samedi 6 février 2021

Je reste ici ★★★★☆ de Marco Balzano

Marco Balzano met en exergue l'histoire vertigineuse du village de Curon dont les habitants ont perdu leur nationalité autrichienne lors de l'annexion de la région du Tyrol du Sud par l'Italie après la première guerre mondiale et la ratification du traité de Saint-Germain-en-Laye. Quand Mussolini arrive au pouvoir, il italianise cette région de façon autoritaire et brutale. Les habitants avaient interdiction de parler allemand, les enfants devaient aller à l'école italienne, les maires germanophones ont dû démissionner pour laisser leur poste à des italiens. Un élan de solidarité a vu le jour contre l'oppression et certains enseignants germanophones se sont organisés clandestinement afin d'accueillir les enfants dans des caves ou des greniers pour leur apprendre à lire et écrire l'allemand. Certains ont pris la fuite ce qui a eu pour conséquences de diviser la société, et les familles, et ceux qui sont restés ont été taxés de traites. Lors de la Seconde Guerre Mondiale, la région du Tyrol Sud est occupée par les Allemands, ce qui a redonné un court espoir aux habitants. En 1945, le Tyrol Sud est définitivement rattaché à l'Italie. Et c'est une région toujours sous tension encore aujourd'hui.

Sur la photo en couverture, se dresse un clocher au milieu des eaux. L'église est sous l'eau, et avec elle, des maisons, des prés dans lesquels paissaient les vaches des paysans, des lieux de vie de tout un village, celui de Curon Venosta notamment...Autour de ce clocher, un lac artificiel, créé par la cupidité des hommes, devenu aujourd'hui un lieu de villégiature. Un barrage qui au final ne produit que très peu d'énergie; il est pus rentable de l'acheter aux centrales nucléaires françaises. Pauvre de nous !
« En l'espace de quelques années, le clocher qui domine les eaux mortes est devenu une attraction touristique. Les vacanciers lui lancent un regard surpris, puis de plus en plus distrait. Ils se prennent en photo devant en affichant tous le même sourire idiot. Comme si l'eau n'avait pas recouvert les racines des vieux mélèzes, les fondations de nos maisons, la place où nous réunissions. Comme si l'histoire n'avait pas existé. »
Marco Balzano raconte avec beaucoup de pudeur, par le truchement de Trina, une mère courageuse, intrépide et indépendante qui s'adresse à sa fille, Marica, absente depuis bien trop longtemps, la vie de ce village sur qui le sort s'est indéniablement acharné. Elle lui raconte aussi sa douleur, ses douleurs, les fractures qui ont immanquablement divisées la famille, la résistance qui s'est organisée face à l'oppression italienne, les joies, les petits bonheurs de la vie aussi. Une histoire touchante sur un fond d'histoire de l'Italie.
Une fois encore une belle lecture témoignage de la barbarie des hommes. Hobbes ne se trompait pas : Homo humini lupus est. 
Il manque bien trop souvent la valeur humaine dans les décisions prises au sommet. Les conséquences des ces décisions arbitraires sur les populations sont désastreuses. 
Merci Monsieur Balzano pour cet intéressant moment de lecture.
« Les mots ne pouvaient rien contre les murs que le silence avait élevés. Ils parlaient uniquement de qui n'existait plus. Mieux valait qu'il n'en demeure pas de traces. »

« Une histoire ne dure que dans la cendre. » Eugenio Montale, en exergue

« Je pensais, pour ma part, qu'il n'y avait pas de plus grand savoir que les mots, en particulier pour une femme. Événements, histoires, rêveries, il importait d'en être affamé et de les conserver pour les moments où la vie s'obscurcit ou se dépouille. Je croyais que les mots pouvaient me sauver. »

« Parfois l'amour vous donne le sentiment d'être une voleuse. »

« Pendant ce temps, les écoles clandestines se multipliaient. Les contrebandiers nous apportaient, de Bavière et d'Autriche, cahiers, bouliers, tableaux noirs. Il les déposaient chez les prêtres qui nous les distribuaient. Les fascistes avaient beau planter partout des pancartes enjoignant Il est interdit de parler allemand, ils ne parvenaient pas à italianiser la population, ce qui les rendait de plus en plus violents. »

«  Nous avons pleuré nos morts en silence. Avalé la couleuvre qui consistait à nous être battus aux côtés des Autrichiens pour nous retrouver italiens. Nous y sommes parvenus car nous étions persuadés que c'était la dernière des guerres. La guerre qui avait servi à balayer les guerres. Voilà pourquoi l'annonce d'un second conflit avec l'Allemagne, qui envahirait bientôt le monde, nous étourdit.  »

« Les mots ne pouvaient rien contre les murs que le silence avait élevés. Ils parlaient uniquement de qui n'existait plus. Mieux valait qu'il n'en demeure pas de traces. »

« On ne meurt que de fatigue. La fatigue que nous causent les autres, que nous nous causons nous-mêmes, que nous causent nos idées. Il n'avait plus de bêtes, son champ avait été inondé, il n'était plus un paysan, il n'habitait plus son village. Il n'était plus rien de qu'il voulait être, et lorsqu'on ne la reconnaît pas, la vie vous fatigue rapidement. Dieu Lui-même ne vous suffit pas. »

« Je regarde les canoës fendre l'eau, les bateaux frôler le clocher, les baigneurs qui s'allongent au soleil. Je les observe et je m'efforce de comprendre. Personne ne peut appréhender ce qu'il y a au-dessous des choses. Nous ne pouvons pas perdre du temps à nous plaindre de ce qui existait quand nous n'étions pas là. Il n'y a qu'une seule direction possible, comme disait Ma : aller de l'avant. Sinon Dieu nous aurait fait des yeux sur les côtés. Comme les poissons. »

Quatrième de couverture

Trina s’adresse à sa fille, Marica, dont elle est séparée depuis de nombreuses années, et lui raconte sa vie. Elle a dix-sept ans au début du texte et vit à Curon, village de montagne dans le Haut-Adige, avec ses parents. En 1923, ce territoire autrichien, annexé par l’Italie à la suite de la Première Guerre mondiale, fait l’objet d’une italianisation forcée : la langue allemande, qu’on y parle, est bannie au profit de l’italien. Trina entre alors en résistance et enseigne l’allemand aux enfants du bourg, dans l’espoir aussi de se faire remarquer par Erich, solitaire aux yeux gris qu’elle finira par épouser et dont elle aura deux enfants, Michael et Marica.

Au début de la guerre, tandis qu’Erich s’active dans une farouche opposition aux mussoliniens et au projet de barrage qui menace d’immerger le village, la petite Marica est enlevée par sa tante, et emmenée en Allemagne. Cette absence, vive blessure jamais guérie chez Trina, sera le moteur de son récit. Elle ne cachera rien des fractures apparaissant dans la famille ou dans le village, des trahisons, des violences, mais aussi des joies, traitées avec finesse et pudeur.

Un roman magnifique, mêlant avec talent la grande et la petite histoires, qui fera résonner longtemps la voix de Trina, restée fidèle à ses passions de jeunesse, courageuse et indépendante.

Éditions Philippe Rey, août 2018
222 pages
Traduit de l'italien par Nathalie Bauer

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