dimanche 5 janvier 2025

Sitka ★★★★☆ de Gabrielle Filteau-Chiba

J'ai lu des nouvelles à Noël. Sitka, entre autres. J'aime être saisie par les mots, les images qu'une courte lecture me procure. Souvent l'auteur d'une nouvelle m'embarque dès la première phrase. La nouvelle renouvelle les images qui m'habitent. Souvent elles m'accompagnent longtemps.
Sitka sera de celle-là.
Une nouvelle, sorte de prequel, qui se love entre les lignes du triptyque ENCABANÉE, SAUVAGINES et BIVOUAC de l'autrice Gabrielle Filteau-Chiba.
La cruauté humaine y est mis en exergue, pourtant, c'est le chemin vers la liberté que Sitka foule et les beautés de la nature que je retiendrai. Il y a des images qui ne trompent pas, quk aimantent, qui inspirent et il me plairait bien de feuilleter un roman graphique des œuvres de Gabrielle Filteau-Chiba ❤️💚

« L'homme se retourne, inquiet, cherche sa fille dans la pièce et s'arrête sur la scène. Ses mains ne bougent plus. De l'eau commence à mouiller ses yeux attendris. Si Sitka pouvait sourire, elle le ferait. Elle se contente de demeurer droite, de marcher au rythme de l'enfant qui avance vers son père.

Il les enlace toutes les deux. La chienne-louve se sent utile, se sent mère, oublie presque sa soif de courir en meute à s'en émousser les griffes. »

« Irène lève les yeux sur le babillard où pendent toutes sortes d'annonces au pied effiloché et déchire le numéro de l'asso- ciation locale pour la protection des ani- maux. Ça lui arrache un sourire de penser qu'elle est, au fond, de la même trempe que ces bêtes traumatisées soignées par cet organisme de bienfaisance. Si elle devait créer un profil sur une plateforme quelconque, elle se résumerait en ces lignes :

« Vieille pour son âge, maganée par le stress, physique négligé, manque d'affection, lueur d'espoir dans les yeux. »

Quel genre de monde donne son temps à protéger, à réhabiliter plus petit que soi ? Des gens bien, se répond Irène, sûrement des gens bien. »

« Ceux qui errent en pays étranger sont sou- vent les plus ouverts, les plus tolérants. De jour de fugue en nuit de cavale, la fugueuse se joignit aux solitaires et aux éclopés : chiens, coyotes, loups mélangés. Sans discrimination, ils chassèrent ensemble, et lorsqu'ils fondaient sur une proie, ou caracolaient juste pour le plaisir de fendre l'air, ils formaient un Grand Clan de toute beauté.

Une harde plus qu'une meute. Une fédé- ration plus qu'une lignée de sang. Sans hié- rarchie. Éphémère. Mouvante.

La chienne-louve a rangé dans sa mémoire les mots qu'on avait déposés sur sa tête, et avec eux, les parfums insulaires, l'os, le tapis, la voiture de la femme aux cheveux gris, tout souvenir du Refuge et du barbu qui jouait à pourchasser les feux.

Elle n'est plus en voie de domestication.
Elle est vive et sauvage, et dans son ventre grouille un chapelet de petits êtres.

Elle arrive à l'âge des plus grandes pré- cautions. »

« L'animale aura mémorisé les odeurs des piégeurs. Celles de chairs malades de bêtes sédentaires. Celles de graisse de castor et d'urine de femelle en chaleur. Elle, d'expérience, ne se laissera pas prendre. Si elle s'accroche à un espoir, ne prend qu'une résolution, c'est bien qu'on ne la tuera pas si facilement. Pas comme ses Amours qui jouaient à la chasse sans se soucier des dangers, et qui ont été dupés par une violence plus grande que Nature.

Pendant des années, des années, elle marchera solo, longeant les cours d'eau, semant les feux et tous ses semblables. Méfiante, elle préférera la chaussée de pierre noire lisse au couvert des canopées. Sur les routes des humains, quand ils dorment, il n'y a personne.

À vol d'oiseau, on aurait pu admirer sa progression lente sur le continent : d'un océan à l'autre, d'un sommet jusqu'aux basses-terres, avant sa remontée vers les Appalaches, jusqu'à atteindre à nouveau des boisés de conifères, des vents salins, qui rappelèrent étrangement à la chienne et à son ombre l'odeur de sa forêt natale. »

Quatrième de couverture

« Sous ce toit, la douceur envers plus petit que soi est la règle d'or. Inversement, au sein de la meute qu'elle a quittée, les coups de crocs bien sentis étaient de mise. Les louveteaux mangeaient après le couple et les chasseurs, question de logique, question de survie. »

Le cœur de Sitka bat fort, fait pulser dans ses veines un sang infusé de tourbe et de conifères, du souvenir d'un océan, d'une reine fragile à protéger. Sinueux est le chemin qui la mènera de l'autre côté de la peur, de l'autre côté du continent.

Une nouvelle logeant entre les lignes du triptyque composé des livres Encabanée, Sauvagines et Bivouac de Gabrielle Filteau-Chiba. 

Draisine: n. f. Véhicule autopropulsé léger filant sur les rails de chemins de fer entre les passages des trains. Chez XYZ, c'est aussi une collection de fictions courtes, nouvelles autonomes s'inscrivant dans le sillage d'un roman ou ouvrant la voie à une œuvre à venir.

Éditions XYZ,  collection Draisine, juillet 2022
60 pages 

vendredi 3 janvier 2025

Le sang des mirabelles ★★★★☆ de Camille de Peretti

Une bien agréable lecture que celle-ci. J'ai découvert l'écriture de Camille de Peretti avec L'inconnu au portrait, écriture à laquelle j'avais succombé. Et bien, il n'y a pas de doute, je la relirai sans hésiter.
Dans Le sang des mirabelles, l'autrice nous plonge au coeur du Moyen-âge pour suivre la destinée de deux sœurs Eléonore, dite la Salamandre et Adélaïde,  dite l'Abeille. L'une destinée à donner un héritier à l'adipeux Guillaume, dit l'Ours et la deuxième, a un penchant pour l'apprentissage des remèdes et de la chirurgie, elle désire soigner. Toutes deux savent lire et écrire, toutes deux sont fougueuses et passionnées, toutes deux aspirent à être des femmes libres. 
Un roman historique original, captivant et intéressant. Je me suis glissée dans cette lecture sans difficulté comme on se glisse dans un bon lit douillet, j'ai ri à certaines cocasseries de la langue de l'époque, retiendrai le terme de "coquefredouille" entre autres ;), aimé la thématique abordée : l'émancipation de la femme. 
L'intrigue est simple, l'histoire plutôt linéaire, peu de personnages rentrent en jeu, ce qui en fait la lecture idéale en cette période de vie au ralenti 😉 

« Femme, tu es la porte du diable. »
Tertullien (155-222)

« [...] les signes sont-ils interprétables quand on a perdu la raison ? »

« Coquefredouilles [pauvres diables], corne de bouc ! Pauvre de moi, entouré par la merdaille, par une armée d'abrutis, de galeux, environné de conseillers sotards, tous autant que vous êtes et qui n'avez rien vu venir ! Tous des ases [bons à rien] ! »

« Manon a toujours pensé que dans la mort, le seigneur Ours se changerait vraiment en ours et la Salamandre en salamandre, quand elle, Manon, resterait simplement Manon, une femme sans crocs ni griffes pour se défendre. Dans la mort, les seigneurs restaient plus forts. Mais on lui a raconté aussi que tous les hommes seraient punis, les méchants condamnés à bouillir dans une grande marmite pour l'éternité, l'avare étranglé par le cordon de sa bourse, le gourmand avec le ventre près d'éclater, et la luxurieuse mordue aux seins et au sexe par des crapauds répugnants. »

« Elle ne respecte pas la matière comme sa sœur a appris à la respecter, ne se rend pas compte que le métier d'apothicaire demande précision et tact, et qu'un mauvais dosage pourrait s'avérer fatal. On trouve toujours simple ce qu'on ignore. »

« La mère attend son fils depuis longtemps. Impatiente de le serrer dans ses bras, elle le tiendra comme on tient sa revanche. Elle a appris qu’il n’y avait que deux manières de prendre le pouvoir en ce monde quand on naissait femelle, par le bas-ventre ou par le ventre. Écarter les jambes pour y faire entrer le pendeloche de son seigneur ou écarter les jambes pour en expulser l’enfant qui vous protègera. Sans mari et sans fils, point de salut. »

« L'esquisse d'un sourire se dessine sur les lèvres de la chambrière : que l'on mange du blanc de cygne ou de la potée de choux, quand la mort frappe, la seigneurie comme la servantaille n'est plus qu'un amas de chair flasque et froide. »

« Plus nous appréhendons les choses, plus nous découvrons le puits sans fond de notre ignorance. Adélaïde, ebahie, explorait cet abîme...»

Quatrième de couverture

« Depuis deux saisons déjà, le vieux Hibou lui avait ouvert les portes de son officine et l'avait laissée feuilleter les pages de ses livres. Elle s'y était plongée avec délice, elle avait tout dévoré. Quelques mois et tout avait changé; la jeune fille savait désormais que le monde ne se réduisait pas à une bobine de fil et à une aiguille. »

Au cœur du Moyen Âge, deux sœurs se bâtissent un destin singulier. Bravant les conventions, l'une découvre le véritable amour tandis que l'autre s'adonne en secret à sa passion pour la médecine. Mais cette quête d'émancipation n'est pas sans danger à une époque vouant les femmes au silence. Une magnifique saga, qui renouvelle le genre du roman historique.

Camille de Peretti est née en 1980 à Paris.
Elle est l'auteur de six romans dont Thornytorina (Belfond, 2005, prix du Premier roman de Chambéry) et Blonde à forte poitrine (Kero, 2016).

Éditions Calmann Levy,  juin 2019
332 pages