mercredi 17 février 2021

Elle voulait vivre dans un tableau ★★★★★ de Chagall de Gaëlle Fonlupt

À l'instar des personnages de Chagall qui flottent dans les airs, Louiza a perdu pied. La perte de repère ne s'est pas faite d'un seul coup, il y a eu une fêlure dans l'enfance, une faille plus tard, un cataclysme ensuite, et un autre encore. Et le « brouillard du dehors est rentré dans sa tête. » Une carapace fragilisée. Livrée aux loups. 

D'emblée une lecture qui m'a attrapée, a capturé mon esprit. 
Parce que les mots choisis, parce que la poésie, parce que la destinée de Lou qui nous saute au visage. L'envie de savoir comment Louiza est devenue Lou, une errante funambule. Pourquoi l'enfermement ? L'emprisonnement ?

Gaëlle Fonlupt nous ouvre les portes d'un hôpital psychiatrique
La vie de ses occupants - qu'une subtilité dans le comportement a relégués entre ces murs silencieux - y est réglée comme une horloge, une mécanique protocolaire qui a englouti toute compassion et humanité. Et une scène qui meurtrit. D'une violence inouïe. Insoutenable. La pénurie en personnel, la gestion des moyens matériels et humains ficelés, réduits à la notion de rentabilité ne permet plus les soins institutionnels. « Pas le temps. Prends tes médicaments. Mange. Pas le temps pour un café. Pas de feuille à te donner pour dessiner ou pour écrire. Pas le temps. [...] Ici l'humanité a été avalée par les horloges. Ça rendrait fou n'importe qui. » Bienvenue au royaume de l'absurde, là où « la vie n'est ni belle ni moche, elle n'est juste pas là », là où la "camisole chimique" fait son retour alors qu'on la pensait bannie.
« Il y a des choses que l'on ne peut sacrifier sur l'autel de la rentabilité. La santé en fait partie. En attendant, les soignants courent toujours entre deux patients, comme le lapin blanc après le temps...»
« C'est vrai, l'argent corrompt, la civilisation de masse pourrit, l'homme détruit tant qu'il peut se servir au passage... le monde sera une fosse remplie de charognes que les hommes continueront à le piller, à remuer la fange pour le voler dans sa tombe .... »
Au fil des pages, les sauts dans le temps nous permettent de faire la connaissance de Nils, d'arpenter les rues d'Hanoï, telle que j'ai eu la chance de la connaître il y a une vingtaine d'années, de faire des sauts en Bretagne et à Paris. Et de faire la connaissance de Louiza. 

Des pages sombres. Dures. Des touches de couleur et d'amour aussi. La lumière passe. La bienveillance aussi, incarnée par Guilhem, protecteur. La petite étoile de Lou. Il a trouvé la brèche.

Louiza immortalisait les instants, les visages, les expressions. Lou en est le reflet troublé. 

Sur un banc, à l'ombre d'un banian, je me suis posée et j'ai eu envie d'y rester... 
« Une certitude s’accroche en elle à cet instant : elle veut vivre, vivre comme dans un tableau de Chagall, enivrée de couleurs, légère, émerveillée, habitée par tout ce qu’exhale la terre. »
Une plume exceptionnelle. Un moment de lecture très fort, empli d'émotions.

Merci Gaëlle Fonlupt pour ce bijou littéraire, poétique et onirique. Une lecture qui secoue, qui éclaire, qui réveille notre empathie. 
« Si toute vie va inévitablement vers sa fin, nous devons durant la nôtre la colorier avec nos couleurs d'amour et d'espoir. » Marc Chagall

« À tous ceux qui, malgré le manque de moyens, malgré les risques et les échecs, malgré la pression d'un monde obsédé par le minutage et la rentabilité, continuent de se battre contre l'épuisement, la maladie, l'indifférence et trouvent encore la force de donner de leur temps à ceux qui souffrent. Le temps d'un regard, d'une écoute attentive, d'un geste, d'un mot, d'une main qui se pose. 
À mon père »

« D'effleurements en enlacements, nous suivons la joie innocente de nous retrouver, explorant les confins d'une sensualité nue, nous poussant à la lisière d'un désir défendu, cherchant dans les décombres de notre union passée, les résidus d'une jouissance peau à peau. »

« Ça fait peur les fous. Ils ont des miroirs dans les yeux et personne ne veut se voir dans ces miroirs-là. Alors on les a parqués loin, le plus loin possible des gens bien, ceux qui se regardent encore dans le miroir de leur salle de bains en souriant ou en comptant leurs rides. Entre la ville et eux se dresse le rempart gris de l'hôpital. L'hôpital pour les gens normaux, pour ceux qu'on soigne. L'autre hôpital, celui des fous, on l'a poussé sur les contreforts de la montagne, au milieu des près, à la lisère de cette forêt de sapins noirs. Officiellement c'est pour que les fous soient au calme et respirent l'air pur. En fait, on les a livrés aux loups. »

« Nous sommes à l'aube des années 2000, Hanoï est une ville alanguie sur les villes du Fleuve Rouge qui n'a pas encore été éventrée par les gratte-ciel. Elle bourdonne de mobylettes mais les voitures y sont rares. Le taxi se fraye un passage au milieu des nuées de deux-roues, frôle les échoppes ambulantes qui dégorgent sur la chaussée, puis longe le lac de l’Épée et sa pagode enveloppée de brume avant de se diriger au sud-ouest d'Hoan Kiêm.  »

« Il a la silhouette lourde de ceux qui se soulagent dans l'assiette du poids de leur responsabilité. »

« C'est lors d'un vernissage que je te rencontre pour la première fois. [...]Boucles cendrées, mains délicates, visage lisse et pâle, tu glisses dans l'assistance comme un Lohengrin sur son lac. Un Lohengrin mâtiné de Grèce antique dans le tracé des hanches et la forme de la cuisse. »

« Tu es sur beaucoup de clichés aux côtés de l'ambassadeur, du directeur de l'Alliance Française, du représentant du ministre vietnamien de la culture. Tu les écrases de ta hauteur. Arrive une photo de toi , seul, devant une toile, verre à la main, regard lointain. Une photo de trois-quarts, prise en légère contre-plongée. J'ai fait la mise au point sur ton visage, si bien que l'arrière-plan s'apparente à une brume épaisse habitée de silhouettes sombres. La légère surexposition te donne un teint de marbre et éclaircit le gris bleuté de tes yeux. Je t'ai statufié. »

« Papa aimait Chagall. Ces tableaux deviennent instantanément pour la jeune fille autant de portes sur un univers qu'elle tente de ranimer. Elle se laisse aspirer par une tornade mnésique, comme si elle retrouvait une part d'elle-même. L'errance nostalgique se fait couleur, le désespoir devient lumière. Les violonistes volants s'envolent , sans lien , sans attache, funambules célestes, en équilibre sur le fil de leur folie dansante. »

« [...] la vie n'était pas moche, elle était injuste et s'arrêtait avec l'arbitraire d'une roulette russe, alors il fallait tendre les bras encore plus fort et profiter de chaque instant sans en perdre une miette, moissonner le bonheur tant qu'il était temps, comme papa fauchait les blés plus tôt lorsque s'annonçait la grêle. L'ombre de l'absence qui s'était greffée en elle n'avait tué son besoin de lumière et elle retrouvait une joie immédiate à s'étendre sur un rocher chauffé au soleil en se laissant porter par la terre ; une extase désormais coupable qu'elle cachait aux convenances du monde. »

« Une certitude s’accroche en elle à cet instant : elle veut vivre, vivre comme dans un tableau de Chagall, enivrée de couleurs, légère, émerveillée, habitée par tout ce qu’exhale la terre. »

« Quand tu épouses une Vietnamienne, tu épouses aussi sa famille... et si la fleur ne se fane pas, le nuage s'épaissit parfois sous le poids des traditions... »

« [...] ce qui me désole le plus, c'est pas qu'ils bouffent du chien, - ils en ont pris l'habitude quand ils n'avaient rien d'autre à se mettre sous la dent, idem pour les chats et les rats d'ailleurs - c'est que ce sont pour beaucoup des chiens domestiqués volés et qu'ils les battent avant de les zigouiller pour rendre la viande tendre soi-disant. »

« - Il est pas né le régime qui éradiquera le plus vieux métier du monde... Interdite ouais, mais tolérée. Tant que ça ne se voit pas, la police ferme les yeux en se servant sur la bête au passage. C'est qu'ils sont devenus pragmatiques depuis le Doi Moi. Ils font du capitalisme avec le jus de chatte. »

« Elle aimerait pouvoir faire un herbier de rêves, les cueillir encore tout vivants et les glisser entre deux pages pour pouvoir les regarder toute la journée. Mais ça se fane si vite, les rêves, c’est comme les coquelicots. On ne peut pas les cueillir sans les faire mourir instantanément. On ne peut pas. »

« On fabrique la folie avec du vide encerclé de murs aveugles. Impossible d'échapper au vide, il s'insinue par le nez, la bouche, les yeux, par tous les pores, il rampe, entre et remplit jusqu'à faire exploser les poumons de douleur. Chacun sa méthode pour remplir le néant : tracer des sillons de pas mécaniques, troquer clopes contre services, faire des confettis de papier peint, bouffer la mousse des fauteuils, se frapper la tête contre les murs pour faire sortir vide, collectionner les petites cuillères volées, chercher un objet tranchant pour s'entailler ou tailler une pipe au trépané du fond. »

« Elle a cette voix de laine chaude qui rassure Lou comme un pull de grand-mère. »

« Ils ouvrent la porte quand bon leur semble, mais jamais quand il le faut. Pas par méchanceté - elle le voit bien - juste par habitude. Ça va plus vite. Ils ouvrent la porte, comme ça, sans y penser, lui faisant sentir qu'elle n'est plus rien, une sous-humaine, en tout cas un truc qui n'a pas besoin d'intimité. Elle est devenue une étiquette, comme les autres. Chacun porte une étiquette ici : psychose infantile, autisme, burn-out, anorexie, décompensation post-traumatique, schizophrénie... Les médecins les leur ont collées sur le front en l'inscrivant dans leur dossier. Ils croient que les patients ne le savent pas, mais presque toutes les blouses blanches utilisent ces étiquettes pour parler d'eux. Même parfois quand ils ne sont qu'à quelques mètres, comme si ces maladies rendaient sourd. Ils parlent d'eux à la troisième personne quand ils sont sous leur nez. Lou a le sentiment d'être devenue transparente quand elle a passé les portes du service. Une masse. Quelque part entre l'enfant et le rat de laboratoire. Une chose qu'on surveille par la lucarne. »

« Et peut-être que le sens de la vie c'est de retrouver ce qu'on savait quand on était enfant, tu ne crois pas ? Cette évidence qu'on a oubliée parce que grandir c'est composer avec des choses compliquées ; cette évidence qu'on passe ensuite une vie entière à rechercher ? »

« Le temps s'échappe, liquide, entre nos mains tandis que nous entrelaçons nos enfances. »

« [...] l'envie de prolonger cet instant hors du temps. Le banian, de ses doigts immenses et souples, caresse l'herbe bleue autour de nous, les feuilles murmurent le langage de la nuit. Nous plongeons dans le silence d'où s'élève le chant du lac qui, d'une rive à l'autre, nous berce de son ressac jusqu'à ce que le ciel pâlisse, découvrant une brume cotonneuse posée sur le miroir de l'eau. Le temple Ngoc Son semble flotter, irréel, suspendu à la nuit qui s'en va. »

« Malgré les cernes, ta jeunesse saute aux yeux ce matin. Tu n'as pas eu le temps de cacher ton expression juvénile sous le masque engoncé des convenances administratives. »

« Tu flottes en moi avec cette légèreté insistante des obsessions naissantes.  »

« Profites-en avant que tout cela ne disparaisse... parce que ça ne se voit pas comme ça, mais ça va disparaître. Des routes se tracent, l'asphalte remplace les pistes, charriant des grappes de touristes en quête d'authenticité qui vienne quelques jours se frotter à la rigueur d'une vie loin de tout, perchée dans les nuages ... pour se rendre compte en moins d'une semaine que leur sens du confort a eu raison de leur nostalgie de l'état de nature. Ils repartent tous avec les mêmes clichés et les mêmes mots à la bouche. « C'était une expérience ! Quelle beauté tous ces peuples des montagnes si différents, avec ces belles traditions et leurs costumes si colorés ! Ils vivent simplement. Se contentent de ce qu'ils ont. Ils ont tout compris ! »  Juste avant d'ajouter qu'ils avaient bien du courage et de redescendre dans un des hôtels de luxe de Hanoï où ils pourront enfin prendre un bain moussant en regardant les photos qu'ils ont prises pour témoigner de leur passage dépaysant en pays Hmong... »

« - C'est ça que j'aime : ne plus penser...juste ressentir... Ici j'ai l'impression de m'abreuver de l'essence du monde ou quelque chose qui y ressemble, tu vois...c'est tellement magique, cet état, que je voudrais le capturer dans une photo, une photo comme un ancrage de plénitude pour les jours de mauvais temps...
-  La photo antidépresseur, c'est un vrai concept ! »

« Les pensées s'abattent avec l'absurde gravité que leur donne la nuit. L'amour est un lac et il a ton visage. Ça m'est tombé dessus comme ça. Ni une révélation, ni un coup de foudre. Juste une évidence, de l'ordre de l'inexorable, comme les avalanches sous le soleil d'hiver, comme la crue des rivières. Pas de papillons dans le ventre, pas de pied léger, juste cette alternance de vide et de plénitude, d'ombre et de lumière régie par ta présence, le seul battement de tes paupières. Certains corps projettent une ombre, toi tu dictes l'ordre des choses. Tu dissous le chaos de mon monde. »
« Nous nageons dans le bleu.
Un bleu enfantin, irréel, éclatant.
Ce bleu avec lequel Chagall a peint les amants.
Un bleu à faire voler les poissons et rougir la lune.
Nos corps se confondent, se liquéfient,
se coulent l'un dans l'autre.
En moi, tu fais céder les digues.
Je me livre, sans voiles et m'emplis de toi
avec l'avidité d'une terre d'été. »
 

« On qualifie de folie cette sagesse des clairvoyants qui voient la vérité crue d'un néant existentiel. Comment exiger de ces fous plus de force, plus de sagesse que d'un Cicéron ou d'un Sénèque qui admettaient la nécessité thérapeutique de la diversion de l'âme ?
Pour les empêcher de résoudre cette angoisse existentielle par un inévitable « passage à l'acte », on dégaine antidépresseurs, anxiolytiques, psychotropes et autres camisoles chimiques. 
Les médicaments anéantissent les montagnes russes et la valse des émotions : plus de gouffres obscurs ni de sommets exaltés, plus de gloire céleste ni de ténèbres benthiques, plus d'escarpements, plus de vagues, juste la morne plaine de l'ennui, de l'engourdissement silencieux, de l'hébétude d'une vie étouffée dans une ouate incolore. En supprimant l'envie de mourir, ils éradiquent aussi le désir de vivre. »

« Camus avait raison : « il faut imaginer Sisyphe heureux. » »

« Il y a des pages qu'on ne peut tourner qu'en les arrachant. »

Quatrième de couverture

Lou est hospitalisée en psychiatrie. Elle ne sait ni pourquoi ni comment elle est arrivée dans ce « lieu où l’humanité a été avalée par les horloges ». Louiza a tout quitté pour se consacrer à la photographie. Au Vietnam elle rencontre Nils, un jeune homme ambitionnant de devenir diplomate. Tout les sépare et pourtant cette rencontre marque le début d’une histoire qui, du Vietnam à Paris en passant par la Bretagne et Malte, les conduira au cœur d’une nuit qui fera basculer leurs vies. Cinq années séparent Lou et Louiza. Cinq années que la mémoire de Lou a effacées et que le lecteur va redécouvrir avec elle. 
Avec les tableaux de Chagall en toile de fond, se dessine un parcours initiatique et poétique dans un univers à fleur de peau où les émotions se mélangent au gré des révélations. Une réflexion sur l’altérité, la normalité, l’enfermement, la résilience et la frontière entre passion amoureuse et folie.

Gaëlle Fonlupt est née en 1980 à Albertville. Elle a successivement travaillé dans l'humanitaire et à l'hôpital. Elle est aujourd'hui magistrate. Elle voulait vivre dans un tableau de Chagall est son premier roman.  

Les éditions d'Avallon, décembre 2020
307 pages
Finaliste du concours Les Talents de demain 2020

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