mardi 25 novembre 2025

Nourrices ★★★★★♥ de Séverine Cressan

« C'est beau, n'est-ce pas ? Tu as vu ce ciel couleur de sang ? On dirait une immense plaie, une écorchure géante, comme si on avait arraché la peau du ciel pour mettre sa chair à nu. Et ces bourrasques qui frappent et claquent, quel fracas ! Vois-tu ces gros nuages d'acier qui s'avancent vers nous comme de dangereux mâtins ? Ils vont ouvrir leur gueule pleine de bave, grogner, montrer leurs crocs et déverser sur la Ville et les hommes leur hargne féroce. Les trombes d'eau vont laver la terre de toutes les crasses qu'elle a accumulées. Plouf ! De gigantesques cascades qui inonderont le monde. »

Elle est belle la plume de Séverine Cressan. Charnelle. Immersive. Sensorielle. Poétique. Profondément Humaine.
Rien que ça ! Mais vous le savez déjà tant les critiques lues sur la toile sont unanimes ;-) 
Une ode à la vie et une lecture coup de cœur !

« La plupart des hommes craignent la vérité, croient qu'elle va les empêcher de vivre. Au contraire, c'est le mensonge et le secret qui tuent. »

« C'est nuit de tempête.

Le vent s'est levé au crépuscule dans une brise légère. Il a dispersé les feuilles mortes, les faisant voltiger en une danse désordonnée, un ballet désarticulé. L'herbe des champs ondulait sous sa caresse énergique. Après avoir louvoyé de bruissements en gémissements, la tempête s'est déchaînée aux premières heures de la nuit. Les bourrasques ont fait ployer les branches des arbres les plus robustes comme une main invisible qui aurait voulu en éprouver la solidité. Les rafales se sont succédé, déversant dans leur sillon des trombes d'eau qui semblaient vouloir noyer le sol de leur afflux. Les êtres vivants ont fait silence et l'on n'entendait plus que le vent mugissant, les craquements des bois bousculés, le martèlement de la pluie. Tous se sont calfeutrés à l'abri des assauts impétueux de la tempête, soumis à une peur confuse et immémoriale. Mais l'air tourbillonnant s'est engouffré dans les maisonnées et dans les têtes, rendant fous les hommes et les bêtes. »

« Agrippée au montant du lit, elle accompagne la poussée d'un cri terrible, inouï, qui recouvre le vacarme de la tempête et lui semble venu d'une part inconnue d'elle: cri d'effroi devant la vie qui s'avance, souveraine, effarante; cri de puissance révélée, celle d'enfanter, de mettre au monde; cri de douleur causée par le cercle de feu, brûlure intense imprimée par le crâne de l'enfant qui franchit l'orifice de la vulve et menace de déchirer la peau trop fine, distendue au maximum. La tête du nouveau-né qui peinait à franchir le goulot du vagin glisse comme un anneau huilé qui aurait buté sur une jointure de phalange. Un éclair, suivi d'un roulement de tonnerre assourdissant, plonge la pièce dans une lumière aveuglante. Accroupie, la tête du bébé entre les jambes, Sylvaine ressemble à une chimère étrange, un être hybride à deux visages. »

« C'est beau, n'est-ce pas ? Tu as vu ce ciel couleur de sang ? On dirait une immense plaie, une écorchure géante, comme si on avait arraché la peau du ciel pour mettre sa chair à nu. Et ces bourrasques qui frappent et claquent, quel fracas ! Vois-tu ces gros nuages d'acier qui s'avancent vers nous comme de dangereux mâtins ? Ils vont ouvrir leur gueule pleine de bave, grogner, montrer leurs crocs et déverser sur la Ville et les hommes leur hargne féroce. Les trombes d'eau vont laver la terre de toutes les crasses qu'elle a accumulées. Plouf ! De gigantesques cascades qui inonderont le monde. »

« Le maître a posé des questions sur les tarifs et les commissions. Moi, ça me dégoûtait toutes ces histoires de sous et j'aurais préféré pas entendre. Les autres femmes soupiraient. L'argent, elles savaient bien qu'elles en verraient pas la couleur et que c'est leur mari qui empocherait tout après que le maître se soit servi. On faisait mine de rester concentrées sur notre ouvrage. Moi, je pressais le beurre pour en faire sortir l'eau. D'autres reprisaient des vêtements ou cardaient la laine. Les hommes, eux, buvaient du cidre en se réjouissant à l'avance de cette aubaine qui leur coûterait rien. On disait mot, mais je suis sûre qu'on pensait toutes la même chose : qu'il faudrait peut-être nous demander notre avis, vu qu'on était quand même les premières concernées. »

« Sous l'édredon de plumes
Corps à corps étourdissant
Les pieds petits labourent le ventre mou
Les doigts minuscules chipotent le mamelon, le roulent, le pressent
La bouche avide aspire, se remplit, déglutit
Échange d'effluves, de liquides, de fluides
Flux ininterrompu
Comme le sang a coulé de l'un à l'autre, le lait afflue
Dyade serrée, exclusive
Impossible de s'immiscer entre
le bébé nacre qui tapisse la coquille mère »

« En marchant, elle ressasse les paroles et les gestes du meneur, s'en veut de ne pas s'être défendue. Elle aurait dû s'insurger, crier, se débattre, frapper. Ne pas se laisser faire, opposer sa volonté, sa force à celle de cet ivrogne lubrique. À mesure qu'elle se rapproche de la chaumière, sa colère, contre elle-même et cette vermine, monte, est reprise en écho par les hurlements d'Avel, de plus en plus sonores. »

« Et le cahier, j'ai demandé. C'est pour quoi? Je le donnerai à ton enfant. Car ton histoire, c'est aussi la sienne.
J'ai eu envie de déchirer toutes les pages que j'avais écrites. J'ai pleuré. La vieille m'a prise dans ses bras. Elle a chuchoté à mon oreille.
C'est le plus beau cadeau que tu puisses lui faire, le meilleur héritage que tu puisses lui laisser. Rares sont les humains qui osent se regarder tels qu'ils sont. Encore plus rares sont ceux qui osent se montrer aux autres dans leur vérité nue.
J'ai pensé qu'elle avait raison. Que si on avait le courage de regarder les choses en face, les filles seraient pas obligées de faire des choses pareilles. »

« Tu m'as demandé de t'écrire.
C'était ta dernière volonté. Tu avais tant maigri, visage émacié et chair dissoute, consumée jusqu'à la lie, que tu ressemblais à un moineau frêle, aussi léger qu'une fronde de fougère. Tu avais l'air perdue au milieu des oreillers que j'avais entassés sous ton dos. Assise sur le bord du lit, je caressais ta main calleuse. Tu m'as dit : Écris-moi. J'ai cru avoir mal compris. Ma gorge était nouée comme une corde tressée trop fermement et je n'ai pas pu parler. Tu as répété distinctement: Écris-moi. Ta main a serré fort la mienne. Ta poigne était celle d'un aigle. J'ai promis.
Tes yeux se sont fermés, tes doigts se sont relâchés. C'est moi qui ai serré ta main plus fort. J'aurais voulu te retenir. Te garder encore à mes côtés. Pour moi, tu étais sans âge, vieille depuis toujours, et cela aurait dû te permettre d'échapper à la Faucheuse. 
Mon chagrin, si lourd, n'a pas suffi pour t'arrimer au sol. On n'arrête pas les aigrettes de pissenlit emportées par le vent.
J'ai veillé ton corps mort toute la nuit. J'avais besoin d'égrener ces heures sombres, silencieuses, en ta seule compagnie. De même que tu pouvais voir sans lumière, j'ai pu te parler sans mots. Je t'ai dit l'amour et l'admiration, la gratitude et la reconnaissance envers la mère que tu as été pour moi. Si Mammig m'a nourrie de son lait et de sa tendresse, tu es celle qui m'as permis d'habiter le monde en m'apprenant l'écoute du vivant, l'attention infinie à ses tressaillements. »

Quatrième de couverture

Dans ce village, c'est du corps des femmes qu'on tire l'argent qui fait vivre les familles. Car ici, on vend une denrée précieuse : le lait maternel. Sylvaine, son garçon à peine sevré, accueille chez elle une petite de la ville. Mais une nuit, en pleine forêt, elle découvre un bébé abandonné et, à ses côtés, un carnet qui raconte son histoire. Elle recueille ce nourrisson avec lequel elle tisse immédiatement un lien fusionnel. Quand la petite dont elle a la garde meurt, Sylvaine décide d'échanger les bébés. L'enfant mystérieuse se substitue à Gladie, l'enfant de la ville qui lui a été confiée...

Avec ce premier roman sensuel et bouleversant, Séverine Cressan révèle les rouages troublants d'une industrie méconnue. Dans ces pages inoubliables, elle nous entraîne dans un univers où la nature et l'enchantement ne sont jamais loin et réinvente l'histoire de ces mères invisibles.

Éditions Dalva,  août 2025
267 pages 

Peau d'ourse ★★★★★ de Gregory Le Floch

« Faut que je comprenne pourquoi je me fais inonder d'insultes par la terre entière, pourquoi je suis pas capable d'avoir un seul ami, et pourquoi la seule façon pour moi d'être heureuse, c'est d'être loin dans la montagne.
Est-ce que le problème, c'est d'être lesbienne ? D'être grosse et moche ? Et si c'était l'alliance des trois qui me rendait juste imblairable pour les gens ? À moins que pour eux ce soit la même chose: une gouine, c'est forcément un monstre. Et les monstres, ça rend fou. »

Nina n'est pas ordinaire, elle est devenue "Mont Perdu". C'est comme cela que la surnomme les autres dans son village. Harcelée, elle est en mal-être. Obèse, lesbienne, elle ne trouve pas sa place dans la norme sociale et genrée et communier avec la nature est son seul réconfort.

Une écriture brute, un texte original non dénué de poésie qui nous plonge dans le fantastique de la métamorphose et le surnaturel prend des allures évidentes d'échappatoire, de refuge dans cette lutte interne, dans cette fuite contre la "bestialité" du monde. J'ai adoré !

« Quand j'arrive devant la maison, il a arrêté de neiger et sur le toit flotte une lumière texture de lait. Ça fait du bien de voir un truc beau comme ça. Tellement de bien que je plonge dedans, je m'y baigne. Cette lumière, c'est aussi ma vie. Une lumière qui n'existe pas en bas. Elle sort des roches et des bruyères comme de la sève qui inonde le ciel. Puis des flashs de couleur se mettent à cogner contre les fenêtres du salon : c'est la daronne qui vient de se poser devant Hanouna. C'est moins beau d'un coup. »

« Continue à parler, Vieux René, tu fais disparaître le monde. Des odeurs flottent autour de lui, un mélange d'humidité et de fourrure, celles de la peau d'ours. Je me cale dedans, m'y enfouis et sa voix coule, genre sirop, genre confiture, jusqu'à moi. Je suis au fond de la grotte que les montagnes ont creusée juste pour moi, loin, loin, très loin. Peu importe ce qu'il raconte, sa voix me garde en vie. Mon esprit se barre, je contrôle plus rien. Le souvenir me revient du jour où j'ai attrapé une poignée de calotritons au bord d'un ruisseau, ils étaient noirs avec des verrues brillantes sur la peau. Puis surgit l'image de Vieux René dans son costume d'ours, grand comme trois gars posés les uns sur les épaules des autres. »

« C'est la fin du printemps, une période étrange de folie où les plantes suintent, où la sève dégouline, où tout appelle au sexe. Dans la montagne, en ce moment, l'air est saturé de grains de pollen, ça vole, envahit tout, recouvre tout, les pierres, les animaux, moi. Ça s'immisce au fond des poches, dans les chaussettes et sous la langue. Que tu le veuilles ou non, en marchant ici tu participes à une baise générale. On te demande pas ton avis. C'est la saison qui veut ça, t'es prise dans le tourbillon. La montagne entière est en chaleur, elle pousse un gémissement qui s'arrête même pas la nuit. (Le jour où je ferai l'amour pour la première fois, moi, je ferai ce genre de bruit, c'est promis.) »

« La voix des montagnes. - Nous sommes étendues si haut dans le ciel que nous voyons les orages avant même qu'ils ne se forment. Ce sont d'abord des étincelles lumineuses dans l'atmosphère que votre œil humain n'est pas capable de percevoir, puis des courants invisibles parcourant l'univers, des filaments magiques entourant la planète. Nous savons où se déchaîneront les tempêtes, où s'abattra l'éclair. Rien ne nous est caché de la fortune du monde que nous avons vu naître autour de nous. Ses joies et ses malheurs nous sont connus. Lorsque nous fermons les yeux et que nous plongeons en nous, loin sous les couches d'argile, les veines de mica et les ruisseaux souterrains, nous lisons le destin de notre petite sœur. Elle s'élèvera dans le ciel, portant en elle le souvenir de notre temps glorieux car bientôt nous nous serons toutes écroulées, le temps aura râpé chacune de nos pierres et, vaincues, nous ramperons au sol comme des limaces. Il y a quelques minutes, dans la nuit pluvieuse du village, une nouvelle épreuve s'est abattue sur Mont Perdu. Pour le moment, affligée, elle n'en comprend pas le sens et les pleurs noient son visage. Seules nous, montagnes, comprenons pourquoi Vieux René devait mourir. Que petite sœur s'endurcisse, car d'autres désastres viendront et d'autres cris rempliront la vallée. Ils sont nécessaires et gravés depuis toujours dans la pierre. Rien ne sert de vouloir y échapper. Nous-mêmes connaissons notre destin. Un jour, Mont Perdu comprendra et tout s'éclairera. En attendant, la malheureuse pleure dans sa chambre. »

« Faut que je comprenne pourquoi je me fais inonder d'insultes par la terre entière, pourquoi je suis pas capable d'avoir un seul ami, et pourquoi la seule façon pour moi d'être heureuse, c'est d'être loin dans la montagne.
Est-ce que le problème, c'est d'être lesbienne ? D'être grosse et moche ? Et si c'était l'alliance des trois qui me rendait juste imblairable pour les gens ? À moins que pour eux ce soit la même chose: une gouine, c'est forcément un monstre. Et les monstres, ça rend fou. »

« Ceux qui m'écrivent sont des vieux gars. Des daronnes. Des petites meufs. Des gros. Des chauves. Des blondes. Des sans tête. Tout le monde quoi. Il y a pas de profil pour la haine. Juste des humains. »

« En bas : le monde.
Et toute la haine qu'il contient. Le soleil se lève en me baignant de sa lumière dorée, moi, l'ourse, sur la cime glacée. C'est à cette seconde que s'achève ma métamorphose. C'est la phase la plus importante, même si elle se voit pas. Ça se passe dans mes os, dans mes crocs. La peur disparaît pour toujours. La honte aussi. Je me remets sur mes quatre pattes. Le village est logé comme un parasite entre deux plis de la montagne. De la salive me coule sur le poitrail. Le vent la fige très vite en glace. »

« Des voix fantômes me parviennent de la forêt. Je reconnais celles des chasseurs. Ils tirent quatre, cinq, six balles. Depuis un siècle le monde entier résonne de leur haine. Pour les venger, je suis devenue tous les ours tués, toutes les bêtes abattues, toutes les victimes. Des vautours m'accompagnent à travers le brouillard, je les vois à peine. Des ombres grises flottent comme des esprits. Au loin : le chant bizarre d'un grand tétras. T'as déjà entendu ça, meuf ? Un bruit d'os qu'on casserait en morceaux. »

« Un prodige s'accomplit devant mes yeux. Le printemps éclate sans qu'on ait eu besoin de massacrer un ours, de lui lacérer la peau, d'humilier son corps, de faire bouillir ses chairs. La montagne a vengé les noisetiers, les carabes, les piérides, les ruisseaux, les ombles, les couleuvres, les pipits, les joubarbes, les châtaigniers, les criquets, les champignons, les calcaires, les punaises, les sorbiers, les empuses, les grès, les vairons, les lucanes, les mares, les frelons, les basaltes, les graines, les têtards, les nids, les chrysalides, les hermines, les bousiers.
Et moi.
Dans ce grand retournement du monde, de nouveaux sommets apparaissent, vierges de toute trace humaine. C'est pour ça que la montagne s'est renversée pour créer une terre nouvelle.
La voix de mes-sœurs-les-montagnes. - Nos sommets sont à toi, Mont Perdu. Viens. Viens. Nous te les offrons tous.
Voici ton monde. Tu y vivras en paix.
Je ramasse le petit corps grelottant entre mes pattes. Il me regarde sans pleurer. Tu n'es plus un humain désormais. Dorénavant tu vivras avec moi et un jour tu deviendras un ours.
Près de moi, une fleur d'églantier s'apprête à éclore sur une branche. Dans un silence qui ne sera plus jamais rompu par la folie des hommes, je commence l'ascension de la montagne nouvelle. »

Quatrième de couverture

Mont Perdu a des rêves qui ne sont pas ceux de son village des Pyrénées encore aux prises avec des traditions archaïques. L'adolescente, corpulente, lesbienne, victime de harcèlement, trouve refuge auprès des montagnes, les seules qui lui parlent et la comprennent. Et peu à peu, Mont Perdu va se métamorphoser en ourse. Transposant dans une langue actuelle, poétique et crue, une légende de femme sauvage, Grégory Le Floch nous conte la folle échappée d'une jeune héroïne queer à la croisée de tous les combats écologiques et humanistes de notre époque.

GRÉGORY LE FLOCH est né en 1986 en Normandie. Très repéré depuis son premier livre aux éditions de l'Ogre, il a depuis fait paraître un essai, Éloge de la plage, chez Rivages et deux romans chez Bourgois, Gloria, Gloria (prix Sade) et De parcourir le monde et d'y rôder, récompensé par le prix Wepler et le prix Décembre.

Éditions Seuil,  août 2025
229 pages 

mardi 18 novembre 2025

Les sentinelles ★★★★☆ de Jayne Anne Phillips

Première lecture de cette autrice avec ce roman historique polyphonique au souffle indéniablement romanesque, qui se passe après la guerre de Sécession, en Virginie occidentale. Plus que le récit des combats, l'autrice relate avec talent la violence de l’époque et la difficile reconstruction intérieure des survivants après la guerre, profondément meurtris dans leur chair mais surtout dans leur âme. 
Un livre exigeant qui mérite d'être lu à mon avis, pas uniquement parce qu'il a obtenu le Prix Pulitzer 2024 mais parce qu'il est profondément humain, intense, que la toile historique est riche et extrêmement bien documentée, parce qu'il est bouleversant...

« Certaines personnes avaient davantage de biens, elles possédaient ceci ou cela, des demeures, des magasins, des compagnies de chemin de fer, d'immenses domaines. D'autres... mouraient, devaient fuir, ou oubliaient jusqu'à leurs noms. L'endurance était la seule vraie force. Le courage des disparus telle une houle, une lame de fond, comme une force qui délimitait les jours, qui ouvrait le chemin. »

« Je suis montée dans la carriole et Papa m’a fait asseoir à côté de Maman, tous les trois sur la banquette de bois.
– Tiens-lui les mains, il m’a dit, comme elle aime. Reste bien près d’elle et empêche-la de bouger.
Je l’ai vu se baisser pour attacher la cheville de Maman à la sienne avec une corde ? J’avais chaud parce qu’il m’a forcée à porter un bonnet pour protéger ma peau et éviter les rides au coin des yeux ? Au cas où un jour, finalement, je deviendrais quelqu’un. »

« - Comment tu as eu ça ?
- La guerre, peut-être. Avant qu'on me défonce le crâne. Mais mon médecin pense que non. Il m'a dit que c'étaient des cicatrices, pas des blessures. Une violence plus ancienne qu'il a mieux valu oublier. Le vieux Dr O'Shea m'a adopté comme un fils, enfin presque, en me donnant son nom. Il fallait un nom pour l'hôpital et je ne me rappelais pas le mien. Ils ont étudié mon cas parce que j'étais un survivant. Ils m'ont fait faire ce cache-œil, et puis ils m'ont donné du travail à l'hôpital. J'ai transporté les blessés, du quai à l'hôpital en passant par l'ambulance, dès que j'ai repris des forces. Mon médecin m'a suivi pendant près de trois ans. Il m'a écrit une lettre de recommandation à la fin de la guerre et je suis revenu à la vie civile après avoir recouvré la santé, et j'ai débarqué ici. C'est un secret que je te confie, Chiendent. »

« - J'aurais voulu qu'une force vivante nous ait tous protégés, des hommes nous ont pourchassés, emprisonnés - ils nous ont asservis, ligotés, ils ont ravagé le pays. Et les justes ont souffert de la cruauté des autres. Les cicatrices laissées par la guerre ne s'effacent pas. Des générations...
- Tu parles de ce genre de choses avec le Dr Story ?
- Oui, et je sais qu'il est d'accord. Ce refuge est une bénédiction pour nous. Non seulement des murs qui nous protègent, mais un parc aux allées bordées de haies, des chemins où nous pouvons marcher, nous soigner et admirer la nature. Tu sais, il y a des poteaux et une clôture à l'intérieur de la haie mais la végétation les a recouverts, aussi haute et épaisse qu'un rempart vivant, si tu veux. Tout cela existait déjà sur le domaine, pour séparer les fermes, bien avant la guerre. »

« Pour toute clef, il n'a que le sourd battement de son cœur qui cogne, et elle n'ouvre aucun verrou. »

« Certaines personnes avaient davantage de biens, elles possédaient ceci ou cela, des demeures, des magasins, des compagnies de chemin de fer, d'immenses domaines. D'autres... mouraient, devaient fuir, ou oubliaient jusqu'à leurs noms. L'endurance était la seule vraie force. Le courage des disparus telle une houle, une lame de fond, comme une force qui délimitait les jours, qui ouvrait le chemin. »

Quatrième de couverture

1874, après la guerre de Sécession. Sur les routes de Virginie-Occidentale se croisent civils et soldats, renégats et vagabonds, affranchis et fugitifs. ConaLee, 12 ans, l'adulte de sa famille d'aussi loin qu'elle s'en souvienne, entreprend un voyage avec sa mère, qui n'a pas prononcé un mot depuis des mois, et l'homme qu'on lui a dit d'appeler « Papa ». Се vétéran sudiste, qui s'est imposé dans leur monde, les dépose à l'entrée de l'asile d'aliénés de Trans-Allegheny. Là, loin de leurs proches, se faisant passer pour une dame et sa bonne, mère et fille empruntent le long chemin de la guérison.

Une fois de plus, Jayne Anne Phillips tisse un récit envoûtant où la mémoire collective, les secrets familiaux et les fracas de l'Histoire se conjuguent. Dans une prose d'une beauté âpre, elle s'attache à dépeindre avec empathie les victimes, les blessés dans leur chair et leur âme. Et fait revivre une galerie de personnages mémorables: Dearbhla, la guérisseuse irlandaise, O'Shea, le veilleur de nuit amnésique ou encore Mrs Hexum, la cuisinière au grand cœur. Autant de sentinelles qui tentent à leur échelle de préserver un monde qui se délite et de réparer les vivants.

Née en 1952 en Virginie-Occidentale, JAYNE ANNE PHILLIPS est considérée comme l'une des figures majeures de la littérature américaine contemporaine. Son œuvre, ancrée dans le Sud-Est des États-Unis, est aujourd'hui traduite dans le monde entier. Elle est notamment l'autrice de Traits d'union et Lark et Termite (Bourgois, 2001 et 2009) et, plus récemment, de Tous les vivants (L'Olivier, 2016). Les Sentinelles, son dernier roman, a reçu le prestigieux prix Pulitzer en 2024.

Éditions Phébus,  août 2025
382 pages
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Marc Amfreville
Prix Pulitzer 2024 

Passagères de nuit ★★★★☆ de Yanick Lahens

Deux femmes de la nuit, inspirées des ascendantes de l'autrice, se battent pour leur liberté. 

Yanick Lahens donne voix aux femmes liées à la traite négrière et dont l'Histoire n'a quasiment gardé aucune trace, elle invente pour réparer cet oubli et nous plonge dans l'intimité des ce deux femmes courageuses qui ont lutté pour exister dans une histoire écrite par les hommes. En puisant dans sa propre histoire familiale, elle donne une sincérité forte au roman. 
« Mes pensées étaient de grandes vagabondes aux yeux songeurs, aux jambes démesurément longues.
Je ne voulais renoncer à rien. Je voulais tout, la force de grand-mère, l'amour de mère, la mélancolie de Sarah-Jane. Mère, grand-mère et Sarah-Jane, j'ai emporté dans mon voyage vos vies enfouies dans ma chair, mon sang, mes muscles, bagages intimes et jusqu'à vos blessures muettes telles des ondes invisibles. Et toi, père, le magicien des jours heureux ! Je suis née une troisième fois dans une autre terre, amassant les morceaux brisés de vos vies, arrachant la mienne des halliers qui lui ont fait des blessures-soleils. Je vous aime. Je ne regrette rien. »
Le récit est dense, intelligemment construit. J'ai parfois manqué de références historiques sur l'esclavage, sur les rapports de pouvoir entre Haïti et La Nouvelle-Orléans et été déroutée aussi par la temporalité diffuse, et en acceptant de ne pas tout comprendre ;-) - cela m'a permis d'être embarquée dans ce récit profond, intime et universel, qui nous parle de mémoire et de transmissions, un roman proche du roman d'atmosphère ; la nuit un personnage à part entière, la mer et le vent porteurs de mémoires et de voix. 
« Les maîtres se trompaient sur notre silence. Ils nous pensaient brisés, alors que nous parlions tout bas à la haine et à la colère qui piaffaient tout à l'intérieur, nous leur répétions sans bouger les lèvres "Otan, otan, le moment n'est pas encore venu. Patience, patience" . »
En mettant au centre du récit, les petites vies, les gestes du quotidien, les veillées, les trajectoires silencieuses, et non pas le pouvoir des hommes, l'autrice propose une autre manière d'écrire l'histoire, profondément humaine, humble et puissante à la fois.  
« Mais franchir le seuil de la maison principale, celle des maîtres, c'est ouvrir un immense sac dans sa tête. Dans ce sac, tu as déjà tout ce que tu as appris de ta mère, qui elle-même l'a appris de sa mère, et ce que ta condition d'esclave t'a enseigné. Tu le caches bien au fond du sac pour le recouvrir du savoir du maître. Tu feins d'aimer dans ce savoir jusqu'à ce qui t'humilie, te nie, t'efface. Parce que le maître est persuadé que tu ne sais rien, que tu n'es rien. Alors tu le laisses à sa foi trompeuse. Cette foi fait ton affaire. Son ignorance est ta force. Parce que tu connais son monde et le tien. Tu as cette longueur d'avance-là. Et puis le savoir au fond du sac t'apprend à endurer, à te taire et à obéir aux ordres, à offrir ton dos au fouet et accumuler tout ce que les yeux peuvent voir, les oreilles entendre et la chair subir. Parce que ta vie peut dépendre d'une mimique, d'un rictus, d'un geste involontaire, d'une parole de trop. À ces moments-là, tu envoies ton âme encore plus loin au fond du sac pour qu'elle ne te trahisse pas. Seul ton masque doit te servir. Alors, tu te conditionnes à être impassible. Tu es un mur blanc sur lequel rien n'est écrit, donc le maître ne peut y lire que ce qu'il croit savoir. »

« Pour mon aïeule, Régina Jean-Baptiste. 
Silencieuse. Totem puissant, partie trop tôt.
Sans m'avoir dit...
J'ai traversé ton absence, à pas lents, des années durant.

Pour ma bisaïeule, Élizabeth Jacob, 
arrivée de La Nouvelle-Orléans, 
nimbée de ses secrets et de ses mystères.

Je vous ai inventées sur les sentiers du songe, imaginant aussi toutes ces femmes qui vous ont précédées, celle qui vous ont entourées :
visages clair-obscur qui contemplaient les arbres, les eaux, les chrétiens-vivants, les bêtes et les Esprits. »

« L'organisation des négresses et des mulâtresses, propre an climat de Saint-Domingue, y jouit de toute la perfection que la nature accorde à leur espèce, tandis que celle des blanches s'y altère en très peu de temps. On ne sera plus étonné d'apprendre que le goût des Européens [...] dicte leur préférence pour les femmes de couleur. Impudiques, sans honte, elles ont acquis sans peine une supériorité décidée dans le libertinage; et les blanches, souvent délaissées, se vengent ailleurs de leurs rivales. »
JUSTIN GIROD-CHANTRANS
Voyage d'un Suisse dans différentes colonies d'Amérique

«... ma grand-mère, pour éviter de se faire mutiler outre-mesure par le planteur et sa suite, doit se créoliser. Son arme usuelle demeure sa complaisance feinte et son silence ambigu, sa conduite prête sans cesse à des interprétations contradictoires. »
JEAN CASIMIR
Latinité en question 

« Mes pensées étaient de grandes vagabondes aux yeux songeurs, aux jambes démesurément longues.
Je ne voulais renoncer à rien. Je voulais tout, la force de grand-mère, l'amour de mère, la mélancolie de Sarah-Jane. Mère, grand-mère et Sarah-Jane, j'ai emporté dans mon voyage vos vies enfouies dans ma chair, mon sang, mes muscles, bagages intimes et jusqu'à vos blessures muettes telles des ondes invisibles. Et toi, père, le magicien des jours heureux ! Je suis née une troisième fois dans une autre terre, amassant les morceaux brisés de vos vies, arrachant la mienne des halliers qui lui ont fait des blessures-soleils. Je vous aime. Je ne regrette rien. »

« Père avait certes adouci la condition de vie des esclaves sur la plantation. Cela, je le savais, mais un tel geste ne changeait rien à son statut. J'ai mis des années à comprendre que, en dépit de tout, père était un propriétaire d'esclaves et que nous étions des migrantes clandestines, dans un même train où chacun gardait pourtant sa place. J'étais encore dans une ignorance, une cécité sur le malheur renouvelé du monde. Sur la capacité de ce malheur à tisser des liens inextricables entre le cœur et la raison. À nicher la nuit dans ce creux tout à l'intérieur. Toujours faire barrage à la nuit, une torche tenue à bout de bras, serait-ce là la seule mission ? La seule ? »

« Sa nuit avait été pourrie. Elle voulait entendre la jeune esclave hurler et supplier son pardon.

Pour toute réponse, celle-ci entama un chant venu de loin. De très loin. Ce chant était d'une insoutenable beauté. Une plainte qui montait, montait à mesure de la souffrance dominée. Un air fredonné tout bas comme un chant initiatique qui apprend aux enfants perdus en forêt comment appeler leur mère dans une langue secrète. La maîtresse reçut ce chant comme un affront. Grand-mère nous a souvent raconté cette histoire. Elle avait tout juste treize ans quand elle avait assisté à cette scène et elle a su depuis à quoi s'en tenir face à l'appétence des maîtres pour la chair noire et son envers, la cruauté. Et j'ai compris ce soir-là à quoi servaient les souvenirs d'une grand-mère dans la Caraïbe américaine. À nous faire tenir debout dans une épaisseur invisible, une durée longue, à tirer les fils qui nous relient à des blessures anciennes cent fois subies et cent fois traversées. »

« Grand-mère avait tout gardé du créole de Saint-Domingue. Les mots en français et en anglais de La Nouvelle-Orléans avaient à peine entamé le fond sonore et les références saint-domingoises. Avec Antonine, elles entretenaient nos sonorités originelles comme des eaux utérines. Mère avait hérité de cette langue de son enfance. Des années de scolarisation en français la recouvraient d'un manteau social dont elle se défaisait en franchissant les portes de la maison. J'ai hérité du fond sonore comme du manteau et, Sarah-Jane et moi, nous nous sommes fait notre propre langue avec les mots anglais amenés par les Américains du Nord, de plus en plus nombreux à venir chercher fortune dans cette terre du Sud. Ici, entre ces murs, toutes les frontières tombaient. Entre ces murs, les langues, fleuves remuants, se rencontraient. Nous parlions à leur croisement une langue à nous « pitit mwen, ma chérie, dear ». »

« Aucun captif ne pense tous les jours, du réveil au coucher, à se donner la mort, l'esclave, oui. »

« Autour de presque toutes les cases poussent quelques ignames, des patates douces et des malangas. J'ai encore en souvenir les disputes et drames autour de ces maigres récoltes, comme les silences complices qui nous tenaient liés aux autres quand le commandeur venait nous interroger sur la disparition de l'un d'entre nous, parti se réfugier dans les montagnes. Parce que tu reproduis tout ce qui fait que nous sommes des hommes et des femmes, l'amitié, la jalousie, la colère, l'amour, l'injustice, le découragement et le courage. Et tu oses la joie. » »

« Mais franchir le seuil de la maison principale, celle des maîtres, c'est ouvrir un immense sac dans sa tête. Dans ce sac, tu as déjà tout ce que tu as appris de ta mère, qui elle-même l'a appris de sa mère, et ce que ta condition d'esclave t'a enseigné. Tu le caches bien au fond du sac pour le recouvrir du savoir du maître. Tu feins d'aimer dans ce savoir jusqu'à ce qui t'humilie, te nie, t'efface. Parce que le maître est persuadé que tu ne sais rien, que tu n'es rien. Alors tu le laisses à sa foi trompeuse. Cette foi fait ton affaire. Son ignorance est ta force. Parce que tu connais son monde et le tien. Tu as cette longueur d'avance-là. Et puis le savoir au fond du sac t'apprend à endurer, à te taire et à obéir aux ordres, à offrir ton dos au fouet et accumuler tout ce que les yeux peuvent voir, les oreilles entendre et la chair subir. Parce que ta vie peut dépendre d'une mimique, d'un rictus, d'un geste involontaire, d'une parole de trop. À ces moments-là, tu envoies ton âme encore plus loin au fond du sac pour qu'elle ne te trahisse pas. Seul ton masque doit te servir. Alors, tu te conditionnes à être impassible. Tu es un mur blanc sur lequel rien n'est écrit, donc le maître ne peut y lire que ce qu'il croit savoir. »

« Les maîtres se trompaient sur notre silence. Ils nous pensaient brisés, alors que nous parlions tout bas à la haine et à la colère qui piaffaient tout à l'intérieur, nous leur répétions sans bouger les lèvres "Otan, otan, le moment n'est pas encore venu. Patience, patience" . »

« Dans mon silence je traverse la haine de moi-même dans l'odeur d'un homme, sur la peau d'un homme que je n'aimerai jamais, dans sa bouche sur mes seins, sur mon sexe, dans la jouissance honteuse d'un corps qui m'abandonne, et me laisse seule dans cette haine de moi-même. Ce sont les moments les plus humiliants, les plus terribles. La haine de soi y est comme un marécage, une vase nauséeuse, un sable mouvant. Tu dois décupler d'effort pour ne pas t'y laisser engloutir. »

« Ces jours-là, grand-mère, plusieurs fois dans la journée, fredonnait Lizèt kite laplenn, laissant remonter cette mélancolie qui fait qu'on emprunte dans un affolement silencieux tous les chemins perdus, l'enfance, l'amour maternel, les amours passées, la rudesse de toute naissance.

Lizèt kite la plenn 
Mwen pèdi bonè a mwen 
Je a mwen sanble fontèn

Lisette a quitté la plaine 
J'ai perdu mon bonheur 
Mes yeux ressemblent à une fontaine

Mère m'a raconté que, de retour de l'un de ses voyages, le même pensionnaire s'approcha de grand-mère, lui tenant les mains avec tendresse et respect comme un fils à sa mère : « Patience, lui avait-il dit. Patience. »
Il s'assit en face d'elle et tira de son sac une coupure de presse et lui lut, tout en lui expliquant chaque phrase, la décision du président Boyer d'inviter des Noirs américains à venir s'établir en Haïti. 

Port-au-Prince, le 7 août 1824

Des sentiments d'humanité, liés à la prospérité future de la République, m'ont porté, mon cher général, à envoyer aux États-Unis d'Amérique, à la fin du mois de mai dernier, une mission afin de diriger, autant que possible, l'émigration en Haïti d'une portion de la population libre noire et jaune desdits États que la politique des Blancs américains est décidée d'en faire sortir. C'est le citoyen Granville, substitut du commissaire du gouvernement près le tribunal de cassation, qui est chargé de cette mission.
D'après les dépêches que j'ai reçues de lui, j'ai lieu d'espérer qu'il réussira dans l'entreprise qui lui est confiée, et que bientôt nous verrons arriver de nos frères d'Amérique qui viendront habiter notre territoire en se mettant sous la protection de nos lois, et en s'adonnant à la culture des terres. »

« [la question] implique une problématique de la couleur qui rejaillit sur toute la société haïtienne, infiltrant, à des degrés divers et selon des modalités diverses, l'ensemble des pratiques et des discours. »
MICHELINE LABELLE
Idéologie de couleur et classes sociales en Haïti.

« Lors nos ventres se tendent à l'arc des attentes et nous levons de ce naufrage, un continent d'ivresses et d'espérance... Là, le silence est clair. Immense. Et pilonne la parole de souffrance et sa fréquentation... »
YANICK JEAN
La Fidélité non plus 

« C'est alors que tu as surgi dans ma vie, toi, Léonard Corvaseau, pour ce voyage à mes côtés, moi, la passagère de nuit. De cette obscurité, tu n'as saisi que des lueurs furtives de ce qui pourtant fut pour moi un voyage éblouissant. »

« Nous, femmes des quatre chemins, nous sommes patientes. Je le suis. Au-delà de tout espoir. C'est notre façon de déjouer les pièges du temps. L'espoir n'est pas la seule réponse au malheur, mon Léonard. Il nous a souvent tellement décus. J'ai avancé avec ma constellation d'astres et de divinités sous mon mouchoir-ciel. Ce fut ma seule vaillance, mon unique foi. »

« À toutes ces peines, j'opposais une souffrance à bas bruit. Non, l'espoir n'était pas une réponse. Je n'espérais rien. Je m'accroupissais dans mon refuge-ciel, mon unique pays, les jambes pliées, les bras entourant mes genoux, et je reprenais des forces. Une fois que les ombres avaient avalé le soleil, je me demandais comment entrer de plain-pied dans la nuit sans trébucher. Souvent le sommeil s'abattait pour effacer mon corps de dix ans que le travail avait déjà malmené. Et puis l'absence d'espoir se transforma en une force inimaginable par les Mérisier, inconnue même de moi. Je ne me demandais pas combien de temps durerait encore cette épreuve. À quoi bon poser une question dont je n'avais pas la réponse ? J'ai gardé cette porte fermée. Je me refugiais dans mon ciel, m'asseyais sur un nuage et je regardais le monde de si haut que madame Mérisier n'était qu'un minuscule point perdu au loin. J'ai vécu deux longues années chez les Mérisier avant qu'un jour Grann Sémise apparaisse dans mon ciel et me dise : « Ne reste pas dans cette maison, ne reste pas, Sove. Pa rete nan kay sa a. »»

Madame Mérisier m'assenait le fouet, les brimades, m'acculait à la faim et à la soif pour s'assurer un droit, un motif de fierté face à ceux et à celles qui l'avait convaincue qu'elle était moins que le ver de terre qu'on écrase sous sa chaussure. J'étais sa preuve, sa pièce à conviction. Qu'elle valait mieux que moi. La souffrance qu'elle m'infligeait était une manière d'apaiser ses propres souffrances. Elle voulait en imposer, se faire passer pour ce qu'elle n'était pas. »

« Il m'a fallu venir en ville, apprendre les mots « Christophe Colomb », « plantation », « esclave », « Rochambeau », « Makandal », « Toussaint », « Napoléon », « Dessalines » pour apprendre qu'une couleur de peau, la mienne, pouvait être un fardeau. Que quelque chose faisait donc tourner le monde contre moi et tous ceux qui me ressemblent. Jamais je n'ai voulu porter ce fardeau-là. Toujours j'ai empêché cette roue de tourner exactement comme elle aurait voulu le faire. Posant des pierres sur son chemin, déboîtant la manivelle, faisant crisser ses essieux. Man Jo participait à toutes les protestations, chantant quelquefois La Marseillaise avec la foule ou conspuant les paquebots qui emportaient le café devant payer notre indemnisation indue à la France. Ces jours-là, elle s'habillait en conséquence, d'une robe en tissu grossier, un foulard à la taille, et je l'accompagnais, la poitrine en feu, la gorge prête à hurler jusqu'à la déchirure. Man Jo m'a appris à être dehors vent debout! À aimer la foule et la rue! Pour le carnaval comme pour la colère ! »

« Je suis décidément une ogresse silencieuse de la vie. Je suis vieille aujourd'hui. On n'arrive pas à cet âge sans avoir perdu. Beaucoup perdu. Mais j'ai dévoré les jours avec appétit et patience. J'ai tout englouti, l'accablant, le terrible, en versant par-dessus la jouissance ensoleillée, la joie d'un repas, le sourire d'une amie me contant une bonne vente, le regard de ma fille, celui de ma petite-fille, la force d'être entre ces murs, cher maître, chère maîtresse, et toi. Je me suis défaite de mon mouchoir-ciel, je vais vers le ciel. Je ferme les yeux. Je vais te revoir, toi mon homme, mon amant, mon général. Il n'y a plus qu'un rideau de nuage entre nous. Je l'ouvrirai sous peu.
Mes mains traînent, oubliées au bord du lit. Marianne et Fanny en tiennent chacune une. Tantôt la caressent, tantôt y posent leurs lèvres. Marianne et Fanny pleurent en silence. Je respire difficilement. La douleur du côté droit se fait de plus en plus insupportable. Lèvres entrouvertes, je râle. Une vomissure noire coule de mes lèvres. Je ferme les yeux sous le regard d'effroi de mes proches. Je ne les ouvrirai plus. Je n'en ai plus la force. Je ne cherche plus les preuves de ta présence dans cette chambre. Ton odeur dans ces draps, le passage si ancien du plaisir. Il fait noir.
Tout est déjà tombé dans le gouffre des jours. Là où il n'y a ni avant ni après, ni ici ni là-bas. Me voilà sans âge, légère, nue face à la mort qui ne tardera pas...
Mon général, mon amant, mon homme ! »

Quatrième de couverture

Toujours avancer sans se retourner, c'est ce que murmurent à Yanick Lahens les femmes de sa propre lignée dans ce puissant roman des origines, comme arraché au chaos de son quotidien à Port-au-Prince.
Née en 1818 à La Nouvelle-Orléans, Elizabeth n'a pas reculé quand, victime de deux tentatives de viol, elle a freiné les élans prédateurs d'un ami de son père. Sa grand-mère, ancienne esclave arrivée d'Haïti au début du siècle dans le sillage du maître qui l'avait affranchie, lui a donné un exemple de résistance silencieuse: devenue une commerçante prospère, elle n'a plus jamais accepté de se soumettre au désir d'un homme. Confiante dans la force qu'elle a tôt transmise à sa petite-fille en l'invitant dans la ronde mystérieuse des divinités vaudou, elle n'hésite pas à couvrir sa fuite: Élizabeth embarque pour Port-au-Prince, où nous la retrouverons bien des années plus tard, aux commandes de sa vie, mère d'un homme qui traverse la ville en libérateur.
En cette année 1867, rien ne destinait Régina, née pauvre parmi les pauvres, à rencontrer le général Léonard Corvaseau. C'est pourtant à son côté que va se poursuivre sa trajectoire d'émancipation.
Avec ce portrait en miroir de deux femmes, ses lointaines grands-mères, qui une semblable, une sœur échappée à la rudesse reconnaissent chacune en l'autre des conventions», la grande romancière haïtienne nous offre un magnifique hommage à toutes les Passagères de nuit (à commencer par celles des bateaux négriers), ces vaincues de l'histoire dont la ténacité et la connivence secrète opposent à la violence du monde une lumineuse vaillance.

Lauréate du prix Femina 2014 pour Bain de lune, titulaire de la chaire des Mondes francophones au Collège de France en 2019, YANICK LAHENS est née en 1953 en Haïti, où elle vit aujourd'hui encore. Son œuvre, traduite dans de nombreux pays, est publiée par Sabine Wespieser éditeur. 

Éditions Sabine Wespieser,  août 2025
219 pages 
Académie Française - Grand Pris du Roman 2025

lundi 17 novembre 2025

L'éducation physique ★★★★☆ de Rosario Villajos

Catalina mettra un peu moins de quatre heures à tenter de rentrer chez elle. Des heures qui paraissent une éternité. Vécues en tant que lectrice comme une plongée psychologique hors du commun et âpre dans la tête de cette adolescente de seize ans dans les années 1990. Le récit est dense, nous y déambulons au gré des souvenirs de Catalina, de ses questionnements, de ses réflexions, de ses frustrations, de ses colères, de ses envies d'hurler - et personnellement j'ai eu moi aussi envie d'hurler de rage aussi par moment - face aux difficultés qui sont les siennes. Pas évident de trouver sa place alors que son corps de jeune fille change et devient l'objet de convoitise, pas évident non plus de se sentir libre en tant que femme dans une société où l'on considère le mâle comme prédateur - « On castre toujours le troupeau, jamais l’étalon » -, quand l'éducation des filles est misogyne, quand la femme se sent coupable in fine d'être une femme.

Très intéressant. Révoltant aussi parce qu'il dépeint une dure et dérangeante réalité...mais il est temps qu'on en parle et que les choses changent !  
« Tout ce qu'elle veut c'est crier. Parce qu'elle se sent comme un cochon dans un abattoir. Parce qu'elle ne sait pas trouver l'affection chez elle ou au-dehors. [...] Parce qu'elle n'est coupable de rien, et encore moins d'être venue au monde, encore moins d'être arrivée de manière inattendue, sous une forme inattendue, une forme pernicieuse. Parce qu'elle en a marre qu'on lui dise que c'est elle qui déchaîne tous ces fléaux contre elle-même simplement en marchant dans la rue. Parce qu'elle veut un corps qui ne lui fasse pas mal. Parce qu'elle n'en a pas d'autre. Parce que c'est ce qu'elle a de plus précieux, la seule chose qu'elle possède. Parce que sans corps elle n'est pas et n'existe pas. Elle veut crier parce que c'est ce qu'elle doit faire à cet instant pour survivre. Parce que c'est ce corps même qu'elle abhorre qui la supplie de laisser s'échapper ce cri. Alors elle crie ... »

« Polly says her back hurts
She's just as bored as me
She caught me off my guard
Amazes me the will of instinct »
Nirvana, "Polly"

« Ce récit serait donc celui d'une traversée périlleuse, jusqu'au port de l'écriture. Et, en définitive, la démonstration édifiante que, ce qui compte, ce n'est pas ce qui arrive, c'est ce qu'on fait de ce qui arrive. »
Annie Ernaux, Mémoire de fille 

« "Catalina, montre-toi digne de ton prénom, il te vient d'une sainte", lui disaient les bonnes sœurs à l'école. On devrait faire l'inverse, songe-t-elle: d'abord être qui on est et ensuite on forme un adjectif à partir de ton nom, comme le faisaient les Grecs avec leurs dieux, par exemple Éros a donné le mot érotique et la fileuse Arachné, arachnide. Elle sait tout d'Hermès, d'Aphrodite, de Ganymède et de Salmacis, mais elle ne sait rien d'elle-même. »

« À partir du moment où elle avait su que ses seins ballottaient, qu'ils existaient un peu plus chaque jour, elle se préparait avant d'aller les voir sur le banc de la petite place où ils se retrouvaient, comme une soprano qui doit entrer en scène après l'ouverture. Même chose lorsqu'elle devait être interrogée au tableau en classe ou passer devant un groupe de garçons adolescents, mais aussi devant des ouvriers en bâtiment, des camionneurs, bref, des hommes adultes, parce qu'elle savait qu'il y aurait forcément des commentaires sur ce corps qui l'exaspérait. »

« Traverser le terrain vague, c'est ce qui ressemble le plus à ce que vivent les personnages des romans du Far West et des récits d'aventures qu'elle lisait il y a quelques années, sauf que John Silver et le petit Jim veulent trouver un trésor sur une île alors que Catalina veut juste rentrer à la maison à l'heure et sans qu'on la viole. »

« Elle, elle n'a aucun droit, même pas celui de garder le silence. Ils ne lui ont même pas laissé l'opportunité de les perdre une seule fois. Quand elle y pense, elle bout : quelques graines de rancœur supplémentaires semées dans le cœur de sa créature intérieure. »

« [...] l'autostop c'est une faute grave pour une jeune fille, c'est se mettre en danger consciemment, c'est donner carte blanche aux violeurs et aux assassins, c'est servir sur un plateau du filet de bœuf à un doberman pour lui demander ensuite de ne pas y toucher. »

« Il y a peut-être une guerre, constante mais discrète, un cheval de Troie rempli d'informations qui ne seraient cancérigènes que pour une catégorie de la population, car elle ne connaît aucun conte classique, ni œuvre d'art, ni spectacle public dans lequel il n'est dit qu'elles, filles et femmes, n'étaient pas à la maison mais dans une forêt obscure, ou en train de se laver dans l'eau d'une rivière, ou sur une route de campagne, et que le pire ne leur serait pas arrivé si elles avaient évité ces lieux que les hommes peuvent fréquenter en toute sérénité. Catalina cherche des exceptions, mais seul lui vient le souvenir de la nymphe Daphnée, obligée de se métamorphoser en arbre afin d'échapper à Apollon. Peut-être que modifier l'apparence de son corps, en ajoutant ou en retranchant de la chair, c'est le seul moyen de se protéger dans cette vie. Catalina se demande si ce n'est pas ce que maman cherche à faire. »

« Catalina ne supporte pas son soutien-gorge plus d'une heure ou deux, elle ne supporte pas non plus les vêtements serrés et, quand elle porte une chemise, elle se met aussitôt à transpirer et se retrouve avec des auréoles sous les bras, Des taches qui trahissent le fait qu'elle est vivante. Elle ne veut même pas penser aux odeurs que dégage son entrejambe, un parfum qu'elle aimerait pouvoir abjurer de toutes ses forces. En plus, elle sent que son physique se métamorphose constamment, que chaque fois qu'elle est à peu près sûre de se connaître, qu'elle commence à savoir qui elle est, elle se transforme à nouveau en une étrangère. Elle n'admet pas l'idée que ce n'est pas son corps qui la tourmente et gâche la fête en étant incapable de supporter des talons qui lui déforment les pieds, mais que c'est elle qui le torture quand, malgré la douleur, elle essaye d'en porter. Même les parties de son être qu'elle trouve en secret les plus jolies lui font honte, comme si la beauté n'avait pas d'importance ni d'éclat en soi juste parce que la nature l'accorde gratuitement. Apparemment, il est préférable d'admirer une beauté produite avec des litres de maquillage, un Wonderbra, des heures d'aérobic et de privations. Elle aimerait qu'il existe davantage de catégories sensorielles devant lesquelles s'émerveiller. Elle rejette la possibilité d'avoir une odeur spéciale, parce que même après s'être lavée méticuleusement, elle trouve que son entrejambe sent comme un animal de ferme. Mais elle a peut-être une jolie peau quand on la touche, ou une voix agréable ou, sans le savoir, le pouvoir caché de voir ou entendre des choses même avant qu'elles n'existent, et puis de toute façon on ne peut pas créer une sculpture ni composer de la musique ni écrire une histoire à partir de rien. Son erreur, c'est de vouloir séparer ce qui est physiologique et corporel de ce qui est intellectuel et spirituel, la sensation de l'émotion, en feignant de ressentir plus que du froid, de la fatigue, de la faim, du plaisir ou tout ce qui peut être en lien avec les courbes si changeantes qui constituent sa présence au monde. Toutefois, rien n'est plus vrai que ce qui s'y passe, même si l'anthropocentrisme philosophique qu'on enseigne à l'école s'entête à souligner le contraire. Elle se demande si le problème ne serait pas que ressentir du plaisir ou simplement ressentir est une richesse intérieure que l'homme ne supporte pas d'avoir à partager, même avec certains membres de sa propre espèce. Ainsi, quand elle est émue d'avoir caressé un oiseau, ou d'avoir vu une cigogne voler jusqu'à son nid ou un papillon voleter autour d'elle, elle garde l'espoir de s'accepter, comme le font ces espèces, sans se poser de questions, ou au moins d'accepter que ses hanches n'ont pas besoin d'une gaine. Elle se souvient encore de cette scène. Maman, un autre corps absent de lui-même, écoutant celui de sa fille lui annoncer qu'il ne portera plus jamais une chose qui le serre tant. Peut-être qu'il lui a fallu un peu plus de temps pour le comprendre, mais le fait est - Catalina ne s'en rend compte que maintenant qu'il y a des mois qu'elle n'a pas vu la moindre gaine sur l'étendoir. Corps 1- Maman 0. »

« Papa et maman la tiennent au bout d'une corde depuis longtemps rompue, car si Catalina fait du stop ce n'est pas juste pour éviter de rentrer trop tard à la maison, c'est aussi parce qu'elle a besoin de frôler la ligne rouge, de vire à la frontière ; elle préfère l'apocalypse au liquide amniotique dans lequel elle flotte quand elle est avec papa et maman. L'autostop, c'est le sport extrême qu'elle a choisi, comme d'autres filles choisissent de coucher avec des inconnus sans protection ou de rentrer seules le soir, un rite initiatique dont elle espère sortir avec un nom, un vrai, pas celui qu'on lui a imposé qui est ennuyeux comme la pluie. Ceci dit, elle espère tomber sur quelqu'un d'aussi gentil que la dernière fois pour la ramener. »

« Catalina, qui s'intéressait tellement à la mythologie classique, se rappela en écoutant cette histoire que la tradition du passage du seuil de la porte dans les bras du marié ne venait pas du grand écran mais du rapt - l'enlèvement, on y revenait toujours - des femmes dans la Grèce antique. Elle aurait aimé le préciser, apporter son grain de sel dans la conversation entre shampooings et permanentes, mais elle savait qu'une fois à la maison maman la gronderait en lui ressortant son fameux slogan : voir, entendre et se taire. Selon maman, une fille ne doit pas donner son opinion. Catalina déteste qu'elle le lui dise et la manière dont elle le dit, alors ce jour-là elle avait préféré se conformer aux instructions et rester à sa place tout en observant les deux clientes les plus silencieuses du salon de coiffure. L'une d'elles, d'environ cinquante ans, s'était d'abord mêlée à la conversation et avait même évoqué son mariage et ses beaux-parents, qui désormais vivaient eux aussi sous le même toit qu'elle, mais comme elle n'avait pas eu d'enfants, malgré plusieurs tentatives avec les méthodes modernes de reproduction assistée, elle s'était mise en retrait des bavardages revue, sans toutefois tourner une seule fois la page. Voir. entendre et se taire. La seconde, la plus silencieuse de toutes, était ce que les autres appelaient dans son dos une vieille fille. Elle vivait dans son immeuble et avait presque dix ans de plus que maman, mais ne faisait pas son âge. Étrangère à la conversation, fixant son propre visage dans le miroir, elle levait par moments un sourcil, comme si elle venait d'entendre une énormité. Elle était la plus jeune d'une famille de trois garçons et deux filles, tous mariés et avec des enfants, à part elle, qui durant dix ans demeura hors du domicile familial, mais c'était sur elle qu'était finalement retombée la responsabilité de s'occuper de leurs parents. Avec ou sans homme, la vie finit toujours par t'obliger à t'occuper de quelqu'un, mais ce quelqu'un ce n'est pas toi, pensa Catalina. Pour elle, c'était plus naturel de s'occuper des enfants, parce que les parents on ne les a pas choisis et on ne peut pas les éduquer ni faire en sorte qu'ils se comportent comme on le voudrait, on ne peut pas leur ordonner de voir, entendre et se taire, ni leur interdire de sortir ni rien. C'est pour ça qu'elle s'était fait la promesse que, si un jour elle avait des enfants, elle ferait son possible pour bien s'entendre avec eux, elle les laisserait faire beaucoup de choses et peut-être même qu'elle les ferait avec eux, ces choses, au lieu de dire toujours NON ou Quand tu seras mère tu comprendras. Comme ça ils ne voudraient jamais la fuir. »

« Si elle aimait tellement aller à la campagne, c'était parce que là-bas elle parvenait à fatiguer son corps sans se fatiguer d'être en vie. »

« L'espèce humaine est la seule à s'inquiéter de la mort, à refuser de mourir, à vouloir garder le contrôle sur la vie, au lieu de s'occuper, comme les autres, de savoir la vivre. »

« Parce que le pire est ailleurs, comme la vérité dans X-Files, et tout le monde a laissé entendre à Catalina que lorsqu'un loup se promène en liberté on enferme les cent brebis à double tour, et si l'une d'elles s'échappe, ce sera de sa faute à elle si le loup la trouve, parce qu'il est dans la nature du loup de faire peur à la brebis, de torturer la brebis, de tuer la brebis, de la dévorer, mais personne ne se demande s'il est dans la nature de la brebis de rester enfermée jusqu'à ce que le loup cesse d'exister, puisque apparemment le loup n'arrêtera jamais de la traquer. 
Catalina ne veut pas qu'on la viole, ni qu'on la mange, ni réapparaître en morceaux éparpillés dans un fossé, mais elle ne veut pas non plus faire sa vie en fonction du loup, alors qu'elle pressent que, comme Dieu, il peut être partout. Elle aimerait peut-être disparaître dans une malle magique et réapparaître ailleurs, si possible loin de la maison. Elle s'est habituée à cette peur acquise, à l'alimenter, à se vautrer dedans, et même à y prendre plaisir, à vouloir sentir n'importe quoi sauf l'autre peur, celle qui la conduirait directement à un puits portant une inscription gravée dans la pierre disant quelque chose comme "Après tout ce qu'on a fait pour toi, on croyait qu'il t'était arrivé quelque chose, tu ne te rends toujours pas compte à quel point tu es fragile ? Tu pourrais retomber malade", ou cette autre peur, plus concrète et tangible, à laquelle elle est confrontée chaque fois qu'elle rentre cinq minutes en retard et dont la conséquence est de ne pas pouvoir sortir de la torpeur domestique pendant une longue période. »

« Elle voudrait crier au monde entier qu’elle déteste être née dans ce corps auquel on ne permet de rien faire. Peut-être qu’elle ne le dit pas parce qu’elle craint de lasser, ou de ne pas être comprise, ou de ne plus être aimée avec toutes ses bizarreries. Elle préfère être vue comme une méchante fille que comme une bête curieuse. Curieuse parce qu’on n’a pas toléré qu’elle soit dans un autre état d’esprit, qu’elle ait d’autres désirs et initiatives, comme pour les femmes mortelles dans la mythologie classique. »

« Durant ces quelques jours d'incertitude, Catalina décora sa chambre de dessins médiocres ou de tout ce qui pouvait l'aider à marquer un territoire dans lequel elle allait se retirer comme une bigote du Moyen Age.
Lire, écrire, et qu'on me fiche la paix, voilà quelle aurait été la devise de son couvent. Elle était certaine que c'était la véritable raison pour laquelle les femmes se cloîtraient au Moyen Âge, car s'enfermer dans une cellule pour lire ou préparer des madeleines en compagnie de dix autres femmes, ça devait être ce qui se rapprochait le plus de l'indépendance, sans avoir à mourir prostrée dans son lit des suites de son vingtième accouchement avant d'atteindre quarante ans. »

« Catalina a découvert qu'écrire est la meilleure façon d'être ou de ne pas être au monde. »

« - Fallait pas arrêter la pilule.
- C'est le docteur qui m'a dit d'arrêter ; ça faisait cinq ans que je la prenais sans interruption.
- Mais qui c'est ton mari ? C'est le docteur ou c'est moi ? 
Comment Catalina pourrait savoir quoi que ce soit sur le désir alors qu'elle ne sait ni ce qu'elle veut, ni qui elle aime, ni qui elle est, ni ce qu'est son corps, ni à qui il appartient, quand les lois semblent ne tenir compte que d'une seule forme de vie bien spécifique, mais pas des millions d'organismes qui cohabitent dans son ventre. Quel est le signe astrologique des bactéries de son intestin ? D'où sort l'idée que certaines espèces ont plus d'importance que d'autres ? Quel est le sexe d'une grossesse de quatre semaines ? Cette dernière question lui semble importante, sinon ça n'apparaîtrait pas sur la carte d'identité que Pablito a depuis deux ans. Dans la hiérarchie mondiale elle est sûre que les choses sont classées dans cet ordre: numéro un : un homme. Numéro deux: une femme enceinte d'un futur homme. Numéro trois : une femme enceinte d'une future femme qui un jour portera dans son ventre un futur homme. Dernière place : une femme aux trompes ligaturées. Maman, qu'est-ce qui t'a pris, pense Catalina, et elle imagine la version la plus lucide et ironique de sa mère lui répondre : "Tu vois, personne n'est venu à la maison pour donner des cours d'éducation sexuelle ni distribuer des capotes. Et puis ton père n'aurait jamais eu l'idée d'en mettre, et une vasectomie n'en parlons pas. On castre toujours le troupeau, jamais l'étalon." »

« Se doucher dans les ténèbres n'aidera pas à faire la lumière sur ce qui l'entoure, au sens littéral, et ne lui permettra pas non plus de comprendre quel pouvoir possède son corps. Si elle continue à le cacher, elle ne le laisse pas exister ; si elle le montre, elle a l'impression qu'il n'existe qu'à travers le regard des hommes. Elle sait déjà ce que c'est de se cacher, alors autant essayer de laisser la fenêtre complètement ouverte, pour que les autres puissent voir ce qu'ils veulent. Elle se dit que ce serait un acte de charité. Peut-être qu'ainsi les femmes des voisins, celles que maman appellent par leurs prénoms, n'auraient pas à mentir sur leurs maux de tête ni écarter les jambes sans en avoir envie le soir même. Mais si les maris le font ensuite avec leur épouse en pensant au corps de Catalina ? Répugnant. »

« Guillermo faisait semblant d'aimer les filles comme Catalina le faisait de pouvoir en être une. Que chacun ait sa bibliothèque de mensonges et vive sa mythomanie en paix. Mentir n'est qu'une autre manière de raconter la vérité, nous finirons Guillermo et moi par devenir écrivains, se disait-elle, comme si l'imposture était une méthode primitive pour pratiquer la fiction. Raconter des salades ou écrire le développement d'un conte nécessitent les mêmes outils. Ce sont des actes liés à la survie, même si, finalement, certaines histoires s'obstinent plus que d'autres, aussi folles soient-elles, comme la tauromachie depuis l'âge de bronze ou les femmes dépourvues de sentiments depuis la culture classique. »

« Maman ne mentionnait jamais cette partie du corps, elle la faisait simplement disparaître du langage comme une fillette dans le coffre d'une voiture, un petit lapin ou ou chat dans un haut-de-forme. Un jour, Catalina l'avait justement appelé comme ça, le "minou", pour demander à maman d'être plus douce, car elle était en train de lui laver cette zone avec un peu trop de fougue pour lui rendre sa pureté ou peut-être pour voir si elle arrivait à l'effacer pour de bon. le minou. Catalina avait entendu une petite fille le dire à l'école. Elle n'avait alors que sept ans, et avait à peine prononcé ce mot qu'elle reçut une tape sur la bouche d'où venait de sortir ce que maman considérait comme une horreur. le coup resta gravé comme un souvenir d'enfance : direct et sec, et si c'était possible, elle pourrait presque en sentir encore le goût aujourd'hui sur ses gencives. le même genre de coups que certains flanquent à leur petit chien pour l'empêcher de mordre. Assez mou pour ne pas lui fendre la lèvre, mais suffisamment fort pour qu'elle ne retente jamais de nommer l'innommable. Elle ne pleura pas, mais eut les larmes aux yeux. Elle resta stoïque en serrant la bouche, sonnée, paralysée, nue et pleine de savon face à maman jusqu'à ce que celle-ci sorte de la salle de bains. »

« La gorge en ébullition et avec pour seul objectif de rentrer à la maison au plus vite, elle réussit à s'extirper de là en sentant des mains tenter en vain d'attraper ses fesses comprimées, et de ce fait anesthésiées par la gaine que maman lui faisait porter. La première fois qu'elle l'avait enfilée, Catalina avait demandé à quoi servait ce vêtement si inconfortable et maman lui avait répondu que c'était pour être bien maintenue. Peut-être qu'elle voulait dire blindée, même si en blindant Catalina contre le monde elle la blindait également contre sa propre curiosité, contre ses propres doigts explorant son propre corps. »

« La méfiance est un long couloir humide, aux murs recouverts d'écailles poisseuses. Un héritage auquel il n'est pas facile de renoncer. Si un commerçant disait à maman qu'une fille aussi grande et maigrichonne qu'un garçon lui avait volé un paquet de bonbons Chimos, maman pensait immédiatement que c'était sa fille qui avait fait le coup; si la maîtresse disait que deux copies d'élèves étaient identiques, papa en déduisait que c'était Catalina la copieuse. Petite, elle en était venue à penser que s'ils ne la laissaient pas sortir, ce n'était pas pour la protéger contre les maladies contagieuses des autres enfants mais pour préserver le reste de la population de sa présence toxique. »

« Tout ce qu'elle veut c'est crier. Parce qu'elle se sent comme un cochon dans un abattoir. Parce qu'elle ne sait pas trouver l'affection chez elle ou au-dehors. Parce que le père de son amie l'a embrassée et l'a obligée à le toucher, et quand il a vu que son désir n'était pas réciproque, il a menacé de dire à ses parents qu'elle était une salope, une traînée. Parce qu'elle n'est coupable de rien, et encore moins d'être venue au monde, encore moins d'être arrivée de manière inattendue, sous une forme inattendue, une forme pernicieuse. Parce qu'elle en a marre qu'on lui dise que c'est elle qui déchaîne tous ces fléaux contre elle-même simplement en marchant dans la rue. Parce qu'elle veut un corps qui ne lui fasse pas mal. Parce qu'elle n'en a pas d'autre. Parce que c'est ce qu'elle a de plus précieux, la seule chose qu'elle possède. Parce que sans corps elle n'est pas et n'existe pas. Elle veut crier parce que c'est ce qu'elle doit faire à cet instant pour survivre. Parce que c'est ce corps même qu'elle abhorre qui la supplie de laisser s'échapper ce cri. Alors elle crie ... »

Quatrième de couverture

Ses plus grandes batailles, une femme les livre contre son propre corps.
U n soir de l'été 1994, Catalina, 16 ans, quitte précipitamment la maison de sa copine avant qu'on la raccompagne. Il n'y a plus de bus, elle part à pied et décide de faire du stop. Elle a peur des mauvaises rencontres mais encore plus du couvre-feu imposé par ses parents.
Entre 18h15 et 21h45, avec un suspense digne d'un thriller, on va suivre ses pensées comme une expérience intime, parfois dérou-tante, parfois contradictoire, mais surtout intense, comme tout ce qu'on vit à l'adolescence. Ce sera aussi une tentative de prise de conscience de son propre corps qu'elle cherche à apprivoiser malgré le regard des autres.
L'auteure transfère sur le plan physique l'éducation sentimentale de son héroïne, miroir de la vie et de son temps, pour nous suggérer que les batailles des femmes reflètent les violences de chaque époque.
Un livre parfaitement actuel sur le désir de liberté et le corps féminin comme champ de conflit émotionnel, affectif et politique. Un roman juste, universel et plein de tendresse.

PRIX BIBLIOTECA BREVE DU MEILLEUR ROMAN 2023

Rosario VILLAJOS est née à Cordoue en 1978 et vit à Madrid. Après des études aux Beaux-Arts, elle a travaillé dans l'industrie musicale. L'Éducation physique, son premier roman traduit en français, a reçu le prestigieux prix Biblioteca Breve en Espagne et a été finaliste du prix Strega étranger en Italie.

Éditions Métaillé,  septembre 2025
249 pages
Traduit de l'espagnol par Nathalie Serny

mardi 11 novembre 2025

Le palmier ★★★★☆ de Valentine GOBY

Elle s'appelle Vive. Elle porte en elle une écorchure qui la ronge de l'intérieur et l'empêche de dormir seule dans sa chambre. Elle est encore qu'une enfant.
Le palmier, ce sont des pages colorées, parfumées, fleuries, arborées qui se déversent sur nous, empreintes des odeurs et des sensations de l'enfance, de ses traumatismes aussi. Insoupçonnés à qui ne se donne pas la peine de les conjecturer ;  Vive n'a pas manqué d'amour mais de bienveillance et d'attention de la part d'un père, qui a choisi de se recroqueviller derrière l'oubli, et ce manque a laissé des traces. Les mots l'aideront. Et le contact avec la nature, si belle, aussi. 
J'aime la plume de Valentine Goby. Elle fait naître des images qui ne me quittent pas, bien après la dernière page tournée. 

« Autour de la nudité et de la solitude le rôdeur rôde. »

Le personnage était l'Arbre (...). Le départ, brusquement, c'est la découverte d'un crime, d'un cadavre qui se trouva dans les branches de cet arbre. »
JEAN GIONO,
à propos d'Un roi sans divertissement. 

« Le jardin selon Vive c'est des arbres avec des trous entre eux. Les trous sont de pierre et d'herbe, [...].»

« Sous les arbres s'étend le paradis de Vive. Les feuilles d'arbre absorbent la lumière, la changent en sucre et s'en nourrissent, toutes les couleurs sauf le vert. Le vert est le pays préféré. Les ombres l'agrandissent, au pied des troncs elles déploient des arbres en plus, des arbres couchés, sans épaisseur, changeant de forme, qui déversent au sol la fraîcheur des feuillages et gagnent sur le sec. Les ombres relient les arbres entre eux, amalgament les cimes qui au ciel jamais ne se touchent, dessinent des chemins à l'abri du feu. »

« Vive ordonne les arbres en tribus. Il y a les arbres à histoires. L'arbre mutant par exemple, un bigaradier devenu oranger à partir d'une pousse apparue sous la greffe, maintenant il donne de vraies oranges. L'arbre à plumes, un olivier envahi de perruches à collier qui bruisse et palpite continument - Dan dit l'arbre à chiures. L'arbre à bijoux, un prunus dans lequel Vive a trouvé deux bracelets dorés. L'arbre à frelons, qu'un chasseur a tiré à la chevrotine pour pulvériser le nid, emportant les grosses branches.
Il y a les arbres utiles. Le grand cyprès du bout de l'allée porte un sac où le boulanger dépose du pain le matin. Le laurier-rose sert aux bouquets. Les tilleuls devant la chambre de Vive font rempart au soleil. Les fruitiers servent à donner des fruits. Le myrte à feuillage serré fait coffre à trésors - bracelets du prunus, cartouches de chasse vides, paquet de cigarettes de sa mère FUMER TUE. On a longtemps broyé ses feuilles pour embaumer des peaux tannées changées en sacs ou paires de gants, ainsi est née la parfumerie, dit le père de Vive qui sait de quoi il parle. Il y a les arbres à naissances, mimosas jadis plantés pour chaque nouveau-né par des ancêtres aujourd'hui disparus. Ça aurait plu à Vive, un mimosa rien qu'à elle.

Il y a des arbres à jouer, comme l'olivier au tronc creux où elle fait la marchande.

Il y a les arbres refuges, des lauriers-sauce qui poussent en bosquet sous la première restanque. Entre les troncs, sous un épais pelage vert-gris s'ouvre un abri insoupçonnable. Les sons y arrivent assour-dis. La pluie n'entre pas. La chaleur n'entre pas mais dilate par en dessous le parfum des feuilles. Le jour darde en rayons rares. On est dans la pénombre qui est plus que de l'ombre, elle a du volume. Les paumes tendues, Vive escamote les pointes de feu qui percent entre les feuilles, ses doigts s'orangent en transparence. Elle pense aux mains de la Daphné de Rome, sur la carte postale punaisée au-dessus de son lit. Des feuilles de marbre poussent au bout des doigts de la statue, si fines qu'aux bordures la lumière les traverse. Elle connaît l'histoire de Daphné, une demi-déesse, une nymphe indique la carte postale, nymphe est entré dans son cahier de mots, qui échappe à un poursuivant en suppliant son père de la changer en arbre. Le père est un dieu. Il peut tout. Il métamorphose sa fille en laurier et triomphe d'Apollon. Des nymphes vivent aussi dans les platanes, les pins et les micocouliers a raconté madame Meyer, la maîtresse - dans les prunus peut-être, d'où les bracelets. Qu'est-ce que Daphné per-çoit de l'oiseau perché sur sa branche ? Du scarabée qui tâtonne son tronc ? Vive apporte dans les lauriers des livres, des peluches, des biscuits. Nul n'y entre avec elle à l'exception de Jujube, sa chienne qui a le nom d'un fruit. Vive se demande ce que Daphné perçoit de Jujube couchée sur ses racines. 
[...]
Et puis, il y a le palmier. Il n'appartient à aucune tribu. Même pas relié aux autres arbres par son ombre. Majestueux, immense, solitaire. On le voyait depuis le bas de la colline et depuis le village au-dessus. Il était l'arbre le plus haut du domaine. Il mesurait vingt-cinq mètres, a dit le père à l'élagueur, il avait cent soixante-cinq ans. Jusqu'au charançon il n'avait pas d'histoire. Il était le palmier. Il était vivant et maintenant il est mort.»

« Pour que le père consente à être ici, il faut d'abord qu'il ait été ailleurs. Qu'il rentre de quelque part, de l'usine, de voyage, qu'il ait à raconter. Il rapporte une fiole, parfois une écorce aussi, un bout de bois, une feuille, et révèle à l'enfant le processus de conversion d'un état à l'autre, du végétal à la pâte, du solide au liquide. Ou plutôt il défait le temps, recompose la plante à partir du flacon où le récit patiente pareil au génie dans la lampe. Le mieux, c'est quand il parle d'un arbre. »

« Cette huile-là vient de l'île de Mohéli, la plus petite des Comores il dit. Ça fait trop de mots d'un coup. Elle préfere Mohéli à Comores, elle garde Mohéli, chasse Comores. Elle s'arrête là pour les nouveautés, les prochains mots tourbillonneront au creux de ses pavillons d'oreilles et se disperseront dans les airs. Elle oublie mangrove, garde l'image d'arbustes sur pilotis. Elle feuillette mentalement le catalogue de paradis accordé aux paroles du père, paysages bleu blanc vert, bestiaire exotique, quand d'un coup un intrus surgit: le dugong. Un mammifère à corps de dauphin et à tête d'hippopotame pourvu d'une large trompe et de défenses miniatures. Elle additionne les caractéristiques, l'improbable silhouette se forme sous son front, une chimère, un cadavre exquis ; il doit blaguer son père. Le dugong broute le fond des eaux, il ajoute, il aboie, siffle et gazouille, on dit qu'il chante. S'il existe, le dugong mérite une entrée dans le cahier de mots. »

« Une odeur se déplie, il faut du temps pour entrer à l'intérieur. On la fait d'abord voyager vers les poumons, vers le cerveau, Vive visualise le trajet à travers les tuyaux et les poches du corps. Elle te remplit et ensuite seulement elle t'enveloppe, tu entres dans l'odeur, tu découvres sa forme, ses strates. »

« C'est le père qui constitue sa collection. Quand on l'interroge sur le métier de son père, pour faire simple elle répond parfumeur, ce qui au sens strict est faux : on se le figure nez. On se trompe. Il agit bien en amont. Avant l'artiste. Avant la formule. Avant le mélange versé dans des flacons chics et chers ou dans des pains de savon ou des crèmes et cosmétiques ou des kits d'aromathérapie et des déodorants d'intérieur, des bidons de lessive, de liquide vaisselle ou de détergent wc et aussi des yaourts, des glaces, des pâtisseries et des biscuits industriels, il est avant le nom, son père, avant la marque au bel habit, avant la boutique et la publicité, tout en haut de la chaîne. Il est du côté de l'ombre. De l'usine, des cuves, des alambics, des extracteurs, du gaz, de la vapeur, des solvants et alcools. Du côté des huiles, des hydrolats, des beurres, des concrètes, des résinoïdes et des absolues, qu'il vend dans le monde entier. Des odeurs franches, âpres, corrosives et tenaces. Du produit tout nu. Du côté des ouvriers que précèdent les sourceurs que précèdent les paysans qui cultivent et collectent, tous ils se tiennent la main. Il est dans les feuilles, les fleurs, les bourgeons, les écorces, les bois, les sèves, les rhizomes, les racines, les mousses et les lichens et même les cires et même les glandes. Il est dans la terre et les graines, dans l'informe, dans les limbes. Il est dans la matière première. »

« Même sa meilleure amie Alia, qui contre un rouleau de réglisse promène parfois ses yeux sur l'étagère sans avoir le droit d'y toucher, ne sait pas ce qu'est le tea tree, n'a jamais vu d'essencier ni d'appareil de distillation moléculaire. Alia ignore que le cèdre de Virginie n'est pas un cèdre mais un genévrier; que le baume Pérou n'a jamais poussé au Pérou ; que la rose de Damas est cultivée en Bulgarie. Elle s'extasie sur le bleu profond d'une essence de camomille, le vert violacé de l'essence de vétiver, persuadée que les coloris reflètent ceux du végétal. Vive ne la contredit pas, elle a ses secrets d'initiée. »

« Dan sort le premier, sac à l'épaule, Vive court vers lui, il la soulève, ça va brindille ? Elle retrouve dans sa nuque l'odeur de cette essence de racine appelée costus, vieux t-shirt et cheveux gras, mélange coton-poussière-sébum avec par-dessus, ce soir, un effluve de fraise - ses chewing-gums préférés. »

« Il aurait fallu y prêter attention depuis longtemps, aux écorces et aux feuilles, comparer les motifs d'un marqueur temporel à un autre pour déceler une éventuelle anomalie. L'image fixe ne parle pas. Le récit exige une image répétée, ou du moins en mouvement. Qu'est-ce que ça dit, la colle sur cette branche ? Et la suie qui pellicule cette feuille ? Est-ce qu'elles étaient là, avant ? Avant, c'était quand ? Et ce nappage blanc velouré ? Ces taches, trous, dentelles et décolorations fantastiques ? C'est si beau. Les hématomes sur les olives c'est beau. Et ces couleurs indécises sur les feuilles des fruitiers, dégradés de verts, rouille, beiges, stracciatella qui dessinent d'étranges topographies impossibles à interpréter. C'est beau et c'est muet. Et si ces merveilleux tableaux étaient des eczémas, des lèpres et des brûlures ? Comment savoir ? La beauté n'exclut pas l'effroi. »

« Une odeur sans image est orpheline.
Il explique : ce qu'on ne voit pas, on a du mal à le reconnaître. Nous sommes si habitués aux images que sans image, même les odeurs les plus évidentes nous échappent. Il refait passer des mouillettes face à la mosaïque de photos, cette fois toutes les réponses sont justes. Il dit qu'on rééduque l'anosmie, la perte de l'odorat, en invitant les gens à imaginer la forme et les couleurs des ingrédients qu'ils respirent. Sentir de l'eau de rose et visualiser une rose. Respirer du poivre et visualiser du poivre. Et le cerveau, tout doucement, recommence à établir le lien, à reconnaître les odeurs perdues. Il dit que les apprentis parfumeurs notent les images que leur évoque chaque essence dans un cahier spécial pour les mémoriser. Par exemple l'odeur de la fleur d'oranger - les mouillettes de néroli circulent. »

« - Tu la couves trop. Tu ne lui rends pas service.
- C'est une enfant, Marco.
- Une princesse. Comment tu veux qu'elle grandisse ?
Les éclats de voix traversent la cloison jusque tard dans la nuit. Est-ce que sa mère l'empêche de grandir ? Est-ce que la peur fait grandir ? Est-ce qu'il faut grandir ? Est-ce normal que ça fasse si mal ? Est-ce que grandir exige de dormir dans sa chambre ? Au fond de son lit Vive se bouche les oreilles. La carte postale de Daphné qui devient laurier est glissée sous sa tête. Pas vivante. Un peu vivante quand même, comme les photos des gens qu'on aime. Une esquisse de harde. Serre-moi, Daphné, s'il te plaît. De toutes tes feuilles. Elle est épuisée du sécateur et du stipe. Épuisée de Céline, de sa tête empalée aux couettes blondes et à œil en noyau de deglet nour. C'est une sale nuit. »

« Ce qui protège la proie c'est l'ombre ou c'est la harde. La harde porte pour l'heure des écharpes dénouées, des jeans usés et des survêtements verts aux genoux, des tignasses emmêlées où se prennent des boules piquantes de bardane, elle a au fond des poches des madeleines sous blister et parfois des mégots de FUMER TUE. C'est le territoire de la harde que Vive parcourt et non plus son jardin, débarrassé des larves, des sangliers, de la pyrale, du sécateur parce qu'eux, les cousins, n'en ont pas idée. Elle squatte l'enfance des autres. Emprunte leurs regards. Et se dépossédant, se délivre. Les cousins en forme de t-shirt rendent tout un pan de l'uni-vers à nouveau habitable.»

« Des chromatogrammes, on dit. Battements de cœur des odeurs, pense Vive. À chaque pointe, une molécule différente - elle a l'image du panorama alpin punaisé dans la cuisine, des noms écrits de bas en haut dans le prolongement des sommets. Une fois les molécules identifiées, quantifiées, la formule révélée, on peut corriger l'odeur. L'améliorer. La reproduire. Comme une recette. »

« - L'absolue de mimosa est très visqueuse. L'odeur diffère énormément de la plante. Des notes marine, concombre, melon. Elle est plus verte parce qu'on traite les feuilles en même temps. Plus dense aussi. Un peu fleur fanée, vous voyez. L'odeur de la fleur fraîche est plus aérienne.
La fleur fraîche est partout. Vive ouvre ses narines, ça sent le miel, rien que le miel, le miel de mimosa qui pénètre en même temps les yeux, la bouche et les narines, jaune et miel à volonté [...]. »

« Fouèd, elle répète, et elle écoute le son que ça fait pour l'imprimer. Le son du cœur ému. Ne plus jamais dire Fouad. »

« Un jour que sous les roseaux, sommeillait mon eau vive 
Vinrent les gars du hameau, pour l'emmener captive 
Fermez, fermez votre cage à double clé,
Entre vos doigts, l'eau Vive s'envolera, dit la chanson.
C'est le moment de l'interlude. On entend la guitare de Guy Béart, rejointe dans certaines versions par un accordéon. Soudain elle se dérobe, la tonalité en sol majeur installée depuis les premières mesures, uniformément solaire. Mi mineur, impose l'accord à la reprise du motif, invitant un ré dièse plein d'incertitude. Le mode majeur a beau revenir, la vigilance que le ré dièse allume ne s'éteint plus. Inquiétante petite diode. »

« Un jour, Vive lit un poème dont elle ne mémorise que des vers épars, et dont le nom de l'auteur ensuite lui échappe : "En chacun de nous veille l'enfant à la langue tue. Notre âge est sans limite. Et personne ne peut dater l'origine de mes larmes."
L'origine des larmes, c'est le jour du goudron. Trop abstraite, cette matière première, pour captiver Marco. Trop volatile. Année après année, l'étagère à essences se couvre de poussière.
L'image du stipe persiste. »

« Et alors tout prend sens. Il suffit de décaler la caméra. Un mouvement latéral vers la droite, très léger, même pas un panoramique, pour saisir le hors-champ de l'image première. Le jour de l'élagage du palmier, tandis que tous fixent avec stupeur les palmes tournoyantes, les grappes de dattes affalées dans la bâche, les larves dégueulasses et pour finir, le stipe noir dressé dans le ciel cobalt, Marco, légèrement en retrait, scrute son téléphone portable. Le petit rectangle bleu, là, au bord de l'image, voyez, c'est son écran. Il n'a pas cessé d'être ailleurs tandis que l'élagueur œuvrait. Le palmier n'était pas encore mort qu'il l'avait oublié, par avance dans l'après. L'élagage est un non-événement. Comme le jour du goudron et de l'ogre. Il n'a pas le temps, Marco, il ne s'arrête pas davantage aux larves de charançons qu'à l'ogre, il oublie tout ce qui leste, pèse aux chevilles, il ne s'en rend même pas compte. La tragédie l'emmerde. Il avance. Il n'a pas de hérisson. »

Quatrième de couverture

À la manière des imagiers de notre enfance, Valentine Goby offre un roman d'initiation à la fois grave et lumineux le portrait kaléidoscopique d'une petite fille qui cherche à guérir de ses blessures grâce à ses liens sensibles au langage et à la nature.

Vive est une enfant dont la jeunesse se déploie à l'ombre des grands arbres du jardin familial, dans l'attente des essences exotiques que son parfumeur de père rapporte de ses lointains voyages, et en écho aux mots nouveaux qu'elle consigne dans son carnet pour apprivoiser le monde qui l'entoure. Un univers merveilleux peu à peu teinté d'angoisses dont Vive va tenter de saisir l'origine en archéologue de sa propre existence. Afin de comprendre la signification de l'image obsédante qui ouvre le livre et signe la fin de l'innocence - le palmier mort -, elle va défroisser les plis de sa mémoire et reconstituer le puzzle des souvenirs.

Le palmier est le roman vrai d'une héroïne qui, comme l'autrice elle-même, fut très tôt confrontée à l'enchantement et à l'effroi. Il est aussi une fascinante enquête, intime et poétique, sur l'univers de la parfumerie, le territoire de l'enfance, les pouvoirs de l'imaginaire et l'aventure de l'écriture.

Valentine Goby est l'autrice de plusieurs romans publiés chez Actes Sud, notamment Kinderzimmer (2013), pour lequel elle a obtenu treize prix littéraires dont celui des Libraires, mais aussi Un paquebot dans les arbres (2016), Murène (2019) et L'île haute (2022).

Éditions Actes Sud,  août 2025
320 pages