mardi 9 février 2021

De sang et de lumière ★★★★☆ de Laurent Gaudé

En avant-propos, Laurent Gaudé nous livre ce qu'il attend de la poésie : 
« Je veux une poésie du monde, qui voyage, prenne des trains, des avions, plonge dans des villes chaudes, des labyrinthes de ruelles. Une poésie moite et serrée comme la vie de l'immense majorité des hommes. Je veux une poésie qui connaisse le ventre de Palerme, Port-au-Prince et Beyrouth, ces villes qui ont visage de chair, ces villes nerveuses, détruites, sublimes, une poésie qui porte les cicatrices du temps et dont le pouls est celui des foules. »

Et un peu plus loin : 
« Nous avons besoin des mots du poète, parce que se sont les seuls à être obscurs et clairs à la fois. Eux seuls, posés sur ce que nous vivons, donnent couleurs à nos vies et nous sauvent, un temps, de l'insignifiance et du bruit. »

Laurent Gaudé écrit cette poésie, celle qui s'écrit à hauteur d'homme, celle qui vibre de colère, de rage, d'espoir, celle qui porte un regard profondément humain sur la vie d'hommes et de femmes opprimés. 
Il témoigne de ce qu'il a vu, ressenti, il est la voix des laisser pour compte, des oubliés de l'Histoire, des réfugiés de la jungle de Calais, des esclaves, des Kurdes, des habitants de Haïti après le tremblement de terre et vivant dans une extrême pauvreté, des victimes d'attentats. 
« De partout sortent des souvenirs,
Cris,
Chants,
Appels de la mère à l’enfant,
Promesses,
Noms des dieux,
Des villages,
De partout,
La mémoire qui rayonne,
Douloureuse mais fière
Qui dit simplement qu’ils ont été
Hommes et femmes écrasés, coupés, soumis. »
Une poésie militante et humaniste, tout comme le sont ces romans, tout aussi poignants les uns que les autres.  
« Et pourquoi pas la joie ?
Au milieu de nos villes escaliers
Où les murs de parpaing suent du béton,
Où les fils électriques dessinent, sur les toits, des ciels d'araignées,
Et pourquoi pas la joie ?
Le temps d'une corde à sauter qui fait tourner le monde,
D'un ballon fatigué qui court de jambes en jambes
Et soulève la pauvreté dans les cris d'enfant,
Et pourquoi pas la joie ?
Les pieds dans l'immondice
Mais le regard droit. »
Le septième poème qui porte le nom du recueil m'a interpellée, a réveillé en moi comme un sentiment de culpabilité, d'impuissance. Laurent Gaudé y accuse l'Europe d'opérer un repli sur soi, d'ouvrir ses frontières pour les rentrées d'argent et de les fermer pour les migrants, de ne pas tendre la main aux réfugiés, d'avoir perdu son esprit de fraternité, sa dignité. Nous vivons dans un monde qui se replie sur lui-même, alors que nous aurions aujourd'hui les moyens de subvenir aux besoins de tous. L'auteur y évoque aussi ses origines et par là même, le lien qui relie les peuples vivant d' Europe et de Méditerranée. 
« L’Europe
Qui, aujourd’hui, a des airs de vieille dame frileuse.
Chacun fait ses comptes,
Chacun se demande s’il y aurait moyen d’avoir un rabais,
Payer moins que celui d’à côté.
On veut bien ouvrir ses frontières si cela fait rentrer l’argent,
Mais à tout prix les fermer devant les réfugiés.
L’Europe sans joie, sans élan, sans projet
Comme un bâtiment vide.
L’Europe,
Et ma génération qui la croyait acquise
Sera peut-être celle qui l’enterrera. »
L'émotion est au détour de chacune de ces pages tournées, l'écriture est forte, lumineuse, si humaine. Elle est un cri, elle est dur à lire, à dire, à écouter, à entendre mais elle est nécessaire, et emplie de chaleur, traversée d'une lumière d'espérance

« Pleurez,
Nègres de pacotille,
Vendus comme du bois,
Nègres étonnés
Qui contemplez l'océan,
Dos meurtris sang de fouet,
Tristesse qui déborde des yeux,
Pleurez,
Nègres muets.
Le colon desserre sa ceinture,
Sourire de bombance ventre gras,
Repu d'avoir mangé un continent entier. »

« Comme il est bon d'être riche.
Bananes, ananas,
Tissus de couleurs vives,
Vous pourrez manger pendant des générations entières.
Le cri des Nègres ne s'entend déjà plus
Et d'ailleurs, pourquoi vous hanterait-il ?
Vous avez construit des écoles, des dispensaires.
Vous n'avez plus besoin d'être cruels,
C'était bon pour vos aïeux,
Désormais, vous pouvez être fiers
Et c'est nouveau.
Vous dites "instruction" et "vaccins",
Vous dites "civilisation" et Dieu tout-puissant".
Le Nègre va mieux.
Grâce à vous, il a une conscience
Mais il n'a rien perdu de sa capacité de travail.
Vous dites "investissements" et "retombées économiques".
Qui se soucie du reste ?
Qui se souvient des sanglots dans les cales empuanties ?
Un mal pour un bien.
Il faut comprendre :
La prospérité était à ce prix.
Il y avait une terre, là, en Afrique,
À l'abandon presque,
Et cela aurait été un crime de ne pas l'exploiter...
Tant de richesses entre vos mains.
Tant de richesses pour tant de siècles. »

« Je me souviens du Code noir,
De tous ces textes écrits sur des bureaux d'acajou,
Avec des plumes d'oie,
De toutes ces lois, ces règlements, ces décrets qui
   posent qu'un homme est un animal,
Une bête imbécile,
Qui posent qu'un Blanc vaut deux Noirs, ou dix, 
   ou cent...
Et que seule compte la prospérité du colon. »

« J'appelle Aimé Césaire,
Parole jaillissante qui ravage d'un mot les châteaux
   de la petite pensée.
Il parle de l'industrialisation de l'esclavage,
Et je dis qu'il a raison.
Il dit qu'avec la traite négrière, l'Europe
   s'est entraînée à la réification,
Et au racisme concentrationnaire,
Et je dis qu'il a raison.
Il dit qu'elle n'a pas vu que, ce faisant, elle pourrissait sur place,
Et je dis qu'il a raison. »

« Nos mères n'ont plus de larmes à donner.
Tant de vies échappées du couteau,
Tant de vies meurtries des milles manières
    inventées pour nous persécuter.
Les cris, nous ne les pousserons pas.
Parce que cela fait longtemps que nous l'avons fait.
Cris dans nos montagnes lorsque le monde nous chassait,
Cris dans nos villages vidés d'un nuage de gaz lâché par les tyrans,
Cris poussés lorsqu'on nous a appris que des
    puissants dessinaient sur des cartes des lignes qui 
    nous séparaient.
Kurdes nous sommes,
Mais sur quatre terres,
Écartelés,
Kurdes,
Tirés par chaque membre,
D'aucun pays jamais. »

« Nous serons ce que nous avons toujours été : 
    innombrables et libres.
Yézidis, Araméens, sunnites, chiites, juifs, zoroastriens.
Nous sommes plus vieux que le monde et pourtant 
    jamais tout à fait nés.
Un jour - et ce jour approche - 
Kurde ne sera plus le nom de l'exil
Ni de la résistance,
Kurde sera le nom d'un pays.
Il sera beau
Si nous gardons
Le souvenir de nos exils
Comme une règle de partage.
Nous serons Kurdes de sang versé
Kurdes
Comme une promesse à honorer. »

« Si un jour tu nais,
Ne crois pas que le monde se serrera autour de toi,
Pressé de voir ton visage,
Dans une agitation de grands festins.
N'imagine pas qu'on se bousculera,
Que chacun voudra te regarder, te prendre dans ses bras, te recommander aux dieux.
On t'a parlé des cris de joie qu'on pousse à la naissance d'un enfant,
On t'a dit la liesse,
Les coups de feu tirés en l'air,
Les tambours,
La clameur des hommes qui fêtent la vie,
Oublie tout cela.
Si jamais un jour tu nais,
De joie, il n'y en aura pas.
Mais l'inquiétude sur le visage de tous,
Comme toujours, l'inquiétude
Ta venue au monde ne fera naître que cela. 
»

« Maudits soient les hommes qui prient Dieu avant de tuer.
Ils ne nous feront pas flancher.
Leur haine, nous la connaissons bien.
Elle nous suit depuis toujours,
Nous escorte depuis des siècles,
Avec ces mots qui sont pour eux des insultes,
Et pour nous une fierté :
Mécréants,
Infidèles,
Je les prends, ces noms.
Juifs, dépravés, pédérastes,
Je les chéris,
Cosmopolites, libres penseurs, sodomites,
Cela fait longtemps que je les aime, ces noms, parce qu'ils les détestent.
Nous serons toujours du coté de la fesse joyeuse
Et du rire profanateur,
Nous serons toujours des femmes libres et des esprits athées,
Communistes, francs-maçons,
Je les prends,
Tous.
Nous sommes fils et filles de Rabelais et de mai 68,
Paillards joyeux,
Insolents à l'ordre.
Diderot nous a appris à marcher,
Et avant lui, Villon.
Nous serons toujours du coté du baiser et de la dive bouteille.
Ils ont toujours craché sur ce que nous aimions
Et nos bibliothèques ne leur ont jamais rien inspiré d'autre qu'une vieille envie de tout brûler.
Ce que leurs dieux aiment plus que tout, c'est que les hommes aillent tête basse.
La menace pour seul bréviaire.
Ce que leurs dieux aiment plus que tout, c'est la triste soumission. »

« La Méditerranée a visage de cimetière. »

Quatrième de couverture

Ces poèmes engagés à l’humanisme ardent, à la sincérité poignante, se sont nourris, pour la plupart, des voyages de Laurent Gaudé. Qu’ils donnent la parole aux opprimés réduits au silence ou ravivent le souvenir des peuples engloutis de l’histoire, qu’ils exaltent l’amour d’une mère ou la fraternité nécessaire, qu’ils évoquent les réfugiés en quête d’une impossible terre d’accueil ou les abominables convois de bois d’ébène des siècles passés, ils sont habités d’une ferveur païenne lumineuse, qui voudrait souffler le vent de l’espérance.

Éditions Actes Sud, mars 2017
107 pages

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