lundi 22 février 2021

Paris, mille vies ★★★★★♥ de Laurent Gaudé

Soufflée, je suis, par cette errance nocturne, par cet élan du coeur, par cette déambulation épique entre passé et présent, par les mots de Laurent Gaudé qui soulèvent des passés, par cette invitation à raviver les souvenirs  le temps d'une nuit, et à convoquer les mille et une vies, tant de vies qui sont passées dans Paris, « tant d'existences qui se sont pressées, puis ont disparu pour faire place à d'autres ».

Paris, lieu de vie, lieu de combats, lieu de mort, lieu d'amour, lieu de mémoire. Un amoncellement d'ombres et d'histoires à faire revivre, à tirer de la nuit, « un amoncellement de tout : tristes défaites, destins heurtés, héroïsme anonyme et vies de rien »
« Puisses-tu ne jamais oublier ceux qui meurent sur tes pavés
Comme ceux qui s'embrasent sur tes bancs...»
Quel livre ! D'une intensité incroyable !

À la frontière entre l'épopée et la poésie, le fantastique et l'autofiction, Laurent Gaudé met en lumière Paris et certains de ses grands moments historiques, et fait revivre Villon, Rimbaud, Hugo, Artaud, d'autres fragments de vies anonymes si justement contées par Laurent Gaudé, pour faire ressortir la quintessence de la vie, en sublimer l'insouciance, la force, l'héroïsme mais aussi, attirer notre regard, comme il le fait si bien, sur la violence que l'homme  exerce inexorablement sur ses frères.  

Un sublime, onirique et libérateur voyage dans le temps et dans l'espace, « Tressage d'époque et fouillis de souvenirs », dans un quartier de Paris, dans lequel j'ai habité quelques temps une chambre de bonne, donnant sur le cimetière de Montparnasse et son silence.   

Un petit bijou littéraire à ne pas bouder, vraiment ! Glissez-vous dans cette longue nuit parisienne, laissez-vous porter par les mots de l'auteur, emporter par leur souffle, laissez-vous happer par la ville, devenez à votre tour le prisonnier de soixante et unième minute...« Il faut accepter de parler avec le ventre, de recevoir avec les muscles, les tripes, de se laisser ébranler au coeur. »
« C'est l'heure de l'invisible et des mots. »

« « Qui es-tu, toi ?... » Je n'arrive pas à me débarrasser de sa question. Je reprends lentement ma marche, mais c'est comme s'il continuait de me la poser. Et pourtant, il est parti. Cela n'a duré que quelques secondes. Nous n'avons été que deux hommes qui se croisent dans une ville immense, deux hommes au milieu de centaines de milliers de vies qui vont, viennent, s'agitent, parlent, rient, souffrent, espèrent...Il est parti en me donnant probablement la seule chose qu'il possédait, sa question, et je réalise que jamais personne ne me l'avait posée, que jamais, donc, je n'ai eu à y répondre, et c'est probablement ce qui m'a fait supposer que la réponse était évidente, qu'il suffisait d'énoncer son âge ou sa profession, d'avancer que l'on est marié ou pas, père ou pas, tous ces attributs qui nous définissent, alors que maintenant, soudain, en essayant de convoquer quelque chose en mon esprit, je prends conscience que je ne trouve rien , ou plutôt trop, bien trop de choses, de souvenirs, de définitions possibles, superposables, et je me dis alors que la vie a passé. »

« La jeunesse est là, aux terrasses des cafés du boulevard Edgard-Quinet. Je la vois. Elle a envie de vivre plus vite, plus fort, de faire résonner l'instant avec fracas, et je ne suis plus tout à fait avec eux. Ils sont si nombreux, tous ces jeunes gens. J'ai longtemps été l'un d'eux et j'aimais, moi aussi, me glisser dans les longues nuits de Paris. Soirées de vin, de bière et de rires. Soirées d'irrévérence et de promesses que l'on se fait à soi et aux autres de toujours garder grand appétit du monde. J'ai eu, moi aussi, cet âge-là et nous avons dévoré ces années en nous léchant les doigts pour ne rien en perdre. Je les regarde. Rien n'a changé. Les mains se frôlent, les cigarettes se fument. Il y a des rires un peu forcés, des éclats de voix, des œillades plus discrètes. Dans tout Paris, des milliers, des dizaines de milliers de jeunes gens discutent, trinquent et font joyeusement du bruit. Tant de vies sont là, sous mes yeux, tant d'existences : ceux venus de province, ceux qui sont en train de passer leurs examens, ceux qui hésitent, ont peur, viennent de tomber amoureux, cherchent un petit boulot pour l'été. Tous ces rêves de métier, de voyages, d'amour, toutes ces adresses échangées, ces messages envoyés, comme chaque fois, pour faire vibrer la vie. Je les contemple, mais je suis déjà ailleurs. Et eux ne me voient plus. Peut-être est-il temps de m'éloigner et de tout saluer pour la dernière fois ? »

« Tout pourrait être différent de mille façons, de mille variations. Mais non, le malheur a faim. »

« Tout est dangereux. Oui, je le sens : Paris retient son souffle, devinant que l'Histoire va avancer d'un coup, que tout va s'accélérer - ce qui veut dire : sang, cris, vies perdues, courses dans les rues, ce qui veut dire urgence et inattendu, comme toujours lorsque l'Histoire se réveille. Il faudra faire vite, avoir de la chance, garder son sang-froid. Tous les jeunes qui sont dans les comités de résistance ont hâte, ont peur, regardent le ciel, attendent des nouvelles, ont du mal à s'endormir, craignent de ne pas être à la hauteur, se demandent ce qui sera demain, ce qui ne sera plus [...]. »

« Villon prend sa part de rire et de farce. Peut-être est-ce que ce sont ces cris-là, ces visages au sourire large qu'il reconvoquera en son esprit lorsqu'il sera au fond d'une cellule ? Il le fera pour se dire qu'il a vécu, oui, vécu, qu'il est riche de tant d'éclats de vie qu'il peut bien disparaître puisqu'il ne meurt pas vide. »

« En ces rues, la colère et la joie se sont toujours embrassées à pleine bouche. La danse et la bagarre, les nuits douces et les heures sombres. En ces rues, du sang a coulé sur le pavé. »

« La rue Saint-Jacques est belle comme une femme qui s'attache les cheveux pour que sèche la sueur de la danse. »

« Paris n'arrive plus à compter tout ce qui a vécu, crié et saigné en elle. Elle est trop pleine et cherche des bouches pour la dire. Il faut retourner les morts, mais il y en a trop... »

« À cet instant, vous êtes les souverains d'une ville aveugle. Rencontre inouïe où Haïti parle à New York et Bamako à Fort-de-France. Des hommes monde se réunissent, passent devant la vieille statue de Montaigne au pied lustré par les années, et ils ont la force de ceux qui font trembler la pensée et fécondent le fleuve des mots. Je les regarde. Ils profitent de ces instants pour se parler, échanger, revenir sur un point, poursuivre leurs discussions de grandes voix de colère. Ils savent qu'ils ne seront plus jamais ensemble et que Paris, sans le savoir, leur offre le précieux cadeau d'un banquet de la pensée. » (Ces hommes, ce sont : Aimé Césaire, Amadou Hampâté Bâ, James Baldwin, Jacques Stephen Alexis, René Depestre, Frantz Fanon, Édouard Glissant, Léopold Sédar Senghor...) 

« Folie, folie...La ville s'emplit d'ombres. Elles sont bancales, trouées, se sentent désarmées face à la brutalité des regards. Folie... Ayez pitié d'eux car il y a, dans le dessin de leur geste, dans la brûlure qu'ils ont au fond des yeux, une vérité nue qui touche aux grands mystères. »

« Il faut accepter de parler avec le ventre, de recevoir avec les muscles, les tripes, de se laisser ébranler au coeur. »

« La beauté n'a jamais été fille de raison. »

« Paris aime les gares, comme un aveugle aime celui venu de loin qui lui parle de terres qu'il ne verra pas. Sept gares comme sept portes à avaler le monde. Sept gares à foule par lesquelles fuir lorsqu'il faut tout quitter. Paris aime le bruit des wagons, les annonces de retard ou de changement de quai, les regards perdus de tous ceux qui se croisent mais ne se voient pas. Paris et ses sept gares, filles de l'acier, du charbon et des foules pressées. Carrefours affairés où tout converge. Sept gares et des milliers d'annonces, de crissements de roue, de sifflets. Paris à tous les vents et où tout se mêle : le désir et l'épuisement, le rêve et l 'ennui. »

« La terre, aujourd'hui, ce sont mes mots, et je les jette doucement sur les âmes tourmentées. »

« Il n'y a eu pour eux que le peloton et l'outrage. Antigone crie parce que leurs meurtriers les ont salis en les tuant à la va-vite. Ils ont escamoté leur exécution et se sont débarrassés des dépouilles avec honte. Les assassins savaient probablement que la mort de ces deux garçons ne changerait rien, ne suffirait pas à inverser le cours des choses et à les préserver de la défaite. Mais ils ont tiré tout de même. Par habitude. Ne sachant que faire d'autre. Ou par plaisir. Pour châtier ceux qui allaient gagner, leur faire mal jusqu'au bout. Et tant pis si cela n'a pas de sens. Tant pis si ce sont deux jeunes gens de vingt ans qu'on immole. L'affront brûle autant que le meurtre et Antigone n'en finit plus de crier sur cette jeunesse saccagée. »

« Une seule chose nous sauve, c'est 'intensité. Il n'y a qu'elle à opposer à la fragilité de nos existences. Vivre. Vivre avec densité. Comme une course à n'avoir pas le temps de tout embrasser. »

« Paris s'apaise. Mon père est tout près, je le sens. Je retrouve son odeur, le grain de sa voix, tous ces détails que la mort nous vole. Je vais devoir le laisser partir à nouveau mais je l'ai ramené au présent. Il a marché sur mes épaules, déambulé dans les rues de cette ville qu'il nous a offerte, à mon frère et moi. C'est le rêve qu'ils ont eu, avec ma mère : offrir Paris à leurs enfants. Que tout commence ici. Alors cette ville est mienne, oui, parce qu'elle m'a été donnée. Et tout ce qui bruisse en elle, la clameur du passé, le fracas, les révoltes, les foules pressées, le pas hésitant des poètes, les solitudes côte à côte et les grands espoirs des foules, sont miens. Je prends tout. Je retrouve Paris. Et je sens mon père sourire avec douceur, heureux de voir que tout continue au-delà de lui. »

« Nous avons inventé l'immortalité et elle fait un doux bruit de papier. Les mots se transmettent de siècle en siècle. L'éternité est là : dans chacun des livres que nous ouvrons. Tout est intact. Sur les pages que nous parcourons des yeux, nous retrouvons la voix exacte du passé. Tout ce qui semblait fragile, voué à un oubli certain, la description d'une sensation fugace ou d'un paysage changeant, tout cela est gravé. Alors, oui je retourne aux mots. J'ai peuplé ma vie avec eux. »

« Hier est perdu, aujourd'hui, déjà, s'éclipse mais je connais les mots qui me consolent et je vais les dires [...] « C'est à cause que tout doit finir que tout est si beau. » »

Quatrième de couverture

     Un soir de juillet, sur l'esplanade de la gare Montparnasse, le narrateur est apostrophé par un homme agité qui répète plusieurs fois sa question : Qui es-tu, toi ?
       Guidé par cette ombre errante, il déambule de nuit dans un Paris étrangement vide où les époques se mêlent. Tant de présences l'ont précédé dans cette ville qui l'a vu naître, et ce sont autant de fantômes qu'il faut dire, apaiser, écrire, avant de revenir au grand appétit de la vie.
      Entre art poétique et récit fantastique, l'auteur célèbre sa ville et se souvient, à la fois sincère et discret, heureux d'être un parmi les hommes et de chanter, le temps d'une nuit, ces mille vies qui nous devancent, nous accompagnent, nous prolongeront.

Éditions Actes Sud, octobre 2020
88 pages

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