mardi 2 février 2021

Ásta ★★★★★ de Jón Kalman Stefánsson

© Lonely Planet Montage Seriallectrice 
Le récit d'une vie, celle d'Ásta, de sa naissance dans les années 50 à ses vieux jours, et l'auteur nous convie « dans l'univers qui la voit naître, [...] cette atmosphère, cet air du temps qui retient le ciel [...] ».

Ásta sans sa lettre a finale signifie amour en islandais, et dans l'esprit de la maman d'Ásta, Helga, il « était censé leur rappeler et signaler au monde à quel point l'amour est toujours à porter de main toujours »
Un doux et beau voyage comme sait nous les proposer Jón Kalman Stefánsson. Une plume qui m'a conquise depuis un moment déjà, et qui me ravit encore aujourd'hui.
Une construction originale et l'auteur lui-même nous rappelle qu'il « est impossible de raconter une histoire sans s'égarer, sans emprunter des chemins incertains, sans avancer et reculer , non seulement une fois mais au moins trois--- ---car nous vivons en même temps à toutes les époques ». 

🎶🎶  Quand va et vient 
Le paradis des uns et des autres
Quand va et vient 
Le courant qui nous mène jusqu'à l'autre   🎶🎶
Stéfi Celma 

J'ai regardé ces vies au creux des vagues qui s'enroulent, au travers d'un œilleton brillamment manipulé par Jón Kalman Stefánsson. J'étais la Norvégienne aux côtés de Sigvaldi, et je l'ai écouté me raconter toutes les petites choses de la vie, les souvenirs, les émotions, les sentiments, les relations fraternelles, les fuites, la mort, la joie, le bonheur de vivre, des réflexions sur le rôle de la littérature, de la poésie, sur la politique de l'Islande, sur l'environnement, la mélancolie, la tristesse, la découverte de l'amour, l'amour dans toute son ivresse charnelle et psychologique, l'aventure de l'amour, ses premiers émois, ses désillusions, ses tourments, ses difficultés, ses peurs, ses joies et ses tristesses quand l'amour perd de sa tiédeur, qu'il s'affadit, qu'il s'égare ... 
« Face au jour qui, véloce, décline, les tourments t'enseigneront que les hommes connaissent amour, deuil, larmes et douleur. »
J'aime définitivement sa plume, et celle du traducteur.
« On dirait parfois qu'un seul et même chemin 
mène au bonheur et au désespoir
- mais à part ça, tout va bien, non ? »
Les histoires contées par Jón Kalman Stefánsson, empreintes de sagesse et de philosophie, sont « trop puissantes pour sombrer dans l'oubli. Ou peut-être trop vraies ? Trop douloureuses ? »
« Souvent, nous ne voyons que ce qui est grand et saillant parmi une foule de détails, nous oublions de regarder ou d'écouter l'infime. [...] Peu de choses sur terre sont plus belles que la discrétion, quand elle s'accompagne de douceur et non de soumission. »

« L'Islande est un pays archaïque, à strictement parler, elle est entrée dans le vingtième siècle il y a tout juste dix ans [...] »

« Dehors, il gèle à pierre fendre, aussi bien entre les maisons de Reykjavik que dans le vaste monde où le froid qui s'est installé entre les États-Unis et l'Union soviétique fige la vie de millions de gens. Sigvaldi allonge doucement sa femme sur le lit, si doucement qu'on pourrait croire qu'elle est en porcelaine, son membre glisse à l'extérieur, mais elle se dépêche de le guider pour qu'il entre à nouveau en elle, les lèvres se cherchent dans la pénombre, les langues s'entremêlent et Sigvaldi se remet à bouger en elle, il bouge doucement, il ne veut pas jouir tout de suite. Bien sûr qu'il doit bouger doucement afin de prolonger son séjour au sein de ces délices car la vie de l'homme est si courte, en soi, elle n'est pas plus longue que l'espace qui sépare le jour de la nuit. Voilà pourquoi nous devons faire durer pleinement et entièrement les moments où notre existence tout entière vibre. Où elle s'approfondit au point, parfois, de devenir bonheur. 
Pas beaucoup plus longue que l'espace qui sépare le jour de la nuit. »

« Personne ne se doutait que la mort était tapie en elle, qu'elle s'était installée, recroquevillée, patiente, mais que bientôt, elle se lèverait, se déploierait et l'emporterait. Certains collectionnent des timbres, d'autres des livres, d'autres encore de l'argent, la mort collectionne les vies et elle n'en a jamais assez, il lui reste toujours de la place. »

« Certains se rappellent avec précision le jour, l'heure, la minute voire l'instant où leur enfance a pris fin, et c'est rarement de bon augure. Ceux pour qui l'enfance s'éloigne si lentement qu'elle ne disparaît jamais tout à fait sont nettement plus chanceux, ils continuent d'abriter au fond d'eux l'enfant qu'ils ont été. »

« Et maintenant, ils traversent cet endroit qui ressemble plus à une symphonie qu'à un paysage.
Cette terre désolée, ce soleil froid.
À gauche, des montagnes vertigineuses, çà et là, d'épaisses plaques de neige descendent jusqu'à la route. À droite, le fjord d'un gris glacial [...]. »

« Les informations se sont achevées sur une longue interview du ministre de l’Éducation qui s'alarmait des assauts de plus en plus préoccupants de l'anglais, ou plus précisément de l'américain, contre la langue islandaise - comme on pouvait le constater dans les propos de ces jeunes alcoolisés qui semblaient ne plus savoir à quel moment ils s'exprimaient en anglais ou en islandais. La langue islandaise est l'or de la nation, déclarait le ministre - [...] »

« Ici le bruit de la houle est assourdissant.
Il est écrit quelque part que la houle est le cri de l'abîme. Une colère immémoriale. Colère contre quoi, je ne saurais le dire. Peut-être contre la mort. Ou la vie elle-même, son injustice, bien que je ne voie pas vraiment en quoi la mer et ses profondeurs pourraient avoir une opinion sur la vie et la mort. Mais je sais si peu de choses - et ici, le bruit de la houle est assourdissant. Je n'ai pratiquement pas dormi de la nuit. La vie et Ásta m'ont tenu éveillé. Je me suis longtemps tourné dans mon lit et le sommeil s'éloignait chaque fois que je fermais les yeux. J'ai fini par jeter l'éponge, je me suis levé et je suis resté assis à mon bureau, à regarder la nuit sans étoiles tandis que le temps passait comme un train de ténèbres. »

« Nous leur vendons la nuit, la mer et le vent. On leur fait enfiler des vareuses de pêcheurs bien raides qui puent le poisson, on leur offre des repas simples et rustiques sous la pluie battante en disant que c'est là un luxe exotique, m'a confié le voisin en riant. »

« Mais c'est génial ! Je veux dire, d'avoir un écrivain dans cette maison. Les touristes vont être rudement contents. Pour beaucoup d'étrangers qui séjournent à Strönd, l'Islande, c'est avant tout le pays des aurores boréales, de la nature, de la littérature, de la poésie et des macareux moines. Et de Björk, évidemment. Mais comme je ne peux leur promettre ni Björk ni les macareux, ce n'est pas mal d'avoir un écrivain islandais sous la main, et c'est nettement mieux qu'un jacuzzi ou une pluie d'étoiles filantes ! »

« Écrire, c'est lutter contre la mort. »

« Tu as toujours été comme ça. Persuadé qu'on pouvait calculer sa route dans sa vie, et la suivre jusqu'au bout sans dévier. Cette certitude t'a comment dire, affublé d'un lest, d'un ballast qui me faisait honte étant jeune, mais aujourd'hui, je suis heureux qu'il existe car il t'offre ce que la plupart des gens appellent le bonheur. Et qui est effectivement le bonheur, même si on se demande s'il ne serait pas plus juste dans certains cas de parler de sécurité ou de havre. Mais bon, ce que je voulais surtout te dire, c'est ça : Bois et tais-toi ! »

« [...] à son réveil, il avait eu l'impression que le diable en personne s'était servi de lui comme serpillière pour lessiver le sol de l'enfer. »

« [...] le fermier s'appelle Árni, elle est presque déçue qu'il ait un prénom car il y a des gens à qui aucun prénom ne convient, des gens à qui ne sied que le silence. »

« [...] je suis aussi naïf que la plupart des gens et je gobe les illusions dont nous nourrissent les politiques et les groupes d'intérêts, je suis un galérien qui ne se méfie de rien, plongé dans les entrailles de la frégate des puissances du marché. Mais c'est différent dès que je me mets à écrire. Alors tout change ! L'écriture libère des choses en moi. Ça te semblera  peut-être étrange, mais quand j'écris, je deviens plus grand que l'homme que je suis. Oui, je me transforme en une corde sensible qui tremble entre le visible et l'invisible. Il existe  au minimum deux mondes, mon cher frère. D'une part, celui que nous voyons tous, celui dont te parlent les journaux, ce qu'on dit à voix haute - et d'autre part, il y a cet univers secret. Toutes ces choses que nous omettons de dire, que nous taisons, que nous cachons, que nous refusons de reconnaître. C'est là que résident toutes nos peurs. C'est aussi là que demeurent nos espoirs déçus, ou ce que nous n'avons pas eu le courage de conquérir. Ce monde, tu l'appelles poésie, et tu le prends pour de la pure invention. Mais que tu veuilles ou non, cette maudite poésie est parfois la seule chose qui soit capable de cerner l'existence telle qu'elle est vraiment. »

« [...] vous devrez accepter d'avoir des opinions divergentes. Certains trouvent le monde plus beau quand il pleut, d'autres affirment que le ciel semble empli de larmes, ce qui les attriste. Qui a raison ? Qui a tort ? »

« [...] où est la vie, si ce n'est dans le sourire d'un enfant ? »

« Nous sommes bien, nous sommes ensemble, ce n'est pas si souvent, et la vie est courte. Quand nous l'aurons perdue, il sera trop tard pour tout - absolument tout - et nous n'aurons aucun moyen de revenir en arrière. Les mots périront, les oiseaux feront silence, et si tu ne profites pas de la vie, lorsque viendra le moment suprême, tu auras l'impression que ton plus grand péché a été de trop te presser sans jamais essayer de faire durer les bons moments. Que tu as trop rarement tenté de ralentir le temps et de laisser tout le reste attendre. La meilleure façon de contrer la mort, c'est de se constituer des souvenirs qui, plus tard auront le pouvoir de caresser doucement et d'apaiser les blessures de la vie. Voilà, nous sommes en train de vivre un de ces moments-là mon cher frère ! »

« [...] des pavés issus des 1001 chefs-d'oeuvre : ces 1001 que vous devez lire avant de mourir. 
Avant de mourir.
Êtes-vous censés ne lire que ceux-là ? Et pourquoi ces livres-là, vous permettront-ils d'apostropher la mort, vous donneront-ils quelques longueurs d'avance au sein de l'éternité ? La littérature devrait-elle donc avant tout nous préparer à mourir plutôt que de nous aider à vivre ? »

« Je suis malheureux d'apprendre qu'elle s'inquiète. L'inquiétude alourdit les journées, je le sais. C'est impardonnable de causer du souci à son enfant. Et je fais de mon mieux pour faire semblant que tout va bien. Parfois, il vaut mieux mentir. Parfois. Vous êtes dans une impasse, votre coeur s'égare et vous ne trouvez plus le chemin pour rentrer chez vous. Peut-être a-t-il disparu. Alors, que faire ?
Puis votre fille vous téléphone en disant qu'elle s'inquiète.Vous n'aviez pas envisagé que votre mal de vivre serait une meurtrissure dans sa vie. La tristesse nous rend égoïstes, elle amoindrit notre capacité d'empathie. 
J'ai écouté sa voix, limpide, fragile. J'ai fermé les yeux en imaginant son sourire. Combien d'années devrai-je passer en enfer si c'est par ma faute qu'il s'efface ? »

« Notre châtiment à court terme est Donald Trump. La punition à long terme est une terre ravagée, des guerres civiles, et des dérèglements climatiques dus au réchauffement de la planète. »
« Peu de choses sont plus belles en ce monde qu'un paysage au clair de lune. Celui qui n'est jamais sorti en août sous la clarté de l'astre de la nuit quand les montagnes n'ont plus rien de terrestre, que la mer s'est changée en miroir d'argent et les touffes d'herbe en chiens endormis - celui-là n'a jamais vraiment vécu et il faut qu'il y remédie. »

« Mon gros ourson, qu'est-ce que l'amour - et comment l'évaluer autrement que par la douleur de l'absence ? »

« Il est plus facile de vivre en baissant les yeux. L'ignorance vous rend libre alors que la connaissance vous emprisonne dans la toile de la responsabilité. »


« Le dieu de de la consommation n'est en rien différent des divinités antiques : il exige des sacrifices.
Le premier de ces sacrifices, c'est celui du simple bon sens.µ
Dès que nous y avons renoncé, nous ne tardons pas à nous comporter en troupeau, ce qui nous rend tous égaux, comme dans le socialisme ou encore à en croire le message du Christ. »

Quatrième de couverture

Reykjavik, au début des années 50. Sigvaldi et Helga décident de nommer leur deuxième fille Ásta, d’après une grande héroïne de la littérature islandaise. Un prénom signifiant – à une lettre près – amour en islandais qui ne peut que porter chance à leur fille… Des années plus tard, Sigvaldi tombe d’une échelle et se remémore toute son existence : il n’a pas été un père à la hauteur, et la vie d’Ásta n’a pas tenu cette promesse de bonheur.
Jón Kalman Stefánsson enjambe les époques et les pays pour nous raconter l’urgence autant que l’impossibilité d’aimer. À travers l’histoire de Sigvaldi et d’Helga puis, une génération plus tard, celle d’Ásta et de Jósef, il nous offre un superbe roman, lyrique et charnel, sur des sentiments plus grands que nous, et des vies qui s’enlisent malgré notre inlassable quête du bonheur.

« Jón Kalman Stefánsson est le premier écrivain
à avoir introduit l'éternité dans les lettres islandaises. »
Auður Ava Ólafsdóttir

Éditions Grasset, août 2018
491 pages
Traduit de l'islandais par Éric Boury

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire