samedi 13 février 2021

L’historiographe du royaume ★★★☆☆ de Maël Renouard

L’historiographe du royaume était finaliste du Goncourt 2020.

Maël Renouard par le truchement original et singulier d'un historiographe, personnage de fiction, Abderrahmane Eljarib, également narrateur, né la même année que le prince Hassan et ses nombreuses péripéties, retrace la destinée du prince Mulay Hassan puis du roi Hassan II ainsi que l'histoire politique  et culturelle du Maroc des années 40 aux années 70

Malgré ses origines modestes mais méritant, Abderrahmane est sélectionné et intègre à quinze ans  le Collège Royal à Rabat, établissement destiné à l'enseignement des enfants de la famille du roi. Quand le prince devient roi, et alors qu'il aspirait à de hautes fonctions, Abderrahmane est envoyé sept ans en exil à Tarfaya - là où était aussi en poste Saint-Exupéry - on ne sait pas très bien pourquoi, le narrateur non plus les caprices d'un roi vraisemblablement « Je fus en grâce autant qu’en disgrâce. De l’un ou l’autre état les causes me furent souvent inconnues » -, puis il est enfin nommé historiographe du roi. 
« Tarfaya ! Il est peu de lieux sur la terre qui soient mieux faits pour accueillir un homme en exil, et lui faire expier son orgueil en desséchant ses dernières ambitions, que cette petite ville en lisière du désert et de l'océan, où les vents ne s'arrêtent jamais de souffler et courbent servilement les quelques arbustes épars qui parviennent à se hisser sur un sol aride - les alizés, vents de nord-ouest humides et frais, alternant au fil des saisons avec le chergui, vent de sud-est sec et chaud, gorgé de fins grains de sable qui font piquer les yeux et la gorge. »
En tant qu' historiographe du royaume, il rédige entre autres le bilan politique du roi et le récit des événements, est la plume du roi et est chargé également d'organiser les commémorations. 
« Je savais depuis longtemps qu’il n’entrait pas dans les prérogatives de ma charge d’historiographe d’être informé du présent. Les événements n’étaient pas mon affaire ; et si j’avais voulu m’en mêler davantage, on aurait veillé à ce qu’il n’en fût rien. Je n’apprenais une chose qu’à partir de l’instant où l’on pouvait en disposer à son gré, dans une narration convenable. »
Maël Renouard nous raconte l'histoire du règne d'Hassan II de manière très factuelle. Il ne laisse que transparaître la dureté du régime. Mais nous donne un vrai aperçu de ce que peut être la fidélité, la loyauté face à un roi au pouvoir sans limite. 
Il faut être concentré pour s'imprégner de ces pages ; j'ai mis un peu de temps à rentrer dans l'histoire. Des digressions, intéressantes au demeurant (les fêtes versaillaises et celle du shah d'Iran à Persépolis, le règne du sultan Mulay Ismaël, nombreuses références littéraires, les rêves du narrateur...) m'ont fait perdre à plusieurs reprises la trame du récit. 

En quelques mots : une écriture ampoulée, un livre très documenté et d'érudition. 
Un petit bémol pour moi : j'ai trouvé le style austère, ce qui n'a pas rendu ma lecture facile. Je n'ai jamais été réellement aux côtés d'Abderrahmane Eljarib, et ça me contrarie ;-)

« [...] un peu plus haut vers Port-Royal, au numéro 115 du boulevard Saint-Michel. Là était le point de rassemblement des nationalistes du Maghreb qui étaient de passage à Paris ; il y régnait une effervescence extraordinaire. On disait « le 115 », et tout le monde savait de quoi on parlait.
Les différences profondes qui pouvaient séparer les Algériens, les Tunisiens et les Marocains - qu'elles eussent trait à l'histoire, aux manières de vivre, aux régimes politiques que ces nations aspiraient respectivement à se donner quand elles seraient libres - disparaissaient dans l'atmosphère de société secrète et de joyeuse compagnie qui était particulière à ce lieu. Cela valait aussi pour chaque pays pris à part : sous les portes cochères du Quartier latin, j'ai vu fraterniser des communistes marocains avec des gens de l'aile droite de l'Istiqlal, ceux qui voulaient pour le monarque les plus grands pouvoirs, et pour la religion la plus grande influence. Au moment où j'étais à Paris, quelques années avant les indépendances, l'exigence d'union sacrée dominait les esprits ; la moindre division, disait-on, serait exploitée comme un avantage par les Français. L'exil aussi favorisait la solidarité. C'est plus tard que des divergences profondes apparurent, et qu'elles devinrent quelques fois des conflits armés. »

« Au début, Sartre se méfiait ou se moquait de moi, car j'entrais mal dans les catégories de sa vision du monde. Je compris assez vite qu'à ses yeux un élève du Collège royal, camarade de classe d'un prince, appartenait à un univers traditionaliste qui lui était fort étranger, et dans lequel il devait juger que les professions de foi émancipatrices étaient soit suspectes, soit formidablement héroïques. Pour lui, logiquement, comme s'il existait une sorte d'internationale de l'iniquité, les vieilles élites, oppressives dans leur propre société, étaient en définitive du côté du système colonial, lequel avait d'ailleurs soin de les maintenir artificiellement à l'écart de la plèbe en leur préservant un semblant de pouvoir ; si elles soutenaient la cause de l'indépendance, il était fatal tôt ou tard, lucidement ou aveuglément, elles se sacrifiassent en tant que classe dominante. Mon cas personnel était, de surcroît, rendu particulièrement complexe par le fait que je n'avais ni fortune ni privilège de naissance ; mes souvenirs du Collège royal l'intriguaient beaucoup : « Ainsi donc, me dit-il un jour, on sélectionne les meilleurs écoliers un peu partout dans le pays, et on les met dans la même classe ? Comme les khâgneux qui vont à Henri-IV ? Hé hé, c'est singulier, ça. »  »

« [...] les hochets que me tendait mon souverain pour faire de moi un chien de garde de son régime archaïque [...] »

« [...] ils m'accueillirent sur les terres de leurs familles, dans la campagne française, des métairies et des forêts qui me parurent immenses, et qu'administraient leurs grands-parents en exerçant sur les édiles des villages alentour une autorité naturelle, comme inscrite dans l'ordre des choses, et que je trouvai, contre toute attente, peu érodée par les révolutions successives de ce peuple. »

« Ce fut en particulier pour effacer le souvenir du protectorat, et de la subordination qui avait fini par s'attacher à son titre, que le sultan préféra désormais celui de roi, en même temps qu'il prit le nom de Mohammed V. 
Le chef du gouvernement était Mbarek Bekkaï. On me nomma conseiller technique au cabinet du ministre de l’Éducation nationale. Les premiers mois de l'indépendance donnèrent lieu à une intense activité politique. Je participai à la reprise en main et à l'extension du système scolaire hérité du protectorat - ce qu'on appela plus tard la grande réforme de 1957. Quand un nouveau ministre était nommé, je restais en place et mes attributions s'étendaient graduellement. Longtemps je fus en butte à peu d'intrigues ; mon rôle demeurait assez modeste pour ne pas éveiller des jalousies tenaces, et l'on me prêtait suffisamment d'appuis au sommet de l’État pour ne pas se risquer à me nuire. De temps à autre, je rencontrais le roi et le prince qui me témoignaient de l'affection et saluaient mon travail. »

« Nous ne sommes que des pions du jeu d'échecs, avides d'action, aux ordres du Grand Joueur 
Qui nous mène çà et là sur l'échiquier de la vie,
Et nous emprisonne, quand la partie est finie, dans la petite boîte
De la mort. » Vers du poète Omar Khayyâm

« Quand j'eus fini la lecture de cette pièce de théâtre au directeur de l'école, il m'exhorta, en m'assurant de son profond loyalisme et de son indéfectible attachement à ma personne, à ne pas me compromettre par des « livres dangereux », à ne pas négliger la mission que Sa Majesté m'avait confiée, et à préserver la bienveillance qu'avait pour moi la glorieuse famille alaouite, que la providence m'avait fait connaître. Certains dialogues de nature politique avaient dû frapper son esprit habitué non seulement à ne rien dire en ces matières, mais à surveiller ceux qui s'aventuraient à le faire. »

« Si le miracle d'un retour en grâce avait dû se produire un jour, et si un génie bienveillant, surgi d'une vieille lampe, m'avait proposé d'exaucer à ce sujet un vœu, c'est cette charge au nom poétique que je l'eusse certainement prié de m'accorder. J'avais appris à la convoiter à mesure que je mettais à profit mon exil pour écrire et pour étudier, et à mesure que, sur l'autre versant de mes ambitions, mes rêveries de ministère ou de sous-secrétariat d’État se dispersaient au vent du désert. Delhaye avait attiré mon attention sur elle dans une des longues lettres  qu'il m'adressait à Tarfaya une ou deux fois par an. Il avait remarqué que, peu après son intronisation, le jeune souverain avait créé ce titre d'historiographe du royaume, le même qu'avaient reçu jadis, en France, Racine et Boileau au temps de Louis XIV et Voltaire encore sous le règne de Louis XV. (Il y avait, en réalité, une légère différence, dont je m'aperçus plus tard : le titre qui avait eu cours dans la France de l'ancien régime était celui d'historiographe du roi, non du royaume.) »

« Je sus, plus tard, que je n'avais pas été seul à vivre cela, cette torture de l'attente infinie et déçue, brusquement suivie d'une faveur inespérée. D'autres avaient attendu le roi en son palais jusqu'au soir sans le voir jamais paraître, et il les avait couverts de présents le lendemain, comme pour s'en faire pardonner, mais aussi bien pour établir sur eux son pouvoir absolu de prodiguer, selon son plaisir ou ses desseins impénétrables, un jour la peine et le lendemain la joie - un jour la case noire et le lendemain la case blanche, sur l'échiquier de la vie. »

« Les bouffons pouvaient dire en face à Sa Majesté, pourvu que cela fût enrobé de drôlerie, des vérités qu'il aurait fort mal reçues d'un courtisan ordinaire, et que ce courtisan n'aurait d'ailleurs jamais osé dire. Les courtisans les redoutaient d'autant plus qu'ils étaient souvent pris pour cibles par ces bouffons, qui avaient l'art d'étaler leurs ridicules sous les yeux du roi, et en leur présence, afin de les divertir. »

« Le roi aimait à citer des auteurs français, et singulièrement Pascal, pour qui il avait une telle prédilection qu'il lui attribuait souvent des sentences dont il n'était pas l'auteur. Le peuple ne s'arrêtait pas à ces imprécisions, il était fier d'avoir un souverain érudit, capable d'en remontrer aux Français ; les lettrés les percevaient, mais pour rien au monde ils n'auraient osé en rire. »

« Le 10 juillet 1971, comme chaque année, le roi avait ordonné des réjouissances pour célébrer son anniversaire, dans le palais de plaisance qu'il avait à Skihrat, au bord de l'océan Atlantique, à peu de distance de la capitale en allant vers le sud. Environ mille cinq cents personnes de distinction, sujets du royaume et ressortissants étrangers, avaient été invitées et se répartissaient, à l'heure du déjeuner, dans les grands jardins de ce palais. [...] Un tournoi de golf avait commencé plus tôt dans la matinée, auquel prenaient part des joueurs professionnels que l'on tenait pour les meilleurs du monde, et qui étaient venus spécialement des États-Unis d'Amérique pour rehausser l'éclat de ces réjouissances. »

« Le roi demanda aux ambassadeurs occidentaux qui se trouvaient près de lui par quel mystère leurs journaux le dépeignaient quelques fois comme un despote, alors qu'il avait l'extrême bonté de maintenir à son service des gens qui n'avaient pas le sens du commun, au point de tirer des feux d'artifice en plein jour, et qu'il aurait eu lieu de jeter aux crocodiles depuis longtemps, s'il eût été ce sanguinaire dictateur que l'on disait. »

« [...] les ambiguïtés du règne de Moulay Ismaël, que le roi avait semblé ne pas ignorer, étaient aussi celles de mission. Tyrannique, brutal, sanguinaire, ce souverain du dix-septième siècle devait-il être un exemple pour une monarchie du vingtième ? Mais comment le roi d'aujourd'hui pouvait-il laisser dans l'ombre celui qui avait, jadis, jeté les fondements de la dynastie dont le sang coulait dans ses veines ? Il lui devait non seulement son pouvoir, mais son existence ; il les devait à cette violence originaire que Moulay Ismaël avait déchaînée autour de lui et qui semblait avoir, dans la suite des siècles, balayé comme un souffle de longue portée les séditions éventuelles - s'il y avait eu des tensions, elles étaient le plus souvent survenues au sein de la lignée même, entre frères ou entre cousins. »

« Quand je fus rentré chez moi, je consultai le second volume de l'Histoire du Maroc des origines à l'établissement du protectorat français, d'Henri Terrasse. J'avais le souvenir d'un jugement peu favorable ; les dernières lignes du chapitre consacré à Moulay Ismaël étaient, en effet, implacables :  « Il a ignoré qu'on ne peut rien fonder de stable sur la haine et la cruauté. Malgré l'ampleur de son oeuvre, trop souvent brutale et ostentatoire, Moulay Ismaël ne saurait être compté au nombre des bienfaiteurs du Maroc. » »

« [...]Morgiane se montra préoccupée extrêmement par la pauvreté du peuple et par la corruption des grands, si bien qu'au nom d'une réforme du gouvernement, elle me semblait prête à approuver les doctrines et les actions des opposants qui en voulaient non seulement au roi régnant, mais à la monarchie en général. Il m'arriva, cependant, de me demander si ses discours en faveur du peuple étaient entièrement sincères, ou s'ils déguisaient pour une part une hostilité plus fondamentale, et pour ainsi dire atavique, à la dynastie alaouite. »

« Il méprise ceux qui le flattent, il déteste ceux qui lui résistent [...]. Aucun rapport avec lui n'est possible. Qu'il ait affaire à un courtisan de basse espèce, et il est impatient de trouver quelqu'un avec qui exercer son intelligence d'égal à égal ; mais qu'il soit en compagnie d'un homme qui ne lui cède en rien par l'esprit, et il est impatient de l'anéantir, car personne ne doit risquer de lui faire de l'ombre. »

« Le présent était dépourvu d’espérance et je l’appréciais plus purement »

« Tout devait être plus nombreux, ou plus grand qu'ailleurs. Cela valait des ouvrages de pierre, comme des hommes et des bêtes que Moulay Ismaël avait à son service. Mille deux cents eunuques assuraient la garde du palais. Douze mille chevaux étaient abrités dans des écuries gigantesques. On lit partout que ce sultan avait cinq cents concubines, et un millier d'enfants ; en sorte que je fis réflexion que beaucoup, parmi les sujets actuels du royaume, même s'ils étaient nés dans les familles les plus obscures, pouvaient rêver d'en être des descendants cachés. »

« J'avais hésité à l'accepter ; je craignais ce retournement du destin, qui risquait de m'éloigner de la littérature, et survenait au moment où j›avais commencé à organiser ma vie de manière à persévérer dans cette carrière. »

« Cruel mais suave était mon sort. [...] Les événements deviendraient peut-être mon affaire; et j'eus le pressentiment que des états de grâce et de disgrâce, désormais, au lieu d'alterner, ne feraient plus qu'un. »

Quatrième de couverture

« Je fus en grâce autant qu’en disgrâce. De l’un ou l’autre état les causes me furent souvent inconnues. À l’âge de quinze ans j’avais été placé au Collège royal, dans la classe de l’aîné des princes… »

Celui que le destin projette ainsi dans l’entourage du futur roi du Maroc, Hassan II, aurait tort de trop croire en son étoile et de ne mettre aucune borne à ses ambitions. Il n’est pas sans risque d’avoir systématiquement devancé un prince au tableau d’honneur.
Attend-il d’être appelé au gouvernement ? On l’envoie en exil. Se croit-il perdu à jamais ? On le nomme historiographe du royaume, comme Racine sous Louis XIV, comme Voltaire sous Louis XV. Ce n’est pas pour déplaire à ce conseiller lettré, qui cultive une écriture d’un classicisme achevé.
Mais il a appris à redouter dans toute faveur apparente un jeu dont il serait obscurément la proie. Et qu’adviendra-t-il de sa loyauté à toute épreuve, lorsqu’une insaisissable jeune femme viendra lui murmurer les secrets des rébellions qui s’organisent clandestinement dans le royaume ?
Une transposition virtuose des Mille et Une Nuits et des Mémoires de Saint-Simon au XXème siècle, qui nous fait revivre trente ans d’histoire du Maroc, entre le crépuscule du « protectorat » et le début des « années de plomb ».

Né en 1979, écrivain, essayiste et traducteur, Maël Renouard a reçu le prix Décembre en 2013 pour La Réforme de l’opéra de Pékin. Son essai sur Internet, Fragments d’une mémoire infinie, a été traduit en allemand et est en cours de publication aux USA.

Éditions Grasset, septembre 2020
330 pages
Finaliste du Prix Goncourt 2020

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