dimanche 7 février 2021

La grande vie ★★★★☆ de Christian Bobin

Il y a quelque chose du journal intime dans cette poésie en prose que nous offre Christian Bobin. 

Une deuxième rencontre pour moi avec l'auteur, quasiment enchaînée après la lecture de "Un assassin blanc comme neige". Tant d'invitations indirectement reçues à découvrir l'univers de l'auteur qu'un seul recueil ne suffisait pas ;-)  

J'ai aimé l'"entendre" parler de son père, de la littérature, de ses inspirations littéraires (Marceline Desbordes-Valmore, Ernst Jünger, Sören Kierkegaard, Hölderlin, Robert Antelme...), du sens de la poésie, j'ai aimé son invitation à penser simplement les petites choses de la vie...et je me suis laissée bercer par ses mots, ses petits fragments de douceur...et ses derniers petis morceaux effleurant avec délicatesse les souvenirs d'une mère aimée, ravivant mes propres souvenirs. L'émotion m'a saisie. 

Merci Monsieur. Je reviendrai picorer de votre plume. Elle a été une main chaleureuse sur mon épaule un soir de cette semaine, bénéfique, très à propos.  
« Ah ne m'enlevez pas la poésie, elle m'est plus précieuse que la vie, elle est la vie même, révélée, sortie par deux mains d'or des eaux du néant, ruisselante au soleil. »

« Ceux qui nous sauvent de notre vie ne savent qu'ils nous sauvent. » En exergue

« [...] Les livres agissent même quand ils sont fermés. Les voix, chère Marceline, ce sont les fleurs de l'éternel mises dans notre bouche. Elles fleurissent notre crâne de mort à venir. Elles ne s'éteignent pas avec nous, elles s'éloignent, et c'est le travail du poème que de les faire revenir près de nous. La voix de mon père avait quelque chose de la croûte d'un pain chaud. Elle s'ouvrait, se donnait, était par elle-même nourricière. Votre voix à vous : le chant d'une rivière inquiète qui ne dort jamais. Ce n'est pas une image. Je vais chercher là-bas de quoi éclairer ici. C'est ce qu'on appelle « poésie », n'est-ce pas ? Il faudrait un autre nom ou même aucun, et simplement dire : croyez-le ou non, mais en entendant le chant de la rivière dans le bois de Saint-Sernin, j'ai vu un livre plus beau que tous les livres. Il était signé Marceline et s'écrivait avant ma naissance, après ma mort, tout le temps et toute l'éternité.

Chère Marceline Desbordes-Valmore vous m'avez pris le coeur à la gare du Nord et je ne sais quand vous me le rendrez. C'est une chose bien dangereuse que de lire. »

« Aujourd'hui, on n'écrit plus de lettres. C'est comme s'il n'y avait plus d'enfant pour jeter sa balle de l'autre côté d'un mur. 

Le monde a tué la lenteur. Il ne sait plus où il l'a enterrée. »

« J'ai acheté cinq brins. Je les ai portés sur la tombe de mon père. Il pleuvait. Je ne maudis jamais la pluie, cette petite soeur déshéritée du soleil. J'ai entrevu assez du paradis pour comprendre qu'il peut être partout. »

« Elle souriait. Elle avait perdu un enfant il y a de ça quelques années, en vérité il y avait une seconde : le coeur ignore le temps. La perte fait entrer l'éternel dans nos chairs et l'éternel c'est ce qui ne passe pas, ce qui reste en travers la gorge. L'enfant disparu souriait dans son sourire, floraison incendiaire du mort sur le vif. »

« L'écriture, c'est un ange. »

« Écrire l'inconsolable engendre une paix, comme une lampe qui tourne et propose ses ombres chinoises à l'enfant au bord de s'endormir. Quand je pense aux gens que j'aime et même à ceux que je n'aime pas, quand j'y pense vraiment, les bras m'en tombent. La vie s'approche de nous. Elle guette le moment favorable pour frapper puis, à chacun, elle lance : chante, maintenant. Vas-y, chante. Écris. »

« Les familles où un enfant a disparu sont comme la galerie des glaces à Versailles, la nuit, quand aucun pas n'y résonne : un incendie de miroirs vides. »

« Les livres sont des gens étrangers. Ils viennent nous prendre par la main tout d'un coup nous voilà dans un autre monde. Un air ancien passe entre nos doigts. Des parfums dont les atomes avaient divorcé depuis des dizaines d'années. Ouvrant votre livre je me trouve le 12 mai 1944 dans Paris, à l'heure où les troupes allemandes songent à s'en aller et que des fleurs de fusil éclatent comme des bourgeons ici et là. Et vous voilà, vous, avec votre adorable voix de papier, rêveur et bienfaisant. La route des astres a tourné. Vous faites partie des perdants. On dirait que rien ne vous fait peur même si vous n'affectez jamais cette bravoure des brutes et des idiots. Vous aimez la vie comme peut-être Dieu l'aime, s'il y a un dieu. Goutte à goutte, fleur à fleur, pierre à pierre. Vous portez l'uniforme mais vous êtes un ange de paix et d'attention. » (à propos de l'écrivain Ernst Jünger)

« Sören Kierkegaard, je t'aime d'être violent comme le printemps avec ses tournois d'abeilles et ses crimes de lumière. »

« Dans la salle d'attente du médecin de Saint-Sernin, je lis Hölderlin. Son écriture a la transparence dangereuse de la vodka. Au bout d'une heure la salle est remplie de mots de toutes les couleurs dont le battement à mes tempes commence à me guérir. »

« Robert Antelme qui a été déporté et a failli mourir dans un camp de concentration dit à un ami sur un trottoir parisien : je ne vois pas de différence entre le monde et les camps de concentration. Quitter sa femme parce qu'elle vieillit et devient moche, ajoute-t-il, c'est du nazisme. Le livre entre les mains, au centre d'un cercle de nuit noire, je contemple le feu de ces mots irréprochables. »

« S'il y a un dieu, alors c'est un joueur. Il assemble puis il sépare. Il élève puis il brise. Il monte des châteaux d'atomes enluminés - ce que nous appelons nos « âmes » -, puis il passe en coup de vent, éteint toutes les lumières, reprend les atomes, les briques, les soupirs, les réassemble autrement ailleurs, sous la forme passagère d'un palais, d'une cascade ou d'un éclat de rire. Le rire est un château monté dans les airs par des anges maçons qui travaillent très vite. En une seconde c'est fini. Le rire aux mille pièces d'eau, aux jardins intérieurs et aux chambres secrètes s'effondre à peine construit, mais Dieu, que c'était beau. Fonctionnaires de mairie, écrivains, cambrioleurs, magistrats, cantonniers nous ne sommes que des constructions éphémères et le bruit de nos rires, c'est celui de notre effondrement. Bach le dit. Et la vie dit pareil. Et les deux ne font qu'un. Le début d'un air, juste son début et j'accepte tout, aussi bien de mourir que de vivre. C'est vivre qui est le plus dur, n'est-ce pas ? »

« Les vraies icônes, celles devant lesquelles j'aime m'attarder, ce sont les écritures éphémères de la neige sur un tronc d'arbre. Là, oui, je vois quelque chose. Il y a un sourire sous le monde. J'en devine l'épuisement dans la pâle vibration bleutée d'une plaque de neige. Il faut, à ce sourire, traverser tellement d'épaisseurs avant de nous atteindre ! »

« Je te revois préparer à manger pour les tiens. Ce travail infini pour lequel personne jamais ne vous remercie. Les mères par leurs soins élémentaires fleurissent les abîmes. S'il y a encore des lions, des étoiles et des saints c'est parce qu'une femme épuisée pose un plat sur la table à midi. Cette femme est la mère de tous les poètes. C'est en la regardant qu'ils apprennent à écrire. »

« La poésie c'est le bec grand ouvert de l'oisillon et un silence qui tombe dans la gorge pourpre.

Plus éprouvante que la mort, cette vision de ton cercueil sorti de l'église : un nid d'oiseau ruiné porté en triomphe. 

La poésie c'est la grande vie. »

Quatrième de couverture

« Les palais de la grande vie se dressent près de nous. Ils sont habités par des rois, là par des mendiants. Thérèse de Lisieux et Marilyn Monroe. Marceline Desbordes-Valmore et Kierkegaard. Un merle, un geai et quelques accidents lumineux. La grande vie prend soin de nous quand nous ne savons plus rien. Elle nous écrit des lettres. »
Christian Bobin.

Éditions Gallimard, Collection Blanche, août 2018
122 pages

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