dimanche 8 septembre 2024

Tous des oiseaux ★★★★★♥ de Wajdi Mouawad


Une pièce de théâtre d'une beauté à couper le souffle qui interroge, sur fond de conflit israélo-palestinien, l'identité, la parentalité, la quête de soi, le rapport à soi et à l'autre.

Un texte brûlant qui nous donne à voir un amour intensément beau malmené par les violences du monde.  Émouvant. D'actualité. A transpercer coeurs et âmes. Une lecture qui met KO.
« Toutes les probabilités existent me direz-vous, c'est vrai, mais certaines sont plus rares que d'autres, et plus c'est rare plus c'est beau. »
Et un dénouement qui n'est pas sans rappeler la tragédie grecque.
Une claque !
Une pièce incroyable à lire, alors ce texte sur scène, je n'ose imaginer l'intensité du moment ❤️

Vous l'avez lu ? Vu ? Tenté(e)s ?

« Le monde peut disparaître, s'effacer, je m'en fiche... L'univers au complet pèse moins lourd qu'un seul battement de ta paupière... Je n'ai que toi. »

«Toutes les probabilités existent me direz-vous, c'est vrai, mais certaines sont plus rares que d'autres, et plus c'est rare plus c'est beau.  »

« Je suis un sceptique qui n'a jamais cru en rien, pas même un nihiliste, pas même un matérialiste, disons plutôt un objetiste pour qui tout est objet et qui ne supporte pas l'idée de se laisser aller à des rêveries inutiles. Mais à l'instant où je vous ai vue avec ce livre tout s'est mis à trembler, et je crois bien avoir perdu le contrôle de mon claustrum, mon putamen et mon cortex cingulaire antérieur, qui sont les régions indispensables à la production des fantasmes par un cerveau normalement constitué. Mais tous les fantasmes que mon cerveau pourrait produire n'arrivent pas à la cheville de cette seconde où vous vous êtes enfin révélée à moi après ces deux longues années. Pour être clair : si l'impeccable harmonie de la coïncidence c'est vous, il ne me reste plus qu'à renier mes convictions et à croire aux horoscopes, à l'invisible, aux anges, aux extraterrestres qui nous auraient fabriqués en laboratoire et faire comme tous ceux-là qui, croyant à la magie et voyant dans les hasards des signes, le destin, Dieu et autres bêtises du même genre, ne sont que des naïfs, des faibles, des simples d'esprit. »

« EITAN. Qu'est-ce que ça veut dire, "Wahida"? Parce que moi, si je tombe amoureux de vous, comment je pourrais supporter l'idée de vous perdre ?
WAHIDA. Mais vous n'allez pas tomber amoureux de moi.
EITAN. J'aimerais vous y voir! Vous, c'est facile: c'est moi qui suis devant vous, alors forcément! Mais moi, avec vous en face de moi, est-ce que j'ai le choix ?
WAHIDA. C'est une déclaration ?
EITAN. C'est un constat. Et j'ai beau me dire, comme Ava Hoss, ma directrice de recherche sur l'évolution des microsatellites codants chez les primates, que génétiquement il n'y a que quarante pour cent de différence entre vous et la levure qui sert à fabriquer les donuts, je n'arrive pas à décrocher de votre visage.
WAHIDA. Est-ce que vous venez de me comparer à de la levure ?
EITAN. À une grenouille ça ne ferait aucune différence.
WAHIDA. J'adore votre manière de parler aux filles. Et l'âme ?
EITAN. Un génome. Pas de hiérarchie dans le monde cellulaire.
WAHIDA. Avec vous l'identité devient simple.
EITAN. Quarante-six chromosomes.
WAHIDA. L'amour ?
EITAN. L'amour, l'holocauste, le témoignage, la mémoire, l'amitié... Quarante-six chromosomes.
WAHIDA. Les promesses, la tendresse, l'humour ?
EITAN. Quarante-six chromosomes. 
WAHIDA. La jeunesse ?
EITAN. Quarante-six chromosomes.
WAHIDA. Mon visage ? Ma peau ?
EITAN. Quarante-six chromosomes.
WAHIDA. Mes lèvres ?
EITAN. Quarante-six chromosomes.
Ils s'embrassent. Font l'amour. »

« EDEN. Tu fais une thèse sur un type qui est mort il y a cinq cents ans et qui a juste été diplomate? C'est quoi sa doctrine, son idéologie ?
WAHIDA. Il n'y a pas de doctrine, d'idéologie... Mademoiselle, mon copain m'attend dehors... Bon... En 1518, de retour de pèlerinage à La Mecque, il est capturé par un pirate chrétien. Le pirate, au lieu de vendre comme simple esclave ce diplomate de haut rang, choisit plutôt de l'offrir au pape Léon X. Le pape, impressionné par son esprit, lui rend sa liberté en échange de sa conversion. Et, à la faveur d'un peu d'eau versée sur sa tête, Hassan Al-Wazzân change de religion et devient Léon l'Africain. Et toute sa vie est comme ça. Ni destin ni hasard, toujours entre les deux. Un pont. Il voyage, côtoie les plus humbles comme les plus puissants, rencontre des tribus, apprend des langues. Contemporain de Vinci et de Machiavel, il passe dix années à Rome où il écrit un immense traité de géographie pour raconter aux Européens une Afrique insoupçonnée et se lie d'amitié autant avec les juifs qu'avec les chrétiens. Et quand finalement il retourne chez lui, on perd sa trace. Personne ne sait où il est mort et on n'a jamais trouvé sa tombe. Il disparaît, il s'évanouit.
EDEN. Et pourquoi tu t'intéresses à lui ?
WAHIDA. Je crois que son histoire permet de répondre à certaines questions que notre époque nous pose.
EDEN. Quelles questions?
WAHIDA. Faut-il à ce point s'attacher à nos identités perdues ? Qu'est-ce qu'une vie entre deux mondes ? Qu'est-ce qu'un migrant? Qu'est-ce qu'un réfugié ? Qu'est-ce qu'un mutant ? »

« NORAH. Mais pourquoi tu fais ça ?
EITAN. Pourquoi je fais quoi ?
NORAH. Tu nous connais, tu connais nos vies, tu nous connais ! Réfléchis, merde!
EITAN. À quoi tu veux que je réfléchisse ? Je l'aime! C'est simple!
NORAH. Je l'aime ! C'est simple! Tu es bête ou quoi ? Ça nous détruit ! Ça nous détruit ! Ce n'est pas sorcier ! Ce n'est pas philosophique, ni historique, ni politique, ni théologique, ni psychanalytique! C'est simple ! Ça nous oppose, ça nous sépare et ça me tue.
EITAN. En quoi aimer sépare, en quoi te le dire te tue ?
NORAH. Ce n'est pas ce que tu dis qui me tue, c'est la manière que tu as de nous obliger à nous entretuer qui me tue! C'est cela qui me tue! Je ne peux pas te dire de ne pas aimer cette fille contre l'avis de père puisque j'ai ton aimé le tien contre l'avis du mien, tu comprends ? Tu fais avec ton père ce que j'ai fait avec le mien ! Tu ne me laisses aucun choix! Je suis obligée d'être d'accord avec toi et je suis obligée d'être contre ton père et je déteste ça, tu m'entends ? Pas parce que je ne t'aime pas, au contraire, mais parce que j'aime ton père et ça me déchire ! Eitan ! Putain ! On t'aime ! Ta vie je l'ai voulue comme un attentat contre toute l'idéologie de mes parents, leurs principes, leur communisme de merde de cet Est de merde à l'ombre de ce mur de merde et leurs comités de merde et leurs discours de merde et leurs dogmes de merde qui ont éventré ma jeunesse! J'ai été mangée, dévorée, digérée, j'ai été chiée dans les chiottes des idéaux, des utopies et des rêves de mes parents ! Alors quand je leur ai présenté ton père, c'est comme si je leur avais craché à la figure !
EITAN. Justement !
NORAH. Justement ! Tu comprends le piège dans lequel tu me pousses ? Tu craches au visage de ton père, et moi je ne peux pas choisir entre vous deux !
ETGAR. Norah, vous ne pouvez pas être tous les deux contre lui !
EITAN. Je ne crache pas au visage de mon père!
NORAH. Tu craches ! Et tu craches doublement. Elle n'est pas juive et elle est arabe. Moi je m'en fous, j'ai rien contre les Arabes: c'est une Arabe, c'est son ennemi et tu ne peux pas en vouloir à ton père de penser ça! Comment pourrais-tu en vouloir à un Juif d'être meurtri si en 46 son fils vient lui annoncer qu'il va épouser une bonne Allemande, bien blonde, bien blanche aux yeux bleus ! C'est dans notre cerveau reptilien à tous ici ! Personne, pas une tribu, ne supporte de voir partir son enfant dans la marmite de l'ennemi. L'identité du groupe ! C'est ça le mal, la misère des humains ! Mes parents nous ont caché que nous étions Juifs, pas pour nous protéger, mais parce qu'ils voulaient qu'on soit communistes! Communistes ! Notre identité c'est le communisme ! Identité du groupe ! Diktat ! Je la hais cette matraqueuse ! C'est elle la fournaise ! La dévoreuse ! La goudronneuse! Tu as déjà vu une goudronneuse étaler le goudron sur une jolie route de campagne? Rien ne l'arrête ! Et nous, nous sommes les petites fourmis sur la jolie route de campagne! Que peut une fourmi contre une goudronneuse ? Rien! Cela est ! Il faut s'y plier ! Et les Arabes aujourd'hui sont les ennemis de ton père. C'est comme ça! Cela est ! C'est malheureux, mais Cela est. Il y a un océan d'Arabes qui veut la destruction d'Israël. Ce n'est pas un détail! Cela est ! Alors toi, pour qui tout n'est que molécule, tu ne peux pas dire à ton père que tu aimes qui tu aimes sans comprendre que ça le dévaste !
EITAN. Pourtant Cela est ! Cela est ! »

« ETGAR. Eitan, tes parents sont fous de toi !
EITAN. Alors pourquoi ils ne m'accueillent pas ? Tu me parles de transmission alors que c'est la question qui occupe ma vie! Pourquoi tu souris, là ? Pourquoi ça te fait rire ? Tu n'as aucune idée devant qui tu dis ce mot ! Tu dis ce mot sans rien connaître de sa vérité, tu m'empoisonnes avec la douleur du passé dont je devrais être responsable jusqu'à étouffer ma vie alors que je suis le mieux placé pour savoir qu'il n'y a pas de transmission des douleurs ! Il n'y a rien ! La douleur ne se transmet pas de génération en génération! Il n'y a que des accidents! Tu entends ce que je te dis! Je te le dis en hébreu: l'expérience d'un humain sa vie durant n'affecte aucun de ses chromosomes, quelle que soit la brutalité de l'expérience! Aucune inquiétude n'est à la source d'aucun cancer, rien ne s'enregistre, rien ne se transforme ! Nos gènes sont indifférents à nos existences! Indifférents ! Tes chromosomes n'ont pas inscrit les traumatismes de ton père ! Auschwitz au complet n'a pas affecté le moindre gène, le plus petit ADN de mon grand-père. Écoute ce que je te dis: en 1966, quand la semence de ton père a fécondé ta mère, il n'y avait pas de camp de concentration dedans ! Ne pars pas, assieds-toi, tu vas m'écouter ! Il n'y a pas de transmission comme tu te le figures, l'unique transmission qui existe est génétique, et la génétique est sourde, aveugle à tout affect, toute douleur ! Ce n'est pas dans le sang ni dans la chair ! C'est dans la tête ! C'est juste de la psychologie de merde ! Une éducation culpabilisante parce qu'on n'a pas trouvé encore une manière de raconter le passé aux enfants sans les faire chier, et si on les traumatise, c'est parce qu'on veut qu'ils soient traumatisés, on n'accepterait pas qu'ils s'en sortent! Alors on a inventé ce mot, "transmission", on leur dit "transmission" parce que "assassinat", ça ne se dit pas, on leur dit "mémoire, bagages des ancêtres, responsabilité du passé" et on les tue! Parce qu'on a de la peine, un chagrin noir sans fin ! Comment expliquer sinon qu'on n'apprend rien ? Que de génération en génération on recommence ? Si les traumatismes marquaient quelque chose dans les gènes que nous transmettons à nos enfants, est-ce que tu crois que notre peuple aujourd'hui ferait subir à un autre l'oppression qu'il a subie lui-même ! Je n'arrive pas à comprendre que vous ne soyez pas fous de joie ! Combien de fois vous vous êtes inquiétés devant ma froideur, mon manque de poésie, mon manque de fantaisie ? Et personne, personne, sauf peut-être mon grand-père, ne croyait qu'un jour un connard comme moi puisse ressentir ce qu'il ressent pour un autre être humain. Si je la perds, je meurs. Vous m'entendez ? Je respecte la douleur de mon grand-père et la tienne et celle de mon peuple, je comprends la naissance d'Israël et son importance, et dire ce que je dis me met les larmes aux yeux, mais devant l'amour rien ne tient. Est-ce que je dis une énormité en disant cela ? Mais non je n'ai rien dit. Oublie. »

« NORAH. Il vous reste la méchanceté ! Leah, écoutez-moi, la vérité n'est pas un jeu. C'est pire que la justice, pire que tout, c'est une babiole effroyable. Croyez-moi ! Il m'arrive parfois de la voir dans la vie de mes patients, six ans, dix ans avant qu'ils ne soient eux-mêmes en mesure de l'entendre. Il y a un temps juste pour le mensonge et un temps injuste pour la vérité. »

« EITAN. Ça va tout broyer !
EDEN. Qu'importe ! Et qu'on soit tous broyés pourvu que ce que nous aimons soit sauvé. Eitan, écoute-moi : Wahida, toi, moi et tous ceux qui sont morts cette nuit sommes comme l'impossible miroir d'un rêve depuis longtemps assassiné. Plus de réconciliation possible. Trop de terres volées, d'enfants tués, d'autobus explosés, trop de viols, trop de meurtres. Comment oublier ce qu'ils nous font et comment oublier ce qu'on leur fait ?! Alors nous les ignorons ! Et quand il faut les attaquer nous les attaquons, et quand il nous faut nous défendre nous nous défendons. Nous comptons nos morts sans compter les leurs et quand leurs morts sont plus nombreux que les nôtres nous fêtons victoire et allégresse et nous retournons au bord de notre mer et eux au bord de la leur ! Alors c'est la guerre ! Une guerre qui va durer encore mille ans ! C'est un charnier, et il nous faut sauter dedans parce que nous sommes tous les endeuillés d'un même rêve perdu, qui n'a jamais été pleuré. Celui de vivre ensemble, entre ciel et mer, de s'attabler et d'inviter les dieux pour ferer les noces d'Eitan et Wahida avant de bâtir une ville commune aux portes toujours ouvertes à nos deux horizons. Ce rêve mort et ensanglanté il faut pourtant recommencer à croire en lui, pour ne plus avoir à trembler quand on se retrouve face à face ou que la peau de l'un touche la peau de l'autre. Voilà pourquoi, même si c'est désespéré, même si c'est perdu d'avance, il faut obliger ceux qui se taisent à parler, il faut crever l'abcès de l'Histoire ! Retrouve ton père, mets en lumière son histoire, quelle que soit cette histoire, meurs s'il le faut, déchire toute la trame de ta vie, dévaste tout ce qui faisait ta raison, et Wahida pourra encore t'aimer non pas parce que tu oses désobéir à ton sang, à ton père, mais parce que tu as cru avec elle au même rêve. Rien d'autre n'a de sens, Eitan, sauf peut-être les oiseaux du hasard qui vont et viennent invisibles et nous jettent dans les bras les uns des autres sans que nous n'y comprenions rien. Mais de ces oiseaux-là il ne faut pas approcher, il faut les laisser aller dans la lumière de nos vies qui passent plus vite que des étoiles effilochées bonnes à faire naître un vœu, avant de disparaître dans la nuit noire de la mémoire. Tout le reste nous appartient, Eitan, tout le reste nous appartient, ça nous appartient. 

Les avions passent dans le ciel. »

« ETGAR. Ne t'inquiète pas, ça va aller. De toute façon ça ne sert à rien de s'en faire parce que les choses ne vont jamais comme on aimerait. N'est-ce pas ? Tout est déréglé et personne ne peut plus rien prévoir. Avant, les fermiers engendraient les fermiers, les rois les rois et les ouvriers les ouvriers. Tu naissais dans un monde et tu ne le quittais pas, sauf pour mourir. Alors que maintenant. celui qui dit "adieu" finit par revenir et celui qui dit "au revoir" on ne le revoit plus. Il a fallu l'anéantissement de mon monde pour qu'un bateau me conduise ici. Je n'avais jamais vu un olivier de ma vie, jamais mangé une figue! Je ne connaissais que les champs de betteraves ! Et j'arrive ici. Je me rappelle encore, je n'avais pas dix ans et j'ai vu le soleil, j'ai vu la mer et toute cette lumière et j'ai eu la conviction de la fin du voyage. Là Israël, là le monde, là le centre. J'étais le dernier d'une lignée d'oiseaux sans branche, sans port, sans rien, moi, le petit survivant, qui ai vu mon frère se faire découper à la hache pour servir de nourriture aux chiens dont j'entends encore la mastication, je posais les pieds sur la terre ferme avec l'exil et le malheur de tous mes ancêtres sur les épaules. J'arrivais pour eux ! Eh bien je peux te dire une chose : si Dieu existe, il a dû rire parce qu'une virgule plus tard je refaisais mes bagages pour retourner avec ton père vers ces terres maudites en me promettant de ne plus jamais remettre les pieds ici. Et j'y ai cru à cette promesse. Et voilà. Où suis-je à présent ? D'où je te parle ? C'est drôle, non ? »

« NORAH. Sais-tu comment j'ai appris que j'étais juive ? Avec quelle vitesse je l'ai compris ? J'ai quatorze ans et je suis heureuse, car on du chocolat pour le dessert. C'était si rare à l'Est, le chocolat! A la télévision soviétique, les nouvelles du soir. Mon père comme d'habitude monte le son. "Le comité de solidarité de la RDA proteste contre le massacre de civils palestiniens des camps de réfugiés de Sabra et Chatila qui vient d'avoir lieu à l'ouest de Beyrouth. L'agence TASS affirme que ce massacre bestial a été perpétré par les agresseurs israéliens avec la complicité évidente de l'impérialisme occidental." On les croit. Et devant les images qui défilent, mon père dit: "Si après ce massacre on me surprend encore à rappeler que nous sommes Juifs, je me coupe la langue." "Pourquoi tu dis ça, papa ?" "Pourquoi je dis quoi?" "Nous sommes Juifs ?" "Sors-toi ça de la tête, Norah, maintenant c'est fini !" "Nous sommes Juifs ? Pourquoi tu ne me l'as jamais dit ?" "À quoi ça t'aurait servi de savoir que toute ta famille a fini en cendres ?" "Quoi ?! Quoi ?! Qu'est-ce que tu dis papa ?" "Tu es communiste, mange ton chocolat, brosse-toi les dents et va te coucher." J'ai vu les camps, les montagnes de cheveux, les blocs de savon, alors j'ai vomi le chocolat et j'ai pensé : Norah, ta peau est juive, tes cheveux sont juifs, tu ne le savais pas et tu l'apprends au hasard d'un massacre dans une ville que tu ne connais pas d'un pays, dont tu n'as jamais entendu parler. Comme l'enfant que le souffle de l'explosion n'atteint pas et qui reste hébété tenant la main arrachée de sa mère, je tenais tout à coup la main de cette Juive que j'étais et qui n'a plus de mère, j'ai senti la solitude de cette petite fille, sans plus de mère, ni plus de sœurs, ni plus de famille, hébétée par l'explosion de cette stupide phrase prononcée par mon père qui n'a rien saisi de la violence infligée à ses enfants. Ce n'est pas la vérité qui crève les yeux d'Edipe, mais la vitesse avec laquelle il la reçoit, ce n'est pas le mur qui tue le coureur automobile, mais la vitesse avec laquelle il s'y fracasse. Si tu aimes ton père, si tu veux le guérir, ne lui fais pas subir ce que j'ai subi. Pas trop vite. Lentement, il faut guérir lentement, consoler lentement. Ne rien jeter trop vite contre le mur de la connaissance. »

« WAHIDA. J'ai été de l'autre côté du mur, j'ai marché au hasard dans la poussière de la Palestine et j'ai eu l'impression de rentrer chez moi. J'ai dormi chez des gens que je ne connaissais pas et quand on m'a demandé le nom de mon père j'ai explosé en sanglots. Jamais encore depuis sa mort je n'avais entendu mon prénom si bien prononcé. Wahida, Wahida, pourquoi tu pleures ? Je pleure la douceur de mon père. C'était peut-être pour réentendre le chant de son prénom que Wazzân est rentré chez lui. La nuit, c'était la guerre, à l'aube ensevelir les morts, pleurer les vivants, laver les peines, les deuils, les frayeurs. Personne ne veut se consoler. La colère il faut la garder vive, l'ennemi il faut le détester. »

« Je suis Arabe. J'ai beau être une intellectuelle, avoir fui au bout du monde, posséder un passeport américain, avoir changé de langue, j'ai beau t'avoir rencontré toi, le Juif, l'ennemi, j'ai beau me foutre de la religion, me foutre du monde, rien n'y change! Je suis ça. Depuis trois ans, je me fais chier avec une thèse qui cherche à prouver combien il est dangereux de se clôturer à l'intérieur d'un principe ipe d'identité, de s'attacher à ses identités perdues, comme si moi j'en étais dégagée! Ce n'est que de la théorie universitaire de merde! Des idées de merde! La réalité est simple! Je suis ça!
J'appartiens à ça! Et si je veux m'en libérer, m'en débarrasser, il faut au moins que je commence par me regarder en face. S'il y a une chose que je n'ai pas comprise, ou pas voulu comprendre de Wazzân, c'est sa curiosité, sa manière chaque fois différente d'être arabe, sa manière de toujours échapper au malheur. De cette manière, j'ai encore beaucoup à apprendre! Il ne s'est pas dissimulé, au contraire, il a toujours choisi de se dévoiler devant la passion qu'il avait du monde. Je ne veux plus fuir, même si ça me fout la trouille, même si tout me dit de rentrer, d'oublier tout ça, mais je ne veux pas, je ne veux pas retourner avec toi, retrouver New York, ça n'aurait pas de sens, je dois juste me confronter à ça. Pas en touriste ou en théoricienne, mais directement, maintenant, en sacrifiant tout, là, dans le pire, de l'autre côté de ce mur et pendant cette guerre.
Pardon, Eitan. Pardon. Mon amour, pardon, mais j'avais besoin que tu te réveilles pour que je puisse te quitter. Je te quitte. Je te dis ces mots et je ressens ce que ressent celui qui se fait exploser au milieu de la foule, je casse tout, je nous casse, je sépare la terre et je m'éloigne. C'est égoïste. Pendant cette guerre, ma place est là-bas. De l'autre côté de ce mur. Avec ceux qui vont perdre. Je veux me tenir avec mes sœurs. Celles du moins qui m'ont appelée comme ça. Ya ikhti. Je veux me tenir avec mes mères. Celles du moins qui m'ont appelée comme ça. Ya binti. Tu vois? Je ne fais que dire ces deux mots en arabe et je tremble, signe de tout ce que j'ai perdu. »

« WAZZÂN. Un oiseau vient au monde et voilà qu'à la faveur de son premier envol il passe au-dessus des eaux de la mer. La lumière laisse entrevoir sous la surface les poissons aux écailles argentées. Ému par cette beauté inconnue, l'oiseau veut aller à leur rencontre et il tombe vers la mer. Mais les autres oiseaux, ses congénères, le rattrapent avant qu'il n'atteigne les vagues. "Non! lui dit le plus sage, ne t'avise jamais d'aller vers ces créatures. Elles te sont étrangères en tous points et, les rejoignant, tu mourrais comme elles mourraient si elles nous rejoignaient. Nous ne sommes faits ni pour nous rencontrer ni pour vivre ensemble." L'oiseau obéit et va sa vie, mais toujours son cœur se tord à la vue de la mer. Taciturne, il ne chante plus. Jusqu'au jour où, pétri par un chagrin devenu trop lourd à porter, il songe qu'à une longue vie malheureuse il préfere un seul instant d'extase, et il referme sur lui ses ailes! Et dans la bleuité du ciel, il tombe vers la bleuité de la mer pour en fendre la surface. Le voilà sous l'eau, s'enfonçant vers l'abysse des lumières et dans le peu de temps qu'il lui reste, l'oiseau ouvre ses yeux! Infinité de poissons multicolores! Satin insoupçonné des abîmes! Indicible beauté étrangère! Son coœur s'enflamme! Sa dernière heure approche, mais il ne s'en soucie plus, tout à son désir de l'autre, de ce qui est différent, et ce désir est si absolu, si immense, si spirituel, qu'à l'instant précis où la mort veut le saisir des ouïes lui poussent au cou! Et il respire! Il respire! L'oiseau respire! Et, respirant, volant-nageant, il s'avance au milieu des poissons aux écailles d'or, de jade et de rose aussi subjugués par lui que lui par eux, et, les saluant, l'oiseau prononce la parole magique: "Me voici! C'est moi! Je suis l'oiseau amphibie arrivant au milieu de vous, je suis l'un des vôtres, je suis l'un des vôtres!"
DAVID. J'entends dans ta voix la langue de cette mère que je n'ai pas connue. Ta voix comme filet jeté à la mer pour me redonner des fragments anciens. Il faut consoler ceux qui vont mourir. Je te remercie. Mais si belle que soit ton histoire, c'est une histoire pour soulager les vivants. Pour celui qui meurt, rien n'est réparé. Moi, j'aurais aimé connaître les enfants de mon fils. Tant aimé encore marcher sous la pluie, compter les étoiles, profiter davantage des silences et parler plus doucement aux choses. Moi, j'aurais voulu vieillir avec ma femme. Je ne savais pas combien étaient puissants les regrets de ce qui n'a pas été réconcilié. Il me semble qu'à présent je sais ce qu'il aurait fallu dire et faire.
WAZZÂN. Tout ne peut pas être réussi.
DAVID. Sur ce point tu as raison. Et toute vie est peut-être fondée sur une erreur. Même si je ne pars pas en paix, qu'au moins ces derniers pas soient à moi. »

« Écrit avec les bons conseils, toujours vigilants et généreux, de l'immense historienne Natalie Zemon Davis dont la rencontre et l'amitié ont ouvert en moi des champs nouveaux pour de formidables rêveries -, Tous des oiseaux est le premier spectacle que j'ai créé à titre de directeur de La Colline théâtre national. La première création d'un directeur est toujours un moment important pour un théâtre. Elle scelle le lien entre la nouvelle direction et l'équipe permanente, et incarne de manière déterminante la vision qui sera défendue au cours des prochaines années. En ce sens, aborder le conflit israélo-palestinien à travers cette première fois prenait, à mes yeux, une tournure d'autant plus symbolique qu'elle plaçait la question de l'ennemi, de l'Autre, comme axe obsessionnel. Pour donner réalité à ce symbole et parce qu'un théâtre c'est avant tout une équipe, j'ai tenu, ici, à nommer toutes les personnes qui ont œuvré à ce premier spectacle qui fut présenté pour la première fois dans la salle Maria-Casarès du théâtre de La Colline, le 17 novembre 2017. Nommer l'équipe de création mais aussi les quatre-vingt-quatre personnes qui composent la tribu permanente de La Colline, chacun qui, de près ou de loin au sein des différents départements, a rendu cette création possible en s'en inquiétant, en la prenant à cœur, s'y attachant et la défendant avec joie et vigueur.

W. M. »

Quatrième de couverture

Éperdument amoureux, Eitan et Wahida confrontent la réalité historique contre laquelle ils tenteront de résister.

Mais les choses tournent mal sur le pont Allenby, entre Israël et la Jordanie: victime d'une attaque terroriste, Eitan tombe dans le coma. C'est dans cet espace-temps suspendu qu'il recevra la visite forcée de ses parents et de ses grands-parents, alors que les chagrins identitaires, le démon des détestations, les idéologies torses s'enflamment et que les oiseaux de malheur attaquent en piqué le cœur et la raison de chacun. Que sait-on des secrets de sa famille, de quels revers de l'Histoire et de quelles violences sommes-nous tous les héritiers ? Si l'on naît dans le lit de notre ennemi, comment empêcher que l'hémoglobine en nos veines ne devienne une mine antipersonnel...

Comédien, metteur en scène, romancier d'Anima (2012) et directeur de La Colline - théâtre national, Wajdi Mouawad est l'auteur du quatuor épique Le sang des promesses (Littoral, Incendies, Forêts, Ciels). Son œuvre, traduite en plusieurs langues, a été saluée par de nombreuses récompenses internationales.

Éditions Leméac/Actes Sud-Papiers,  janvier 2018
99 pages 

dimanche 1 septembre 2024

Les falaises ★★★★★ de Virginie DeChamplain

Des mots
Des falaises de mots
Des fuites en avant 
Revenir toujours Marcher dans les pas de ses fantômes

Lecture télescopage
Que ces pages m'ont happée, parlé, émue
La Gaspésie
Des souvenirs, des pensées
Qui m'ont rattrapée

Les falaises
Ce sont des femmes frontières
Insaisissables
Belles
C'est de la poésie à chaque encablure
Ce sont des paysages sauvages
Beaux
C'est une échappée belle
Saisissante
Troublante
Une intimité
Au féminin
D'une tendre délicatesse

Des mots pommade
Des mots caresse
Des mots ressac

Merci aux Éditions La Peuplade, merci Virginie DeChamplain !
« J'apprends les collines autour. Je nomme les rochers et les oiseaux. Les phoques remarquent à peine que je suis là. Et les falaises. Les falaises. Dramatiques et grandioses. Elles s'écrasent contre les vagues en bas. Je laisse les heures me passer dessus. »

« Les morts, ils sont morts, ça leur dérange pas que tu sois là ou pas. Les funérailles c'est pour les vivants. »

« Ma mère aimait ça, partir. Elle aimait partir le plus loin possible. Toujours plus loin.

Ça la rassurait, trouver le chaos ailleurs. S'assurer qu'on existe encore à l'autre bout du monde. Elle nous a trimballées dans plus de gares de quais de ports que je peux compter. Elle nous faisait l'école n'importe où, sur un coin de table de café français ou dans une cabine de train qui traversait des rizières srilankaises. C'était étourdissant. Grandiose tranquille. On était des enfants sac à dos. Ionisées. En constante fusion défusion. Jamais complètement quelque part.

Je pense qu'à toutes les fois on manquait ne pas revenir, mais quelque chose la ramenait toujours ici, dans sa maison qui part au vent, dans la crique où on est nées. Et on finissait les trois jetlagged dans son lit trop grand qui tout d'un coup était juste de la bonne taille. Chez nous comme des invitées. Essoufflées, mais déjà prêtes à repartir. »

« Je retourne en dedans, continuer à déterrer les années. Empaqueter les squelettes de sauterelles et la porcelaine que mon arrière-grand-mère a reçue à son mariage. Les albums photos qui sentent le moisi. Un chaudron en fonte que j'ai manqué échapper sur le pied d'Ana. Des pantoufles tricotées, des chemises qui ont l'air d'être faites en rideaux.
Sur le cadre de porte du salon une dizaine de noms d'enfants tracés au stylo se pourchassent, se rattrapent, finissent par disparaître. Ça par contre ça s'enferme pas.
J'ai l'impression brûlante de découvrir l'histoire pour mieux l'effacer. Son histoire, mon histoire. Celle de tout ce qu'il y a eu avant nous. Je me surprends à chercher l'élément déclencheur. Ce qui l'a fait craquer, fendre sur toute la longueur. La brèche par laquelle la fin s'est infiltrée. Mais je crois qu'au fond j'aime mieux pas savoir. »

« Je réalise que je me souviens pas de la dernière fois que j'ai parlé à ma mère. Que j'ai pris de ses nouvelles. Je me suis nourrie à la rage depuis que je suis partie de la Gaspésie. Et là j'ai plus rien à haïr. Que la culpabilité de pas avoir appelé, de pas être descendue à Pâques ou de pas lui avoir envoyé de fleurs à sa fête qui me ronge comme la houle. »

« C'est clairement une fille du coin, mais je me rappelle pas l'avoir déjà croisée. On a dû s'être manquées. C'est un petit village pourtant. Tout se sait tout le monde se connaît. Mais quand on passe la moitié de sa vie ailleurs, sur la route entre deux ciels et qu'on revient juste pour reprendre son souffle ou pour enterrer sa mère, on finit par passer à côté du temps. Même quand il bouge pas. »

« Tokyo au printemps

je cherche les cerisiers

un goût de grands espaces dans le fond de la bouche

comme un mal de cœur qui passe pas

comment on fait pour s'évader quand on est déjà à l'autre bout du monde »

« j'ai fait taire le bruit 
les oreilles à l'envers 
crier par en dedans »

« J'ai peur de ce qu'y a là-dedans, de ce qu'elle a trouvé à raconter toutes ces années. Impatiente de ces années de village de fond de rang, enroulées dans le temps qui roule, en silence à part le bruit des vagues. Est-ce que je vais déterrer des morts qui dormaient dur, leur squelette mangé par les vers ? J'ai peur de la lire et de me lire, moi. De découvrir que rien a changé. Qu'on se transmet le temps d'une génération à l'autre sans que rien avance. Qu'on s'aime à rebours, quand il est trop tard. Je fige un peu en me disant que pire, je vais peut-être rien ressentir du tout.
Je me secoue, prends le premier cahier sur le bord, sors sur la galerie m'asseoir dans les grandes marées. Je me berce dans la chaise de ma grand-mère, les jointures frettes dans la tempête qui s'en vient. J'ouvre le cahier en plein milieu. Le pâté chinois passe croche. »

« 2 décembre 1970

Aujourd'hui, c'est ton anniversaire. Tu viens d'avoir deux ans et je n'arrive pas à déterminer si le temps a passé vite ou lentement. Je viens d'aller te coucher sans te raconter d'histoire, car tu t'es assoupie dans mes bras alors que je montais l'escalier. Je t'ai déposée et je t'ai regardée dormir une minute, me demandant à quoi tu rêvais. Comme j'aimerais dormir d'un sommeil tendre comme le tien. Le mien est peuplé d'ombres et de figures qui me fuient. Qui me fuient autant que je les fuis. Je ne sais pas si je dois en avoir peur alors je cours. Je me réveille tous les matins essoufflée, essoufflée d'avoir tant couru et rien rêvé.
La maison a bourdonné toute la journée. Tes oncles et tes tantes ont fait la route pour venir te voir. Pour venir caresser tes joues et te regarder jouer en souriant. Et les femmes du village sont passées avec leur marmaille pour le gâteau. Des femmes de mon âge. Je crois qu'elles s'imaginent que nous sommes amies. Simplement puisque nous nous ressemblons. Simplement puisque nous avons enfanté à quelques mois d'intervalle. Elles me parlent de recettes de soupe et de trucs pour retirer une tache de vin. Je hoche la tête et je souris, mais à l'intérieur j'ai envie de crier. De les secouer. De les secouer toutes. Je les trouve vides. Incroyablement vides et tristes.
Et j'ai peur de l'être aussi, vide et triste. Et je me regarde rêver, moi qui n'attrape rien ni personne, moi qui cours sans direction tant le jour que la nuit. Et je me dis que je le suis probablement. Comme toutes les âmes de ce village, toutes ces ombres qui passent en longeant les murs, en faisant craquer les planchers pour signaler leur présence.
Et je me promets que je ne te laisserai jamais devenir comme nous. »

« Quand on était petites et qu'on débarquait d'un avion, ma mère nous disait toujours de respirer un grand coup et de nommer ce que ça sentait parce que dans une minute on allait s'être habituées à l'odeur et on se rendrait plus compte que c'était différent. Ça allait devenir le nouveau normal.
Managua sentait la mangue. Les poubelles tristes qui cuisent au soleil.
Hanoi les oignons et le thé vert.
Marrakech la terre sèche, les citrons, les olives.
Séville les oranges et la pierre brûlante.
Bombay la pisse, la misère et les feux d'artifice.
Ici, l'air goûte déjà janvier jusque dans le fond de la gorge. Le hareng fumé. Le gaz à quatre-roues le ressac les algues de la dernière marée. Je me dis que je pourrais rester ici en recluse. Tomber avec la neige qui s'en vient. M'emmitoufler. Me réveiller au chant des skidoos et au craquement des glaces sur la berge.
Ma mère haïssait l'hiver. L'idée d'une saison qui rend immobile. »

« Le soleil se lève et, pendant dix secondes, un trou creuse les nuages de l'autre bord de l'horizon. Pendant dix secondes la lumière m'éventre, m'ouvre au complet, me remet là, ici, parmi les vivants qui dorment autour. J'ai le souffle coupé. L'averse s'enfarge pour se calmer. J'ai le souffle coupé, je sais c'est con.
C'est juste de la lumière , je sais. Juste de la lumière.
Je continue de marcher et j'atteins les premières maisons du village. J'ai envie d'adopter un chien. Je l'emmènerais se promener. On se protégerait. On se passerait le temps pour que ça ait l'air moins long. On se baignerait dans des dix secondes de soleil. »

« Je fais un sac de ses draps. Un autre sac de robes de foulards de manteaux d'hiver ses chapeaux de fausse fourrure ses maillots de bain ses sandales en rotin qu'elle a achetées au Panama y'a vingt ans et qui sont encore comme neuves. Dans le sac. Toute. J'ai plus envie de trier. Je garroche tout. Toute sa vie dans le sac. Coup de pied dans la commode. Tiens, crisse. Sa vie de cadavre maintenant. Sa vie de poussière.
Je lance le sac dans le passage et m'assois sur le plancher qui gondole dans ma nausée. La mort prise entre les poumons. J'écrase mes larmes avec mes poings. »

« Chloé s'arrête tous les trois pas pour me présenter. Tout le monde fait semblant d'être surpris, de pas savoir déjà qui je suis. On me serre la main, me touche les épaules. On me dit bienvenue. Rebienvenue. Ça doit faire du bien d'être revenue. Leurs sourires croches. L'envie de leur casser les dents. À ces gens qui toute ma vie m'ont regardée me noyer. Nous ont regardées nous noyer les yeux grand fermés. Leurs mains me brûlent. Je veux partir. Chloé, je veux partir. »

« J'ai douze ans et je vois mon père pour la première fois. Sur un polaroïd volé dans le tiroir de ma mère. Je sais pas pourquoi, mais je sais que c'est lui. Son menton comme le mien peut-être. Ou le coup de poing dans le ventre que son regard me donne. Un matin gris de tuque de marin enfoncée jusqu'aux oreilles. NORDFJORDEID, 1991 écrit au stylo derrière. Il sourit pas, mais quelque chose dans ses yeux. Quatre ans plus tard, après avoir cherché son adresse en cachette, je me pointe devant chez lui, avec mon dictionnaire français/norvégien et tout l'air qu'il me manque. Til salgs. À vendre. Le voisin me dit en norvégien, puis se ravise en anglais, qu'il est mort il y a trois semaines. Que mon père est mort. Je pose ma main, mon poing, mon corps sur la porte de la maison. Un cri dans la poitrine. Fâchée contre tout ce qui m'abandonne. »

« les sorcières les fées dans la nuit agitée

les cavernes sombres où les peuples cachés m'attendent

les os mal soudés qu'on casse à nouveau pour qu'ils guérissent mieux »

« Je dis à tout le monde que je suis partie à Montréal pour me trouver une job qui a de l'allure. Mais c'était plus pour le bruit. Pour avoir du bruit de millions d'inconnus autour de ma peau. Pour faire taire le silence de tous ceux qui nous ont regardées de loin. À distance respectable des flammes. L'angoisse me serre comme deux mains autour de ma gorge. Le foutu silence des villages où tout le monde sait tout et personne dit rien. »

« Le vent la tirait dans le vide. L'océan s'écrasait en bas. Mais elle avait pas sauté.
Elle avait pas sauté parce qu'elle était enceinte de moi.
Sur le plancher de l'épicerie j'ai envie de pleurer. Ma mère cale sa tête sur mon épaule. Je pleure pas. Je suis plus forte que ça. J'ai treize ans. Tellement plus forte que ça. On reste là jusqu'à ce qu'un commis vienne nous dire qu'on bloque le chemin. On bloque l'espace. Por favor levántate, estás bloqueando el espacio.
À treize ans je me disais que je l'avais sauvée. Ma mère. Je regardais Anaïs et je me disais que je l'avais sauvée. Que des entrailles de ma mère je nous avais toutes sauvées.
Aujourd'hui j'en suis pas si sûre. Aujourd'hui j'ai un goût amer dans la bouche quand j'y repense. J'ai frette à la colonne quand j'y repense.
Je me dis que c'est là probablement là qu'est né le trou dans mon ventre.
D'où tout nous ramène toujours. »

« - C'est pas toi, tu l'sais ça, hein ? C'est pas ta faute rien de tout ça.
Non. Mes ongles s'enfoncent dans mes paumes.
- Non, Marie, c'est ma faute. D'être partie. D'avoir laissé Anaïs derrière. D'avoir laissé ma mère derrière. D'avoir toute laissé. J'suis revenue trop tard, Marie. Tellement trop tard. J'suis revenue pour trouver rien, personne. Des fois je me dis que c'est ça qu'elle voulait. Qu'on revienne. Mais à quoi ça sert ? À quoi ça sert esti, à quoi ça sert s'il reste plus rien, si tout le monde est parti pis qu'on arrive toujours trop tard ? Je cours après du vide depuis des années, j'me sauve d'elle parce que je veux pas devenir pareil mais plus ça va plus j'me dis que j'peux pas y échapper. Que toute va nous ramener ici pareil dans cette esti de maison où toute résonne trop fort pis où il est toujours trop tard.
Je remonte mes genoux sous mon menton. La poitrine dans un tuyau trop serré.
- J'suis brisée, Marie. J'ai envie de courir mais je sais pu comment, de sacrer des coups de poing dans les murs mais je sais pu comment, de crier mais je sais pu comment. Quand je crois que ça va mieux, ça recommence à aller mal. Y'a toujours quelque chose qui brise plus creux ou qui me pousse à m'enfuir. »

« L'ISLANDE.

Le silence plus grand qu'ailleurs. Le ciel avale les avions qui décollent autour. Mon sac à dos léger. Les riens qui me transportent.
Je débarque sous la pluie froide, dans un flot de gens qui savent où ils vont. Tous prennent l'autobus direction centre-ville qui attend devant l'aéroport. Je suis le mouvement. Je suis les gens qui savent où ils vont. Je choisis un siège près de la vitre. Les grands espaces défilent, indomptés jusqu'à la ville.
Reykjavik la grande. Reykjavik de Vikings et de sel. Je me demande si elles ont pris l'autobus, elles aussi. Si elles avaient frette aux mains, elles aussi. Si elles avaient un feu dans le ventre, elles aussi. Ma grand-mère devant avec ma mère et moi dans leur sillage. Les plaines sauvages brunes et vertes me rappellent la Gaspésie après un hiver triste. L'Océan à ma gauche. Les cahiers tirent à leur fin. J'entame le dernier. »

« j'ai cherché une carte des étoiles 
j'ai trouvé un reflet dans le miroir 
ce n'était pas le mien 
mais presque »

« J'apprends les collines autour. Je nomme les rochers et les oiseaux. Les phoques remarquent à peine que je suis là. Et les falaises. Les falaises. Dramatiques et grandioses. Elles s'écrasent contre les vagues en bas. Je laisse les heures me passer dessus. »

« On boit du vin rouge et Steinunn me demande ce que je fais ici toute seule, entre deux saisons. C'est peut-être le vin ou les veines fragiles sous sa peau, mais je me mets à leur raconter ma mère et les sirènes et la maison dans la crique et les fantômes et les cahiers dans la garde-robe et l'Islande et ma grand-mère dans sa tempête.
Steinunn verse une larme dans sa serviette de table. Elle me dit qu'elle pleure toujours quand c'est trop beau. Quand c'est trop triste. Je lui renvoie un drôle de sourire. »

« CHLOÉ,

Quand je vais revenir, je vais t'écrire des poèmes de renarde et te les lire en dessous de la fenêtre ouverte, une bouteille de rouge entre les cuisses. Je vais embrasser tes dents bleues, la neige dans tes cils. Chloé j'ai le corps de l'autre bord du monde, mais j'au- rais envie de m'endormir entre tes seins. Cachée crevée au fond de toi. Je vais dessi- ner des cartes de tes taches de rousseur, les encadrer dans la cage d'escalier. Question de toujours savoir le chemin quand on va monter se coucher. Je retourne à mes grands espaces. Garde le fleuve pour moi. »

« Les femmes de ma vie. On se succède sans se voir, comme des ombres qui courent devant les miroirs, sacrent des coups de poing dedans et continuent leur route pour voir le monde. »

« LE CIEL ME COULE DESSUs au bord de la falaise. Je marche avec mes fantômes, leur raconte mes journées. »

Quatrième de couverture

V. vient d'apprendre que l'on a retrouvé le corps sans vie de sa mère, rejeté par le Saint-Laurent sur une plage de la Gaspésie, l'équivalent « du bout du monde ». Elle regagne là-bas, brusquement, sa maison natale, et se confectionne une « île » au milieu du salon venteux, lieu désigné pour découvrir et mieux effacer- ou la ramener-l'histoire des femmes de sa lignée à travers les journaux manuscrits de sa grand-mère. V. se voit prise dans sa lecture, incapable de s'en détacher. Sa seule échappatoire réside derrière le comptoir d'un bar au village, dans une chevelure rousse aérienne, et s'appelle Chloé.

Les falaises fait le récit d'un chaos à dompter, d'un grand voyage onirique, historique et féminin, qui de la Gaspésie à l'Islande réunit ces survivantes de mère en fille qui admettent difficilement être de quelque part, préférant se savoir ailleurs et se déraciner à volonté.

Virginie DeChamplain est née et a grandi au bord du fleuve, à Rimouski. Ils ne se sont jamais vraiment quittés. Les falaises est son premier roman.

Éditions La Peuplade,  mars 2020
213 pages
Sélection 2023 Prix Harper Collins Poche