lundi 8 février 2021

Comme un empire dans un empire ★★★★☆ d'Alice Zeniter

Très intéressante et érudite lecture, emplie de modernité et d'humanisme. 

Deux histoires de vie contemporaines qui vont s'enchevêtrer. 
Une rencontre entre Antoine, assistant parlementaire et L., hackeuse, à un moment où les doutes et les angoisses se sont immiscés dans leur vie. Ils sont tous deux insatisfaits du système et se battent pour leurs idéaux. Antoine dans la "viandosphère" (le monde réel selon L.) et L. "au-dedans" (le monde virtuel). D'autres personnages portés par leur engagement gravitent autour d'Antoine et L. : il y a Xavier, propriétaire d'un terrain communautaire alternatif ouvert à tout le monde, Salma, aux commandes d'une association féministe Grenade(s), Élias, très engagé dans le "dedans" à l'origine de cyberattaques.
  
Je retiens une lecture réaliste et très dense, quelque peu hachée cependant par de denses descriptions techniques sur le hacking et parsemée de nombreuses réflexions politiques.  
« C'était ce qu'avait écrit Simmel dès 1907, est-ce qu'il avait lu Simmel ? Le système des aides sociales, c'était le moyen de faire taire les classes laborieuses qui prenaient par ailleurs de plein fouet les ravages du capitalisme mondialisé. »
J'ai aimé l'analyse psychologique poussée des protagonistes, la description de leur engagement et de leur force, j'ai aimé le regard et les réflexions de l'autrice sur l'actualité récente (Gilets jaunes, Marches pour le climat...), j'ai beaucoup appris sur le hacking, sur le dynamique et protestataire mouvement Anonymous, défenseur de la liberté d'expression, des Robins des bois du darknet.
« Ils avaient développé un langage commun, fait de blagues et de références qui n'étaient qu'à eux, et ils avaient donné un nom à ça, à l'ensemble des images, des blagues, des références et des phonèmes, ils avaient appelé ça le lulz. L se sentait à sa place parmi eux. »

Un beau portrait d'une jeunesse militante en plein questionnement face à un système qui s'essouffle. 

« Internet, tu dois y penser comme à une ville qui se gentrifie. Nous, on était les premiers habitants, ceux qui pouvaient et savaient se déplacer à l'intérieur. Ensuite les riches sont arrivés et ils ont voulu que les quartiers soient sûrs. Alors les uniformes sont arrivés aussi. Pour pouvoir continuer à exister, on a occupé les égouts, les terrains vagues, les ruines. Ce n'est pas par choix, c'est parce qu'on est traqués. À partir du moment où il y a eu des cyberagents, ce qu'on faisait est devenu une cybercriminalité, alors qu'avant, c'était simplement une manière d'habiter Internet et tout le monde s'en foutait. Ils ont fait le ménage à coups de procès, à coups d'amendes mais pourquoi est-ce qu'Internet obéirait aux lois de tel ou tel pays ? Internet, c'est pas un pays, c'est rien de terrestre. C'est un monde totalement différent. »

« Les copies lui signifiaient calmement, à intervalles réguliers, sa médiocrité au sein du système des classes préparatoires (médiocrité au sens premier du terme, « au sens balzacien de position moyenne » avait dit leur professeur de lettres alors qu'ils étudiaient La Cousine Bette en début d'année, et Antoine avait aimé que les mots puissent avoir un sens balzacien, que Balzac ait pu tellement peser sur les mots de son gros corps tourangeau qu'il avait fini par y imprimer son sens). »

« L. mesurait à son attente tout l'espace invisible qu'ils traversaient, L pensait aux satellites, autour de la Terre, qui leur servaient de relais en tournoyant lentement, et eux-mêmes, malgré leur calme orbital, n'étaient pas infaillibles ni éternels. L avait connu la peur que rien n'advienne et que l'ordinateur demeure simplement solipsiste. L avait connu internet à l'époque où il pourrait paraître fini, comme une île dont on aurait fait le tour dans la journée en marchant à petits pas. L avait cliqué sur des photos qui s'affichaient bande après bande pendant dix minutes. On pouvait partir aux toilettes, se servir un Coca et revenir sans avoir rien manqué. »

« La  naissance d'Anonymous avait eu lieu à ce moment-là, sous les yeux de L, dans les forums sur lesquels elle passait toutes ses nuits. Et comme l'exigeait le lulz, tout était parti d'une blague tordue. L'Eglise de scientologie avait voulu faire disparaître de plusieurs sites de partage une vidéo de Tom Cruise dans laquelle il déployait un prosélytisme gênant (entrecoupé de rires suraigus plus gênants encore). Les mises en demeure envoyées par les avocats et la rapidité avec laquelle les sites obtempéraient avaient été interprétées par ceux qui deviendraient des Anons comme une censure insupportable. Ils "aimaient" cette vidéo, elle les faisait"rire", ils voulaient la regarder "encore et encore". Ils l'avaient donc postée de nouveau dans tous les plis imaginables du dedans. »

« Elle ne voulait plus se mêler à des actions qui nécessitaient des centaines, voire des milliers de participants. Elle ne voulait plus avoir à utiliser des botnets ni à enrôler des ordinateurs zombies. L, surtout, avait compris que le bras armé de la loi fouillait désormais Internet avec patience et qu'il fallait composé avec lui. »

« En vérité, on dirait qu'ils conçoivent l'homme dans la Nature comme un empire dans un empire. » SPINOZA, Ethique, III

« C'était ce qu'avait écrit Simmel dès 1907, est-ce qu'il avait lu Simmel ? Le système des aides sociales, c'était le moyen de faire taire les classes laborieuses qui prenaient par ailleurs de plein fouet les ravages du capitalisme mondialisé. »
« [...] Antoine se demandait si tous les transclasses n'avançaient pas en réalité sur les corps de leurs proches tombés au sol, jetés au sol. La culpabilité remontait de partout, comme l'humidité dans les murs. Il n'y avait plus de fierté alors à être parti. »

« Antoine se rappelait souvent une conférence de Slavoj Zizek dans laquelle le philosophe remarquait que les sociétés occidentales étaient prêtes à envisager la destruction totale de la Terre par un hypothétique astéroïde mais pas la fin du capitalisme.  »

« - C'est un tir de LBD ?
- Ouais je crois. Ou alors c'est un pavé, j'en sais rien. J'étais en train de jeter des trucs et j'étais concentré, j'ai pas fait gaffe. Et puis j'ai senti un gros coup dans la poitrine et ça m'a plié en deux. C'était la première fois. 
- Que tu te faisais allumer ?
- Que je lançais des trucs. Je les trouvais cons, avant, de jouer à ça avec les flics. Tu tires, je tire, ça fait avancer qui ? Mais aujourd'hui, ça m'a énervé. On n'a même pas eu le temps de faire un bout de manif avant que ça pète. À peine je suis là que ça a commencé à interpeller , on n'a rien pu faire, même les slogans il fallait qu'on les crie en courant. J'ai l'impression qu'ils nous ont laissé zéro chance de faire autre chose que de la baston - c'est foutu, tu vois, les politiques leur ont répété pendant des semaines qu'ils pouvaient nous pilonner la gueule parce qu'on était des cons, des fachos, des casseurs et là, je me suis dit : ça y est, c'est rentré. Derrière les casques, c'est complètement intégré. On n'est plus des humains pour eux. Ils arrivent dégoupillés, ils feront jamais marche arrière. J'ai  vrillé d'un coup, ça s'est allumé rouge. Cette colère-là, tu ne peux pas la crier, tu ne peux pas la coller sur une banderole, c'est beaucoup trop chaud, il faut autre chose. »

« Mais qu'est-ce que ça voulait dire, combat ? Si on acceptait d'utiliser ce mot pour décrire leur quotidien parlementaire, alors que restait-il pour raconter ce qu'il avait vu sur les Champs-Élysées deux heures plus tôt ? Les JT utilisaient parfois « affrontements » mais surtout, ils répétaient en boucle les termes « dégradations » et « dégâts ». Ils se contentaient de qualifier l'état des choses "après" l'événement, ils disaient ce qui était arrivé au matériel mais pas aux humains. Ils effaçaient Bruno. Ils effaçaient les coups et les hématomes, les quintes qui froissaient les poumons, le désir de violence et l'envie de mourir. Et donc, ils ne disaient rien. »

« Internet, tu dois y penser comme à une ville qui se gentrifie. Nous, on était les premiers habitants, ceux qui pouvaient et savaient se déplacer à l'intérieur. Ensuite les riches sont arrivés et ils ont voulu que les quartiers soient sûrs. Alors les uniformes sont arrivés aussi. Pour pouvoir continuer à exister, on a occupé les égouts, les terrains vagues, les ruines. Ce n'est pas par choix, c'est parce qu'on est traqués. À partir du moment où il y a eu des cyberagents, ce qu'on faisait est devenu une cybercriminalité, alors qu'avant, c'était simplement une manière d'habiter Internet et tout le monde s'en foutait. Ils ont fait le ménage à coups de procès, à coups d'amendes mais pourquoi est-ce qu'Internet obéirait aux lois de tel ou tel pays ? Internet, c'est pas un pays, c'est rien de terrestre. C'est un monde totalement différent. »

« Le député avait décidé de prendre à parti le Premier ministre sur le dernier remaniement mais il hésitait encore sur la dureté des accusations qu'il porterait contre les nouveaux venus - il se demandait, plus précisément, à quel point ridiculiser la nouvelle porte-parole du gouvernement , Sibeth Ndiaye, sans qu'on l'accuse de sexisme, de racisme ou de leur croisement vicieux dont il venait de découvrir le nom : misogynoir. »

Quatrième de couverture

Il s’appelle Antoine. Elle se fait appeler L. Il est assistant parlementaire, elle est hackeuse. Ils ont tous les deux choisi de consacrer leur vie à un engagement politique, officiellement ou clandestinement.
Le roman commence à l’hiver 2019. Antoine ne sait que faire de la défiance et même de la haine qu’il constate à l’égard des politiciens de métier et qui commence à déteindre sur lui. Dans ce climat tendu, il s’échappe en rêvant d’écrire un roman sur la guerre d’Espagne. L vient d’assister à l’arrestation de son compagnon, accusé d’avoir piraté une société de surveillance, et elle se sait observée, peut-être même menacée. Antoine et L vont se rencontrer autour d’une question : comment continuer le combat quand l’ennemi semble trop grand pour être défait ?
Dans ce grand roman de l’engagement, Alice Zeniter met en scène une génération face à un monde violent et essoufflé, une génération qui cherche, avec de modestes moyens mais une contagieuse obstination, à en redessiner les contours. L’auteure s’empare audacieusement de nos existences ultracontemporaines qu’elle transfigure en autant de romans sur ce que signifie, aujourd’hui, faire de la politique.

Éditions Flammarion, août 2020
394 pages
Prix du roman des étudiants France culture Télérama 2020

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