mardi 25 février 2025

Je t'ai donné des yeux et tu as regardé les ténèbres ★★★★☆ d'Irène Isola

Des pages peuplées de démons et de fantômes, où vivants et morts cohabitent et où le temps fait bien ce qu'il veut. 
Plusieurs générations de femmes fortes, folles, courageuses ou quelque peu déglinguées s'entremêlent dans ce livre qui conte plusieurs pans de l'Histoire de l'Espagne ... en une journée !
La première femme de cette lignée, Joana, fait un pacte avec le démon, le rompt et condamne ainsi ses descendants à naître affublés d'un petit quelque chose en moins : l'un  l'orteil, l'autre un morceau de coeur, ou carrément l'anus. Il y a celle à qui il manquera la mémoire et l'autre les cils. Ou encore les  « 3 doigts de jambe ».
Bon vous l'aurez compris, elle est un peu barrée et étonnante cette lecture, j'en ai aimé son réalisme magique, son côté foisonnant. Pas évident, toutefois, de tirer au clair l'arbre généalogique de cette famille alors un conseil si vous entrez dans cette lecture, laissez vous happer par la destinée un peu folle de la famille Clavel se confrontant au démon farceur, à Franco, à la bêtise humaine, sans trop analyser la temporalité, ni réfléchir aux liens qui unissent les protagonistes et ainsi en savourer toute la substance.
Tout s'éclaire à la fin. Et c'est d'une beauté folle.

« Matin

for women live much more in the past than we do, he thought, they attach themselves to places !...
VIRGINIA WOOLF, Mrs Dalloway

La fenêtre de la cuisine était étroite et profonde comme le trou d'une oreille. Il s'y glissait une lumière indirecte, matinale, bleutée, qui amortissait les formes et les couleurs. Les murs décrépits et la hotte de la cheminée étaient blancs, les taches d'humidité, grises, le marbre, jaune, les craquelures de l'évier, noires, les armoires, de tonalités fumées, avec des poignées métalliques piquées de rouille, le sol était en carrelage grenat, les bancs, les chaises et la table étaient en bois de pin verni, avec différentes patines dues à l'usure. La cuisine avait deux portes. Une porte massive, avec deux marches, qui menait à une resserre violette et froide comme un foie. Et une autre avec des panneaux vitrés qui donnait sur l'entrée. L'entrée du mas était humide et sombre, comme une gueule. Ses murs rêches étaient la chair à l'intérieur des joues. Des poutres au plafond, comme un palais rayé, et un sol de roche, une langue usée après tant d'années passées à engloutir. Il y avait un meuble à chaussures plein de chaussures mises n'importe comment. Un banc. Un placard aux portes vermoulues, avec un loquet en bois. Trois crochets couverts de vestes, comme des bosses. Une caisse pleine de bouteilles vides. Aux murs étaient accrochés des instruments pour faire du fromage; une lyre et des moules en osier. Par terre, il y avait deux bidons à lait pour faire joli. La voûte de l'entrée, c'était des gencives. La porte fermée qui donnait à l'extérieur, des dents serrées. Un escalier carrelé, étroit comme une épine dorsale, conduisait à l'étage. Le fond de la gueule, c'était l'ouverture qui donnait sur une étable allongée, au sol de terre battu, avec une seule fenêtre, les murs garnis de mangeoires encastrées, une auge rudimentaire, des sacs, des bassines, une fourche, du fourrage et de la paille, une étagère métallique couverte d'outils et de poussière, une porte qui donnait sur une basse-cour. L'étable était divisée en deux. D'un côté il y avait quatre chèvres faméliques. De l'autre, un char. Une des chèvres était blanche. L'autre était brune. Le bouc était noir. Et il y avait un cabri, brun avec le museau blanc. Le char était doré et bleu, avec des coussins, des festons brodés, des franges en soie plissée et des étoiles peintes en or. 

1.... les femmes vivent beaucoup plus que nous dans le passé. Elles s'attachent aux lieux...» »

« Les mouches se posèrent à nouveau sur le marbre. Maintenant, elles ne s'élevaient plus dans les airs, elles léchaient les parcelles de nourriture. Elisabet et Blanca rincèrent les tripes. Elles les égouttèrent et les firent sauter avec de l'oignon haché, du persil et du vin. Et Blanca pensa que lorsque Margarida avait dit que dans cette maison n'entreraient plus jamais ni voleurs, ni charretiers, ni hommes du vice-roi, ni tonneliers, ni valets, ni maîtres louvetiers, ni soldats, ni prétendants, ni fils cadets, ni journaliers, ni commerçants, ni colporteurs honnêtes, ni vendeurs, ni marchands, ni charbonniers, ni soldats errants, ni passants, elle n'avait pas parlé de ne laisser y entrer ni fouines, ni femmes sales, ni genettes, ni belettes, ni traînées, ni catins, ni ramassis de vices, ni portes par où le démon se glisse à l'intérieur des hommes et en fait de grands pécheurs. Et c'est pourquoi, bien que Margarida ait crié: « Non, non, non! Qu'elle accouche dans la forêt, que les renards mangent son bébé ! », quand Blanca vit Elisabet dans la cour, comme un animal égaré au milieu du brouillard, elle la prit par la main et la fit entrer dans le mas. Elle avait les doigts gelés et le ventre encore plus gros et protubérant que celui que charriait Blanca. Elles avaient l'air d'un miroir. Et depuis ce jour Blanca et Elisabet s'étaient aimées. De toutes les façons qu'il y avait de s'aimer. Comme les chevreuils. Avec délicatesse. Comme les poules. Recroquevillées. Comme les canards, avec une force brutale. Comme les chèvres, dans l'affolement. Comme les lièvres, en jouant. Comme les chiens, assoiffées. Comme les mouches, mine de rien. Comme les chats, sans pitié. Comme les renards, avec coquetterie. Comme les porcs, comme s'il y avait des siècles qu'elles s'aimalent. »

« Bernadeta la croyait, détournait le regard et, au lieu de contempler Margarida, les yeux comme deux citrouilles, morte par terre, elle cherchait la chevrette. Et si, alors qu'elle était devenue une femme accomplie, elle était assaillie par ces brigands qui tuaient tous les habitants des mas à coups de couteau, ou les hommes pendus et écartelés, elle guettait le taureau. Et elle ne voyait pas comment ils les poignardaient, ni comment ils les coupaient en morceaux, et elle n'avait pas à regarder l'enfant gonflé d'excréments, ni l'homme qui chiait sur des vipères, ni les loups bleus qui vomissaient, parce que le taureau était gros comme une étreinte et remplissait son regard. Même quand sa mère avait exigé : « Où sont-ils ? Que sais-tu ? » Bernadeta s'était consolée en regardant le taureau, la chatte, le bouc, la chèvre et l'homme qui avait la bouche à la fois laide et jolie. D'abord, elle ne disait rien, parce qu'elle ne savait pas ce qui se passerait si elle répondait. Mais Angela avait tellement insisté, « Je veux que tu me dises », « Et après ? Et après ? Et après ? » que Bernadeta lui avait raconté comment ils avaient tué son père, son oncle et son frère, et sa mère était morte de chagrin, desséchée comme un morceau de jambon salé. »

« À partir de ce jour, Bernadeta se fourrait tous les jours dans ce repaire et, dans le ventre obscur de la montagne, enlaçait ce corps changeant et instable. Elle ouvrait les yeux et la seule chose qu'elle voyait, c'étaient des ténèbres bleues. Lilas, noires, violettes. Qui dansaient, jusqu'à ce que soudain l'obs-curité éclate. Brillante, orange, jaune, grenat. L'espace d'un instant, la lumière déchirait la noirceur. Ensuite, l'obscurité l'avalait. D'abord les éclats, puis le noir. Et davantage d'éclairs et encore plus de ténèbres. Mais, dans tout ce noir, il n'y avait pas d'hommes sans oreilles, ni de femmes sans visage, ni d'enfants gonflés pleins d'excréments, ni de nouveau-nés jaunes, ni de vipères, ni de loups, ni de pendus, ni d'écartelés, ni de femmes forcées, ni de gens poignardés. Rien que des flammes. Rien qu'un ciel toujours nocturne. Et soudain des claquements. Des fulgurances. Et des étoiles. Et ensuite une tempête sans fin. Il pleuvait et pleuvait, et il plut tellement que de la pluie infatigable naquirent les rivières et les lacs. L'eau était noire et avançait. Ensuite elle se retirait. Et la mer s'ouvrait et, de la blessure, il sortait du feu. Comme du sang. Les nuages s'effilochaient et on distinguait un soleil. Comme une fleur. Nouvelle. D'abord blanche. Plus tard, si jaune qu'elle tuait. Et elle se mettait à vrombir dès qu'elle s'élevait. La lune était grosse et rose et on aurait dit qu'on pouvait la toucher. Les étoiles s'allumaient et dégringolaient, avec leur queue, bleue. Il n'y avait ni maisons, ni arbres, ni montagnes. Il n'y avait pas de mas qui s'appelait mas Clavell, parce que tout était couvert d'eau. Les étoiles s'y précipitaient. Il en sortait des fumerolles. Et l'eau s'agitait, se lacérait et les sommets griffaient, là-haut, dans le fracas, pour se hausser. Mais les étoiles ne cessaient de tomber. Et les nuages revenaient et alors ils apportaient le froid et avec le froid, la glace. La mer gelait, blanche. Elle dégelait, bleue. Et alors venait la chaleur, qui desséchait tout. Ensuite la glace revenait. Puis à nouveau la chaleur. Et plus tard la mousse et les buissons et les arbres qui sortaient de l'eau et les insectes qui volaient et les fleurs et les poissons qui marchaient. Mais le froid ne se lassait jamais, ni la chaleur, ni les nuages, ni l'obscurité, ni les grenouilles laides, ni les crapauds revêches, ni les petits cochons de saint Antoine, qui étaient gros comme des chèvres, ni les mille-pattes comme des serpents, ni les lézards comme des chevaux, ni les poules monstrueuses, avec des dents à la place du bec et des peaux velues et des peaux squameuses et des peaux emplumées, qui se tuaient et se mangeaient les unes les autres. »

« Elle ne disait pas non plus qu'il y a deux miracles dans cette vie, le miracle de naître et le miracle de mourir, parce que Dolça avait sommeil. Ses yeux se fermaient et sa tête tombait en arrière. Et elle ne murmurait pas qu'elle aurait aimé lui répéter plus souvent qu'elle était la plus jolie chevrette de toutes les chevrettes, parce que Dolça ouvrait grand les paupières et regardait l'enfant qu'elle venait de mettre au monde, tranquille. Assoupie. Contente. C'est pourquoi elle ne disait rien, Bernadeta. Parce qu'il y a des choses qu'on ne peut pas dire. Parce qu'on peut dire les malheurs et on peut dire le chagrin, on peut dire le remords et la culpabilité et on peut dire la mort et le mal et les choses que font les hommes. Les bonnes et les mauvaises. Mais on ne peut pas dire comment on fait une petite fille. Et il n'y a pas de mots pour expliquer comment tu l'as faite, parce que tu l'as faite comme la terre fait les arbres et les arbres font les branches et les branches font les fruits et les fruits font les graines. Dans l'obscurité. Depuis un lieu enfoui tellement profondément que tu ne savais pas que tu savais faire. »

« [...] en réalité c'étaient les années qui avaient perdu la tête, de plus en plus rapides, passagères, effrénées. Et dans cette maison et dans cette montagne et partout, si on y réfléchissait, le temps avait toujours fait ce qui lui passait par la tête. Maintenant, Marta était une femme qui avait une fille et Alexandra, qui aurait dû être un bébé emmailloté, était une grande jeune fille, dépourvue de patience, qui continuait de trouver la plupart des choses ridicules et mal faites. Et qui disait « Quels ânes ! » à tout bout de champ, d'une voix grave et aigre, qui faisait qu'on se demandait si c'était souhaitable ou pas, d'être un âne. Elle ressemblait à Elisabet, même si elle ne le savait pas. Mais elle était aussi prétentieuse que Dolça. Elle se prenait sans cesse en photo, fronçant les lèvres et penchant la tête. Et à chaque instant elle se plaignait de ce que le mas Clavell était une vieille maison et qu'il fallait la rénover, sur un ton digne de Margarida. Alexandra étudiait quelque chose que Bernadeta ne comprenait qu'à moitié, et non seulement elle ne faisait pas de rallyes, comme sa mère, mais elle ne conduisait même pas, parce que cette chevrette stricte et impatiente obtenait invariablement ce qu'elle voulait et elle n'avait aucun mal à se faire conduire là où elle voulait aller. Maintenant, elle fréquentait un garçon d'Olot qui l'emmenait ici et là, toute la journée. Les deux premières choses qu'Alexandra avait dites de ce garçon, c'était: « Il a une Audi » et « Sa maison a été rénovée ». Et un jour, alors que Bernadeta était encore en très bonne santé et qu'elles étaient assises toutes les trois dans la cour, elle leur avait raconté comment ils s'étaient rencontrés, quand elle travaillait dans la brigade de la jeunesse de la mairie. Le travail était « super ennuyeux » et on leur faisait porter des blouses orange « horribles », mais Alexandra avait raccourci la sienne pour la rendre moins laide, sans demander l'autorisation de la couper, parce qu'on ne la lui aurait pas donnée, si bien que quand on lui dit qu'elle ne pouvait pas la raccourcir, c'était trop tard et elle avait le ventre à l'air. Et elle leur disait : « La première fois qu'on s'est parlé, Eloi, qui était en vacances avec ses parents, m'a dit qu'il aimait bien le tee-shirt que je portais. Le tee-shirt orange raccourci. Et moi j'ai répondu quel âne, tu ne vois pas que je ressemble à une bombonne de butane ? » Marta et Bernadeta riaient et Marta avait demandé : « Tu l'as traité d'âne ? » et Alexandra avait répondu : « Bien sûr. »

Marta s'approcha du lit et Bernadeta lui prit la main comme si elle l'avait attrapée au vol. Elle l'approcha de sa poitrine. Elle dit, de sa voix rauque et reposée, qu'elle n'avait pas utilisée de toute la journée :
- On a été bien, toutes les deux. On s'est bien tenu compagnie. »

Quatrième de couverture

Entre les falaises des montagnes catalanes, se cache le mas Clavell. Dans cette maison reculée, à l'aube, une femme âgée, exagérément âgée, entame son dernier jour. Et toutes les femmes nées et mortes entre ces murs sont là pour la veiller. Joyeuses, elles préparent une fête en l'honneur de celle qui au soir viendra les rejoindre. Cette seule journée contient dès lors quatre siècles de souvenirs. Ceux de Joana, qui voulait un mari. Ceux de Bernadeta, dont les yeux voient ce qu'ils ne devraient pas. Ceux d'Angela, qui n'a jamais mal. Ceux de Margarida, qui au lieu d'un cœur entier a un cœur aux trois quarts, plein de rage. Ou ceux de Blanca, née sans langue, la bouche comme un nid vide, qui se contente d'observer. Ou d'autres encore.

Après Je chante et la montagne danse, Irene Solà signe un roman vivant et drôle, peuplé de légendes et profondément poétique. De sa prose puissante et musicale, elle célèbre la lumière et les ténèbres, la vie et la mort, la mémoire et l'oubli.

Éditions du Seuil, août 2024
183 pages
Traduit du catalan par Edmond Railllard 

samedi 22 février 2025

Où vont les larmes quand elles sèchent ★★★★☆ de Baptiste Beaulieu

Un shoot d'humanité !
Merci Baptiste Beaulieu. Aucune raison de demander pardon.
Vos mots sonnent si vrais, si justes. 
Écouter. Savoir écouter son prochain. Savoir écouter les silences aussi. Cela devrait être enseigner à la fac, oui !
« Les gens sont souvent passionnants, leur histoire est précieuse, car il n'y en a jamais une pour ressembler à l'autre ! »
Vos patients ont beaucoup de chance.
Vous donnez du sens à ce que vous faites. 
En partageant vos doutes, vos réflexions sur le sens de la vie notamment, vous m'avez touchée. Émue aux larmes ✨️ 
Vos larmes, aussi sèches soient-elles sont des larmes d'humanité ! 
« Ce n'est pas déshonorant, comme métier, d'aider les gens à se sentir de temps en temps un minimum vivants. On ne nous enseigne pas non plus à la fac que certains patients viendront vous voir toutes les semaines. Le jour où le docteur ne sera plus remboursé, ils ne viendront plus et, dans leurs têtes, ils existeront moins. Ceux qui ont les moyens iront chez le coiffeur. C'est terrible, quand tu comprends ça. Terrible. »

« Ce qu'il faut, c'est qu'on soit naturel et calme Dans le bonheur comme dans le malheur, [...]
Et, à l'article de la mort, Se souvenir que le jour meurt, Que le couchant est beau, et belle la nuit qui demeure. Puisqu'il en est ainsi, ainsi soit-il...»
Fernando Pessoa, Le Gardeur de troupeaux et les autres poèmes d'Alberto Caeiro - Poésies d'Alvaro de Campos, traduit du portugais et préfacé par Armand Guibert, «Poésie», Gallimard, 1987. 

« Une polyarthrite, une fibromyalgie, un viol même, ça ne se vidange pas, ça ne s'extrait pas. « Matez-moi ce morceau, madame! On l'a enfin eue, votre boulimie ! » Et, sous le regard dégoûté mais soulagé de la patiente, flanquer le tout à la boîte à ordures, enfermé dans un mouchoir. On ne peut pas mettre la schizophrénie à la poubelle. On ne peut pas rabattre le couvercle sur tout ce qui heurte, blesse, gonfle, irrite, gratte, coule trop, ne coule pas, s'enflamme, etc. Impossible. Sinon quelqu'un en aurait déjà fait un business, c'est certain. Et je ne serais pas devenu médecin mais «videur de gens», comme certains vident les truites. Quel chasseur se cache en moi! Un trappeur, toujours en quête d'un furonculé! D'un échardé! D'un constipé! À deux doigts de me poster au rayon jus de pruneau et Hépar du Casino pour distribuer mes cartes de visite! J'aime les furoncles parce qu'ils me pro-curent une satisfaction immédiate, visible, palpable. Matérielle. »

« On ne devrait pas mourir sans en avoir l'âge. »

« Bref... Un froid, mais un froid ! À faire péter les tuiles des toits. Le temps du chagrin, je vous dis. Je me souviens de mes cours de médecine, comme quoi on attrape la fièvre par les extrémités, mais c'est rigoureusement faux: je vais mal, très mal, et ce n'est pas par les extrémités qu'elle arrive, ma pneu-monie, c'est par le cœur. Ça prend toute la place parfois, le cœur. Saleté de cœur ! »

« Double peine: tu ne sais plus pourquoi tu dois vivre dans un monde où l'amour peut tuer un gosse, et en plus tu te retrouves à servir de Courtepaille à une tribu de morbaks affamés. Buffet à volonté ! Dieu n'existe pas, pas plus que les vraies bonnes affaires ! La vie ne fait pas de cadeaux, ou alors ils sont toujours un peu empoisonnés. »

« Ma chance? Ne jamais avoir croisé dans les cou-loirs la famille du patient qui venait de rendre les clefs de sa vie. Parce qu'elle était là évidemment, la famille, quelque part derrière ces murs blancs, et susceptible d'entendre mon «Super» lancé avec la plus effrayante sincérité du monde.

Et moi de quitter définitivement l'hôpital deux mois plus tard parce que, eh quoi, je veux soigner! Pas jouer aux chaises musicales avec les vivants et les morts. Plus jamais je ne veux :
- réduire un patient à sa pathologie,
- me réjouir de la mort de quelqu'un.
Ce n'est pas pour cela qu'on devient soignant.
Certes, on ne peut pas sauver tout le monde, mais je suis, à cette heure de ma vie, trop jeune pour me ranger à cette idée. Ce merdier géant, cette poudrière hospitalière, nous sommes censés y incaner un certain idéal de vocation, d'humanité et de civilisation. »

« C'est juste un rêve mais il est plus réaliste que l'autre, celui où les hommes arrêteraient de taper des femmes. Faut vraiment rêver petit quand on est sur Terre: on minimise les risques d'être déçu. »

« Avant j'avais aussi un site Internet, avec adresse et horaires du cabinet. Nous l'avons supprimé avec mes associés. Trop de patients, mais même comme ça on déborde. Nous vivons dans un pays où les médecins se cachent pour survivre à leur journée de travail: de notre profession, cela ne dit rien, de ceux qui nous dirigent, cela dit tout.
Parfois, les patients poireautent dans le patio quand la salle d'attente dégueule. Une fois, la locataire du dessus, qui travaille à domicile comme traductrice pour l'ONU, s'est plainte de « la faune ». Une fois, encore, elle a jeté un seau d'eau glacé en plein hiver sur ce vieux M. Grimaldi qui s'était trompé d'interphone.
Trois semaines après, j'ai averti par écrit la locataire que ce patient, leucémique, était « malheureusement décédé d'une pneumonie contractée après le coup du seau d'eau ».
Ce n'était pas vrai, mais ça aura eu le mérite de la faire réfléchir. Elle s'est excusée et je l'ai traitée de connasse. Pour la beauté du geste. Je pense qu'elle aurait souhaité qu'on ne soigne que des vieilles dames à collier de perles. Mais on soigne tout le monde, du bourgeois au toxico, du gitan au col blanc, du vieillard au bambin, et du bobo au punk à chien - même qu'il m'est arrivé de soigner le chien !
À vrai dire, une connasse traductrice pour l'ONU, on la soignerait aussi. »

« Je ressemble à l'image qu'on pourrait se faire d'un médecin de famille. Je fume trop, mâche des chewing-gums à la menthe et j'ai des mocassins à glands, vous voyez ? Un médecin de famille, quoi, un vrai de vrai. Un matin, je suis sur mon vélo, beau comme Bellérophon sur Pégase, je quitte le domicile d'une patiente que son mec a confondue avec un punching-ball, je suis distrait, pense à cette guerre invisible que mènent les hommes contre les femmes et à un poème que je suis en train d'écrire, et j'ai aussi très envie de parachuter un gothique: c'est l'effet café + vélo + froid matinal, ça réveille un besoin urgent (faudrait réaliser une étude scientifique sur le sujet). Je pédale vite car je veux arriver au cabinet médical avant que des patients fassent la queue devant la porte d'entrée (c'est plus com-pliqué de se soulager avec dix souffrants en salle d'attente). Bref, guerre + poème + impératif naturel, je manque de percuter un autre vélo et, comme j'ai plus de sonnette (la vieille a été volée), je me surprends à faire « BLING BLING ! » avec la bouche. Je veux vraiment imiter une sonnette de vélo, mais j'ignore pourquoi, je ne crie pas « DRING DRING ! ». »

« Je ne sais par quels étranges chemins sa glycémie est inversement proportionnelle au degré d'attention que j'arrive à lui accorder. Elle a besoin d'être palpée, auscultée, pesée, mesurée en long en large et en travers. Et par-dessus tout : elle a besoin de parler, Mme Chahid. D'être écoutée. Plus je l'écoute au cabinet médical, meilleurs sont les résultats de sa prise de sang. Les voies du soignant sont impénétrables... »

« Au tout début de mon installation en ville, j'ai envie de lui dire, à Mme Chahid comme aux patients qui flanchent : « Courage, tenez le cap, ça en vaut le coup », mais je ne sais pas trop ce que j'entends par là.
« Ça », c'est l'odeur des pavés après la pluie en été.
« Ça », c'est la ville déserte et silencieuse au milieu de la nuit. « Ça », c'est les étoiles qu'on regarde en forêt avec des amis (ou seul, ça marche aussi). « Ça », c'est votre deuxième fils qui vous masse les pieds le soir.
« Ça », c'est le sel de la vie.
Mais ce ne serait pas très utile, je pense. Les gens comme Mme Chahid ne viennent pas à la consultation pour écouter ce que j'ai à dire: la plupart d'entre eux viennent juste pour parler. Se confier à un autre être humain. Moi ou un plombier, ça ne changerait pas grand-chose. Alors je hoche la tête et j'écoute. Faut bien quelqu'un pour s'y coller. Si demain on obtient le même résultat avec une silhouette de docteur découpée dans du carton, je resterai dans mon lit. Néanmoins, personne n'obtiendra le même résultat, et pour une bonne raison: pour le patient, c'est pas tout de vider son sac, il faut que le docteur en face s'intéresse à lui, à ses mystères, ceux dans la tête, ceux dans les artères, et ceux « devant-derrière qui lui font de l'air ». Ça manque vraiment aux gens, d'avoir quelqu'un qui s'intéresse à eux. Juste de temps en temps.
Les dix années d'études de médecine ne servent quasiment à rien d'autre. Mais motus: nul ne vous aura averti sur les bancs de la fac. On vous fait miroiter le statut social. Le prestige. Vous allez sauver des vies. Vous ne vous lèverez pas pour des queues de cerise ! Même que le soir, dans le miroir de votre salle de bains, vous vous direz : « J'ai été utile. J'en ai aidé combien ? »»

« Ce n'est pas déshonorant, comme métier, d'aider les gens à se sentir de temps en temps un minimum vivants. On ne nous enseigne pas non plus à la fac que certains patients viendront vous voir toutes les semaines. Le jour où le docteur ne sera plus remboursé, ils ne viendront plus et, dans leurs têtes, ils existeront moins. Ceux qui ont les moyens iront chez le coiffeur. C'est terrible, quand tu comprends ça. Terrible. »

« On cherche tous une vérité. Ce qui nous manque. J'en sais rien. D'ailleurs, je ne sais rien du tout. Seulement qu'elle est affreuse en tout point, cette histoire. La maladie de M. Soares, avec ses perles de sang semées partout, le handicap de Mme Soares avec ses radiographies compulsives, l'appartement minuscule, les voisins minables, la barre d'immeuble atroce, peut-on faire plus misérable ? Leur vie, c'était une réunion du pire et de l'insupportable. Un résumé de l'enfer... Puis je me souviens qu'ils vivaient ensemble. Que sa femme l'aimait. Qu'il aimait sa femme. Ils ont eu au moins ça. Tout le monde ne peut pas en dire autant, et c'est sans aucun doute encore plus affreux, la vie, quand tu ne peux pas en dire autant. »

« Nouveau mouchoir. Qu'est-ce que ça me coûte en mouchoirs, la médecine générale! Dans mon bureau, on pleure à cause du petit caporal qui nous sert de patron, on pleure à cause du temps qui passe, on pleure à cause du corps qui fait mal, on pleure parce qu'on a fait mal à son corps, on pleure parce que la personne qu'on aime est partie aimer quelqu'un d'autre, on pleure parce que ceux qu'on aime s'en vont parfois d'où l'on ne revient pas. Dans ce cas, pleurer est comme leur adresser un ultime appel : Ne partez pas là-bas ! Mais ils partent. Et les larmes n'ont servi à rien. Les larmes, c'est un truc inutile contre la mort, mais qu'on n'a jamais cessé d'essayer quand même.
Ça va aller, monsieur Soares. Je suis sûr que vous allez y arriver ! Courage !
Y arriver ? Il me dit qu'y arriver, ça voudrait dire l'oublier et qu'il ne veut pas l'oublier, sa Charlotte, même un peu. D'après lui, c'est juste des mots comme ça, pour se débarrasser du problème. On ne se sort pas de tout dans la vie, il y a des blessures incurables, et, la prochaine fois, je ferai mieux de la fermer. Quant au courage, là n'est pas la question: il n'a pas le choix. C'est ça ou se laisser partir. »

« Je me sens stupide. On a tellement de phrases qui ne servent à rien dans la vie, qui meublent le vide laissé par l'éternelle vérité : on naît seul, on vit seul, et on est toujours seul à mourir. Avec des lacs de larmes plus ou moins étendus, et plus ou moins profonds.

Ça empêcherait de dormir, de savoir ça. Faudrait même pas le dire à haute voix. Que ça reste un secret entre adultes. »

« Bref, la peur, la peur, la peur, il y en a pour tous les goûts et pour tous les jours.
Quand est-ce qu'on arrête d'avoir peur? »

« Ou alors, plus simplement : « Le docteur aime bien les êtres humains, mais se méfie des hommes. Il sera du bon côté. » Elles se trompent : je ne me méfie pas des hommes, je les juge. Sévèrement. Et pour cause : j'en suis un. Je sais de quoi je parle ! »

« Les gens sont souvent passionnants, leur histoire est précieuse, car il n'y en a jamais une pour ressembler à l'autre ! »

« Je pourrais ne pas vous avertir. Parler comme si de rien n'était et dans quelques pages vous assé-ner cette mort d'un coup d'un seul, mais on n'est pas là pour ça. JE ne suis pas là pour faire pleurer dans les chaumières avec des histoires de chasse. Je dis juste ce que je vois. C'est dur, parfois, de dire ce que l'on voit. Mais un truc encore plus dur, c'est bien de voir ce que l'on voit. Quand on entre chez les gens, que ces gens sont malades, qu'ils s'accrochent à votre blouse et placent en vous tout leur espoir, on voit. Quo i? Nous. Tous dans notre vérité nue. Et c'est violent. Âpre. La « condition humaine », c'est bien l'expression la plus antinomique au monde, appelez-moi ça la condition inhumaine! Je refuse d'accepter la totalité du réel, je plaide coupable. Alors je fourre de la poésie où il ne faut pas, peut-être même comme il ne faudrait pas, mais c'est vrai que c'est facile, la poésie: pas besoin d'avoir appris. »

« « C'est quand, la dernière fois qu'on a fait une prise de sang, Josette ?»
Je viens de poser ma question sans vraiment y penser. Elle n'était pas prévue au programme. Et si je ne l'avais pas posée ? Et si nous n'avions pas programmé cette prise de sang ? Peut-être ne serait-elle pas morte. Peut-être qu'elle aurait eu « plus de temps ». Que sa vie ne serait pas passée à toute vitesse. Peut-être que le cancer est réapparu à partir du moment exact où j'ai tamponné l'ordonnance pour sa prise de sang... CHLACK! Et HOP! Un laissez-passer pour la mort! Paraît que la Lune n'existe pas si on cesse de la regarder...
À quoi ça tient, le destin ?
Est-ce que je ne surestime pas mon rôle dans toute cette putain d'histoire ? Personne n'a le pouvoir de faire apparaître un cancer chez les gens, hormis le radium sans doute, mais on n'a jamais vu de radium en blouse blanche. »

« Le monde, je l'ai vu parler un jour à travers Miran, un enfant syrien de onze ans que je ren-contre au cabinet médical en soignant son papa. Ses parents sont réfugiés. Quand Miran entre au cabinet, il me prend dans les bras comme si nous étions amis de longue date et me serre fort contre lui. Les patients en salle d'attente sourient, un peu gênés. Moi, je reste les bras ballants, lui tapote l'épaule, sans savoir comment réagir. C'est la première fois qu'on se voit, petit, fais pas ça! Ses parents, aidés d'une traductrice, m'expliquent que Miran souffre d'un handicap mental léger. Il est toujours ainsi, même avec les inconnus.
Pendant que tout ce petit monde s'installe à mon bureau, le gamin commente, tout sourire, les objets qu'il voit en les pointant du doigt. Il a l'air heureux de tout, je ne comprends rien. Mais ça me va. La traductrice raconte : la fuite depuis leur ville natale, les longs trajets en camion, les nuits sans dormir, la faim, la soif, le froid, la peur au ventre, la traversée périlleuse de la Méditerranée, les passeurs, l'argent qui circule de main en main, les humiliations, la Faucheuse omniprésente.
Pendant l'entretien, Miran est perché sur la table d'examen où il a grimpé tout seul. Il s'y balance d'avant en arrière, en chantonnant. Moi, sur le côté, je ne pipe rien, je ne parle pas syrien, mais elle est incroyablement belle, cette berceuse. À la fin, alors que l'oisillon Miran est encore sur sa branche, je me permets de demander aux parents :
C'est beau. On dirait une prière ou un poème... Elle signifie quoi, cette chanson ?
La traductrice m'explique. Miran ne chante pas. Il récite. Quand Miran se sent à l'aise, il aime s'asseoir et réciter la liste de toutes les personnes qu'il a rencontrées depuis qu'il est né. Il les connaît toutes par cœur! À force de répéter leurs prénoms! Tous les jours, il en ajoute de nouveaux. Tous ceux qui croisent sa route depuis sa naissance dans un pays en guerre jusqu'à son arrivée dans un pays en paix.
Une liste immense. Des visages. Des dizaines de visages. Qu'il honore. En chantant leurs prénoms. Il commence toujours par ceux des personnes de son quartier d'enfance. Combien de morts parmi ces noms-là ? »

« On met deux ans à apprendre à parler, mais faut toute une vie pour apprendre à se taire. »

« Peut-être que, parfois, le réel est tellement fort que la fiction paraît la solution ? Peut-être parce qu'une part de moi refusait d'admettre devant le patient que j'ignorais totalement comment l'aider ? »

« Mon métier, c'est gratouiller dans la nature humaine. Dans ce qu'elle a de meilleur comme dans ce qu'elle a de pire, mais je ne suis pas d'accord avec ceux qui t'expliquent que c'est dans le pire qu'elle est la meilleure. Globalement, je crois qu'on bataille tous comme on peut, et qu'on est tous paumés. D'une façon ou d'une autre, qu'on sache ou non pleurer. »

« C'est indicible, ce qu'elle traverse, ce moment final où le corps et l'existence nous font comprendre qu'il va bientôt falloir rendre les clefs.
Au fond, elle voudrait arrêter de mourir. »

« Oui, j'en reviens à la gestion de la colère: vous n'imaginez pas comme c'est difficile, quand on va chez un malade toutes les semaines, qu'on s'échine à fourrer par-ci, par-là du confort fondamental, oh pas grand-chose, du petit plaisir basique, élémentaire, tout pour adoucir les derniers jours, et qu'on assiste impuissant au saccage de son travail par un type sans diplôme qui s'est formé en un week-end sur Internet. C'est pas des manières de faire croire aux mourants que c'est de leur faute s'ils ne verront pas leurs gosses grandir, ni ne pourront serrer leurs petits-enfants dans leurs bras: « Josette, fallait pas la manger, cette grosse orange bien juteuse et bien sucrée. Maintenant, faut passer à la caisse ! »
Je lui aurais bien dit deux mots, au naturopathe, mais il n'est jamais venu la visiter à domicile, Josette. Pour pas renifler l'odeur de la merde qu'il a étalée sur les murs, sûrement. J'imagine que même lui avait un minimum d'exigence morale : il ne lui aurait pas menti de cette manière s'il avait vu les draps blancs sur les miroirs de la salle de bains et, en train de mijoter sur la cuisinière, la cassolette d'eau aromatisée à l'eau.

Mais bon, ça lui a donné de l'espoir, à Josette (et à lui, 90 euros).
Moi, je prenais mon mal en patience. »

« Pourtant, ce qui constitue le cœur de notre métier reste l'angle mort de nos facultés : on ne nous apprend pas à écouter. Quel constat décourageant ! »

« La morale étant: les patients ne sont pas des livres, les soignants ne sont pas des lecteurs, ce sont tous des humains qui essaient de chercher un chat noir dans une pièce obscure en parlant des langues différentes. Mais vous savez quoi ? Ils ont tous une trouille bleue de la mort. »

« Après, c'est vrai qu'on est plus délicat avec une femme battue qu'avec un homme qui bat. Même si ça ne répare rien du tout. Pas les nez, en tout cas.
Au moment de partir, la main sur la poignée de porte, elle se tourne vers moi et me tend son télé-phone: sur l'écran, c'est elle, avec dix ans de moins et un vrai nez, celui d'origine, je veux dire.
- J'étais belle, docteur? Hein que j'étais belle, avant?
J'ai envie de pleurer d'un coup. Parce que c'est vrai. Elle était très belle.
Et son mari, à Mme Gonzales?
Il va bien, je crois. Faut dire qu'il est bâtonnier dans une grande ville. Le bâtonnier, c'est un peu comme le président des avocats. Sauf qu'il est élu par eux, avec qui il va boire des coups à la buvette du palais. Vous vous rendez compte ? C'est moins facile de couper le nez de sa femme et de s'en sortir quand t'es prolo...

J'ai cru que les larmes allaient enfin sortir avec cette histoire, mais non. Pleurer est un moyen pour le corps de témoigner de notre sens de la justice, et je ne suis pas moins sensible à l'injustice que n'importe qui. »

« Ce jour-là, Virginie m'aura démontré que, peut-être (je ne le saurai jamais avec certitude), rien n'est gratuit avec les hommes quand on est femme. Rien. 
Quel chemin parcouru avec Virginie ! Il a fallu qu'on s'apprivoise. Qu'elle m'accorde sa confiance. Une astuce qui réussit à chaque coup, j'ai remarqué, c'est, je cherche le terme qui convient, de res-pecter les gens. Voilà! Fou comme ça fonctionne de ne pas les considérer tel un bout de viande qu'on palpe, soupèse, ausculte, mais de vraiment les voir, je cherche le terme qui convient là encore, comme des êtres humains ? Suffisait d'y penser ! Avec Virginie, ce qui a consolidé son sentiment de sécurité, c'est quand je lui ai demandé: « Vous voulez bien que je vous examine ? », alors qu'elle venait juste pour une angine. Elle a dû se dire: « S'il me demande ça pour regarder dans ma gorge, il me le demandera pour le reste. »
Elle n'avait pas tort. Je demande tout le temps, pour tout, et pas seulement pour le reste.
C'est dingue, mais, dans notre société, des médecins s'inquiètent que les patientes se plaignent de ne pas avoir consenti à l'examen. Un confrère s'est exprimé l'autre soir, en réunion pluridisciplinaire : « J'ai peur qu'on nous accuse de viol parce qu'on pratique certains examens. » Il fronçait les sourcils et enfilait ses perles, l'air un peu ahuri et choqué, même qu'il a claironné : 
- Si tu vas chez ton gynécologue, tu sais bien que c'est pas pour faire un bridge !
J'ai repensé à toutes mes patientes... Ce qu'il veut dire, le confrère, c'est qu'une fois dans mon cabinet de médecin leur corps ne leur appartiendrait plus et que je serais subitement dépositaire d'un « consentement tacite et illimité ». Hey, Virginie! Vous entendez ? Je ne savais pas que ça existait, un pouvoir comme ça! Ça paraît même un peu dangereux. Quelle pensée fanée! Elle sent fort le « si tu montes chez un garçon après un restau, tu sais bien que c'est pas pour jouer au tennis » et autres bizarreries d'arrière-garde.
D'ailleurs, il commence où, ce consentement illimité ? Je peux aller tâter les couilles de M. Lopez en salle d'attente? Ou je dois attendre que la porte du bureau se referme sur Mme Laurent pour sauter sur ses seins ?
Il existe des tas de métiers où tu n'as même pas besoin de parler aux gens si tu ne les aimes pas. Nous, on choisit celui où on doit leur parler ET en plus les toucher. Oui, nous, soignants, on touche les gens, parfois même on touche leur sexe.
Du coup ?
C'est bien d'expliquer pourquoi et de demander l'autorisation avant.
C'est bien d'expliquer pourquoi et de demander l'autorisation pendant.
En fait, plus que bien, c'est normal.
C'est même plus que normal : obligatoire.
Et ce qui est encore plus obligatoire, c'est d'arrêter d'examiner le sexe des gens si les gens vous demandent d'arrêter. Même s'ils ont dit oui deux secondes plus tôt. Le consentement tacite et illimité n'existe pas. »

« Cette maladie est très peu étudiée : elle touche surtout les femmes, et on s'en fiche un peu beaucoup passionnément de la santé des femmes, alors qu'un mec qui n'arrive pas à bander représente une tragédie internationale. Je ne peux pas m'empêcher d'y voir une manière, pour une société où la culture du viol est omniprésente, d'oblitérer les consé-quences que peuvent avoir les violences sexuelles sur les victimes, et la manière dont ces violences si communes pourraient générer une maladie réelle.
Dans l'oreille de Mme Chahid, si bavarde Mme Chahid, il y a un cabinet médical où l'on peut parler et être écouté. Même pleurer à l'envi. Eh bien, savez-vous ce qu'il y a dans le vagin des femmes ? Sûrement pas un temple, où toutes ces conneries de féminin sacré les enferment dans des fables mythologisantes à la con, non. Pas de temple.
Mais je suis sûr qu'il y a dans le vagin des femmes un cabinet médical où mille hommes consultent. Des hommes fainéants, des hommes égoïstes, des hommes toxiques, des hommes beaucoup trop sûrs d'eux, des hommes qui ne pensent qu'à eux. Me relancez pas sur le sujet ! »

« Un homme qui doit, sa vie durant, remettre à un tiers le fruit de son travail et faire prospérer à la sueur de son front le tour de taille d'un patron développe à l'égard de la maladie une forme de fatalité effrayante. L'exploitation l'a rendu docile, même à l'égard de sa propre mort. »

« Parfois, une personne souffle: « Ça fait partie des choses qu'on dit qu'on fera et qu'on ne fait pas, c'est con. » 
Oui, c'est con. Sans doute qu'on ne devrait jamais remettre à plus tard, parce qu'il est toujours plus tard qu'on ne le pense dans la vie. »

« Je n'ai peut-être pas baisé, mais c'était sans doute les 20 balles les mieux investies de ma vie, parce qu'un grand calme se fait à l'intérieur de moi. Vous voyez, quand le ruisseau reprend sa forme après une crue? Voilà. Même que je pense souvent à cet homme, à sa gentillesse. Je voudrais le rassurer, je n'étais pas un mec bizarre, j'étais juste comme un enfant mort qu'il a fait reve-nir chez lui, à sa manière, bien moelleuse et bien tendre. Et gratuite, en plus. C'est pas fréquent, les choses gratuites dans la vie. Y a rien de plus précieux, même. Ça peut réconcilier des coins cassés en vous qui se tirent la gueule depuis longtemps. »

« Que les enfants meurent est la preuve irréfutable que, oui, ici-bas, rien ne ment. Évidemment, cette épiphanie personnelle ne dit rien ni du grand mystère de l'existence, ni de la question du bien ou du mal, mais elle me signifie dans son langage secret, et c'est prodigieux, que les choses sont ce qu'elles sont, et que si elles n'étaient pas ainsi, alors ce promeneur en contemplation devant le fleuve ne serait pas exactement ce promeneur, et je ne serais plus exactement non plus ce médecin qui pense, et pourrait pleurer en pensant à la mort de deux enfants. Oh, Alvaro, tu as bien raison, le monde ne ment pas. Et l'expérience des ans aidant, est-ce que j'y parviendrai un jour, à cette prouesse-là, moi : l'aimer, ce monde, et l'aimer sans rien attendre en retour, c'est-à-dire l'aimer pour rien ?
J'ai encore tellement de questions en moi, et si peu de réponses. Où est-elle, la vie, hein ? Où ? Est-ce que je passe à côté de la mienne ? Pourquoi fait-on mal à nos mères en venant ? Pourquoi se fait-on tant de mal tout le temps ? Et où est passée notre enfance ? Et les cafés au lait de nos grands-mères ? Qu'est-ce que c'est, l'Univers ? Et quelle est ma place dedans ? Qui mangera les vers qui nous mangeront ? Pourquoi c'est dur, un clou en fer ? Et pourquoi j'ai marché dessus? Pourquoi ça existe, la mélancolie ? Qu'est-ce qu'on pleure ? Et qui nous pleure ? Est-ce qu'on peut ramasser les larmes des autres pour les coller sur nos joues ? Pourquoi je ne me souviens pas de toute mon existence ? Dans quel trou sont tombées toutes mes plus belles années ? Où vont les larmes quand elles sèchent ? Pourquoi j'ai peur ? Où vont nos amours quand elles meurent? Et qu'est-ce que c'est, l'exil? Pourquoi je me sens seul, même à plusieurs? Est-ce que quelqu'un veut bien être mon frère? Ma sœur ? Est-ce qu'il y aura des bateaux pour moi ? Pour nous ? Un port paisible? Où accoster enfin ? Et un joli matin? Est-ce que tu me prêteras ta main? Aura-t-on connu le bonheur ? Est-ce qu'on n'aura plus peur, là-bas ? Plus jamais ? Est-ce que je me pose vraiment ces questions ? Quelle est ma place dans ce grand paysage ? Et pourquoi je veux toujours, toujours, demander pardon? Est-ce que quelqu'un écoutera ou lira ça ? Est-ce que quelqu'un écoute ou lit ça maintenant ? Est-ce que c'est seulement écrit ? L'ai-je vraiment dit à voix haute ? Est-ce que quelqu'un m'entend ? Est-ce qu'il y a quelqu'un ?
Pardon d'avoir dit tout ça.
On va enfin pouvoir pleurer, maintenant. »

Quatrième de couverture

Jean a trente-six ans. Il fume trop, mâche des chewing-gums à la menthe et fait ses visites de médecin de famille à vélo. Il a supprimé son numéro de portable sur ses ordonnances. Son cabinet médical n'a plus de site Internet. Il a trop de patients: jusqu'au soir, ils débordent de la salle d'attente, dans le couloir, sur le patio.

Tous les jours, Jean entend des histoires. Parfois il les lit directement sur le corps des malades. Il lui arrive de se mettre en colère. Mais il ne pleure jamais. Ses larmes sont coincées dans sa gorge. Il ne sait plus comment pleurer depuis cette nuit où il lui a manqué six minutes.

Médecin généraliste dans le Sud-Ouest, Baptiste Beaulieu est l'auteur d'un récit Alors voilà. Les 1001 vies des Urgences (Fayard), traduit en quatorze langues, et de plusieurs romans qui sont autant de succès en librairie.

Éditions de l'Iconoclaste,  octobre 2023
272 pages 

mercredi 19 février 2025

Nord sentinelle ★★★★★ de Jérôme Ferrari

L'auteur de "À son image", - lecture adoré également-, évoque, sur fond de tourisme de masse - au passage tellement bien illustré par la couverture - la bêtise, la médiocrité humaine et la décadence totale de notre monde d'aujourd'hui. L'argent, le faste, la puissance, le pouvoir, les opportunités attirent et font courir les hommes bien souvent à leur perte. 
L'écriture de l'auteur, belle, riche et complexe à la fois, est pleine de digressions, de réflexions, de longues phrases savoureuses qui delicieusement nous embarquent - lecture d'une traite à privilégier, il serait dommage de se perdre dans ces si belles ondulations.  
Corrosif et léger à la fois, intelligent, c'est de la grande littérature !

« Ils parlent fort, ils sont laids - car rien ne rend plus manifeste la laideur humaine que la chaude lumière d'été -, ils sont pathologiquement désinhibés, comme si le simple fait d'être en vacances produisait chez eux les effets d'une lésion cérébrale, ils sont grossiers, ils se prennent constamment en photo les uns les autres, ils s'adonnent aux moments les plus inopportuns à la pratique impardonnable du selfie, pratique aggravée de surcroît par l'utilisation d'une grotesque perche télescopique sur laquelle il faudrait les empaler avant d'exposer leurs dépouilles à la vue de tous aux qua­tre points cardinaux, en guise d’avertissement solennel adressé à leurs congénères, ils sont innombrables et invincibles et à l’heure où je les vois déambuler dans les ruelles de la haute ville ou pren­dre le chemin du port, je sais bien que leurs armées victorieuses ont envahi le reste du monde, ils avancent en colonnes compactes dans les rues de Dubrovnik, ils se pressent sur la place du Duomo, à Milan, à Sienne et à Florence, autour de la tholos de Delphes, dans le sanctuaire d’Athéna, alors que les dieux anciens et nouveaux, désormais impuissants, n’ont plus rien à leur opposer qu’un éternel silence, ils pique-niquent dans les pinèdes, pissent dans l’Adriatique, dans les ondes pures des lacs et des torrents, au bord des routes et contre les colonnes des temples, ils se pren­nent en photo, encore et toujours, dans les allées du Pergamon à Berlin, devant la blonde Vénus surgie des eaux, ils montent en riant niaisement sur des plots de ciment, à dix mètres les uns des au­­tres, faisant mine tous en même temps de tenir la grande pyramide du bout des doigts, dans la cour du Louvre, ou de soutenir la tour de Pise, suscitant le long de leur chemin triomphal l’apparition d’entités conceptuelles aberrantes – hospitalité tarifée, vision aveugle, repos frénétique ou individualisme grégaire – oh, com­me ils sont loin, les verts paradis du sens et de la vérité ! »
Un titre qui doit son nom à l'île de "North Sentinel", l'une des îles Andaman dans le golfe du Bengale, considérée comme l'une des dernières tribus de la planète totalement coupée du monde moderne. Les sentinelles défendent cette île et n'hésitent pas accueillir les intrus par des flèches et des lances. La solution peut-être pour se préserver de bien des maux, comme la corruption.
« Nul besoin de prophétie pour savoir que le premier voyageur apporte toujours avec lui d'innombrables calamités. »
Premier volet d'une trilogie, je me réjouis déjà de découvrir la suite. 
« [...] il est triste de penser que rien ne nous changera jamais, oui, c'est une triste vérité, bien qu'elle soit triviale [...].»

« Le chef fanatique et son peuple barbare menaçaient de mort l'infidèle qui s'aventurait dans leurs murs un sorcier noir ayant, raconte-t-on, vu dans les premiers pas des Francs le déclin et la chute. » 
RICHARD F. BURTON, Premiers pas en Afrique de l'Est.

« Mon petit cousin Alexandre grandit lui aussi avec la certitude qu'on savait qui il était et je veux bien croire que ce fut pour lui tout à la fois une bénédiction et un fardeau, sans doute davantage un fardeau qu'une bénédiction. Peu d'efforts semblaient pourtant requis pour qu'il prenne toute sa place dans une lignée de branleurs; pour autant que je sache, les Romani s'étaient contentés pendant des siècles de profiter du labeur de la plèbe à laquelle ils louaient leurs terres et leurs maisons et ils n'eurent donc pas à lever le petit doigt pour subvenir à leurs besoins tant que dura la période bénie de la féodalité, c'est-à-dire, sur notre terre qu'ignoraient les majestueux courants de l'histoire et du progrès, à peu près jusqu'aux années trente du siècle dernier ce qui constitue une estimation d'une extrême prudence. Cet âge d'or ayant brutalement pris fin, ils furent contraints, non de condescendre au dés-honneur du travail, mais à tout le moins de se mon-trer plus actifs qu'ils l'avaient jamais été ; Pierre-Marie, un grand-oncle de Philippe, frère cadet de son grand-père Achille, se lança dans une brève carrière de bandit au cours de laquelle il rançonna et terrorisa toute la région avant qu'un coup de hache anonyme ne vînt le foudroyer au faîte de la gloire; Achille lui-même partit monter, entre Nice et Monaco, une louche affaire de machines à sous qu'il abandonna bientôt, raconte-t-on encore, pour se consacrer au proxénétisme en mettant sur le trottoir les jeunes filles que des familles naïves de la région lui envoyaient dans l'espoir qu'il leur trouvât une place de domestique ou de couturière, et il développa son réseau avec un tel succès qu'il dut demander à sa sœur Eugénie de le re-joindre pour le seconder en tenant, malgré son jeune âge, le rôle de mère maquerelle à moins, comme le soutiennent les plus médisants, qu'il n'en eût profité pour la faire tapiner elle aussi, ce qu'elle aurait accepté sans rechigner par solidarité familiale ou même, selon ma mère, réclamé avec enthousiasme parce que c'était sa vocation; quant à François, dont j'ai déjà parlé, il resta sur place pour se saouler avec détermination sans jamais faillir ni donner le moindre signe de lassitude. César, le père de Philippe, n'avait pas tant d'énergie à dépenser. Il se contenta de dépecer petit à petit le vaste domaine familial, vendant des terrains au gré de ses besoins de liquidités et il aurait certainement conduit les Romani à la ruine complète si le miracle du tourisme n'était pas venu lui offrir un salut bien peu mérité. Contre toute attente, alors que les personnes sensées avaient toujours fui en été le bord de mer caniculaire et malsain, une folie collective poussait désormais à s'amasser sur les plages des foules de plus en plus compactes d'abrutis extatiques qui venaient ici cultiver leurs futurs mélanomes en s'enduisant de monoï et de graisse à traire sous le soleil brûlant, se faire piquer par les moustiques et les guêpes insatiables, partager leurs miasmes et leurs mycoses dans la tiède infusion de la Méditerranée et qui, de surcroît, étaient prêts à payer pour le faire. Les Romani possédaient évidemment une bonne partie du littoral, et ces éten-dues stériles de roches et de sable dont personne n'aurait voulu quelques années plus tôt valaient maintenant une fortune. César n'entendait nullement s'embêter à les exploiter lui-même quand il lui suffisait de les louer pour obtenir l'argent dont il avait besoin en se donnant simplement la peine fort modeste de tendre sa main avide. Philippe était bien plus intelligent que son père, et d'une paresse moins radicale. Il fit rénover d'antiques bergeries qui menaçaient de s'écrouler et les transforma ainsi en bucoliques résidences de vacances, il fit construire une paillote sur la plage, il eut l'idée de génie de clôturer et de baptiser "parkings", payants, bien sûr, chacun de ses terrains disposant d'un accès à la mer, et il ouvrit dans la haute ville un magasin de souvenirs, un restaurant et un cabaret de chants et guitares dont, n'ayant tout de même pas l'intention de se tuer au travail, il délégua la gestion à des proches - le magasin à sa grand-tante Eugénie, le restaurant aux Benetti, et le cabaret à Django et Bethsabée. Telles étaient donc les figures masculines qui servirent de modèles à mon cousin Alexandre. »

« Nul besoin de prophétie pour savoir que le premier voyageur apporte toujours avec lui d'innombrables calamités. »

« Chaque possible porte en lui sa souillure - le chagrin souillé d'un lâche soulagement, le soulagement souillé d'un irrémédiable chagrin. »

« Depuis lors, comme je le découvre avec effroi, en plus de nos touristes habituels, nous devons subir, d'avril à octobre, le déferlement ininterrompu sur nos rivages, depuis les entrailles de bâtiments gigantesques crachant vers le ciel bleu leurs grasses fumées noires, de hordes de retraités libidineux qui parcourent la ville par petits groupes hostiles et vociférants, exposant à la vue de tous l'obscénité livide de leurs jambes variqueuses et leurs orteils dénudés. »

« Dans sa longue et épuisante fréquentation du crime, Séverine Boghossian n'a jamais cessé d'être sidérée face à la disproportion presque systématique entre les actes dont elle était le témoin et les raisons qui les avaient fait advenir, comme si la chute virevoltante d'une feuille d'automne creusait dans le sol un cratère, une disproportion si incommensurable que Séverine Boghossian a toujours eu le sentiment, en découvrant un mobile, non d'avoir obtenu une explication propre à satisfaire aux exigences de la raison mais, bien au contraire, d'être à nouveau plongée tout entière au cœur d'une énigme qui revenait la submerger et la faisait suffoquer et qu'elle ne résoudrait jamais. »

Quatrième de couverture

Pour une banale histoire de bouteille introduite illicitement dans son restaurant, le jeune Alexandre Romani poignarde Alban Genevey au milieu d'une foule de touristes massés sur un port corse. Alban, étudiant dont les parents possèdent une résidence secondaire sur l'île, connaît son agresseur depuis l'enfance.

Dès lors, le narrateur, intimement lié aux Romani, remonte comme on remonterait un fleuve et ses affluents - la ligne de vie des protagonistes et dessine les contours d'une dynastie de la bêtise et de la médiocrité.

Sur un fil tragicomique, dans une langue vibrante aux accents corrosifs, Jérôme Ferrari sonde la violence, saisit la douloureuse déception de n'être que soi-même et inaugure, avec la thématique du tourisme intensif, une réflexion nour-rie sur l'altérité. Sur ce qui, dès le premier pas posé sur le rivage, corrompt la terre et le cœur des hommes.

Né à Paris en 1968, Jérôme Ferrari enseigne la philosophie en Corse. Il a obtenu le prix Goncourt en 2012 pour Le Sermon sur la chute de Rome. Toute son œuvre est publiée aux éditions Actes Sud. Son précédent roman, À son image, a reçu le prix Le Monde 2018 et le prix Méditerranée la même année.

Éditions Actes Sud,  août 2024
140 pages 

samedi 15 février 2025

Copeaux de bois ★★★★☆ d'Anouk Lejczyk

Je suis encore sous le charme  de cette lecture singulière, étonnante : Anouk, Lejczyk, dont le métier premier est d'être écrivaine, est devenue, le temps de quatre saisons une apprentie bûcheronne. Quatre saisons en immersion  retranscrites en vers libres. Des chapitres brefs, des phrases courtes qui rendent compte du courage et de la détermination de l'autrice ! Pas simple d'intégrer des équipes composées essentiellement d'hommes, de se familiariser avec des outils qui demandent de la force, de maîtriser les techniques, mais aussi de faire face aux propos sexistes, de rester neutre, de ne pas tomber dans le jugement quand on comprend, aux détours de conversations, qu'il n'y a pas de dénominateur commun ... C'est cru. C'est réel. C'est fort. C'est beau. Instructif aussi.
« Bonjour à tous
et à toutes
je vois qu’il y a deux femmes
c’est bien
moi je m’appelle Max Antoine
je suis votre formateur en bûcheronnage
c’est moi que vous allez voir le plus souvent
je suis votre référent principal cette année ok ?
Je m’appelle Max Antoine
j’ai trente-sept ans
je suis pas écolo
je suis écologue
Mes passions :
ma femme
ma chienne
mes tronçonneuses
et mes enfants bien-sûr
j’ai deux petits garçons ils sont magnifiques
ça va être des tombeurs plus tard
Moi je suis un putain de bûcheron
je suis un putain de chasseur
je suis représentant chez Stihl aussi
je pourrai vous avoir des prix »
Que j'aimerais connaître les espèces d'arbres aussi bien que l'autrice, et leur nom en latin aussi, leurs caractéristiques, savoir reconnaître leurs odeurs. Je les photographie, les touche, les admire...mais je ne sais en nommer que si  peu, et certainement pas en latin . 

Merci Anouk Lejczyk pour ce témoignage fort intéressant et chapeau bas !

« Regardez
wouuuah ben ça alors
ligne droite
ligne droite
ligne droite
c'est pas la nature qui fait ça
c'est nous
Si on laisse pousser les arbres il y a une sélection naturelle ils ont pas besoin des humains
mais les arbres ont tendance à aller seulement vers le haut
du coup ils grossissent moins ils sont moins solides ils sont plus sensibles au vent
et nous ça nous arrange pas
donc là les arbres je vais laisser les beaux »

« douze minutes d'attente dans une ville de banlieue pavillonnaire
ici et dans le RER des hommes 
quasi tous en tenue de chantier 
ça me donne l'impression de trimer dur moi aussi 
si j'étais aristo ça serait encore mieux 
je me ferais mon working class washing 
comme les élèves en école de commerce qui vont deux semaines à l'usine pour devenir de meilleurs PDG 
moi c'est trop tard j'ai loupé le coche 
je ne suis que privilégiée 
vaguement curieuse vaguement lettrée 
disant je à tout bout de champ 
pendant que les types dorment tête baissée »

« MATHÉMATIQUES DE L'OMBRE

Avec une corde on peut faire une règle une équerre un compas
regardez vous faites treize nœuds et vous faites un triangle rectangle de côtés trois quatre cinq 
eh ben ça c'est Pythagore

aujourd'hui c'est cours de maths avec Michel 
et son accent du sud qui dit que tout ira bien

La croix du bûcheron vous connaissez?
On prend deux bâtons qui font la même taille 
clac clac à la perpendiculaire
on met ça devant l'œil on pointe un arbre on se recule
sans tomber hein la sécurité avant tout 
on pose la tronçonneuse aussi
on recule jusqu'à ce que le bâton à la verticale fasse la même taille devant notre œil que l'arbre qu'on vise
là on s'arrête et on fait des pas de 1 m jusqu'à l'arbre 
ça fait la hauteur de l'arbre
eh ben ça c'est Thalès
Eh oui vous voyez le Grec là 
il a voyagé en Égypte
il s'est retrouvé devant la pyramide de Khéops 
il avait jamais vu quelque chose d'aussi grand 
alors le type il s'est dit Attends
y a pas de raison que le soleil traite les choses différemment
le rapport que j'entretiens avec mon ombre
c'est le même que la pyramide entretient avec la sienne
donc quand mon ombre fait ma taille
l'ombre de la pyramide est aussi égale à sa hauteur
eh hop le type avec juste son ombre
il peut tout faire »

« Ici on subit une très forte pression du public 
les pires c'est les gens qui veulent pas qu'on touche à un arbre mais qui s'achètent des meubles en bois chez Ikéa
On a beau faire de la pédagogie 
contre la connerie on peut rien »

« souvent la nuit
au village les gens font appel à eux
les paysans surtout
pour se débarrasser des nuisibles qui saccagent les parcelles
mais ce qu'Amaury préfère c'est les repérages
se mettre dans la peau de l'animal en quelque sorte
ça lui permet de voir le monde autrement
et puis une nuit perché dans un arbre
il a vu une laie mettre bas
C'est peut-être un peu bizarre de dire ça mais cette nuit-là
j'avais des étoiles dans les yeux»

« A FOND

le lendemain pendant le trajet ça parle politique
Marc et Jordan commentent avec enthousiasme le meeting de la flèche montante de l'extrême-droite
je demande s'ils l'ont regardé en entier
Jordan répond le premier : Bien-sûr pour une fois qu'il y a quelque chose d'intéressant
j'y serais bien allé !

on se met à parler éducation santé ruralité
d'accord sur rien
pas un seul dénominateur commun
mais j'écoute
c'est pas tous les jours que j'ai l'occasion de discuter
avec un facho de mon âge
qui me dit qu'éducation doit rimer avec méritocratie et autorité
et que si les caisses de la France sont vides c'est parce que les étrangers pompent tout avec leurs frais de santé
je finis par me taire
repense à ses remarques climatosceptiques que j'avais prises pour de la provoc
et au poste de technicien forestier qu'il vient d'obtenir avec maison tous frais payés par l'Office
c'est lui qui décidera de ce qu'on abat vend ou plante sachant que la planète ne se réchauffe pas
et que les invasions d'insectes les sécheresses les maladies c'est juste le cycle naturel »

« DANS LE VENTRE

cours de mécanique avec JC 
on démonte les tronçonneuses 
on les nettoie 
on les remonte
et on les teste

je lui dis que je sais pas les démarrer 
C'est qu'on t'a mal montré Anouk 
en fait c'est pas dans les bras 
c'est dans le ventre que ça se passe 
faut s'énerver 
Tu fais un grand cri intérieur 
et tu tires le lanceur d'un coup sec 
Yaaaah Vas-y essaie

j'essaie 
le moteur vrombit 
je suis la reine du monde »

« ça me donne d'un coup 
plein de confiance plein d'espoir 
avec cette tronço je peux me projeter 
oui
je me verrais bien la posséder 
lui faire une petite place entre mes vêtements 
dans le placard mural de mon HLM 
pas besoin d'aller à la pompe 
ni d'acheter de l'huile de synthèse
je mettrai juste la batterie à charger à côté de celle de mon téléphone
sur la multiprise avec l'imprimante et l'ordinateur 
tous mes outils de travail réunis sous le bureau 
ma petite famille chérie de lithium assassin

le midi un beau rayon de soleil tombe sur nous 
Stéphane nous ramène les victuailles 
grand retour du sandwich chips-St Moret que je grille un peu sur le feu genre panini ça aurait plu à Élodie
franchement On est pas bien là ? »

« le midi JD m'en reparle
d'un coup je me sens à poil
d'habitude c'est moi qui pose les questions
mais je joue le jeu
je raconte à quoi ressemble la vie d'artiste
j'ironise ma précarité mon Pole Emploi mes subventions
je réhabilite la capitale contre les idées reçues
suffit d'être en dehors des flux et d'aimer les visages
les bistrots les cinémas les concerts
les comportements surprenants des gens dans la rue
ce qui n'exclut pas un jour d'aller vivre à la campagne
et de trouver du travail en forêt par exemple

JD comprend bien il a un fils musicien 
les autres hochent la tête »

« HORIZONS

Fabrice le vendeur de padouk nous fait un cours de pédologie
mais c'est moins son truc
il lit son pdf et le commente avec ses mots
on apprend qu'en climat tempéré il faut environ mille ans pour former un horizon A
plusieurs milliers d'années pour un horizon S
et quelques heures à un débardeur pour niquer un sol en le tassant avec sa grosse machine

rendosols calcisols andosols :
Des termes barbares on rentrera pas dans le détail c'est pas le but
Ensuite la pédogénèse
pédo: sol
génèse : création
voilà
On va regarder une vidéo qui l'expliquera mieux que moi

dans la vidéo un prof devant un tableau en craie me parle de la pluie et de la roche mère au temps 1
au temps 2 les végétaux pionniers apportent de la matière
organique: la litière et l'humus c'est l'horizon d'accumulation puis le temps passe
les vers de terre débarquent
les insectes les champignons les bactéries
horizon d'altération de la roche mère 

Fabrice conclut son cours sur les symbioses :
Alors par exemple la truffe est en symbiose avec le chêne le cèpe pousse avec les pins
voilà
y a plein d'exemples comme ça dans la nature

Gaby s'est encore endormi
les autres pas loin
sans doute subissent-ils eux aussi la redescente
cette accablante déprime des lendemains de chantier que j'épouve depuis l'automne
le corps en manque d'adrénaline et d'endorphine
comme nostalgique déjà de l'instant décisif
où rien d'autre n'existe
que la chute de l'arbre
son bruit opaque définitif
et mon plaisir inavouable de l'entendre »

« DOUBLE VIE

7h20 le camion blanc passe me prendre au bout de l'allée de grands chênes
je suis la comtesse au pantalon anti-coupure qui crèche dans un vieux manoir breton 
résidence d'artistes et agriculture expérimentale
ça intrigue Thierry et Lulu

le matin c'est moi la première levée
j'essaie de faire le moins de bruit possible mais tout craque
je me fais des tartines de pain cuit sur place et de miel du fond du pré
bouquine en dégustant ou bien l'inverse 
avant de partir je vais ouvrir le Poulpidou sous le séquoia
salue les moutons d'Ouessant au passage 
balance deux verres de graines et un peu de pain 
les poules descendent une à une les traverses 
élégantes et voraces

en forêt on me présente comme l'écrivaine 
ici comme la bûcheronne
une fois quelqu'un dit : Écrivain-bûcheron c'est un peu 
comme faire de la boxe et des échecs »

« le midi les collègues restent au camion
Bon appétit et prends ton temps !
Je descends m'asseoir sur des rochers de granit entre deux plages
seule au monde avec ma salade de lentilles
j'appelle Marlène pour prendre des nouvelles : son stage
se passe bien
elle est chez Guillaume avec Sergueï et Simon
coupe rase des frênes chalarosés et un peu de sylviculture
j'envoie des messages aux autres
mon amoureux
ma soeur
mes parents
mes ami.e.s
l'envie de crier au monde entier mon bonheur d'être là

je prends une photo moche avec mon numérique
l'océan ne se laisse pas capturer
l'océan se respire
l'océan se vit
à qui dire merci ? »

« vendredi matin sur la plage avec Lulu on se lance dans l'arrachage de la renouée contre les rochers du bord
les gars des espaces verts nous souhaitent bon courage 
bien contents d'avoir échappé à cette merde-là 
dès 8h30 on sue à grosses gouttes 
renouée sa mère

sa tige est costaude et creuse comme du bambou 
au Japon on la mange fourrée comme des cannelloni 
en Roumanie on farcit ses feuilles comme du chou 
en Chine on soigne avec sa racine séchée 
mais ici on l'extirpe et on la tasse dans des big bags blancs
qu'un tracteur vient soulever par la hanse pour les mettre dans la remorque 
direction la benne à invasives »

« pique-nique sur le granit
Lulu dort dans le camion
pas un nuage à l'horizon
l'Éternité de Rimbaud elle est là
C'est la mer allée
Avec le soleil »

« MÉDISANCE

le mardi je suis seule avec Thierry 
j'avais pris mon lundi pour faire mon dossier de gestion forestière à rendre au retour 
pendant ce temps-là Lulu a déclaré forfait pour lombalgie 
Thierry dit que c'est peut-être à cause de la baignade

on finit la mission rotofil autour du parking 
je galère encore à soulever la tête 
finis par demander de l'aide au stagiaire des espaces verts 
un mâle de cinquante piges qui passait par là s'arrête 
Ah on a toujours besoin d'un homme hein ! Non pas toujours
Oui c'est vrai c'est de la médisance

il s'éloigne
je récupère mon rotofil en remerciant le stagiaire puis traite le type de connard à voix basse
me mets à lister tout ce que j'aurais pu lui répondre :
Oui pour nous rappeler à quel point les femmes ont été privilégiées dans l'évolution
ou : Un homme oui mais une grande gueule comme vous se sentirait sans doute beaucoup mieux au zoo dans une petite cage à sa taille
ou : Pouvez-vous expliciter ce on ?
ou : Przepraszam pana znamy się ?
ça me fait ma matinée 
au lieu de méditer en bossant je pense à ce type qui entre temps a dû rentrer mépriser sa femme

en prenant la parole à sa place pendant tout le repas
en se refaisant la scène de la petite secrétaire qui a ri à sa blague hier
en se galvanisant d'avoir changé la machine à laver qu'il ne sait pas utiliser
en ne remarquant pas que sa femme ne se galvanise jamais de rien

sale type du GR
tu es un pur produit de ton éducation patriarcale et tu n'as rien voulu changer
tu aurais pu te poser des questions mais de toute évidence ton intelligence n'était pas assez grande
ou bien sclérosée par des problèmes avec ton père que tu n'as jamais affronté

sale type du GR
tu dois t'aimer si peu pour avoir autant besoin qu'une femme ait besoin de toi
j'aimerais que la tienne ce soir refuse la tape au cul que tu voudras lui mettre
faute de savoir lui parler de tes fantasmes infoutu de regarder en face ta violence

sale type du GR
va dire à ta mère que tu l'aimes
ou accepte de ne l'avoir jamais aimée

sale type du GR
j'ai pitié pour toi 

ta manière de prononcer le mot médisance dans le but de m'impressionner
moi la pauvrette qui dois être bien mal instruite pour me retrouver à passer le rotofil à trente ans 
même pas capable d'en soulever la tête

sale type du GR
est-ce que si j'avais été laide tu m'aurais parlé aussi ?

sale type du GR
si encore tu étais seul
mais vous êtes une armée
la légion des sales types du GR
vous vous promenez dans la France entière sans combat
des pèlerins avec pour seul message:
Aimez-nous les uns les autres

sales types du GR
rentrez chez vous
non
laissez vos femmes tranquilles chez elles
creusez-vous plutôt un trou
mettez de la terre dans votre bouche
et surtout
mastiquez-la bien »

« le fendange aussi ça faisait longtemps
premier coup à côté
on se concentre
deuxième coup mieux
un des chasseurs du coin se pointe
s'arrête pour me regarder faire
je m'arrête aussi
Oui vous aviez quelque chose à nous dire ?
Non je venais voir comme ça
faut de la force hein !
De la force oui et surtout de la technique
par contre j'aime pas trop qu'on me regarde bosser
Non non mais je passais juste
il reste
j'attends sans bouger
au bout de deux minutes de négociation il se barre 
D'accord d'accord faut pas le prendre comme ça !
Non mais je prends rien du tout Monsieur dix mètres plus loin il s'arrête 
tient la grappe à Simon en me regardant
j'abandonne le combat
fends ma bûche en un coup »

Quatrième de couverture

Rentrée des classes, Anouk Lejczyk nous invite à la suivre en forêt pour une curieuse expérience: comment devenir bûcheron.ne!
Quatre saisons d'apprentissage où se côtoient odeur d'essence et effluves végétales, sueur des corps et sang du gibier, adversité et camaraderie.
Quatre régions de France pour découvrir la richesse des milieux qui se cachent derrière un mot unique : forêt.
Durant ces mois où elle a façonné son corps au froid de l'hiver et aux chaleurs d'été, aux vibrations des machines comme aux courbatures, Anouk a pris note de chaque instant, soigneusement retranscrit ici, dans ces carnets, véritable herbier d'une autrice qui jongle entre la délicatesse de sa plume et une tronçonneuse !
Émouvant, drôle, sensoriel et poétique, Copeaux de bois nous livre une photographie sans jugement ni concession d'une strate peu visible de notre société celle des hommes et femmes qui travaillent nos sous-bois.

Les Éditions du Panseur,  août 2023
292 pages 

mercredi 12 février 2025

Cabane ★★★★★ de Abel Quentin

J'avais beaucoup aimé ses deux précédents romans ; "Sœur" et "Le Voyant D'Étampes". Tous deux traitent de sujets forts : l'endoctrinement d'une adolescente pour le premier, les excès et les dangers du communautarisme pour le second.
Le sujet ici n'est pas moins fort : l'urgence climatique. 
Le déni, la non réaction, le retrait, l'égoïsme...difficile de mettre un mot sur la réaction de la grande majorité d'entre nous face aux rapports scientifiques accablants.
L'heure est au profit. Notre modèle de civilisation nous conduit dangereusement au bord du gouffre, ou comme le disait Pierre Rabhi vers le dépôt de bilan planétaire.
« Plus tard, avec le recul, le couple comprit qu'ils avaient été reçus par ces gens parce qu'ils ne se sentaient pas menacés. Ils avaient accueilli les deux chercheurs très affablement parce qu'ils savaient qu'aucune vérité scientifique ne pourrait renverser cette chose si puissante : le désir d'accumulation qui consumait le ménage américain; son désir obsessionnel d'acquérir un réfrigérateur, une télévision dernier cri et de brûler de l'essence comme un possédé, sur les routes asphaltées, au volant d'une voiture plus belle que celle de son voisin. »
Il sera, à priori, bien plus rapidement que ce que nous pouvons imaginer, l'heure de nous organiser pour la survie....

Un grand roman, une satire sociale empreinte d'humour et de dérision qui fait grandement réfléchir et réveille les consciences !
Entendez-vous à l'instar de Gudsonn le "bruit de l'effondrement" ?
« Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous sommes entrés dans une ère de croissance exponentielle...
Je ne suis pas le premier à penser que nous allons au devant de très graves problèmes. De l'effondrement de notre civilisation thermo-industrielle peut-être. Seulement, personne n'a jamais pu le démontrer. Scientifiquement, je veux dire. Cest ce que je vous propose de faire ...»
#lerapportdelapocalypse #lerapport21

« « Ces générations futures, qu'est-ce qu'elles ont fait pour moi ? »
Groucho Marx

« "Bien entendu", répondit Foucault avec le sourire d'un clown maléfique. »
Simeon Wade, Foucault en Californie,
2021 

« Il songea qu'après une trop longue séparation les souvenirs communs, au lieu de réunir les gens, dressaient entre eux une barrière invisible, et il regretta d'avoir imposé ce dîner. »

« Berkeley! Un des endroits les plus exaltants de la Terre, foyer mondial de la contestation contre l'ordre, la guerre. « Un paradis pour les sympathisants communistes, les protestataires et les déviants sexuels », avait résumé le gouverneur de Californie, Ronald Reagan. Trois ans plus tôt, le « jeudi sanglant » de People's Park avait donné à l'université ses galons de bastion hippie; Reagan avait envoyé la troupe pour évacuer le parc et une centaine d'étudiants avaient été blessés. Il y avait eu un mort, aussi. A présent, le pic de contestation était passé, les hippies étaient un peu moins présents mais la culture insurrectionnelle demeurait. Elle était bien implantée au sud du campus, du côté de Telegraph Avenue. Berkeley : la Harvard de l'Ouest. Le corps enseignant comptait onze Nobel. L'excellence des universités de la côte est, sans leur morgue et leur arrogance WASP. La flamme de la connaissance, au milieu des danses indiennes et du crachotement des ghetto-blasters. La physique atomique et Jimi Hendrix.
Mildred, Eugene, Paul et Johannes s'étaient installés dans une salle de cours déserte, au rez-de-jardin. Sur le tableau noir trop hâtivement effacé, des bribes de mots témoignaient qu'un cours de sciences humaines s'était tenu là, quelques heures plus tôt : on y avait manié des concepts complexes de linguistique, et des étudiants de premier cycle s'étaient pignolés sur du Noam Chomsky. »

« Il n'y a rien de plus monstrueux qu'une fonction expo-nentielle, poursuivit le maître. Or, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous sommes entrés dans une ère de crois-sance exponentielle. Mais nous ne nous en inquiétons pas, pour une raison très simple: le bon sens ne craint pas ce qu'il ne peut pas se représenter. La seule chose qui nous intéresse, c'est de constater que l'humanité s'enrichit. Qu'elle a, en moyenne, la vie plus douce qu'avant. Et, cependant, la planète a une surface limitée, avec des ressources limitées. Les limites naturelles sont comme un plafond, qu'on ne peut pas crever. Disons qu'on peut le faire, mais pas longtemps, et surtout pas impunément. Oh, je sais ce que vous vous dites: j'aurais mieux fait de rester au plumard. Si le père Stoddard nous a fait lever pour nous expli-quer qu'il existe des limites naturelles aux activités humaines, il se paie bien nos têtes. Des philosophes l'ont déjà dit cent fois.
Réfléchissez, pourtant. Aussi étrange que cela puisse paraître, ce qui vous paraît une évidence n'inquiète pas grand monde. Je dirais même qu'à part quelques-uns de vos petits copains aux cheveux longs, tout le monde s'en fout. Ici même, au cinquième étage de notre glorieux Evans Hall, dans le département d'éco-nomie où l'on se vante de traiter des questions très sérieuses et très importantes, ça n'a pas l'air de préoccuper mes collègues. Pourquoi ? Parce que nos braves économistes ont décidé, quelque part au XIXe siècle, que les ressources naturelles étaient inépuisables. Ces gens-là pensaient que la nature était... com-ment dire ? Un plateau de jeu de société. Un espace théorique, qui ne peut pas être altéré. Voilà, c'est ça. Or la nature n'est pas un espace théorique. Elle n'est pas non plus un magasin dans lequel on peut puiser éternellement, et qui serait réapprovi-sionné à l'infini. C'est une putain de planète, ronde comme une boule à facettes, d'une superficie qu'on ne pourra jamais augmenter. Cinq cent quarante millions de kilomètres carrés, dont cent quarante-neuf millions de plancher des vaches, pas un de plus.
Il laissa un silence, mais ses mots continuaient de travailler. 
- Je ne suis pas le premier à penser que nous allons au-devant de très graves problèmes. De l'effondrement de notre civilisation thermo-industrielle, peut-être. Seulement, personne n'a jamais pu le démontrer. Scientifiquement, je veux dire. C'est ce que je vous propose de faire. »

« Le rapport avait été commandé par le Club transatlantique, un cercle de réflexion composé d'industriels, de hauts fonc tionnaires et de banquiers, d'inspiration sociale-démocrate. Son fondateur était Giuseppe Simeoni: Italien affable, avec un front large et de grosses joues d'enfant. Dans les années 1960, il avait dirigé un des principaux constructeurs automobiles d'Europe. Énergique, cultivé, passionné de sciences et de technologie, il était friand de prospective, obsédé à l'idée de deviner le xxr siècle qu'il ne connaîtrait pas. « Simeoni est un homme de la Renaissance », disaient ses amis, et par là ils voulaient dire que s'il avait vécu au xvı siècle il aurait construit des machines visionnaires et inexploitables, lu des traités d'alchimie, correspondu avec Montaigne tout en prêtant de l'argent aux rois. Tout le monde l'aimait: même les syndicalistes qu'il avait affrontés pendant un quart de siècle dans ses usines du Piémont. À vingt ans, il avait combattu les nazis, dans les rangs de Giustizia e Libertà. Il en parlait à la tombée du soir, en faisant admirer la robe du vin qu'il produisait dans la région d'Alba. Il disait souvent que sa réussite lui conférait une responsabilité particulière. Le Club transatlantique était à son image: il réunissait des décideurs soucieux du devenir de l'humanité, rêvant d'une société mondiale fraternelle après Auschwitz et Hiroshima. La plupart étaient effroyablement riches. »

« [...] le monde était un moteur en surchauffe. Il avait désigné une péniche, qui remontait le fleuve.
Regardez cette péniche. Que transporte-t-elle ? De l'électronique japonaise. Ou bien des bananes de Saint-Domingue. Chaque année davantage de bananes, davantage d'électronique japonaise. Mon intuition, c'est que cette opulence est une bombe à retardement. En tous cas, il n'est pas inutile de le vérifier. »

« En trois semaines, leurs travaux furent ramas-sés en un document d'une trentaine de pages, qui exposait la méthode suivie et leurs conclusions, à travers un commentaire des dix scénarios prédictifs. Neuf d'entre eux prévoyaient une dégradation des conditions matérielles de la vie humaine au milieu du xxr siècle. Et, pour l'un d'entre eux, leur effondre-ment, accompagné d'une diminution brutale de la population mondiale. Un seul scénario permettait d'envisager une issue favorable : mais c'était au prix d'un contrôle des naissances immédiat et draconien, et d'un changement non moins radical des modes de vie, de consommation et de production des habitants de la planète. »

« Elle passait un morceau de soul psychédélique du groupe The 5th Dimension; le chœur y annonçait l'avènement de l'ère du Verseau : un nouvel âge de l'Humanité où triompheraient l'amour, l'harmonie et la paix. »

« Ce sont souvent les premiers succès qui scellent le sort de l'unité des groupes de rock. Du temps des enregistrements insouciants dans un garage, tant que les concerts se résument à faire danser quelques junkies dans des sous-sols, tant qu'il n'y a d'autre gâteau à partager que la misère ou l'insouciance ou la joie pure de la musique, il n'est pas encore temps de songer à une aventure personnelle. Et certes il n'y avait pas grand-chose de commun entre des jeunes gens dépenaillés et hédonistes et un collectif de scientifiques austères, spécialistes de la dynamique des systèmes, pourtant cette comparaison tenait la route en ce sens que le succès en librairie du rapport 21, et surtout ses retombées financières, précipitèrent la rupture entre les quatre de Berkeley. »

« Sous ses airs sérieux, drapé derrière l'apparence rigoureuse d'une communication scientifique, le rapport Dundee est un cheval de Troie du socialisme. Que suggère-t-il? Que la seule solution, pour éviter la catastrophe, est d'organiser un système de rationnement et de pauvreté imposée. Disons les choses: un système soviétique. "Des tickets de rationnement ou la mort", voici ce que propose, sans le dire, le rapport Dundee. Nous autres, économistes vieux jeu, qui ne sommes pas familiers des dernières machines de la société IBM, qui travaillons laborieuse-ment, munis de notre seule intelligence et de notre stylo, n'avons pas attendu M. et Mme Dundee pour découvrir qu'il existe des problèmes environnementaux. Mais nous leur proposons une réponse américaine, une réponse d'un économiste à la fois rigoureux et épris de liberté, d'un libéral : faites confiance au marché ! »

« Plus tard, avec le recul, le couple comprit qu'ils avaient été reçus par ces gens parce qu'ils ne se sentaient pas menacés. Ils avaient accueilli les deux chercheurs très affablement parce qu'ils savaient qu'aucune vérité scientifique ne pourrait renverser cette chose si puissante : le désir d'accumulation qui consumait le ménage américain; son désir obsessionnel d'acquérir un réfrigérateur, une télévision dernier cri et de brûler de l'essence comme un possédé, sur les routes asphaltées, au volant d'une voiture plus belle que celle de son voisin. »

« Elle se sentait vide, sans jus. Elle était lasse de ces grands mou-linets dans le vent, ces chiffres répétés cent fois. Elle n'en vou-lait pas à l'Amérique tout entière, elle n'en voulait pas aux gens; elle venait d'une famille de la petite bourgeoisie de Saint-Louis, Missouri, ils étaient des gens aimables et dignes, qui tenaient un magasin de luminaires et s'étaient saignés pour lui payer son installation en Californie. Elle ne leur en voulait pas de conti-nuer à nourrir des rêves de retraite au bord du lac Michigan, de tondeuse autoportée et de Chevrolet Corvette neuve dans le garage. Elle en voulait aux grands patrons, à Steve Halshey, aux hommes politiques. Eux ne se contentaient pas d'être des veaux: ils étaient condescendants. Ils revendiquaient la posi-tion d'adultes dans la pièce, alors qu'ils détruisaient l'écosystème comme des enfants tyranniques et idiots. C'est cela qui rendait fou : sentir la condescendance de ces bébés obèses, inconséquents et stupides. Se faire traiter d'utopistes et d'idéalistes par de gros nababs à courte vue qui ne faisaient rien d'autre que de foncer dans le mur en klaxonnant. Qui préféraient nier les faits si ceux-là étaient trop déprimants. Incapables de regarder plus loin que leur auge, incapables de lever une seconde leur tête lourde de l'auge odorante. Se faire infantiliser alors qu'elle et Eugene ne faisaient que décrire sobrement la réalité, avec des simulations d'une rigueur incontestable. Entendre cela attaquait votre système nerveux et vous donnait, pour le coup, l'envie d'être déraisonnable, de crever la bedaine des couenneux ministres, des industriels dodus. Cela vous donnait envie de poser des bombes mais évidemment il ne fallait pas poser de bombes, car c'était précisément ce qu'ils attendaient pour prendre une mine grave et dire « Je vous avais prévenus, ces gens-là ne sont pas raisonnables, ils sont tarés au dernier degré, on ne peut pas discuter avec eux ».
« What a disgrace », marmonnait Mildred cinquante fois par jour. Elle avait renoncé à changer le monde. Elle avait repéré une formation au département d'agronomie de l'université d'État de l'Utah. Trois ans seraient suffisants pour apprendre les rudiments de l'élevage bio: après, ils auraient leurs cochons. Tel était le lieu de l'existence où se tenaient les Dundee, en 1992, lorsque l'Académie royale de Suède se souvint du rapport qui portait leur nom. »

« La plupart des gens avaient tranché son cas en jugeant que Gudsonn était un connard hautain. Pourtant Gudsonn n'avait rien de hautain, seulement il était timide au dernier degré et cette timidité prenait parfois la forme de la brutalité, parce qu'il ne savait pas être suave et rond, et enthousiaste. Si une idée était fausse, si un calcul était erroné il ne savait faire autrement que de le relever abruptement, et l'auteur du calcul erroné en prenait ombrage, sans s'aviser que la colère de Gudsonn visait l'erreur elle-même, non son auteur. L'erreur était, dans l'esprit de Gudsonn, un crime. Elle lui provoquait un dégoût physique. C'est précisément ce qui avait plu à Stoddard, et c'est ce qui plaisait à Quérillot. Son intégrité, qui confinait au fanatisme. Son côté moine-soldat de la mathématique, pas flagorneur, pas arrangeant pour un sou. Mais la plupart le prenaient mal, bien sûr. Gudsonn ne semblait pas comprendre que les gens étaient atrocement susceptibles et vaniteux et qu'il aurait fallu, à chaque instant, entraver la recherche de la vérité pour panser les plaies d'individus qui faisaient si grand cas d'eux-mêmes. Il ne semblait pas comprendre qu'il fallait, en toutes circonstances, ménager les gens. Et ceux qui critiquaient la raideur de Gudsonn ne s'avisaient pas que Gudsonn exerçait la même brutalité à l'égard de lui-même. Qu'il reconnaissait avec la même raideur ses propres erreurs de jugement - mais il est vrai qu'il en commettait rarement. »

« Étrange, il l'était assurément. Méchant, non. Seules quelques filles avaient tenté d'en savoir un peu plus, sans le moindre succès. Elles sont parfois moins stupides que les hommes, et quelques-unes rêvaient de coucher avec Gudsonn, le colosse impénétrable, le matheux et sa crête de cheveux blonds, mais celui-ci semblait préférer sa raquette de tennis. Une fois, Quérillot l'avait vu jouer. Il matraquait comme un métronome, à droite, à gauche, en fond de court. Puis il se dirigeait vers le filet à grandes enjambées et saluait l'adversaire de façon un peu guindée, abrupte, il lui tendait la main ou plutôt la lui jetait et secouait celle de l'autre comme un prunier, avant de regagner la petite chambre qu'il occupait sur le campus, pour travailler jusqu'à l'épuisement. Voilà un homme, pensait Quérillot, avec admiration. »

« [...] il n'était pas difficile de deviner que le rapport 21 ne changerait pas la face du monde. L'éveil des consciences se heurterait à une donnée simple : l'homme était à peu près incapable de se représenter le changement radical d'une situation. Il pouvait à la limite se représenter l'aggravation ou l'amélioration d'une tendance ; l'effondrement, soit un brusque renversement des événements, excédait ses capacités d'imagination. A fortiori l'homme de l'après-guerre, l'homme insouciant et glorieux, le champion et bénéficiaire de la croissance effrénée ne le pouvait pas, car on ne lui avait jamais rien arraché brutalement. »

« Il faut modifier notre regard sur les choses, Paul. Regarder chaque morceau de terre comme une parcelle d'un tout épuisable et fini. Éprouver la surface limitée de toute chose. Mentaleument. Et dans le même temps, éprouver l'emprise humaine sur le monde. Son emprise grandissante. Chaque hectare de nature sauvage irrémédiablement perdu. Il faut laisser la panique gagner, et tirer toutes les conséquences du rapport. Cela signifie : inverser la direction du monde. Inverser la force énorme d'expansion. Moi, j'ai entendu le bruit de l'effondrement. »

« [...] le bruit de l'effondrement : le chant infernal des plateformes de forage, le craquement des glaciers, les hurlements d'enfants affamés. »

« Le rapport 21 est le réquisitoire le plus cinglant de tous les temps contre la civilisation obèse de la croissance sans limites, la civilisation de la dope énergétique, du confort et de la vitesse. »

« [...] il était question de modéliser les interactions entre les activités humaines et les ressources naturelles, et Quérillot avait été séduit par le caractère à la fois vague et pharaonique de la recherche [...]. »

« Les quatre de Berkeley étaient du même tonneau. Le ton du rapport était austère et réaliste. Pas d'eschatologie millénariste, pas de délires New Age. Des graphiques simples illustraient le texte, et quel que soit le graphique (production de denrées ali-mentaires, production industrielle, démographie, etc.), il pre-nait la forme d'une pente ascensionnelle raide qui brutalement se mettait à stagner, comme un plateau de montagne, déclinait en pente douce ou bien plongeait (cette dernière hypothèse était celle de l'effondrement). Le message était clair : la croissance nous conduisait dans le mur, et il était illusoire de s'en remettre au progrès technologique pour éviter le crash. Les limites physiques de la planète ne pouvaient pas être dépassées impunément.
À l'époque, le livre avait été un best-seller. Il n'était pas le premier consacré à l'urgence écologique, mais le rapport 21 avait, le premier, apporté une vision panoramique et chiffrée du système-monde. Le premier, il avait démontré scientifiquement l'impasse de la croissance dans un monde fini. Il avait été violemment critiqué, aussi. Il était effarant de lire un livre vieux de cinquante ans qui disait tout. »

« J'avais encore en tête la remarque de Cédric, qui m'avait demandé un papier « quelque part entre Ken Loach et les frères Dardenne » (voilà le genre de phrase qu'on finissait par prononcer quand on restait trop longtemps dans ce métier, on envisageait les tragédies humaines sous l'angle de leur potentiel éditorial ou pire, dans le journalisme de reportage, de leur caractère « cinématographique »). Dieu sait que Cédric n'était pas le pire, pourtant : il voyait encore les gens derrière les histoires, enfin il ne les perdait pas complètement de vue. »

« Je terminai le rapport. Le livre n'était pas une lecture aisée, et cependant il était d'une puissance rare. Il racontait, en creux, un aveuglement collectif qui durait depuis cinquante ans. Un demi-siècle après sa publication, même un lecteur averti le prenait en pleine face. Sans doute parce que le désastre programmé était envisagé de façon globale, là où l'actualité saucissonnait les sujets, traitant séparément le réchauffement climatique et l'épuisement des métaux rares, la question démographique et celle de la biodiversité. C'était pathétique : être « réveillé » par un rapport de 1973. »

« - Qu'est-ce que vous en pensez ?
- De Gudsonn ? Je crois que la pratique intensive des mathématiques pures peut nuire à certains organismes. Je crois aussi que le rapport les a marqués, tous les quatre.
- Non, je veux dire... Qu'est-ce qu'il adviendra de nous, lorsque tout s'effondrera ? Par exemple, quelqu'un comme moi ?
Joël Pérouel réfléchit.
- Vous maîtrisez un savoir artisanal ? N'importe quoi : vannerie, plomberie, élevage amateur, charpente ?
Je grimaçai : je ne savais rien faire. Joël soupira.
- Écoutez, je ne vais pas vous mentir. Ce sera probablement difficile. Votre profession est déjà paupérisée, en raison de sa faible utilité sociale.
D'une voix étranglée, j'objectai une banalité sur le quatrième pouvoir. Joël Pérouel la balaya poliment.
- Je ne dis pas qu'elle est inexistante, ou négative, comme celle d'un constructeur de smartphones, ou d'un gérant de « fonds vautour ». Reconnaissez cependant qu'elle ne remplit aucune nécessité vitale. Moi, je vous appelle les « journalopes », mais ne le prenez pas mal, c'est pour rire. Comprenez-moi bien: je ne sais pas à quoi ressemblera l'effondrement, et ceux qui vous disent ce qui va se passer exactement sont des escrocs. Je sais seulement qu'il aura lieu. La chronologie des crises et les contours exacts du monde d'après ne peuvent être déterminés à l'avance. Je ne fais ici qu'une hypothèse, qui est la suivante : l'effondrement aura une vertu d'assainissement. Retour aux valeurs fondamentales. Les activités humaines enfin rétribuées à leur juste valeur, en fonction de leur utilité sociale. Concrètement, cela signifie que les métiers semi-parasitaires subiront une sérieuse décote. On peut parier que le chiendent de l'économie tertiaire, les boulots inutiles inventés pour répondre à des besoins artificiellement créés, tout cela disparaîtra et alors le menuisier, le soudeur, le médecin, le bûcheron l'électricien seront les maîtres. L'agriculteur tiendra les couilles du pays dans ses mains calleuses.
- Et, dans ce scénario, vous pensez que le journalisme disparaîtra ?
- Les journalistes demeureront, comme les comédiens, les banquiers d'affaires, les responsables qualité, les psychanalystes ou les écrivains. Mais ils seront une caste d'intouchables, payés misérablement. Par contre, en cas de total collapse...
- Pardon ?
- Je veux dire, si l'effondrement économique entraînait celui des structures sociales du pays, remplacées par une multitude de communautés autonomes, alors... Alors, il vous faudra trouver un emploi de substitution, et en absence de compétence technique...
- C'est bon, je crois que j'ai compris, grommelai-je. Je devrai casser des cailloux.
- Ou vous prostituer. »

« Les trois premiers avaient été publiés entre 1969 et 1970, et portaient sur la géométrie algébrique. Les deux derniers, publiés après le rapport 21, traitaient de la (joliment nommée) théorie de la catastrophe. Wikipédia la définissait comme « la théorie mathématique des modifications spectaculaires ou soudaines ». Forgée par le Français René Thom, elle visait « à décrire les phénomènes discontinus à l'aide de modèles mathématiques continus ». Je nageais là dans des eaux hostiles. Je savais tout juste faire un produit en croix, et le seul mathématicien que je remettais était Cédric Villani : avec sa broche en forme d'araignée et ses manches en dentelle, le très médiatique lauréat de la médaille Fields ressemblait à un courtisan tout droit sorti de Barry Lyndon. Je l'avais écouté aux Grosses Têtes, sans déplaisir et sans comprendre, expliquer la théorie des ensembles à Philippe Candeloro. Je suspectais que tous n'étaient pas aussi flamboyants. »

« La technologie ne peut pas être contrôlée. C'est un train sans conducteur, lancé à toute vitesse. Comment veux-tu détourner un fleuve furieux ? Il n'y a rien à faire. Ce qui peut être inventé sera inventé. Si l'état de nos connaissances nous permet de créer une application pour se filmer l'intérieur du fion, cette application verra le jour. Moi, j'ai toujours dit: perdu pour perdu, autant être celui qui la met sur le marché. Donc, j'ai fait du blé comme tout le monde. »

« La suite de Fibonacci est un double symbole : celui de l'harmonie de la Nature, et celui de la démesure des hommes, de la multiplication incontrôlée des individus et de leurs machines que nous avions mises au jour, avec le rapport 21. »

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Quatrième de couverture

Berkeley, 1973. Département de dynamique des systèmes. Quatre jeunes chercheurs mettent les dernières touches au rapport qui va changer leur vie.
Les résultats de l'IBM 360, alias « Gros Bébé », sont sans appel: si la croissance industrielle et démographique ne ralentit pas, le monde tel qu'on le connaît s'effondrera au cours du XXIe siècle. Au sein de l'équipe, chacun réagit selon son tempérament; le couple d'Américains, Mildred et Eugene Dundee, décide de monter sur le ring pour alerter l'opinion ; le Français Paul Quérillot songe à sa carrière et rêve de vivre vite ; et l'énigmatique Johannes Gudsonn, le Norvégien, surdoué des maths ? Gudsonn, on ne sait pas trop. Certains disent qu'il est devenu fou.

De la tiède insouciance des seventies à la gueule de bois des années 2020, Cabane est le récit d'une traque, et la satire féroce d'une humanité qui danse au bord de l'abime.

Après Sœur (sélection prix Goncourt 2019) et Le Voyant d'Étampes (prix de Flore, finaliste Renaudot et sélection Goncourt 2021), Cabane est le troisième roman d'Abel Quentin.

Les Éditions de l'Observatoire,  juin 2024
478  pages
Prix des Libraires de Nancy 2024
Prix des journalistes du Point 2024