dimanche 28 septembre 2025

Zem ★★★★★ de Laurent Guaudé

Un monde déshumanisé dans lequel les deux protagonistes de Chien 51, Salia Malberg et Zem Sparak, rentrent en résistance. Laurent Gaudé nous livre avec Zem une œuvre d'anticipation sociale qui se lit facilement, aux rebondissements bien sentis, qui donne quelques frayeurs et même si le récit est campé dans une temporalité innovante, c'est bien sur notre présent que nous amène à réfléchir l'auteur.
À  lire bien entendu ... même s'il m'a manqué le lyrisme qui me plaît tant dans la plume de Laurent Gaudé. 

« Je veux tout quitter, que le monde s'efface. Je sens qu'on me gifle. Mais l'instant d'après, je me prends à douter. Est-ce moi qui reçois les coups ou suis-je celui qui les donne ? Est-ce que je suis en Grèce, dans une cave, à la merci de mes bourreaux ? Ou est-ce moi qui tape ? Je l'ai fait. Ailleurs. Plus tard. Souvent. Les interrogatoires musclés. Je l'ai fait. Briser les résistances. Voir la peur fissurer un être humain. Je l'ai vu. "Zem ?" Qui m'appelle ? Je reconnais cette voix. Ce n'est plus celle de Salia, c'est celle de Léna. On dirait que le temps est aboli. La voix n'a pas changé. Elle est en moi depuis si longtemps, dans un recoin de ma mémoire, intacte, sauvée du désastre. Léna. Est-ce que tu m'as trahi ? J'essaie de te voir telle que tu étais, vive comme un couteau, lorsque nous nous battions contre le rachat de notre pays, portés par notre jeunesse. "La vie plus forte que la politique", disais-tu. Je me souviens de tout. Et tout ressurgit. C'est le point fixe qui balaie tout le reste. Il m'en suffit d'un. Avec lui, je peux faire tourner le monde. Léna de ma jeunesse. Nous nous sommes perdus parce qu'ils ont acheté la Grèce et l'ont vendue par bouts. Ils en ont fait une poubelle. Et nous sommes tous devenus des apatrides. Ou plutôt des "cilariés", comme ils disent. Citoyens salariés de GoldTex qui s'occupe de nous, s'occupe de tout. Chacun a vécu une vie loin de l'autre. Mais ils ne peuvent pas décider de ce qui a le plus d'importance. Si je dis que ce fut toi, Léna, alors je peux accrocher le monde à ton nom et le faire se balancer comme à un clou. C'est toi, l'horloge de tout. "Zem?" »

« "C'est bon pour nous."
Après vingt bonnes minutes d'analyse des lieux, un des gars de la scientifique sort du container. Il s'avance vers Salia, enlève son masque et répète "C'est bon." Simplement cela. Et c'est étrange de parler ainsi alors qu'il vient d'examiner cinq cadavres. Elle ne peut pas se concentrer sur ce qu'ils disent ensuite. Elle reste bloquée sur ce mot. "C'est bon." Des êtres humains ont agonisé lentement, manquant d'air, d'eau, de tout, sont sûrement devenus fous, ont dû taper avec rage contre les parois du container mais "c'est bon". Ce monde est capable de juxtaposer ces deux mots, "bon" et "charnier". Elle se dit alors que le fleuve immonde de mots qui coule en elle n'est pas pire que cette ville. "C'est bon." Le gars entend par là ni radioactivité ni substance contagieuse, rien qui interdise de s'approcher et de faire son métier. Il entend par là que les choses sont maîtrisées. Salia reste immobile quelques secondes. Elle n'a pas envie de cette enquête. Elle sent bien que tout ce qu'elle pourra trouver pour expliquer cette horreur va la rendre triste, lui faire perdre ce qu'il lui reste de foi en l'humanité, et l'esquinter encore un peu plus. Elle voudrait juste s'éloigner et laisser tout cela à d'autres, mais Sparak parle soudain et elle sursaute de retrouver sa voix, avec cette même intonation, comme quand ils étaient en tandem, comme si le temps n'avait pas passé. " »

« Elle s'arrête sur une émission qui évoque le prochain "tir de panache" de GoldTex. Le présentateur dit que la sécheresse n'est pas une fatalité. Que depuis trois ans, la température a augmenté, les pluies acides sont devenues presque orange parce qu'elles sont sans cesse plus concentrées mais qu'au fond, c'est une bonne nouvelle car cela pousse GoldTex à réagir, à inventer, à se dépasser. Et c'est exactement ce qui va se produire. De la poussière lunaire va être dispersée dans l'espace, en pleine stratosphère, pour faire baisser la température. Le présentateur parle avec un ton de fierté tranquille et annonce que le tir sera retransmis en direct. Elle regarde les schémas techniques avec un réel bonheur, comme si véritablement quelque chose allait l'emmener dans des mondes où plus rien ne brûle, plus rien ne souffre, où le temps s'écoule lentement, avec douceur et bienveillance. »

« La foule hurle de joie. De l'eau saine. Là. À portée de main. Sur les lèvres. De l'eau tombée du ciel pour inonder les terrains vagues et étancher les soifs. Des gens dansent sur place.
"Je vous le dis solennellement : chaque fois qu'il le faudra, nous trouverons des solutions. Nous harponnerons le ciel pour vous l'offrir. Parce que c'est notre devoir. Il n'y a pas de projet GoldTex si vous en êtes exclus. Il n'y a pas de projet GoldTex si vous êtes en colère. Demain ne sera beau que si nous sommes tous unis !"
Il lève les deux bras dans un mouvement théâtral. La foule acclame ce chef d'orchestre qui vient de la retourner et qui disparaît déjà tandis que sur les avenues alentour, on scande son nom. »

« Barsok sourit. Il sait qu'il a fait mouche et que Zem n'aura plus qu'une envie : partir pour s'acquitter de sa mission tant il est impossible de résister à la tentation d'un passé qui vous appelle et vous fait signe de revenir. »

« Tu sais, Zem. Le psy qui me suit m'a conseillé de m'inscrire au programme Aldilà. Il disait que cela m'aiderait à me projeter dans l'avenir. Qu'imaginer ce que je voudrais laisser de moi m'obligerait à me regarder positivement. Je l'ai écouté. J'y suis allée. Ils m'ont expliqué que le but était de faire un autel virtuel, laisser des mots, des images qu'on aimerait adresser au monde après nous, à ceux qu'on quitte, à ceux qu'on aime. On peut enregistrer des voix, des odeurs, des goûts. Je suis rentrée chez moi. Je suis restée longtemps comme ça, devant la machine à capteur sensoriel. Je n'ai pas pu. Tu sais pourquoi ? Parce que je ne savais pas à qui parler. Alors j'ai attendu. Je me suis dit que cela viendrait, que je finirais par trouver quelqu'un à qui j'avais envie d'offrir tout cela. Ce n'est pas venu. Pas comme ils le disaient. Parce qu'ils n'y comprennent rien. Les gens comme toi, comme moi, ce n'est pas à demain qu'on s'adresse. Tu sais à qui j'avais envie d'envoyer des mots, moi ? À mon père. Que GoldTex a refoulé en zone 3 parce qu'il n'était plus productif. À mon père qui n'était qu'un parasite. J'ai cherché des traces de lui. Je n'ai trouvé qu'une chose. Grâce à Motus, mon Gulper. Il a exhumé une image d'archive de la police sur laquelle on voit des manifestants. Ce doit être pendant les Grandes Émeutes. Il y a mon père, là, dans la foule. On le reconnaît. Il est au premier rang et interpelle les forces de l'ordre face à lui. Rien à voir avec une ombre, un parasite. Ce que j'ai vu, moi, sur ce cliché, c'est juste un homme en colère. Et ça m'a fait du bien. Un homme qui avait la rage et qui voulait faire tout tomber. Ça m'a plu. C'est à lui que j'ai repensé devant mon capteur sensoriel. Je sais bien qu'il est probablement mort. Que toute trace de son existence a été patiemment effacée. Mais je m'en fous. Quand je me demande ce que j'ai envie de dire sur moi, sur ce que je suis devenue, sur ce qui me dégoûte ou ce qui compte, c'est à lui que j'ai envie de parler. Alors, je l'ai fait. Mon Aldilà est verrouillé à son nom. Il n'y a que lui qui pourrait le regarder. Et comme il ne le fera pas, ce sont des mots pour personne. Mais ce n'est pas grave. Ça m'a permis de les sortir. »

« La voiture ralentit. Elle longe maintenant une dizaine de vaches qui marchent sur le bas-côté de l'avenue, d'un pas lent. Ce pourrait être un joli moment, la rencontre de deux mondes, mais Salia voit les balises électroniques sur les oreilles des bovins et cela l'attriste. Tout est faux, ici, parce que conçu, organisé, préparé. Ce que GoldTex a tué en premier, c'est la surprise. Au fond, se dit-elle, c'est peut-être pour cela qu'elle a choisi d'être enquêtrice. Parce que tout commence par la surprise. Chaque corps est une énigme. Rien n'est prévu alors qu'ici, tout est raconté d'avance. Et pourtant, soudain, la ville est belle. Des trouées de lumière tombent sur les façades mouillées. Un éclat fragile vient se déposer sur les immeubles. C'est troublant. On dirait les derniers jours de l'Empire romain. Tout va finir. L'air du soir scintille. C'est magnifique. Elle pense qu'ils sont comme les deux derniers légionnaires à quitter Rome avant le sac. "Nous laissons la ville aux barbares." Et elle n'en éprouve ni crainte ni nostalgie. Elle se laisse simplement emplir de la beauté de l'instant. »

« On y voit des femmes et des hommes nus. Et parfois des bouts de phrases qui ont résisté à l'usure du temps et qui vantent la vie débarrassée du poids des conventions sociales, l'osmose avec la nature, la liberté d'être au monde, et tous ces mots qui semblent désigner un bonheur étrange, comme innocent et qui ici, maintenant, dans ce lieu marqué par les traces du temps, ne sont plus que des échos absurdes d'un monde qui n'existe plus. »

« Le peuple des damnés est là, sous leurs yeux. Celui dont elle était parvenue à s'extraire. Celui dont venaient les cinq morts du container D793. Un peuple condamné à un châtiment antique : celui du travail sans fin. »

« Durant l'ascension, Zem pense à ce que Kotoma vient de dire de Léna. Il est heureux que les mots de cet homme soient des mots de haine. Cela lui fait du bien de savoir qu'elle leur a tourné le dos, qu'elle les combat. C'est comme si quelque chose en elle n'avait pas vieilli. Tandis que Kotoma parlait, il ne pouvait faire autrement que de convoquer en son esprit le souvenir qu'il a gardé d'elle, à vingt ans. Son corps jeune, son énergie rageuse, prête à manger le monde. Et pourtant, il sait que, comme lui, elle n'est plus cette personne, que comme lui, elle a vieilli, que si elle se bat aujourd'hui, ce n'est plus avec l'élan de celle qui croit aux grands lende-mains mais avec la tristesse de celle qui sait qu'on lui a volé sa vie et qui veut juste se venger. Il le sait parce qu'ils sont pareils. Ils ont été mordus au même endroit. Ils sont pleins du même dégoût de ce qu'on les a obligés à faire et veulent à tout prix faire disparaître la même tache qui, pourtant, reste indélébile. »

« Salia n'en revient pas de ce qu'elle entend. Tout lui semble maintenant parfaitement clair. C'est de cela que parlait Fragma lorsqu'elle disait : "Ils ont inventé l'enfer." »

« "La réintroduction du monde animal, la sup-pression des check-points, toutes ces conneries... Au moment où ils nous vendent le réaménagement de la zone 3 et promettent de l'eau pour tous, ils ont inventé une zone 4 qui est bien pire que la cale d'un bateau négrier."
"La seule vraie question qui les intéresse, renchérit Zem, c'est de savoir qui mettra la main sur les ressources de tassilium." »

« Elle a tué. Quelques secondes s'écoulent. Puis, elle revient. Sans un mot. Elle s'assoit et redémarre. Lui non plus ne dit rien. Il n'y a pas de tristesse. Pas de dégoût. Il sait qu'elle vient de tenter de rééquilibrer le monde. Que Gobi vive, parle, se pavane, était devenu impossible. Que Gobi pros-père alors que les noms des esclaves n'existeront plus jamais pour personne était insupportable. Il sait aussi qu'ils viennent de quitter tout ce qu'ils étaient. D'autres drones ne tarderont pas à les rattraper. Ils n'ont plus d'autre choix que de fuir. Mais cela lui va. Il n'en veut pas à Salia. Il est prêt. La route devant eux lui semble la dernière route du monde et lorsqu'elle démarre en trombe, il se sent plein d'une vigueur nouvelle. »

« Toute la montagne à ses pieds est pelée. Il n'y a pas un arbre, pas même de bosquets. Rien. Juste la mer, partout où elle pose les yeux. C'est vertigineux. Salia n'a jamais rien vu de tel. Tout est si grand, si vaste. Un léger vent la caresse. C'est beau. Au pied de l'arbre, un banc a été construit, comme encastré dans le tronc. Elle n'en revient pas. Elle voudrait pleurer. C'est le même arbre, le même banc que dans ses visions de bastonnade. Cette épiphanie qui apparaissait parfois au milieu du fleuve d'immondices, ce moment suspendu qu'elle cherchait sans cesse à retrouver, il est là, devant elle. Elle recon-naît tout : la sensation de l'air chaud qui l'entoure, le vent qui remonte de la mer en léchant la pente, l'immobilité envoûtante du paysage, le bleu éclatant au loin. Tout est là. "C'est ici", murmure-t-elle, et il lui semble que sa vie de fracas, de laideur, sa vie endommagée à Magnapole vient de s'achever et que quelque chose de nouveau commence maintenant. »

« "Que faut-il que je fasse ?"
"Pirater tout ce que tu peux pirater pour que je puisse m'inviter à la soirée d'inauguration des Nouveaux Quais. J'ai besoin d'une lucarne de deux ou trois minutes. Pas plus. Il faut que tu m'obtiennes ça. Entrer dans le système. Me faire apparaître et tenir à distance toute tentative de reprise en main du système pendant que je parle."
"Pour parler de l'enquête ?"
"Pour parler de la Crète et de Fragma."
"Je le ferai."
"Merci."
D'où viennent ces mots ? Elle ne saurait le dire.
Existe-t-elle vraiment, cette conscience de machine ? De quelle nature est leur amitié? Est-ce un dysfonctionnement, une sorte d'accident de programmation ou, au contraire, le stade ultime du progrès ? Elle l'ignore - comme elle ignore pourquoi Motus a décidé d'être avec elle, pleinement, totalement. »

« [...] il y a un autre monde. Loin de vous. Il ne ressemble pas à ce que vous dit Barsok. Il est plus violent, plus ravagé mais aussi plus beau que ce que vous pensez. Je vous parle aujourd'hui pour vous dire que nos dirigeants ont inventé une zone 4 que vous ne voyez pas, et qui n'existe que pour votre confort. Je vous parle pour vous dire que vous avez des esclaves sans le savoir. GoldTex vous dit qu'elle rejette les Rebuts. Ce n'est pas vrai. Elle les exploite. GoldTex vous dit qu'elle est, à elle seule, le monde entier, ce n'est pas vrai. Il y a d'autres mondes. GoldTex prétend que nous allons être riches et prospères mais elle ne dit pas que MolochFirst vient de lui voler le tassilium. Moi, Salia Malberg, née parmi vous, je vous le dis. Il est possible de tout quitter. Je vous le dis. Le confort vous soumet. Ne vivez plus dans un monde qui prévoit tout, dans un monde qui a tué la rencontre et l'inattendu. Tout peut être renversé. Les Sociétés Monde sont comme les empires, ce sont des géants aux pieds d'argile. Je suis Salia Malberg. Je laisse monter en moi le fleuve de boue que j'ai si souvent essayé de contenir par honte, je le laisse monter parce que c'est GoldTex qui m'a appris ces mots. C'est GoldTex qui m'a fracassée. Il est temps de ne plus retenir ma colère. Écoutez. Je fais retentir une dernière fois ce que Magnapole a mis en moi. C'est l'exacte image de ce qui coule dans vos rues. »

« "J'avais raison. Léna est comme moi. J'en étais sûre. Les vrais blessés, c'est au passé qu'ils ont envie de parler. C'est ce que les autres ne comprendront jamais. Léna a ouvert un compte. Elle y a déposé des captations. Motus a fini par les trouver. Je ne les ai pas regardées mais je pense que tu devrais le faire. Car c'est à toi qu'elles sont adressées. "Sparakos". C'est le nom de son compte. Motus s'est surpassé. Je te l'offre, Zem. Le vieux monde que nous lais-sons derrière nous te fait ce dernier cadeau. Après nous avoir tant usés, tant salis, il nous laisse par-tir. Je suis contente pour toi. Je ne sais pas ce que Léna dit dans sa stèle digitale mais quels que soient ses mots, si elle a décidé de te les adresser trente ans après, par-delà vos fatigues et vos doutes, c'est qu'il y a quelque chose qui n'est pas détruit. C'est à toi qu'elle pense, Zem, lorsqu'elle se demande ce qu'elle va laisser derrière elle." »

« "Je suis de retour", murmure Zem. Il ferme les yeux puis les rouvre. Il sait que Delphes le sent. Le mystère l'entoure. C'est beau. Rien n'a été sali. Rien n'a été creusé, foré, aménagé, parce qu'il n'y a rien ici, que l'esprit. Et de cela, ils ne savent que faire. »

« Il n'y aura rien à dire. Quels mots pourraient raconter trente ans d'absence ? Quels mots pour dire la joie que tout ne soit pas mort alors qu'on a cru qu'on allait disparaître ? Quels mots pour exprimer les pensées qu'on s'est répétées mille fois pour tenir, les pensées qui nous servaient à ne pas désespérer et qui toutes avaient le goût du passé ? Il n'y aura pas de mots. Je sais ce que je ferai. Tu seras devant moi. Nous serons immobiles, incapables de plus rien. Alors, juste, je lèverai la main et d'un doigt, doucement, délicatement, je caresserai l'ar-rondi de ton visage. Cela ne durera que quelques secondes. Mais cela effacera toutes les hontes, toutes les excuses et les explications. Ma main, doucement. Juste cela. Pour dire que tout s'achève. Et que nous avons été plus forts que le malheur. « La vie plus forte que tout. » Tu te souviens ? C'est ce que tu disais lorsque nous avions vingt ans. À cet instant, ce sera vrai. La vie plus forte que tout. Comme si, avec ce geste, simple geste, nous faisions se balancer le monde à nos doigts, comme un pendule. Tu seras devant moi. Léna. Et tout le reste, mes blessures, mes fautes, mes solitudes, tout le reste sera devenu mon passé. Longue vie qui ne prend sens qu'au retour. Longue vie plus coriace que l'errance.»

« Je suis l'homme couvert de rides et plein du souvenir de mondes lointains. Tout est bien. »

Quatrième de couverture

De retour dans les rues de Magnapole, Zem Sparak, l'ancien flic déclassé de la zone 3 - le "chien" au matricule 51 -, assure désormais la sécurité rapprochée de Barsok, l'homme qui a promis d'abolir les différences de classe et de réunifier la ville.
À l'approche du jour censé célébrer l'avancée des Grands Travaux, et alors que toutes les caméras sont tournées vers le port où arrive un cargo chasseur d'icebergs, un container livre une funeste découverte : assis côte à côte, cinq cadavres anonymes portent les traces d'atroces souffrances. L'occasion pour Zem de retrouver l'inspectrice chargée de l'enquête, Salia Malberg. Ensemble, ils vont tenter de comprendre ce que cache le consortium GoldTex : à Magnapole, comme ailleurs, le confort des uns semble bâti sur la vie de milliers d'autres...
Ce nouveau roman de Laurent Gaudé est un miroir tendu à nos sociétés consuméristes en proie à l'effondrement. Mais il abrite aussi l'idée d'un ailleurs, d'un refuge face au désastre, nommé résistance.

Né en 1972, Laurent Gaudé a reçu en 2004 le prix Goncourt pour Le Soleil des Scorta. Romancier, nouvelliste et dramaturge, il construit une œuvre protéiforme, d'Eldorado (2006) au récit Terrasses ou Notre long baiser si longtemps retardé (2024), entièrement parue chez Actes Sud.

Éditions Actes Sud,  août 2025
268 pages

mercredi 24 septembre 2025

Marcher dans tes pas ★★★★☆ de Léonor De Récondo

Quel plaisir de retrouver la plume poétique, merveilleuse, sensible de Léonor De Recondo dans ce roman intime et politique. Ces pages nous emmènent dans l'intimité de la vie de son père et de sa grand-mère, ont dû fuir les purges franquistes. Ils se sont réfugiés en France, devenant apatrides, opprimés par l'exil. L'autrice se porte en fantôme témoin, « Fantôme qui traverse les êtres et les choses », pour décrire les désastres de la guerre et parce qu'elle porte en elle les deux parties d'une guerre civile, entamera les démarches pour obtenir la nationalité espagnole. « Une sensation hybride, un mélange, ce que je suis. »
Un livre profond et sensible sur l'identité, la mémoire, la filiation.  Qui m'a profondément touchée.
« La suite de cette journée, dans sa vérité profonde, n'appartient qu'à elle. Ce jour lointain, que je tente d'atteindre de si longues années après, je ne peux l'écrire qu'à travers l'invention des mots, le filet qu'ils forment, agrippant dans ses mailles des bribes de conversations, de souvenirs. Ce qui est parvenu jusqu'à moi est une vérité emmaillotée. Ici livrée. »

« Pero deja tu recuerdo, déjalo solo en mi pecho.
Mais laisse ton souvenir, laisse-le seul en mon cœur. »
Federico García Lorca
VII. Gacela del recuerdo de amor 

« Une spatule, du lait, du riz, du sucre, de la cannelle, et une casserole. Et dans les rues, la guerre civile. 1936. Dans les rues, la politique. Dans ta cuisine, la politique. Partout, les grandes questions. La République, les nationalistes basques, les soulèvements, les volontaires communistes français. »

« La suite de cette journée, dans sa vérité profonde, n'appartient qu'à elle. Ce jour lointain, que je tente d'atteindre de si longues années après, je ne peux l'écrire qu'à travers l'invention des mots, le filet qu'ils forment, agrippant dans ses mailles des bribes de conversations, de souvenirs. Ce qui est parvenu jusqu'à moi est une vérité emmaillotée. Ici livrée. »

« Cette foule, c'est toujours la même, celle des guerres qui se perpétuent, celle des victimes innocentes, au mauvais endroit au mauvais moment. Les anonymes, les presque-rien, comme toi, comme moi, avant vivants, après morts, ou alors bientôt. Ils te peuplent. Ils nous peuplent. »

« Je suis dans les minuscules
Sandales de mon père
Je suis dans la poigne
De ma grand-mère
Je suis les confettis colorés de la fête
Je suis la Bidasoa »

« Cette journée terrible est teintée de cette douceur-là aussi. D'un gâteau d'un côté et de l'autre, un riz au lait qui panse et colmate les ruines à venir.
Et dans cette nouvelle cuisine, alors que la Bidasoa traversée met une distance entre vous et la guerre, on sort une casserole et une spatule, on allume la cuisinière à bois. L'après-midi même, la recette est recommencée sous les yeux émerveillés d'un enfant.

Plus tard, le petit sortira de ses poches les confettis récoltés sur le pont, vestiges de la fête du 15 août, et sur ses frères les jettera.
Alors, tout sera différent, mais vivant. »

« Federico García Lorca incarne tout ce que la future dictature exècre : la poésie, la liberté, l'homosexualité. Une fois au pouvoir, le régime de Franco décidera de l'interdiction complète de ses œuvres jusqu'en 1953. »

« Je pleure l'absurdité de ces guerres, toutes identiques, qui assassinent la beauté, qui abattent si facilement la liberté et qui nous laissent orphelins pour toujours des mots que portait encore en lui le poète, du savoir du maître d'école et du courage des toreros.
Lire et dire la poésie de Lorca aujourd'hui, c'est le faire vivre et revivre. C'est aussi combattre l'obscurantisme de toutes les dictatures. Accompagnés de ses mots, nous résistons et faisons corps. »

« Mon père est resté coincé sur le pont, les poches pleines de confettis. Il a grandi, vécu, mais quelque chose de lui un bout de son âme, son cœur, son esprit - est resté entre les deux rives. »

« Je suis le pont d'une génération l'autre
Je suis l'histoire qui n'est pas écrite
La mienne et celle de mon fils
Je suis leur histoire
Pas de papiers, sauf des mots
Pas d'écrits, sauf un monde intérieur »

« Et j'ai ce qu'on m'a raconté. Tout ce qu'on m'a raconté. C'est beaucoup, ce sont des vies entières. Voilà ce que j'ai.
Un récit familial, certes morcelé, mais structuré et répété de manière toujours identique, donc plausible. Un récit autour duquel je me suis construite. Ce récit est devenu, pour moi, une mythologie peuplée de héros, dieux, passions, espoirs et drames. Il a transformé le pays perdu en pays rêvé, et lentement forgé une identité. La mienne.
Je suis écœurée.
Il ne suffit donc pas de perdre une guerre, de tout abandonner, proches, amis, travail, maison, ressources économiques et sociales, d'être déchu de sa nationalité, de ne plus faire partie d'une communauté de territoire, de langue et d'esprit, d'en être exclu - le prix à payer de la défaite. Encore faut-il le prouver. »

« Entrée presque cachée. Fait exprès?
Complexité des procédures. Fait exprès?
La machine à broyer, le millefeuille de l'administration avec ses horaires et son territoire de leurres.
Je ne comprends décidément pas pourquoi il est si difficile d'accueillir l'autre, l'étranger.
Je suis l'étrangère.
Je suis l'étrangère chez moi, assise devant la fenêtre et regardant la ville. Étrangère d'un pays lui aussi situé dans une fenêtre, mais une fenêtre numérique qui s'affiche sur mon écran. »

« Mes pas sont de louve
La femme s'est assise sur le sable
Elle ne peut pas s'empêcher de regarder Irun
Elle le dit simplement à ses enfants
Je ne peux pas m'en empêcher

Elle regarde Irun, je regarde Irun

Je suis le photographe qui se place
À quelques mètres, presque près
Tu ne nous vois pas
Moi et le photographe
Tu regardes au loin, assise sur le sable
Dans tes bras, ton petit, ton trésor, mon père
Debout, appuyé sur ton épaule, Jean, ton cœur

Je vous vois comme la proue d'un bateau
Le photographe voit autre chose
Il voit le désespoir et la tristesse
Les mèches défaites
De ton chignon sur ta nuque
Il voit ce que tu as perdu
Je vois ce que tu espères 

Je suis le viseur de l'appareil
Je suis les molettes que l'homme active
Je suis l'instantané qu'il s'apprête à voler
Et soudain, les yeux de l'enfant debout
Se tournent vers nous et me crèvent
Le cœur
Pellicule déchirée par son autorité
Que regardes-tu ?
Que comptes-tu faire de cet instant ?
Demande-t-il

Je suis la photo jaunie
Le photographe mort depuis longtemps
L'exil se poursuit partout
Et cette photo se répète sans fin »

« Ensemble, nous pénétrons dans les maisons. Par une fenêtre brisée, nous entrons. Nous sommes la fumée, nous nous dissipons, nous réapparaissons, volatiles.
Tu survoles les corps, tu percutes les esprits.
Tu n'as pas d'yeux pour pleurer, seulement pour observer toujours, sans rien rapporter. Tu garderas ce chaos dans un espace secret de ton imaginaire. Celui-là même que je fouille.
Je te suis comme je peux. Je me perds, je ne reconnais plus rien. C'est une autre ville. Un lieu sans nom qui continue de disparaître. »

« Justement, tu t'attendais à ne trouver que des murs, mais une maison éventrée, ce n'est pas cela. C'est toute une vie écrasée sous les décombres, c'est un débordement, une ruine pleine à craquer de meubles, de carrelages, d'escaliers, de balcons, de volets, de matelas, de lettres, de photos, de factures, de cahiers d'écolier, une maison décapitée aux couleurs bigarrées. Coulées de rideaux et de tapis comme des vaisseaux éclatés, visage tuméfié agoni-sant sur le trottoir. »

« Pourquoi un siècle plus tard dois-je écrire
N'oublions pas les combattantes ?
À l'aune de toutes les femmes oubliées Pourquoi ?  »

« Je me demande en regardant ces photos ce que je cherche exactement, ce que j'espère trouver en écrivant ces lignes. Toujours, je reviens à l'enfance de mon père. Sûrement parce qu'elle a été tranchée par une frontière, parce qu'il y a un traumatisme que j'essaie d'appréhender. Je fouille cet espace inconnu. »

« Nous sommes deux femmes. Nous sommes liées par la parenté, tu incarnes une histoire qui m'échappe et que je tente de capturer en la traçant encore et encore. »

« On sait si peu de ses grands-parents. On est souvent trop jeunes pour leur poser les bonnes questions. Le regard de l'enfant est trop longtemps tourné vers lui-même. Il n'y a qu'une seule chose dont je me souvienne de ce séjour. Et peut-être la seule chose qui nous ait liées ces jours-là: mon obsession à vouloir me gaver de petits réglisses qui se trouvaient dans un bocal en verre sur la cheminée. La douceur en bocal, celle qui manquait entre nous, et que je ne cessais de te demander. Tu riais un peu, mon grand-oncle aussi. Mais quelle gourmande ! Je me rappelle leur goût à la fois amer et sucré. Je me souviens si précisément de ces minuscules visages de réglisse et si peu du tien. Tout ce qui m'intéressait, c'était d'en manger autant que possible. Le reste, la sensation de malaise, le basque et l'espagnol que je ne comprenais pas, l'histoire de ce retour en terre basque dans cette si belle ville, rien d'autre ne m'intéressait que mon ventre.
Venais-je manger le gâteau perdu ?
Ce gâteau abandonné le jour de l'anniversaire de Jean. Ce gâteau dont il avait été privé et qui dans mon esprit (et mon ventre) symbolise l'exil. Privé de dessert. Et moi, petite fille, presque du même âge, dans un mouvement contraire, franchissant la frontière en sens inverse, je me remplissais la panse. »

« Je continue de ronger l'os de l'exil en ayant la certitude que c'est à cet endroit-là, en retournant les questions, en traversant les territoires, en les explorant encore et toujours, que j'arriverai à mettre mes pas dans les leurs, et que depuis la Rhune ou ailleurs, depuis n'importe quel poste-frontière, s'ouvrira devant moi un horizon plus clair, une terre métisse qui enveloppera mes pas, qui les gardera en mémoire, et aussi fugace soit cette mémoire, elle s'inscrira dans ce chemin que je foule, ou inversement, ce sera ce chemin qui creusera ma mémoire. 
À force, il deviendra un vraisemblable passé, une trace à raconter, une preuve indiscutable. Pour les descendants, comme pour les administrations idoines.
Alors, tout disparaîtra, les frontières, les questions, les doutes, les arguments, les flous. Plus rien n'entravera la marche, je crois. Et si le doute est le compagnon de cette route, interrogeant le sens, la vérité, l'utilité, il faut parfois savoir se risquer à ne plus douter. »

« Au début des conflits, les images affluent, puis elles se tarissent, voire disparaissent. On ne s'y intéresse plus. On oublie, on pense à autre chose. On zappe. 
Pourtant, ce sont toujours les mêmes femmes, les mêmes enfants qui traversent un pont, une frontière ou bien la Méditerranée. Ce sont les mêmes hommes qui meurent pour rien, enrôlés dans des conflits qui les dépassent.

Je suis le loueur de longues-vues 
Je suis celles et ceux 
Qui regardent les tirs d'obus
Je suis la femme assise sur la falaise
Qui rentrent le soir chez eux
S'allongent sur leur lit avec
La conscience trop tranquille

Éteindre l'image ne la fait pas disparaître, elle vit ailleurs dans des corps vivants. Ces images qui nous percutent et nous traversent, où se perdent-elles ? Restent-elles en nous ? Indexées dans une mémoire cachée qui les répertorie par lieu et par date ?
Y a-t-il un espace pour l'espoir entre ces images ingurgitées, puis effacées ? »

« Felicia Mary Browne est la première Anglaise à mourir pendant la guerre civile. Ce 25 août 1936, elle a trente-deux ans. Les dessins qu'elle a faits de ses compagnons d'armes sur des carnets sont conservés à la Tate de Londres. »

« En demandant la nationalité espagnole, je réconcilie une certaine histoire politique passée avec le présent. Le mien, rapiécé, mélangé, désordonné, qui ressemble à ma vie, mes livres, mes concerts. "Euskaldun" est la preuve de la brisure de l'exil.
Ne pas avoir, ne pas être.
Ne pas parler, ne pas être. »

« Le 8 août 2024, après des mois d'attente, je reçois une réponse du consulat. Je suis à Lagrasse, au Banquet du livre, quand arrive ce mail me disant que je suis inscrite sur le registre d'état civil. Le fameux registre où sont inscrits tous les Espagnols, ainsi que les enfants dont on a changé le nom.
J'ai changé de nom aussi. Mon prénom et mon nom n'ont plus d'accents, et s'est ajouté le patronyme de ma mère. Je suis émue, et c'est une joie d'autant plus grande qu'un an auparavant j'étais venue à Lagrasse, à ce même Banquet du livre, pour lire un texte que j'avais intitulé "Goya de père en fille" dans lequel j'explorais la transmission du traumatisme de l'exil à travers l'émotion artistique. J'évoquais la manière dont mon père m'a transmis l'œuvre de Goya et notamment les eaux-fortes des Désastres qui illustrent de manière universelle et magnifique l'oppression et les abominations de toutes les guerres. C'est en faisant des recherches pour cette conférence que j'ai découvert, sur le site du consulat espagnol, la promulgation de la loi de Mémoire démocratique. »

Quatrième de couverture

« Je suis sur ta clavicule, sur ton poignet, dans tes mains. Je suis dans tes cheveux, sur ton sein, dans tes yeux. Je regarde ta bouche, tes mouve-ments, ta robe. Je te connais sans te connaître, Enriqueta. »
La vie d'Enriqueta bascule le 18 août 1936, quand, en quelques minutes, elle doit fuir la maison familiale d'Irun menacée par les franquistes. Ce jour-là, elle perd tout.
Quarante ans plus tard, sa petite-fille, Léonor, naît française. Pourtant, lorsqu'une loi espagnole permet aux descendants d'exilés politiques d'obtenir la nationalité perdue, elle décide de la demander. Pourquoi tourner et retourner une terre emplie de fantômes ? Et qui était au juste Enriqueta ?
Tissant souvenirs d'enfance, imaginaire romanesque et regard poétique, Léonor de Récondo se fraie un chemin vers celles et ceux que la guerre civile a voulu effacer. Un livre pour dire l'amour. Et ne jamais oublier.

Violoniste, autrice, Léonor de Récondo a publié neuf romans, dont les grands succès Amours (Grand Prix RTL-Lire et prix des Libraires), Point cardinal (prix du Roman des étudiants France Culture-Télérama) et Le Grand Feu (prix Aznavour, prix Livre et Musique de Deauville).

L'ICONOCLASTE 

Éditions de l'Iconoclaste,  août 2025
243 pages 

lundi 15 septembre 2025

La mer ★★★★☆ de Yoko Ogawa

Des Instantanés.
Des bouts de vies empreints de poésie. 
De délicatesse.
Des nouvelles plus ou moins courtes, plus ou moins intrigantes, autant d'instants volés qui nous amènent à regarder notre monde différemment, à l'habiller d'un soupçon de merveilleux et d'apaisement.

« Au début c'était tout noir et il ne voyait rien, mais petit à petit dans un coin de son champ visuel, le contour de toutes sortes de choses se mettait à ressortir. Les rosiers grimpants le long des pilastres de l'entrée, la bicyclette et le tricycle posés l'un à côté de l'autre, la lune oscillant à la surface du canal d'irrigation, les prunes qui se découpaient d'une teinte plus sombre. Alors qu'il fixait toutes ces choses, les incidents de la journée s'éloignaient, remplacés par le monde de la nuit, et il sentait qu'elle le prenait gentiment dans ses bras. »

« "... Le champion de la parodie de la mort est sans doute l'opossum d'Amérique. Quand il est attaqué, d'abord il contre-attaque. Il pousse des cris de menace, et mord avec ses dents terriblement aiguisées. Il ne feint la mort que si l'adversaire ne recule pas malgré tout. Cela se produit brusquement. C'est même dramatique." »
La mer

« - C'est la première fois que je rencontre quelqu'un qui peut jouer d'un instrument aussi rare.
- C'est sûr, parce que je suis le seul au monde à jouer du meirinkin, répondit le petit cadet. C'est un instrument que j'ai inventé. J'en suis l'inventeur et le seul interprète.
Mes yeux s'étant habitués à l'obscurité, son visage me paraissait encore plus proche. Le clair de lune qui passait par un interstice entre les rideaux s'infiltrait entre nous comme une fine ceinture. La présence d'Izumi dans la chambre voisine n'était plus du tout perceptible.
- Quand et où est-ce que tu en joues ?
- Le moment n'est pas déterminé. Mais l'endroit, oui, c'est toujours au bord de la mer.
Sans la brise de mer, il n'y a pas de son. Parce que l'instrument n'est fait qu'avec des choses de la mer, hein ?
- Il est là, ton meirinkin ?
- Bien sûr. Tenez, là-bas. Il est rangé dans une boîte en bois.
Il désignait le même tiroir de bureau que celui d'où il avait sorti le soda.
- Je voudrais bien t'entendre jouer, lui dis-je honnêtement.
Le petit cadet m'observa intensément et me répondit après avoir sorti sa main de la couette pour la poser sur son cœur :
- Excusez-moi. Pour l'instant c'est impossible. Sans la brise de mer, le meirinkin ne peut pas chanter, commença-t-il en soupirant comme s'il était profondément désolé. »
La mer

« À partir du lendemain et jusqu'au jour du retour nous étions libres de notre temps, de sorte que je n'avais nullement l'obligation d'entretenir des relations familières avec ma compagne de chambre. Ce n'était pas pour l'entendre parler avec fierté de ses petits-enfants ou médire de sa belle-fille que j'étais venue spécialement à Vienne, et je n'avais pas envie qu'on fouille dans ma vie privée. Pour moi, il s'agissait du voyage souvenir de mes vingt ans que je réalisais enfin après avoir économisé sou à sou sur mes heures de répétitrice.
Ainsi agenouillée, Kotoko ressemblait à un magot bien sage commandé spécialement pour le lit. Avec son visage rond, son double et même triple menton engoncé dans son cou, son ventre rebondi comme un bol sur lequel pesait sa poitrine. La graisse, équitablement répartie sur tout son corps, des paupières aux oreilles en passant par les épaules, le dos, les genoux et les doigts, engendrait des courbes originales. A son chevet, gonflé comme pour mieux rivaliser avec son corps, était abandonné son sac. »
Voyage à Vienne

« Au début c'était tout noir et il ne voyait rien, mais petit à petit dans un coin de son champ visuel, le contour de toutes sortes de choses se mettait à ressortir. Les rosiers grimpants le long des pilastres de l'entrée, la bicyclette et le tricycle posés l'un à côté de l'autre, la lune oscillant à la surface du canal d'irrigation, les prunes qui se découpaient d'une teinte plus sombre. Alors qu'il fixait toutes ces choses, les incidents de la journée s'éloignaient, remplacés par le monde de la nuit, et il sentait qu'elle le prenait gentiment dans ses bras. »
Le camion de poussins

« Le moment que l'homme préférait parmi ceux qu'il passait près de la fenêtre était celui qui précédait l'aube. L'obscurité se dissolvait petit à petit à partir de la bordure est du ciel qui commençait à se teinter d'une sensation lumineuse. Les étoiles s'éteignaient l'une après l'autre, la lune s'éloignait. Alors que le monde s'apprêtait à changer d'une manière aussi audacieuse, il n'y avait pas un bruit. Tout se modifiait dans le calme. »
Le camion de poussins

« Plus il observait chaque dépouille, plus il faisait de nouvelles découvertes. Ce qui l'étonna en premier, fut que la mue gardait la facture délicate de l'animal qui s'en était extrait. Des rides incrustées sur le ventre des cigales jusqu'aux poils serrés à l'extrémité de la tête. Des orbites transparentes des nymphes aux motifs entrelacés qui ressortaient sur les ailes. Elles conservaient dans le détail la forme de la créature qui avait vécu autrefois à l'intérieur. Les nerfs allaient jusqu'aux extrémités. Même si de toute façon elles étaient destinées à être abandonnées, aucun endroit n'était laissé au hasard. »
Le camion de poussins

« - Ne pas enjoliver, ni faire de manières.
C'est dans les mots ordinaires que se trouve la vérité. »
La guide

Quatrième de couverture

Un enfant révèle l'existence d'un instrument de musique unique au monde.
Dans un bureau de dactylographie, une employée s'attache à la portée symbolique des caractères de plomb de sa machine.
Avec discrétion, un jeune garçon se mêle au groupe qui ce jour-là visite sa région. Dans l'autocar, un vieux monsieur très élégant s'intéresse à l'enfant. Cet homme est un ancien poète...
Une petite fille devenue muette retrouve sa voix devant la féerie d'une envolée de poussins multicolores...

Un recueil de nouvelles poétiques et tendres dans lequel le lecteur retrouve l'univers rêveur de Yoko Ogawa, cette proximité entre les différentes générations ; ces héritages spirituels soudainement transmis à un inconnu et ces êtres délicats qui libèrent les souvenirs effacés en offrant un coquillage, une aile de libellule, une mue de papillon...

Yoko Ogawa est née en 1962, elle vit au Japon. Tous ses livres traduits en français sont publiés aux éditions Actes Sud.

Éditions Actes Sud,  mars 2009
149 pages
Traduit du japonais par Rose-Marie Makino

samedi 13 septembre 2025

Haute-folie ★★★★★♥ d'Antoine Wauters

Lu d'un seul souffle.
Et des images qui resteront évoquées très brièvement ou plus longuement.
Celles de cette gare, la gare de l'orphelin, de la Haute-folie en feu, des démons de la guerre, du bonheur à la mer, des marches en forêt. Marcher. Marcher encore et encore. Pour se connaître. Se "mélanger à soi-même ". 
« On ne guérit pas de certains manques. On part parce que la brûlure est trop vive. On se met en marche parce qu'on espère rejoindre ce qui est impossible a rejoindre. »
Le "peuple de punaises de lit", c'est une image qui restera aussi.
Josef. Blanche. Gaspard. Anna. Leo. Fermine. Le destin. La malédiction. Le secret. Le silence. Imposé. L'errance. Le chemin le plus court. La distance. L'histoire qui se répète. 
« On peut aimer dans la distance. La lâcheté, c'est faire ce que les autres attendent de nous et nous en tenir à ça. Vider la fosse à purin. Scier les cornes des bêtes. Mater le grand taureau et se coucher dans la sueur et l'ennui, après des heures qui nous ont semblé être des siècles. Le courage, à l'inverse, c'est aller dans le dur de soi. Dans sa peine et sa joie. Entendre ce qu'il y a en nous et le suivre quel qu'en soit le prix . »
Quel livre encore une fois ! Merci Antoine Wauters. Merci ! Je vous souhaite d'être lu par le plus grand nombre.

« La solution du problème que tu vois dans la vie, c'est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème. »
LUDWIG WITTGENSTEIN 

« Un immense soulagement pour Gaspard, qui avance sans rien dire aux côtés de Blanche, dont il saisit la main à défaut de trouver les mots. Car que dire, hein ? Que dire quand on a tout perdu ? »

« Près de deux mètres de haut, Gaspard. Large, un front bas et puissant, mais un regard infiniment doux. Ce géant, Blanche l'a aimé au premier coup d'œil. Non pour sa force ou pour sa taille hors du commun, non pour ses cheveux qu'il lui arrivait de natter comme des tresses d'oignons, mais parce qu'il avait ce regard-là, ce regard doux. Et cette droiture. Et elle, avec ses hautes et rondes pommettes toujours un poil rosées, et ses jambes increvables ne connaissant ni le froid ni la fatigue, lui aussi l'a aimée tout de suite. Car dans ses yeux brillait la lumière rare des gens qui voient un peu plus loin, s'était-il dit. »

« Peut-on être, en même temps, mort et vivant ? »

« Tout le monde, à travers le pays, s'accorde à dire qu'ils n'ont pas de dents, ces monstres, mais qu'ils vous dévorent tout entier, quand ils ne vous farcissent pas de plomb. C'est simple, depuis qu'ils ont passé la frontière, plus personne ne trouve le repos, les cultures sont laissées en plan et on ne mange que d'infects salsifis, car cela, ils consentent à vous le laisser, eux qui préfèrent le miel, le nectar de patience et le lait de brebis, qu'ils boivent à même le pis en regardant le ciel criblé d'obus. »

« Que fait-on quand on a échappé à la mort ? Que fait-on quand une guerre s'achève ? On débouche les bouteilles qu'on a planquées. On plume les poules que le démon nous a laissées et on prépare d'exquises brochettes, que l'on parfume au thym et à la sauge et que l'on rôtit à la broche. On décore de couronnes de fleurs la salle du village. On invite des accordéonistes et des cracheurs de feu, et on danse à s'en arracher les jambes. C'est ce que j'aurais fait si j'avais été lui. Je serais resté sur place. Toujours et à jamais. J'aurais construit un temple en l'honneur du stoicisme d'Anna face aux démons, et un autre au nom de mon amour pour Fermine. Je me serais efforcé de les aimer, et non seulement de les aimer, mais de le leur prouver. Lui, non. Josef, c'est un fantôme que hantent d'autres fantomes. Quelqu'un qui ne peut s'établir nulle part, même pas là où il est bien. Toute sa vie il va fuir, partir, marcher. On ne guérit pas de certains manques. On part parce que la brûlure est trop vive. On se met en marche parce qu'on espère rejoindre ce qui est impossible a rejoindre. »

« J'ai souvent pensé qu'à négliger les moments de vie auprès des nôtres, qu'à leur tourner le dos, qu'à refuser les joies menues qui s'offrent à nous, on finit par passer à côté de soi. J'ai mis du temps avant de comprendre qu'on ne décide pas, ou très peu. Ce que je veux dire, c'est que s'il avait pu choisir, Josef aurait certainement fait autre chose au lendemain de la guerre. Mais l'histoire d'une famille est l'histoire de motifs qui reviennent au fil des âges, à l'identique ou presque, mêmes failles, mêmes pertes, mêmes amours, mêmes stupeurs. On ne fait que repasser par les mêmes points. Tout a lieu dans des corps différents, mais l'histoire se rejoue, c'est la même.
Le passé est une chose longue et lente à guérir. On le croit derrière nous alors qu'il est devant, qu'il nous mène et nous guide. C'est un cercle. Une boucle. J'ai mis longtemps avant de comprendre que certains de mes choix n'avaient pas été des choix, mais des nécessités, et de la même manière, que certains choix de Josef étaient de simples moments de cette boucle. Quand il part au lendemain de la guerre, c'est le passé qui le commande. C'est le vieil incendie qui continue de le brûler. C'est la peine qui lui prend la main : Suis-moi, Josef ; ceci est le chemin. »

« Il a besoin de cheminer. «Affamé, note-t-il. Affamé de mon propre sang. En est-il de la sorte parce que je suis orphelin ? » Et ceci: «Je dois bien exister quelque part, mais où ? » »

« « Je marche depuis dix jours et, chaque jour, je m'étonne de découvrir que je suis incapable de faire le moindre pas sans me parler en même temps, perdu dans mes pensées. Mais marcher est plus que marcher. C'est suivre un fil. Qui le suit patiemment finit peut-être par se trouver. »

« Il y a en moi des terres comparables à celles que je foule. Ce sont les mêmes espaces, les mêmes forêts pro-fondes. Et parce que ne s'y trouve aucun témoin, mes joies les plus grandes y ont cours. » »

« La vérité, c'est qu'il voudrait ne jamais revoir la ferme de Douve. Il voudrait disparaître sans laisser de traces, s'effacer pour lui et les autres tant pis s'il ne revoit plus les visages qu'il aime. On peut aimer dans la distance. La lâcheté, c'est faire ce que les autres attendent de nous et nous en tenir à ça. Vider la fosse à purin. Scier les cornes des bêtes. Mater le grand taureau et se coucher dans la sueur et l'ennui, après des heures qui nous ont semblé être des siècles. Le courage, à l'inverse, c'est aller dans le dur de soi. Dans sa peine et sa joie. Entendre ce qu'il y a en nous et le suivre quel qu'en soit le prix.»

« Ensemble, ils savourent la vie dans ce qu'elle a de parfait, quelques brasses au lever du jour, un bouquet de fleurs qui passe au coin d'une rue, une glace fraise-chantilly. À Douve, rien de tout ça n'existe. À Douve, le bonheur est une chose floue à laquelle nul n'accède, une chose trop grande pour les corps toujours au travail, une chose qu'on laisse à ceux qui en ont le temps. À la mer, ils le prennent, le temps. Et le soleil aussi. Et le plaisir s'étire en bribes d'éternité. »

« Le vent est vif, l'eau sombre, quasi noire, mais à cause du ciel et des nuages qui s'y reflètent, c'est comme si elle souriait. Chaque matin, ils se baignent et le contact de l'eau les grandit. Du reste, on dirait que le paysage a joué son apparence aux dés, tellement il monte, se creuse, dodeline et oscille. De la tourbe, des lichens. Et, dès qu'on s'élève un peu, des sols qui refusent jusqu'à l'idée de chemins. Tant mieux, se dit Josef. La vie est pleine quand elle est vide. »

« Le bonheur existe, mais on n'infléchit pas le destin, ou alors lentement, génération après génération. On croit que des trajectoires dévient, mais la vérité c'est que là où on s'imagine qu'elles dévient, elles épousent au contraire un tracé là depuis toujours. On ne change pas ce qu'on est. On ne devient ni plus heureux ni plus malheureux. On plonge dans ce qu'on a à être. On descend dans ce qui nous remue en profondeur. On brûle. On fond. On hurle. Ce que je veux dire, c'est que c'est toujours quand on est le plus heureux qu'un grain de sable se soulève, en provenance d'une région oubliée de nous-mêmes, un grain de sable qui nous emmène ailleurs, sur une voie sans retour qui n'appartient qu'à nous. Elle est là, l'ironie. Elle est là, la beauté. Aimer ce qui ne pouvait être autrement. Malgré tout ce qu'on aurait voulu éviter, chérir l'inévitable. Ce que Josef avait à vivre, il l'a vécu. Ce que nous avions à vivre, nous aussi l'avons vécu. Et tout le reste suit. »

« Il ouvre ses cahiers. Il saisit son crayon. Tout est là. Il peut s'enfuir, maintenant. Il peut y aller. »

« « Depuis que j'ai pris mes fonctions, note-t-il dans ses cahiers, c'est bien simple, ce ne sont que travaux et démesure, de sorte que le monde ne se ressemble plus. Hier, ils ont fini de raser dix hectares de forêt pour y construire leur golf. Leur golf ! »
Et une ligne plus bas : « Où placer le regard pour échapper à ça ? »
Puis : « Il faudra demander pardon à ce monde pour lequel nous n'avons pas été assez silencieux. » »

« [...] la beauté commence là, dans le fait de nommer les choses, d'en murmurer le nom : bourdaine, griottier, peuplier tremble, poirier, néflier, houx, myrobolan. »

« Rien n'est plus doux que quand le monde vous entre par les oreilles. »

« « Travailler dehors, note-t-il, c'est laisser au désespoir le moins de prise possible. Laisser au désespoir le moins de prise possible, voilà ma vie. » Il écrit à la bougie, toute la nuit, et dort le reste du temps, sur un rocher face à la mer. Il ne rencontre personne, ne se lie avec personne. »

Quatrième de couverture

« Je crois que certains êtres ne nous quittent pas, même quand ils meurent. Ils disparaissent, or ils sont là. Ils n'existent plus, or ils rôdent, parlant à travers nous, riant, rêvant nos rêves. De même, quand on pense les avoir oubliés, certains lieux ne nous quittent pas. Ils nous habitent, nous hantent, au point que je ne suis pas loin de croire que ce sont eux qui écrivent nos vies. La Haute-Folie est un de ces lieux. Toute notre histoire tient dans son nom. »

Haute-Folie raconte la vie de Josef, un homme dont la famille a été frappée, alors qu'il venait de naître, par une série de drames qui ne lui ont jamais été rapportés. Peut-on être en paix en ignorant tout de sa lignée ? Où chercher la sagesse quand un feu intérieur nous dévore ? Qu'est-ce que la folie, sinon le pays des souffrances qui n'ont nulle part où aller ? Servi par un style fulgurant, ce roman cruel et lumineux explore la marginalité et les malédictions qui touchent ceux dont l'histoire est ensevelie sous le silence.

Antoine Wauters est notamment l'auteur, aux Éditions Verdier, de Mahmoud ou La montée des eaux (prix Wepler-Fondation La Poste, prix du Livre Inter) et, aux Éditions du sous-sol, du Musée des contradictions (prix Goncourt de la nouvelle). Son œuvre est traduite dans de nombreux pays.

Éditions Gallimard,  juin 2025
365 pages 

vendredi 12 septembre 2025

Ta promesse ★★★★☆ de Camille Laurens

« Le fait est que comprendre les autres n'est pas la règle, dans la vie. L'histoire de la vie, c'est de se tromper sur leur compte, encore et encore, encore et toujours, avec acharnement, et, après y avoir bien réfléchi, se tromper à nouveau. » Philip Roth
"Ta promesse" raconte une emprise amoureuse, une relation toxique. Deux amants ne tiendront pas leur promesse, l'un pour nuire, l'autre pour se sauver et retrouver goût à la vie. Le récit est bien construit, il m'a happée, tenue en haleine jusqu'au dénouement dans les toutes dernières pages.
Gilles, le gentil, insoupçonnable pervers narcissique, vit dans sa réalité, une réalité falsifiée. Elle, Claire, elle, l'aime et devient « complètement dépendante de lui, oui, sans hésiter : une emprise affective totale [...]. ». Il l'a séduite, réduite, détruite, "gaslightée".
« Ce qu'il faut bien comprendre, Maître, c'est que tout cela ne pesait pas lourd dans la balance du quotidien si abondamment chargée de bonheur. Je ne l'idéalisais pas, non, je ne crois pas, mais, à ces quelques détails près dont je viens de vous parler, il était idéal. »
Une lecture qui malmène, éprouvante parfois.
J'ai fait fi des polémiques autour de l'autrice, et j'ai sincèrement beaucoup aimé cette lecture. L'autrice ménage le suspens et fait couler les révélations goutte à goutte, donnant au roman des allures de thriller psychologique.
« La mort de l'empathie humaine est l'un des premiers signes et le plus révélateur d'une culture sur le point de sombrer dans la barbarie. »

« An artist needs to be ruthless, but a woman wants to be desired. Each woman artist needs to resolve this conflict in her own way.
RACHEL CUSK
Un artiste doit être impitoyable, mais une femme veut être désirée. Chaque femme artiste doit résoudre ce conflit à sa manière. »

« Un intellectuel, comme on disait chez moi autrefois. J'avais longtemps cru qu'il s'agissait d'un compliment, avant de comprendre qu'un intellectuel, c'était quelqu'un qui ne savait rien faire de ses dix doigts, un songe-creux. Mais moi j'aime l'intelligence. Pas la culture ni l'érudition, non, l'intelligence. Les gens qui comprennent ce qui se passe. En eux, autour d'eux. Qui sont capables de créer des liens. L'intelligence, c'est le début de l'amour. Et puis un pianiste, justement, pensais-je, un pianiste sait très bien se servir de ses dix doigts. »

« Est-ce qu'il y a eu des signes ? Oui, si vous y tenez, et même dès le début, mais des signes de quoi? Les signes sont rarement lus, le plus souvent on les relit.

Pour déchiffrer, il faut savoir que c'est chiffré. J'avais bien remarqué certains détails qui ne me plaisaient pas, je vous en ai cité quelques-uns. Je n'irais pas jusqu'à dire des alertes. Ou alors si, parce que je suis tout le temps en alerte, un genre de lièvre aux aguets. Dans la vie j'ai un cœur de lièvre, qui s'affole au moindre bruit et comprend la menace dans la lumière des phares. On ne peut pas me tuer sans que j'aie pris conscience du danger, c'est impossible, mon instinct est plus rapide que n'importe quelle flèche. L'angoisse est ce qui ne trompe pas, et c'est mon sixième sens. Imaginez un système de voyants qui clignotent à la moindre alarme sensible et vous saurez comment je vis au milieu des autres. Du moins, c'est ce que je croyais, je me pensais forte d'un système d'alerte ultra sophistiqué. Je suis écrivaine, mon métier, mon ministère même, consiste à tout noter - je ne laisse rien passer, enfin j'essayais. Mais c'est aussi ma pratique de ne pas juger - pas avant d'avoir longtemps regardé, écouté, observé, compris et quand j'ai compris, je ne peux pas juger. Écrire est un exercice d'amour, une magnifique et profonde et audacieuse expérience d'intelligence de l'autre. Je l'ai d'ailleurs dit à la juge, l'autre jour : « Si vraiment vous comprenez quelqu'un, comment pouvez-vous encore le juger ? » Cela dit, elle m'a épatée, elle m'a répondu aussi sec, vous vous souvenez ? Si je comprends quelque chose, je suis sûr de me tromper. Jacques Lacan, a-t-elle ajouté. Elle avait l'air contente de son petit effet, ses yeux disaient « et toc !». 
Peut-être a-t-elle raison : peut-être se trompe-t-on tout le temps ? On lit les signes, mais de travers. Enfin moi, ce n'est jamais quelque chose que je veux comprendre, c'est quelqu'un. J'ai une addiction à l'âme humaine - à l'âme au sens premier du mot, à ce qui nous anime. Il peut m'arriver de rater ma station de métro pour continuer de regarder une fille qui se maquille malgré les secousses de la rame, ses grimaces dans le miroir de poche en équilibre sur son sac, son habileté fascinante à ne pas se défigurer au mascara tout en expliquant à une copine, le téléphone coincé entre l'oreille et l'épaule, pourquoi elle va plaquer Kevin ou changer de boulot. Je suis un sismographe, j'enregistre tout, surtout les paroles j'écris d'abord avec les oreilles. Sauf exception, ma curiosité reste gentille, oui, gentille, ne me regardez pas comme ça, le mot n'a rien d'obscène, ce n'est pas un mot que vous utilisez au tribunal, je m'en doute, mais je ne sais pas comment le dire autrement. Par gentille je veux dire : je réagis parfois, mais je ne conclus rien, en tout cas je n'interprète pas. Dans un livre, ensuite, c'est différent : il faut décaper sa propre douceur. Mais quand je rencontre quelqu'un - en vrai je veux dire, pas dans le cirque mondain, je suis prête à l'aimer. À moins qu'il n'ait une vraie gueule de salaud ou que sa réputation le précède, et encore... Je n'ai pas une âme de procureur. La vie n'est pas un conte de fées, d'accord, vous avez raison. C'est justement parce que je le sais que je n'attachais pas d'importance aux fausses notes qui faisaient parfois grincer la symphonie il y en a eu si peu, ces années-là, et puis des couacs, j'en ai fait aussi, Gilles n'a pas manqué de me le rappeler. Je crois, j'ai toujours cru, à la bonté humaine. C'est peut-être là où je me trompe. Carole avait du mal avec mon indulgence - Carole et sa tolérance zéro. Elle continue à me le dire. Selon elle, je n'ai rien compris, en fait: l'amour est aveugle. Appelez ça du déni ou de la naïveté, si vous voulez, pour moi c'est autre chose. Je ne m'attends pas à ce qu'on me fasse du mal, même si je sais que le mal existe. Vous vous souvenez de ce fait divers quel mot injuste -, le tueur de l'Est parisien ? Quand il a été arrêté, il a raconté ses crimes. Que l'une de ses victimes, au moment où il avait approché le couteau de sa gorge après l'avoir attachée, violée et s'être servi une bière, lui avait dit, ç'avait été ses dernières paroles, la surprise dans les yeux: « Qu'est-ce que tu fais ? Tu me tues ? » Le mal est toujours une surprise. Toujours. Même avec les années. On n'y croit pas. Je crois, j'ai toujours cru à l'amour, si c'est ce que vous voulez me faire dire - vous allez plaider la passion ? »

« Au fond, moi, j'ai toujours détesté les voyages, en tout cas ceux qu'on fait en touristes. J'aime les séjours. Je rêve d'habiter, non d'arpenter. Les lieux sont comme les gens pour les connaître, il faut du temps. En voyage, on traverse dans la largeur des personnes et des paysages qu'on ne peut comprendre que dans le sens de la longueur. Seule la durée donne accès. Sinon, quoi ? Deux ou trois clichés, quelques sensations... - En fait, moi, je n'aime pas tellement voyager, ai-je ébauché. Je pense la même chose que Beckett dans je ne sais plus quelle pièce : « Je suis con, mais pas au point d'aimer les voyages. » »

« L'amour vous déplace. Il vous embarque où vous ne seriez jamais allée toute seule, fût-ce dans un roman-photo aux mains de votre grand-mère. Il ne manquerait plus qu'un voyage à Venise, me disais-je pour rire - six mois plus tard je laisserais traîner ma main dans le sillage d'une gondole, le bras de Gilles enlaçant ma taille. J'y ai même pris une photo d'un grand mimosa au bord d'un canal. Honnêtement, quand Gilles a fait des selfies près du pont des Soupirs, un verre de limoncello à la main, j'ai gommé instinctivement l'ironie de mon visage. C'était ce qui m'avait perdue, jusque-là, pensais-je: l'ironie accotée au doute, la satire, l'habitude de décrypter les conventions, le souci de ne pas faire comme tout le monde, l'horreur du troupeau. Il s'agissait maintenant d'habiter le présent de l'amour, de prendre Gilles comme modèle pour trouver la joie dans un mot, une photo, un cadeau, un instant - simplement. Il serait mon professeur de bonheur. »

« [...] je suis d'une moralité douteuse : je doute de la morale des autres. La vérité, pour en finir avec mon appartement, c'est que j'ai vite compris que Gilles avait besoin d'être sur son terrain, chez lui, dans son quartier. Chose étrange de la part de quelqu'un qui aime voyager, n'est-ce pas ? Mais je vous l'ai dit, j'aimais tout chez lui, même ses contradictions. »

« Quand on aime quelqu'un, on est toujours un peu en visite, non ? - je veux dire on fait attention. On ne s'installe pas dans l'amour, rien ne doit jamais être complètement familier. Dès qu'on est avec l'autre comme chez soi, c'est foutu. »

« Les gens critiquent ce qu'ils voient dans le miroir de l'autre, c'est-à dire eux-mêmes, me disais-je. »

« Souffrir passe. Avoir souffert ne passe pas. »

« La vie matérielle est un gouffre où s'abîment le temps et l'énergie. »

« Il voulait toujours plus, il rêvait toujours plus grand, plus haut. Je l'ai mis en garde, mais rien n'y a fait. Il disait que Claire le suivrait au bout du monde. Moi, je suis plus vieux, j'ai plus d'expérience. J'avais peur qu'à force de tout vouloir il perde tout. C'est une loi générale : qui trop embrasse mal étreint. Pour tout vous dire, j'ai vu un sombre présage dans le foudroiement du mimosa. Dans leur récit à tous les deux, cet arbre était tellement le symbole de leur amour : un truc lumineux, qui rend heureux. La foudre est tombée pile dessus, un jour d'orage. Gilles a dû l'abattre la mort dans l'âme. Je me souviens d'eux à ce moment-là, ils étaient à terre. Claire pleurait toutes les larmes de son corps au pied de la souche, puis elle a sorti des photos de l'arbre qu'elle m'a montrées une à une comme s'il s'agissait d'un défunt de sa famille, elle hoquetait en les commentant, Gilles ne savait plus quoi faire pour la réconforter. Le quartier tout entier était en deuil et moi je me suis dit aïe ! J'y ai vu un signe du destin. La suite ne m'a pas donné tort. »

« . L'amour, à mes yeux, c'est le contraire de la fusion, c'est savoir être seuls ensemble. »

« [...] il avait tendance à se réfugier derrière un savoir théorique ou des explications techniques qui bien sûr étaient nécessaires au projet mais réduisaient la part des émotions. Quoique je l'aie amené plusieurs fois à les exprimer davantage, il n'a jamais franchi la limite de la souffrance. Ça non, il n'a jamais pu. Il y a une phrase de Pavese : « On cesse d'être jeune quand on comprend qu'il ne sert à rien de dire une douleur. » Pour Gilles, ce n'était même pas la question. Il ne voulait pas dire sa douleur, c'est tout. Elle n'existait pas, elle n'avait jamais existé. Ni l'abandon ni la solitude ni l'angoisse ni rien. Il n'avait jamais souffert et ne souffrirait jamais. « Je ne veux pas souffrir, répétait-il. Point barre. » Mon travail consistait à entamer un peu ce que j'éprouvais comme un bloc viril bétonné avec ce que j'espérais lui apporter - une approche plus féminine de la vie. Je voulais qu'il s'ouvre, qu'il s'entrebâille, au moins. Ces catégories étaient assez niaises, j'en conviens, mâtinées de psychanalyse de comptoir, sans doute, mais je nous voyais ainsi un homme et une femme. Tout mon désir était dans ce couple notre couple. Chaque infime concession qu'il m'accordait dans l'écriture de son texte - « Je comprends, disait-il, tu as raison - me bouleversait. Je croyais que l'effort qu'il faisait en écrivant un tel récit, cet effort immense, manifeste, je croyais qu'il le faisait pour moi, pour me plaire, pour me rejoindre là où j'étais, pour être aimé. Je l'aimais. »

« Ce que Deleuze appelle les « intensités immobiles ». «Je n'ai pas besoin de bouger, dit-il, quand j'écoute une musique, ou quand je lis un livre que je trouve beau ou quand je réfléchis... C'est bien mieux que les voyages - c'est des pays profonds. » Je me disais qu'un jour ce serait le titre d'un de mes livres, si j'arrivais encore à écrire. Mes pays profonds. Les livres, les musiques, les tableaux. Mes intensités immobiles. Et j'ajouterais les arbres. Oui, j'ajouterais le mimosa. »

« J'étais redevenue sa mère - sa mère mauvaise.

*

- Mais foutez-nous la paix avec vos mères ! dit Carole. Ou retournez chez elles, si vous n'arrivez pas à vous en passer ! On n'en peut plus de vos états d'âme. Vous oubliez une chose, quand tout à coup vous voyez la mère en nous, c'est qu'alors vous êtes des petits garçons. Ce n'est pas que nous sommes des mères, toxiques ou non, c'est que vous êtes des fils, des fils éternels. Voilà ce que vous devez soigner, chez le psy ou ailleurs : le petit garçon qui geint dans votre corps d'homme. La complainte de Romain Gary nous empoisonne : Avec l'amour maternel, la vie nous fait à l'aube une promesse qu'elle ne tient jamais. » Et nanana et nananère. Les femmes ne sont pas là pour tenir la promesse des mères. Qu'on se le dise ! « On est obligé ensuite de manger froid jusqu'à la fin de nos jours. » Oh les pauvres bichons ! C'est triste ! Mais nous ne sommes pas sur terre pour que vous mangiez chaud toute votre vie. On n'a pas envie de rester à la cuisine, on a d'autres projets. Allez vous faire cuire un œuf. Grandissez jusqu'à pouvoir attraper vous-même la casserole en haut du placard! D'ailleurs les mères ne vous ont rien promis. Vous avez rêvé. Elles ne sont pas au courant de l'existence d'une promesse. Est-ce qu'on leur a promis quelque chose, à elles ? 
Enfin, quand vous aimez votre mère, passe encore. Aucune femme après elle n'est à la hauteur, vous mangez froid, d'accord, mais c'est bon quand même. Le pire, c'est quand elle n'a pas tenu le serment que vous pensiez avoir échangé avec elle parce qu'elle vous serrait dans ses bras. Si votre mère vous a trahi, toutes les femmes le feront. Ce présage vous poursuit et vous hante. Vous ne mangerez pas froid, non, vous mourrez de faim. Aucune femme ne vous nourrira, vous serez l'éternel affamé, cherchant de sein en sein celui qui ne s'asséchera pas et dont le lait ne tournera pas. Mais nous ne sommes ni un nectar ni un fiel, ni votre remède ni votre poison. Nous ne sommes pas votre sempiternelle déception, la source de votre mélancolie. Nous ne voulons pas de ce cycle infernal que vous nous faites subir comme à des machines, projetant sur nous à chaque rencontre vos fantasmagories de vieux petits garçons : d'abord amantes idéales, puis mamans frustrantes, mères toxiques, et à la fin, dans vos cervelles déglinguées, mantes religieuses acharnées à vous dévorer courage, fuyons. Nous ne sommes pas celles que vous croyez. Séparez-vous des belles promesses, des fausses promesses, et vous nous trouverez, promis. Nous sommes des femmes, pas vos mamantes. »

« Il a bien chargé la barque pour la couler! C'est un connard fini, point barre, comme il dit. La pire espèce de salaud. Même la phrase pansement est découpée pour ne rien panser. Au contraire, c'est fait pour arracher la chair. « Je t'aime, je te respecte, je t'admire. » Il manque « je te désire ». Il le sait très bien. Il sait qu'elle va le remarquer, qu'elle va en souffrir. Il l'écorche à chaque mot. Il distille son poison dans tous les interstices de la conversation, l'air de rien. Il ment, il gaslighte... Tout est fait pour l'affaiblir, la vider de sa... Il gasquoi ? Il gaslighte. C'est un mot très courant, Maître, y compris dans les tribunaux. Aux États-Unis et ailleurs. Renseignez-vous, ça peut vous servir. Emprunté au film de Cukor, Gaslight, avec Ingrid Bergman et Charles Boyer. Il faut que vous le voyiez. Le gaslighting, c'est l'art de rendre l'autre fou, folle surtout, en lui embrouillant l'esprit par des messages contradictoires. C'est détruire l'autre par le langage. Pour une écrivaine, qu'y a-t-il de pire ? Voilà ce que vous devez plaider, Maître la violence psychologique, l'emprise perverse. Et dès le début, malgré les apparences d'idylle. Pensez à la promesse : il demande à une écrivaine dont toute l'œuvre repose sur le récit de soi, qui est connue et reconnue pour cela, il lui fait jurer de ne jamais écrire sur lui! Autant dire ne plus jamais écrire. Se mettre au macramé ! D'ailleurs, pourquoi la promesse est-elle négative ? « Promets-moi de ne pas... » Quelle censure au cœur du serment! La promesse en est gauchie, dévitalisée, elle perd tout son potentiel d'avenir, d'engagement heureux, elle devient une restriction, une privation: une négation de l'autre dans ce qu'elle a de plus cher, de plus intime, dans l'une de ses plus profondes raisons d'être. C'est évidemment pourquoi Claire a répondu de même, par une autre négation. « Promets-moi de ne pas me trahir. » Elle a perçu la trahison que constituait la promesse exigée d'elle. Elle était déjà trahie, à ce moment-là. Trahie au plus profond d'elle-même. Par ce bâtard. Qu'il crève ! »

« Gilles Fabian - lui a envoyé un truc du genre «Bonne chance pour le spectacle et Claire s'est métamorphosée : il lui avait donné une miette et elle s'en nourrissait. Moi, au contraire, je me suis décomposé un homme de théâtre qui dit autre chose que merde ou toï toï avant un spectacle, c'est carrément de la provocation. Mais Claire y a puisé la force de danser. Alors oui, je dirais qu'elle était complètement dépendante de lui, oui, sans hésiter : une emprise affective totale, c'est ce que j'ai vu. »

« Au moment de leur divorce, alors qu'elle était en plein succès médiatique, il a demandé au juge aux affaires familiales qu'on lui retire la garde de leur fille sous prétexte que dans son dernier roman elle « avouait » pratiquer l'échangisme et qu'Alice figurait dans la page suivant ce récit. Un malade... D'abord il ne faisait pas la différence entre la narratrice et l'autrice, ni entre un fantasme et la réalité. Et surtout, il voyait le livre comme un appartement où se mouvaient des personnes réelles. Les pages étaient des pièces et pendant que dans le salon la mère se faisait démonter par un gang bang, dans la chambre la petite fille dormait ! C'était donc une mauvaise mère qui ne pouvait pas éduquer moralement leur enfant ni même s'en occuper au quotidien. On frôlait la psychose. Notre avocat a eu beau jeu de le renvoyer à son délire et il a été débouté. N'empêche qu'il est parti en empochant la moitié de tout ce qu'elle avait gagné comme romancière - ils étaient mariés sous le régime de la communauté.
Ça ne lui a posé aucun cas de conscience: il racontait partout qu'elle le lui devait puisque en réalité c'était largement lui qui avait écrit ses livres. Ces gens-là vivent dans une réalité falsifiée, la vérité est ce qu'ils décident. »

« La mort de l'empathie humaine est l'un des premiers signes et le plus révélateur d'une culture sur le point de sombrer dans la barbarie. »

« PORTRAIT-ROBOT

Écrire, c'est comme craquer une allumette au cœur de la nuit en plein milieu d'un bois. Ce que vous comprenez alors, c'est combien il y a d'obscurité partout.
La littérature ne sert pas à mieux voir. Elle sert seulement à mieux mesurer l'épaisseur de l'ombre.
WILLIAM FAULKNER

L'homme n'est qu'un monstre incompréhensible.
PASCAL »

« L'amour, c'est quand on y croit. Seul le temps fait obstacle, une peccadille se met dans les rouages et c'en est fini. Dans le temps, rien ne tient, les fétiches sont en carton-pâte. L'amour, c'est tant qu'on y croit. »

« On voit le tableau, maintenant. Claire Lancel et Gilles Fabian. L'autobiographe promet de ne jamais écrire sur son amant, le spécialiste de Pinocchio promet de ne jamais trahir son amante. Le début de l'histoire contient sa fin, le serment enserre son mensonge. Qui ils sont, ce qui les anime, ce qu'ils vont devenir : ils ne seront jamais plus près de la vérité que ce soir-là, dans le parfum du mimosa sur les bougies éteintes. »

« Percuter d'un mot
l'horreur des choses
L'angle mort, passe encore 
en faisant attention
Notre âme
on la cisèle
Mais l'âme d'un autre
inapaisée l'âme opposée
la nuit noire de son âme 
on court après le vent
Autant faire tenir la mer 
dans un verre
La vie est
ineffable
C'est ce qui est triste
quand on commence
un livre
On n'est pas dupe
comme au commencement
de l'amour
On sait
qu'on n'y arrivera pas. »

« Séduire, réduire, détruire. Le sujet pervers s'est construit sur un défaut d'humanité. Anesthésie affective, angoisse face à toute relation interpersonnelle, horreur de l'intimité qu'il feint d'instaurer, haine de l'individualité, absence totale d'identification empathique à l'autre, ignorance de ses souffrances, de ses besoins, acharnement à détruire les liens, aucun scrupule moral. L'abus souvent subi dans l'enfance en fait un abuseur pour qui l'autre est un objet interchangeable qu'il dévitalise et méprise après en avoir évalué les failles. Il n'y a pas de vraie rencontre mais un lien toxique fondé sur le contrôle, la domination, la manipulation, l'instrumentalisation, la haine de l'amour et l'amour de la haine. »

« J'ai aperçu mon avocat qui discutait avec mon éditeur. Rob est venu à ma rencontre, il devait guetter mon arrivée. Je le voyais soucieux de me détendre. « J'ai pensé une chose, Claire : une fois que cette petite affaire sera réglée, vous devriez reprendre votre fiction au pays des Narks. Car votre dystopie est déjà la réalité. » Nous étions le 12 juin 2024, trois jours après la dissolution de l'Assemblée nationale par Emmanuel Macron. « En fait, a-t-il continué du ton de l'évidence, c'est le même pitch que le roman qui nous vaut d'être ici, mais à l'échelle d'un pays : un type narcissique et infantile, dans une crise aggravée par un déni massif de ses propres manquements envers elle, prend la nation tout entière comme défouloir émotionnel et, sur une impulsion délirante, achève de détruire tout ce qu'il avait fait semblant d'aimer. Les troubles de l'ego, nouveau mal du siècle - non, vraiment, c'est le sujet. » »

« J'avais pensé inscrire en exergue au roman une citation de Philip Roth et même lui donner pour titre L'Histoire de la vie parce qu'il sonnait comme une espèce de loi universelle où se fondaient les expériences particulières : « Le fait est que comprendre les autres n'est pas la règle, dans la vie. L'histoire de la vie, c'est de se tromper sur leur compte, encore et encore, encore et toujours, avec acharnement, et, après y avoir bien réfléchi, se tromper à nouveau. » Finalement, j'y avais renoncé cette épigraphe annoncerait trop la couleur. Or, je voulais que le lecteur se trompe avec moi, se trompe autant que moi, dans les grandes largeurs, au début. Il ignore qu'on lui raconte des histoires. Il y croit, il est comme moi. La célèbre définition de ce qu'exige un roman, une suspension consentie de l'incrédulité, convient aussi à l'amour. Pour lire un roman comme pour aimer quelqu'un, il faut être dupe. »

Quatrième de couverture

« Au moment où s'ouvre ce livre, je romps une promesse. Lorsque je l'ai faite, c'est idiot, j'étais sûre que je la tiendrais. Enfin, idiot, je ne sais pas. La moindre des choses, quand on fait une promesse, n'est-ce pas d'y croire ? »

Que s'est-il passé avec son compagnon pour que la romancière Claire Lancel doive se défendre devant un tribunal ? Au fil du récit, elle raconte comment elle s'est peu à peu laissé entraîner dans une histoire faite de manipulations et de mensonges.

Dans ce roman haletant comme un thriller, Camille Laurens questionne le narcissisme contemporain, l'absence d'empathie, et se demande comment sauver l'amour de ses illusions. Elle nous invite à le célébrer et à le vivre, au-delà des promesses trahies.

Éditions Gallimard,  décembre 2024
358 pages
Prix RTL Lire - Grand Prix - 2025