des ombres, des pleurs, des sensations, des impressions, des fulgurances de l'enfance et de l'adolescence. 
« Nous étions envahis de son. Du son de nous. Vacarme qui s'ignorait. Ça bruitait, ça chialait, englobait. Tonus inclusif qui montait aux crânes, énervait et calmait. Un désir de la main à l'objet s'arrêtait parfois pour un autre ou pour mille, urgents, oubliés. On se laissait solliciter, submerger d'activité, de jaillissements. Voguant au possible, on n'était rien. Rien que nous. » 
L'auteur plonge dans son passé, le décortique usant de belles formules et d'un style singulier qui nous saisissent dès les premières pages.

À ne pas lâcher, car par bribes poétiques, par fragments empreints de douleur mais aussi de joie, Thibault Daelman raconte. Et nous rattrape aussi souvent.

Des passages lus, relus. Pour que les images et les émotions restent. 

Une belle proposition autobiographique, authentique, un témoignage incarné d'une jeunesse pauvre au sein d'une fratrie de cinq garçons avec une mère accumulatrice, brouillonne, fouillie, dévouée corps et âme à ses enfants, à l'esprit revendicateur, qui nous échappe aussi parfois dans ses excès, et un père alcoolique, en pointillés, catalogué absent, violent, inexistant et une réticence envers le père ainsi inoculée par la mère, à la fratrie,  par la force des choses. 

Un récit original, détonnant, marquant, frais, piquant sur la quête de soi dans la l'écriture, et sur l'urgence d'écrire pour ne pas oublier, pour se sauver aussi peut-être.

« Joggings, baskets, casquettes et, dessus, les deux trois marques qui vont avec. C'est à ces deux, trois détails près un même uniforme que tous revêtent, sans trop le savoir. Il en est de même pour la langue commune. Des syllabes qu'on inverse aux mots qu'on invente, la parole est aussi rapide à se faire qu'à se défaire. Cascade phonétique. Ça nique les mères, les grands-mères et, surtout, les races. Éclaboussures.

Et moi, là-dedans, à contre-courant, m'y refusant. Je pourrais m'y mettre et, comme tout le monde, suivre le cours du verlan, m'y conformer, m'y fondre. La tentation est grande. Mais non. Ce parler leur est une norme. La norme m'est répulsive. Je serai donc plus différent que jamais et, plus que jamais, à l'aise. Je me trouve, dans la langue qu'ils refusent, mieux qu'un rempart ou qu'un refuge. Je force mes liaisons, m'oblige à des négations et, quand on me parle, dis plus de mots que j'en connais.

- Eh, le poète!
Me nomme-t-on, du fait des phrases. »

« Enfant, notre mère avait fait d'instinct pour son frère jumeau handicapé mental contre cet identique et éternel renoncement ambiant des efforts qu'on aurait dit désespérés mais qui ne pouvaient être que d'espoir. Elle n'était vraiment humaine qu'à démentir en actes les limites extrêmes que l'humanité se croit. Même notre père bénéficierait plus tard de cette énergie qu'elle avait en dernier recours pour autrui sur le bord du gouffre. Elle ne laissait personne au mépris de l'espèce.  À bras-le-corps, elle l'endiguait. »

« Maman. Une voix, une diction, une chaleur.

Un corps géant, plus entier qu'un monde.

Et, à portée de peau, une peau, un infini de peau à saisir, sentir, contempler.

Là, des plis connus de bras, de cou, et soi à même - bercé de fait, consolé d'une tristesse ou de rien, mais consolé, respirant où ça respire, où ça bat.

S'y blottir c'est se rejoindre. »

« Le chaos n'est que rétrospectif. Chacun s'y plaisait soit par exotisme, soit par habitude de pire. Nul besoin d'adhérer. On se diluait. »

« Nous étions envahis de son. Du son de nous. Vacarme qui s'ignorait. Ça bruitait, ça chialait, englobait. Tonus inclusif qui montait aux crânes, énervait et calmait. Un désir de la main à l'objet s'arrêtait parfois pour un autre ou pour mille, urgents, oubliés. On se laissait solliciter, submerger d'activité, de jaillissements. Voguant au possible, on n'était rien. Rien que nous. »

« MA MÈRE EST PAROLE. Parler lui est physiologique.
Depuis la première heure du jour, elle parle. Quand elle est seule, elle l'est à haute voix. Lisant, elle susurre. Sinon, elle parle ses gestes, elle parle ce qu'elle fait, ce qu'elle a à faire et, entre-temps, parfois, elle parle ce qu'elle pense. De la détresse, du reproche, du suicide se calent ainsi entre une remarque sur la lessive et une pensée pour le four et, demain, ne pas oublier de passer à la pharmacie. Elle est mieux que l'ancienne, la pharmacie, mais trop chère, c'est comme tout... Et ça continue. Sa parole partout la précède, la suit. Jusque dans le sommeil. La nuit, le jour, en dépit. Variant de ton selon l'humeur, s'embrasant, s'apaisant, distraitement, intensément, continûment. Elle parle plus assidûment qu'elle respire. Sa voix est la plus grande part d'elle-même. »

« En vue de Noël, un bon mois à l'avance, la ville s'apprêtait. De même, s'amorçait chez nous, au relais de l'usuelle, une détresse spécifique. Comme ailleurs l'attente joyeuse, la détresse préparatoire était disproportionnellement plus longue que le moment effectif. Ce qui ne pouvait plus même être une joie était tout au plus un soulagement tardif étrangement agrémenté d'un arbre, d'un festin et de bougies. Émile, rituellement, pleurait pour le sapin et, au dernier moment, l'obtenait pour tous, au rabais. Notre mère sortait la boîte à guirlandes sous les insultes de César qui claquait la porte dans l'odeur de la bouffe à cuire. »

« Alors qu'il l'insultait, elle ouvrit son manteau qu'elle jeta derrière elle, le poussa tout au fond du lieu sur le rebord de la baignoire où pour ne pas tomber il fut contraint de s'asseoir. Elle se mit à déboutonner son pantalon et à tirer d'un même coup son gilet et sa chemise. À peine fut-il nu dans la baignoire qu'au saisissement de la pomme de douche, elle aspergea d'un jet puissant son visage crispé.

- C'est froid, salope!

Essoufflé, se protégeant et l'écartant de l'avant-bras, il la fit reculer d'un pas dont elle revint tout de suite plus déterminée que jamais, munie d'un bidon d'eau de Javel pure qu'elle lui déversa sur le crâne. Se débattant à l'aveugle, il hurla d'en avoir plein les yeux, plein la bouche, haletant, crachant, grimaçant de douleur et de panique comme d'une douche d'acide.

Aux yeux de notre mère, Olivier n'avait pas de problème. Il était le problème.

De même, il n'était pas sale. Il était la saleté.

Elle ne le lavait pas. Elle l'éradiquait. »

« L'école est pleine des enseignements qu'elle ne dispense pas. J'ai vu les gamins les plus populaires être les plus cruels, les plus vains. De même, les institutrices les plus plébiscitées humilier les rares enfants que la vie humiliait déjà et accroître du fait même de cette cruauté une popularité qui sous le rire général se savait un règne. »

« Il était, parmi ces jardiniers, un plus loquace avec qui elle pouvait, mieux encore que parler, converser. Homme enthousiaste, plutôt jeune, aussi bègue qu'affable. S'interrompant, le chemin se dilatait alors dans le soir tombant. Nous, courant autour d'eux, dans le parc, vaquant avidement à tout ce que l'enfance substitue à l'attente. Aventures infinies. »

« Je m'étonnai dans le noir qu'un sentiment si étranger à la tristesse empruntât vers mes yeux les mêmes voies silencieuses. Je ne repensais pas l'instant, je le vivais seulement plus réellement, à ne plus en douter. Quelque chose devait en larmes travailler à garder l'image dont naissent ces lignes ; comme ma main, contre moi, ce bout de papier. Je ne verrais plus jamais Olivier si serein, si debout. »

« NOTRE LOGEMENT SOCIAL était au nom d'Olivier.
Son statut de fonctionnaire nous en faisait bénéficier. N'étant pas mariée à lui, notre mère, en cas d'hospitalisation prolongée du locataire susnommé, ne pouvait prétendre conserver l'appartement. Bien que six, nous ne comptions pas dans l'équation. Outre son lexique, l'administration a son algèbre. Notre mère fut donc contrainte de « reprendre » Olivier. »

« Après chaque impact des trois pieds de sa canne métallique sur le parquet, son pas émettait un bref crissement de caoutchouc. Pour ce demi-corps trapu portant et traînant un corps entier, le moindre pas était un effort, un risque, une prouesse.

Marchant, il bravait. »

« Joggings, baskets, casquettes et, dessus, les deux trois marques qui vont avec. C'est à ces deux, trois détails près un même uniforme que tous revêtent, sans trop le savoir. Il en est de même pour la langue commune. Des syllabes qu'on inverse aux mots qu'on invente, la parole est aussi rapide à se faire qu'à se défaire. Cascade phonétique. Ça nique les mères, les grands-mères et, surtout, les races. Éclaboussures.

Et moi, là-dedans, à contre-courant, m'y refusant. Je pourrais m'y mettre et, comme tout le monde, suivre le cours du verlan, m'y conformer, m'y fondre. La tentation est grande. Mais non. Ce parler leur est une norme. La norme m'est répulsive. Je serai donc plus différent que jamais et, plus que jamais, à l'aise. Je me trouve, dans la langue qu'ils refusent, mieux qu'un rempart ou qu'un refuge. Je force mes liaisons, m'oblige à des négations et, quand on me parle, dis plus de mots que j'en connais.

- Eh, le poète!
Me nomme-t-on, du fait des phrases. »

« D'ÉPAIS CHEVEUX NOIRS tombent sur un manteau noir qui, plus qu'un vêtement, est une forme. Un petit cylindre large duquel ne dépassent ni mains ni pieds et sur lequel est posé un visage rond et blanc. Là, un nez immense sépare deux yeux infimes. Les lèvres pincées ne savent que sourire et susurrer. Voix et regard sont d'une douceur sans âge. La dame n'est vieille que probablement. Cette demoiselle - ainsi qu'elle se faisait appeler - ne mit dans nos bouches jamais rien d'allemand que les pâtisseries qu'elle nous apportait à l'occasion et, dans nos oreilles et devant nos yeux, qu'un seul et même vieux film de vampires dont, pure comme elle l'était, elle seule ignorait le pendant érotique. Hors des dégustations et des projections, l'allemand flottait à l'état de projet, d'évocation, puis se dissipait complètement. La bonté de notre hôte était une cécité à la faveur de laquelle elle croyait notre petit groupe sérieux et méritant, jusqu'à l'en féliciter. Or, nous n'étions appliqués qu'à discuter, en français. Mes trois camarades, toutes des filles plutôt calmes, se découvraient même par contraste, devant tant de permissivité et de candeur, des malices dont nous riions tous. Comme rien d'allusif ne lui parvenait, mademoiselle riait alors avec nous de bon cœur et, sans le savoir, d'elle-même. Elle ne se rappelait à son enseignement que par moments, puis l'oubliait aussitôt dans l'incessant flot de digressions dont notre petit comité, des heures durant, avait la ressource. Sans plus de programme ou de matière, le délitement de l'instruction jouissait ici d'une alcôve privilégiée. En marge du tumulte, le délitement est une paix. »

« ÇA VOUS PREND DE L'INTÉRIEUR et, de là, vous enlève à vous-même, vous déforme, vous empoisse. Avec cette impression qui vous serre la gorge d'avoir été jeté dans le monde, sans préavis, corps frêle grandissant, pris de toutes parts de confusion et de poils. La voix s'enroue au sortir. On se maudit comme on s'advient. Ahuri. Étranger. Autrement vivant.

Tandis que tout moi se prend à croître, je me courbe, mes épaules s'écroulent, la tête enfouie loin dedans. Malaise. Je ne cours plus, ne marche plus, mais piétine. Il y a de la détresse à venir, et autant à la traîne. La cervelle déborde de bouillir, pas de penser.

C'est tout ce sentiment que, de bon matin, je trimballe, barbouillé, traqué, farouche. Je redoute déjà l'autre. Les filles au centre. Mon silence en bégaie. Elles sont l'autre, par excellence. Terrifiantes.

De mon cerveau à l'entrejambe, toutes mes veines en exigent, d'elles. Appétit cruel pour l'inenvisageable dont, pris sur le fait, je détourne l'esprit comme les yeux, penaud, minable, inadéquat, avec en tête un encore infini de cette chair devinée qui se meut dans l'hypothèse et hérisse jusqu'à ma peau grasse, boutonneuse, humiliée d'envie.

La chair est la substance urgente du mirage dont je délire et me constitue. La chair, constamment, se veut, s'obsède, et meurtrit jusque dans les rêves, jusque sur le chemin. Les idées tentent vainement d'exister à l'occasion dans quelques recoins vacants du crâne. Ça croit viser l'existence mais ne va même pas jusqu'à la vie. Ça décrète, ça prétend, ça voudrait se venger d'être. Mais les certitudes sont des symptômes du doute. Les mots ne font que diversion et s'avortent quand voilà, au bout de la rue, la destination redoutée. Bientôt l'heure. Foule d'autres qui piaille. Leur matin en partage. Ils sont ma crainte. Ma crainte est nombreuse, bruyante, de mon âge, et s'agglutine à la porte du collège où, déjà, à contrecœur battant, je m'enferme avec tous.

Parmi eux, je voudrais reculer, n'avance qu'à défaut de disparaître. Dans l'enceinte de la cour, je longe les murs, m'y adosse. Indemne encore d'autrui qui m'ignore dans sa liesse, sa foulée, je me retranche tête basse dans les œillères de mes cheveux gras et ballants. Mes yeux se concentrent sur une portion de sol, à mes pieds. Je voudrais croire en ce goudron granuleux comme en une zone de lune apaisée, vide d'eux et de moi. »

« MAIS ÊTRE.

En mots comme en présence, comme vivant.

Sans cesse, obstinément.

J'ai, dans le crâne, du verbe au lieu des neurones.

Le verbe, sur tout, m'est un souffle.

Un souffle permanent que j'écris à l'occasion. Vertige absorbant dont je reviens farouche, cœur battant.

Lire, cependant, serait devoir mes mots à d'autres. Je ne veux devoir mon souffle à personne. Lire serait fondre ce souffle dans le vaste, l'y perdre. Je me refuse à cette communion et fais de ce refus une loi. À ainsi contraindre mon essor, je pense le saisir, le protéger, le détenir. Je jure fidélité à cette hérésie et - loyal - épouse ma méprise. »

« Ils nous raconteront toutes leurs désobéissances. Nous leur raconterons notre chaos. Émerveillement réciproque. Troc d'existences. »

« La gueule en surface, cherchant et trouvant l'air, battant l'eau de ses courtes pattes griffues et griffantes, l'animal ne démérite pas. S'il y a du rat dans ce chien, il y a de la loutre dans ce rat. »

« Rugueux, terreux, humides, brûlants... Tout se ressent et commence sous nos pieds nus. On vit entre ombre et lumière, herbe mouillée et herbe sèche, horizon et forêt. De l'air à l'eau - plus encore que de température - on change de pesanteur. On alterne. »

« Omnipotente, elle sait parler sans s'essouffler et œuvrer sans se désœuvrer. Le soin urgent qu'aux quatre coins de l'espace elle porte aux objets et aux êtres étant toujours suivi d'un flux de paroles, sa voix, plus encore qu'un règne, est une âme audible. Alors, quand, à l'occasion, la trépidation tourne à la frustration puis au fracas, tout tressaille. Une porte claque.

S'amorce une apnée dont on ne sortira que quand elle en sortira. L'ambiance, d'heure en heure, puis, parfois, de jour en jour, suffoque durablement.

Au repli de sa chambre, elle se froisse. Ces crises de chagrin secouent sa vie. Elle n'en guérit jamais, se retranche dans sa meurtrissure.

Quand enfin - diminuée comme elle ne l'est que triste, muette comme elle ne l'est que blessée, toute pétrie d'amertume - elle revient de son exil, elle ne veut toujours rien dire, et surtout rien entendre; mais le fait, peu à peu, parmi nous.

Ici n'est rien sans elle. Elle en est la plus ardente part de vie. Au gré de sa voix, de son sourire, tout se ravive. Ici reprend son cours. »

« La vie, tout autour de nous, agit sur certains vivants comme un acide. La corrosion nous apparaît chaque jour plus flagrante, plus fatale. Rien ni personne n'y peut s'opposer. Notre fougue, à grandes rasades d'alcool fort, a beau se prolonger d'ivresse, l'atroce colle à nos pas comme à nos âmes et rattrape nos deux êtres vacillants jusqu'après la pesanteur, jusqu'où l'espoir se dégueule. »

« - Eh, madame. Vous pensez quoi des gays?
- Les gays, ici, ça n'existe pas.
Avait-elle répondu à la surprise générale, précisant ensuite que le terme était aussi anglo-saxon que le concept, que ce terme était le titre d'une communauté et que la France sur le plan théorique du moins réfléchissait pas en termes de communautés mais de citoyenneté. L'orientation sexuelle ne relevant pas du politique mais du privé, il n'y avait pas matière à la considérer autrement que comme la liberté de chacun.

- Et vous pensez quoi du mariage gay ?
- Je suis pour ma part opposée à tout mariage civil. Mais ce n'est que mon opinion. Je vois là un empiétement administratif de l'État sur la vie privée des individus.

Cette pensée à la fois franche et nuancée, sans toujours provoquer l'adhésion, suscitait l'écoute ; ce qui en ces murs était la plus rare et tangible forme de respect, sentiment inspiré par la cohérence à la faveur de laquelle elle se tenait toujours, face à nous, debout et droite.

Cette prestance que certains s'occupaient à mettre à l'épreuve couvait une intégrité inquiète et exigeante ayant le souci permanent du doute et du détail. Peu après l'avoir entendue évoquer la laïcité et le voile, on l'avait vue ôter un à un les anges qui, dans l'entrée du lycée, pendaient trop paisiblement au sapin de Noël. »

« RANIA ET NOUR. Deux manières d'être. Nour bruyante, remuante, débordante. Rania, tout aussi vive mais en retrait, en subtilité, en malice. 
[...]
Sans toutefois être plus grande, la silhouette de Nour s'accroît par contraste avec celle de Rania. Nour est à la fois plus fine et plus voluptueuse. Si les deux peaux sont mates, celle de Nour est plus foncée. Sous une chevelure noire et suavement bouclée, un visage long aux traits fins avance toute l'épaisseur de lèvres rarement closes. Ces lèvres abondantes caressent et enduisent de brillance les dents puissantes qui font de chacun de ses sourires un événement. Les grands yeux noirs cillés de noirceur recèlent force et douceur. Ces deux grandes billes sombres vous fixent avec franchise et gravité. Elles sont le silence qui manque à sa parole.

Les deux filles, entourant le mien, de silence, le noient et, momentanément, m'en guérissent. Leur complicité m'englobe, m'embrasse, me ravive. C'est tout le problème. Entre elles, je tends presque à m'épanouir, me fige dans cette tension. Je retrouve la parole, le sourire, presque espoir. Mais la réjouissance a en moi un écho de malaise. Leur compagnie me console autant qu'elle me ronge. Je me frustre en secret.

Je les vois chaque jour se mouvoir dans la vie avec une fraîcheur gracieuse où il fait bon s'absorber. Pleines d'aplomb, de conversation, d'humour et de repartie, elles ont le présent léger et l'avenir facile.

Rania, qui est la meilleure de la classe, le sera Inch' Allah jusqu'à un diplôme de droit international. Les études, cependant, ne sont pas un moyen, mais seulement une hygiène momentanée. Car, ensuite - si elle ne s'est pas trouvé un mari d'ici là Rania arrêtera définitivement son parcours. Elle demandera à ses parents de lui présenter un homme à qui elle se mariera. 

Alors, elle se voilera avec bonheur et deviendra mère au foyer, puis grand-mère, arrière-grand-mère... Elle a beau en sourire, il n'y a là rien de fantaisiste. Sa projection est sûre, presque pragmatique. Tout son être s'y destine déjà. Le sourire est peut-être rêveur, mais d'une rêverie ferme qui tient de la certitude. Au décompte des années sur ses doigts, son enthousiasme, sans se languir, se nourrit déjà du futur qu'elle découpe en parts. Je m'étonne chaque fois de la netteté avec laquelle, souriante et sérieuse, elle se concocte une vie comme à la dînette. Mon étonnement, s'attendrissant, finit en respect.

Si la conviction de son amie inspire le même respect à Nour - respect auquel s'ajoute un peu d'admiration ses aspirations à elle diffèrent cependant radicalement. La religion - quoique présente - est chez elle plus diffuse. Par ailleurs, sa nature bourgeonnante et déjà effusive se prête mal aux planifications. Elle n'est qu'à l'instant, curiosité, énergie, trépidation. Ses gestes d'enfant dissipée meuvent un corps partout ferme, partout débordant. Une douceur rattrape la brusquerie au vol, la change en charme. Le jaillissement de son être se traduit dans ses yeux en ardeur. Une petite fille se consume dans l'imminence d'une femme. Je m'éblouis de cette flambée. »

« - Je suis contente de t'avoir rencontré...
Me confie Nour, d'ordinaire assez peu encline à la confession. Le contexte, lui aussi, est inhabituel. Nous sommes alors tous deux chez elle, dans la pénombre du tout petit salon du tout petit appartement où elle m'a convié. Sa mère n'est pas là et sa petite sœur dort à côté, me répète-t-elle plusieurs fois, me tendant encore des pâtisseries orientales et du thé à la menthe. Cet ample sourire que je lui connais prend au sein de cette pénombre exiguë et tiède une inclination inédite. Subjugué, paniqué, abject, je ne parle que des gâteaux que j'absorbe et dont on se lèche les doigts. L'éloge que je fais à la douceur du miel, aux débris de pistache et aux feuilletés enduits de fleur d'oranger atteint à dessein le sourire, puis les yeux auxquels je l'adresse secrètement. Cette ode dérisoire aura cependant, à la longue, raison de l'instant que j'ensevelirai sous mille autres thèmes. Je voudrais me taire mais ma bouche parlera pour moi. Bien que nous conversions sans déplaisir, cette coulée de mots, à terme, nous privera d'air et - pire de silence.

- Au revoir, mon ami.

Ce dernier mot que, par pudeur, nous ne nous étions jamais dit, laissera dans mon thorax un écho juste et douloureux. »

« Tous les rebords de fenêtre étaient abondamment fleuris. Cette flore du pourtour envahissait le salon. Là, le chaos lui-même fleurissait et, par endroits, donnait des fruits. Rien de comestible. Cet écosystème qui s'étendait du bactérien au végétal, de la mouche à la mite et du chat à nous - bien que plein de vie était invivable. L'angoisse y fermentait dans un mélange irrespirable de démission, de malaise, de sueur, de crasse, de poussière et de déjections. »

« Arthur avait pour la nonchalance le mépris que j'avais pour la réussite. Sans que cela fût personnel, cet entrechoquement de nos mépris nous opposait.

Du social, au passage, s'insinuait dans l'affaire. Arthur avait épousé à la faveur de son essor des idées politiques altruistes et progressistes. De belles idées, de celles qu'on peut se permettre. Il faut en effet ne plus tout à fait l'être pour se pencher sur le pauvre. Quant à moi, je n'avais pas d'idée. Seulement une gratitude pour tout ce qui de l'État abritait, nourrissait et soignait. J'avais toutefois décidé que ce n'était pas là l'œuvre des altruistes, dont le sentimentalisme me gênait, mais celui de quelques figures plus austères et moins contemporaines.

Ne résultaient de ces maigres visions qui se croyaient politiques qu'une opposition de plus, un prolongement de nos insultes, une occasion de parler. »

« L'ENFANCE PASSÉE, chacun de nous devenait le fantôme de l'enfant qu'il avait été et ne serait jamais plus. Notre mère aurait voulu qu'on la ramène au temps des bords de lèvres à essuyer, des égratignures à désinfecter, des cauchemars à tourner au ridicule.

Or, Edgar, qui avait longtemps été le plus dépendant d'entre nous, était, à l'adolescence, le plus radicalement différent. Notre mère ne l'avait aimé que servile, vulnérable, enfant. Elle ne l'aimait pas libre.

*

Un jour, en notre absence, notre mère remplaça par un lit à une place le lit superposé où Edgar et moi dormions depuis toujours. L'injonction était de partir d'ici ou de nous serrer. Notre mère ne s'explique pas. Elle ne répond jamais ni de ses mots ni de ses actes. Elle est en tort comme en paix, comme ailleurs. Et de là, comme de loin, elle aura raison de votre calme. Rien à faire. Le cri, peu à peu, vous prend de force, de l'intérieur. Et vous voilà contre votre gré, cœur serré et battant, gorge contrainte, yeux humides de rage, esprit et bouche déchirés d'arguments, de reproches et d'insultes sans effet. Du moins, sans effet sur elle, devenue muette, placide, innocente. Elle ne vous regarde toujours pas, même de si près, même à vous fixer. Alors que, poings et cœur serrés, tremblant, vous lui gueulez de tout vous-même à la face, elle plisse les yeux, d'un peu de vent absent. Elle n'entend pas. Chacun de nous - hormis Émile - passe souvent par là, y est poussé, acculé, cerné aux confins d'une colère sans destinataire qui immole et consume jusqu'à une voix méconnaissable, hurlant moins de fureur que de détresse, puis de sanglots.

La mère, elle, s'est bel et bien retirée sur place, volatilisée en présence, exemptée. Après avoir blessé en actes et en mots, elle blesse en silence, l'air de rien, tranquille, imperturbable. Sans les mains et sans peine, c'est par votre intermédiaire qu'elle vous égorge, qu'elle vous saigne. Elle vous fait passer comme une crise le goût de vouloir, dont elle vous vide. Elle vous dégoûte du respect qu'elle vous refuse.

Enfin, le calme vous prendra, peu à peu, comme, tout à l'heure, le cri. Mais sans raison. Alors, seulement, vous lui tournerez le dos, épuisé. Le cœur - lui - mettra encore des heures à se calmer et une vie à se meurtrir.

Vous aurez beau en faire mille fois l'expérience, la cruauté, intacte, vous frappera chaque fois à nouveau très fort comme par surprise, et ce, outre la jeunesse, aussi loin qu'on aime : à jamais.

Pour le moment, je laissai le lit à Edgar et couchai sur le parquet. Après tout, le malaise de cette vie n'avait plus à disposer d'un lit. Au sol, j'eus chaque nuit le sentiment concret de cette cohérence. Me retournant dans tous les sens, je m'accoutumai du corps à la situation. Je m'y flanquai. »

« TOUTES LES BRIQUES SE RESSEMBLENT, pourraient se confondre. Mais il y a, au fond de la cour, le troisième étage, débordant de fleurs, toutes fenêtres ouvertes, en toute saison. Il y a les fenêtres où l'on subit et, à l'angle, celle, précise, où l'on souffre. On pourrait rentrer à l'oreille. La cour, l'immeuble, l'étage crient. Et nous, on rentre au cri.

Se retourner, allongé, encore, pour rien, dans la nuit servile. Depuis l'autre chambre, la détresse ne s'interrompt qu'à reprendre son souffle, son cri. Long, puissant, déchiré. Mon cœur et ma tête travaillent en vain à omettre le présent, son bruit, sa voix. Mais le cœur, surtout, n'y peut rien. Il se comprime comme à entendre, chaque fois atteint comme muscle, sans délai. En fin de cri, la chair du cœur se relâche seule, jamais longtemps. D'heure en heure, il n'y a plus d'heure, plus de chambres, plus de couloir, rien entre, rien autour. Du muet et du cri. En sursauts, en pauses, en reprises. Ça se tait et ne se tait plus, alternativement. La récurrence a eu raison de la tristesse, de la colère, de l'immédiat. À la longue, mon cœur sursaute moins. Ma gorge s'est desserrée d'elle-même. Le peu qu'il reste de moi s'abstrait du harcèlement qui se prolonge. Ça gueule encore, à toute force. La nuit se distance. Pas le cri. »

Quatrième de couverture

Dans un quartier populaire de Paris, une mère dévouée, parfois dépassée et excessive, tente, en dépit de l'adversité et d'un père alcoolique, d'élever cinq garçons.

Chez l'un d'eux, en écho aux drames et aux joies qui le criblent depuis l'enfance, s'impose la nécessité d'écrire. Comme si la vraie vie était là, dans les mots et une mémoire démentielle.

« Écrire, pour me réunir, me dissoudre, simultanément » : né en 1990 à Paris, Thibault Daelman est un écrivain de langue française. L'Entroubli est son premier roman.

Éditions Le Tripode,  août 2025
287 pages