mercredi 10 février 2021

La vie, les gens & autres effets secondaires ★★★★☆ de Ivan Nabokov avec Philippe Aronson

Lors du dernier masse critique Babelio, je n'ai pas hésité une seule seconde à me positionner sur les mémoires d'Ivan Nabokov, neveu de Vladimir Nabokov (cousin germain de son père), publiées aux éditions Les Escales que je remercie vivement pour cet enrichissant et beau voyage, entre Paris et New York, dans le monde littéraire, culturelle, politique et cosmopolite d'un peu avant le milieu du XXème siècle à nos jours.
Ivan Nabokov dicte à Philippe Aronson ses mémoires, et sous nos yeux, sa vie se déroule aisément, ponctuée de belles anecdotes, agrémentée de touches d'humour et de passionnantes rencontres. On y découvre son enfance dans une famille issue de la noblesse russe mais ruinée, ses études en littérature, ses rencontres, ses amis fortunés qui lui ont ponctuellement sauvé la mise, ses voyages, ses parents et sa famille, son oncle Vladimir, son amour pour sa femme Claude, ses retours de lecture ... Une vie et une famille qui donnent vraiment le tournis, si je puis me permettre.
« La littérature, la musique, la peinture, la danse, le théâtre- telles ont toujours été mes préoccupations principales. Cela m'appartenait.Cela nous appartient. Mon père et ma mère ont connu tous ces artistes avant ma naissance. Et la culture occidentale était ma culture. »
... et enfin, sa vie passionnante et passionnée d'éditeur. Surnommé "l'oeil de Moscou" au début de sa carrière dans l'édition, il a découvert et fait découvrir en France de grands talents de la littérature. Il lance Toni Morrison, Tom Clancy, Stephen King, Mary Higgins Clark et fait connaître "Les versets sataniques" de Salman Rushdie, Henri Charrière avec son "Papillon", et "Les lettres" de Byron.

Érudition et légèreté (à l'instar par exemple des scénarios qu'il imagine pour venir à bout de Trump...) s'entrecroisent judicieusement, dynamisant ainsi la lecture.

J'ai découvert un homme intelligent, placide, cultivé, intéressant, agréable à lire, à écouter. 
Inspirant. 
En admiration, je finis cette lecture. 
Et une liste de livres à découvrir qui s'étend ;-)
Merci !

En exergue

Incipit
« Je suis né apatride en 1932 à Kolbsheim, près de Strasbourg. Mes parents avaient vingt-neuf ans, et séjournaient alors dans une dépendance du château de leurs amis les Grunelius.
Mon père, Nicolas Nabokov, était compositeur ; sa partition pour chœur et orchestre, Ode, Méditation sur la majesté de Dieu — une commande de Serge Diaghilev dansée par Serge Lifar — avait fait de lui quelques années plus tôt la coqueluche des aficionados de musique contemporaine. On parlait de lui dans les journaux. Il recevait des commandes. Ses œuvres étaient jouées en public.
Ma mère, Natalia, qu’on appelait Natasha, était née Shakovskoy, une famille princière issue de la dynastie Rurikovitch, quoique moins fortunée que les Nabokov, issus de la noblesse terrienne. 
Les deux familles avaient tout perdu à la Révolution, y compris leur nationalité ; c’est pourquoi nous étions apatrides. Notre situation était loin d’être atypique. »

« Alain Barbes, le collectionneur d'art, avait invité mon père à donner des conférences en Pennsylvanie, et nous y avons passé huit mois. C'est à cette période que mon père s'est acoquiné avec le poète Archibald MacLeish, l'imprésario Sol Hurok et le chorégraphe Léonide Massine ; et de leur collaboration est né Union Pacific, l'oeuvre sans doute la plus connue de mon père. »

« Parmi mes lectures, Le Vent dans les saules m'a fait pleurer. Mais l'auteur qui m'a sans doute le plus marqué durant mes années de collège, c'est Edith Nesbit, dont  j'ai dévoré la série Bastable - surtout The Story of the Amulet dans lequel une amulette égyptienne fait office de machine à remonter le temps et permet aux enfants héros de l'histoire de se balader à travers différentes époques révolues. Il me semble que tout ce que je sais aujourd'hui sur la Rome antique je l'ai appris dans ce livre. J'ai aussi beaucoup aimé la série Swallows and Amazons, d'Arthur Ransome, des histoires très entraînantes dans lesquels des enfants sans la moindre supervision partent à l'aventure en bateau à voile ; et naturellement, la série des Winnie l'ourson d'E.H.Shepard. »

« Iris Barry a constitué un fond cinématographique phénoménal. Tout comme Henri Langlois, elle a œuvré à la conservation voire la reconstitution (en ce qui concerne de nombreux films muets) de copies d'archives. Selon le New Yorker, Iris Barry est « l'héroïne secrète de l'histoire du cinéma. » À l'instar de Georges Balanchine pour la danse classique, elle a fait du cinéma un art sérieux, digne d'intérêt critique aux États-Unis, et grâce à elle le MoMA est devenu un lieu où toute l'histoire du cinéma était projetée quotidiennement. La programmation changeait tous les deux jours. »

« À Harvard nous devions apprendre à sauver quelqu'un de la noyade dans une piscine. Un jour j'ai nagé toute une longueur de bassin avec un camarade qui, me semblait-il, se débattait quand même beaucoup. Je m'étais trompé de gars. »

« Je me rappelle, j'avais six ans et lui quatre et j'étais très jaloux de son zeppelin en étain sur roulettes ; moi je n'avais qu'un zeppelin en bois, sans roulettes. Les enfants ne juraient que par les zeppelins à l'époque. (à propos  »

« Le marquis [de Cuevas] avait le goût des gestes et des événements extravagants. On pouvait croiser chez lui Coco Chanel, la reine mère d’Égypte, Maria Callas, Salvador Dali... En 1953, il a organisé « la fête du siècle », un bal au golf de Chiberta à Anglet, près de Biarritz, auquel trois mille personnes ont été conviées. Plus de quinze mille articles ont rapporté l'événement dans la presse ; le Vatican s'est même offusqué d'un tel étalage d'opulence (le marquis s'est fait pardonner en faisant d'importants dons au couvent des Bernardines). Dans la lueur de torches portées par des valets de pied, tout n'était que soieries, broderies, perruques poudrées ornées de pierreries...La danseuse et meneuse de revue Zizi Jeanmaire est arrivée à dos de chameau, vêtue d'un bikini de diamants. Quant au marquis, habillé par Pierre Balmain, le front ceint d'une couronne de raisons d'or, sceptre en main, son long manteau de pourpre ayant appartenu à Alphonse XIII, il campait (excusez du peu) le roi de la Nature ! »

« Les nouvelles de la Bourse sont catastrophiques. L'héritage de nos enfants s'envole. Et tous ces politiques qui mentent, qui attendent, qui ne font rien.
C'est peut-être parce que je suis américain, mais j'en veux tout particulièrement à Trump. Je voudrais mettre du LSD dans son Coca-Light. Et ce n'est pas tout. Parfois, pour m'aider à m'endormir, au lieu de compter les moutons j'imagine des scénarios dans lesquels j'ai le pouvoir de voler et de me rendre invisible - dans le but d'embêter et peut-être même de tuer Trump.
Dans un de mes scénarios, je suis doté d'un autre pouvoir magique : créer à volonté des crottes de chien. Le matin, Trump prend son petit-déjeuner, et hop une crotte de chien sur ses œufs au plat. 
Crotte de chien sur son oreiller. Crotte de chien sur son fauteuil. Crotte de chien partout. Au Congrès. Aux dîners d’État. Ça le rendrait fou. Et personne ne saurait expliquer ce phénomène. »

« Pour moi, les trois oeuvres qui ont changé l'histoire de la musique pour choeur sont les Vêpres de Monteverdi, la Messe en si mineur de Bach, et la Missa solemnis. Les Vêpres de Monteverdi, oeuvre très connue au XVIIème siècle, s'est ensuite perdue ; on l'a retrouvée trois cent ans plus tard. »

« Mais pour revenir à Trump, invisible je luis fais des croche-pattes - boum dans les escaliers. Toute cette viande en chute libre. Peut-être que ça le tuerait. Il faudrait que ce soit public, qu'on puisse le voir, qu'on le photographie, que ça passe en boucle à la télé. Des humiliations. C'est ça - et la mort - que je vais lui faire subir. Que les gens rient de lui. Car c'est un être immonde. Il est tellement plein de lui. Il se croit à la tête d'une entreprise et non d'un pays. »

« Je lisais les romans de Vladimir à leur sortie, ses nouvelles dans le New Yorker. J'avais de l'affection pour lui, et j'étais fier aussi de sa stature d'écrivain. C'était important. Vladimir était-il pervers ? Oui, je le crois. Même en personne, ça se sentait ; il y avait quelque chose de pervers en lui. Lolita est une espèce de perversion, naturellement. 
Tous les livres de Vladimir sont pervers. Dans La Défense Loujine, une jeune prodige des échecs veut se suicider mais n'y parvient pas car il est trop corpulent pour passer par la fenêtre. C'est plutôt pervers, non ? J'ai relu Vladimir il y a quelques années, et j'ai trouvé qu'il a en commun avec son héros Flaubert la fâcheuse habitude de mépriser ses personnages. »
« Côté littéraire figuraient à la programmation André Malraux et William Faulkner (ce dernier s'étant illustré, outre son état d'ébriété constant, en se plaignant amèrement d'avoir été logé dans le même hôtel que les interprètes de Four Saints in Three Acts, tous afro-américains). Mon père [à la tête du Congrès pour la liberté culturelle] avait accompli un travail colossal ; on en parlait dans tous les journaux. Ce festival [ festival de l'Œuvre est d'ailleurs encore aujourd'hui considéré comme l'un des plus grands événements culturels du XXème siècle, et j'ai pu impressionner mes amis mélomanes de Harvard avec les programmes du festival que m'envoyait Nicolas. »

« À la fin de l'été 1955, je suis allé à la Mostra de Venise avec Norman Krasna. C'était très excitant de voir toutes les stars, toute l'agitation. Norman, qui était là avec sa femme, m'a affirmé que Marilyn Monroe le laissait parfois embrasser ses seins. Ce qui naturellement m'a laissé rêveur. »

« Preminger était plutôt vulgaire. Nous avons déjeuné près de Cannes chez Lorraine Dubonnet, l'héritière de la marque, qui louait sa maison pour des tournages ; lieu très beau avec piscine, cela semblait parfait pour Bonjour tristesse. 
Sur le chemin retour, j'ai senti qu'un truc clochait. Entre deux secousses de notre voiture, j'ai dit à Preminger :
- Vous avez l'air contrarié, monsieur.
- Oui, m'a-t-il répondu, cette femme avec laquelle on vient de déjeuner. Elle s'est comportée avec moi comme si je l'avais sautée, mais je n'arrive plus à me souvenir si c'est vrai ou pas.
- Soyez rassuré, monsieur, c'est sûrement le cas, ai-je glissé.
Ce qui a semblé quelque peu le tranquilliser. »

« Bien entendu, j'ai eu terriblement envie de lire son tout nouveau roman, Lolita, qu'il n'avait pas réussi à faire éditer en Amérique. [...] Et je l'ai dévoré, sidéré par l'audace de sa voix et la beauté sinueuse, allitérative et dangereuse de sa prose. »

« Zika, qui démarrait alors sa carrière d'écrivain et journaliste francophone, m'a [...] assuré que le magnifique talent d'écrivain du cousin de mon père avait été gâché par une influence étrangère (à savoir juive), à savoir Véra. Zika détestait Véra. D'ailleurs, à la fin des années 1970 elle a publié en russe un livre (publié en français en 2005 chez l'Âge d'Homme) intitulé À la recherche de Nabokov, véritable réquisitoire contre Véra, ce qu'elle a avoué à Brian Boyd, biographe de Vladimir, sans oublier d'ajouter :
- Si vous me citez, je le nierai. »

« Nous étions très entourés à New York. La plupart de nos nombreux amis appartenaient à deux catégories distinctes : les émissaires du monde diplomatique (la délégation, comme disait Claude) - ambassadeurs, membres du consulat, conseillers culturels - et ceux du monde artistique - musiciens, écrivains, peintres, chorégraphes, éditeurs, galeristes... Nous avions également des amis purement et simplement riches. »

« Quoique viscéralement anticommuniste, j'ai néanmoins toujours été de gauche. Deux fois seulement dans ma vie j'ai dû voter à droite : pour Lindsay, qui se présentait à la mairie de New York contre O'Dwyer, un mafieux, en 1950 (j'ai même participé à la campagne, j'avais dix-huit ans) ; et en 2002 pour Chirac, contre Le Pen. »

« J'en avais moi aussi par-dessus la tête des Russes. Ce qui ne nous a pas empêchés tous deux d'être bouleversés par le roman de Boris Pasternak, Docteur Jivago, dont la publication en Occident - d'abord en Italie, puis en France, puis dans tous les pays anglophones - a été considérée en URSS comme un acte de haute trahison.
Claude a eu cette jolie formule pour le décrire : chaotique comme le rythme de la vie... Quand les jurés de Stockholm ont attribué le prix Nobel à Pasternak, la réaction en URSS a été très violente. Les attaques antisémites dans la presse se sont multipliées. Sans cesse vilipendé, Pasternak a été accusé d'être l'ennemi du peuple numéro un. J'en étais malade. J'étais certain qu'ils allaient le tuer. »

« Peter [mon frère] avait suivi sa passion de toujours - les Indiens d'Amérique - et il était devenu l'un des spécialistes reconnus dans ce domaine ; il avait publié des livres sur le sujet ; d'intenses pérégrinations et immersions au sein des populations indigènes, dans le Montana, au Nouveau-Mexique, dans le Dakota du Nord, dans l'Oklahoma, avaient fait de lui un aventurier du passé et du palimpseste caché qu'est l'Amérique. »

« Mon frère m'a appris que ces braves bêtes à la tête si expressive ont failli être exterminées à cause du commerce à outrance de leur pelage et qu'elles sont, avec les mésanges et les chimpanzés, les seuls animaux à maîtriser l'utilisation d'un outil. » (en parlant des loutres de mer)

« Parmi les premières choses que l'on se doit de faire lorsqu'on reprend les rênes d'un éditeur partant, c'est de lire les manuscrits non encore publiés mais déjà acquis par son prédécesseur, ce que j'ai naturellement fait, et l'un d'entre eux en particulier - un premier roman, un polar d'une Américaine nommée Mary Higgins Clark - m'a tenu en haleine jusqu'à deux heures du matin. J'ai fait quelques recherches et j'ai appris que MHC avait auparavant écrit des feuilletons pour la radio, ce qui expliquait la perfection redoutable avec laquelle elle savait conclure ses chapitres pour que le lecteur ne pense qu'à une seule chose : lire le suivant. Elle tirait les différents fils narratifs et les tricotait de manière tr_s adroite. Sa mécanique était extrêmement bien construite, le suspense implacable. »

« L'instinct commercial s'inscrivait dans l'ADN de sa famille : Albin Michel, son grand-père maternel, avait lui-même été précurseur en matière de lancements marketing... Mais surtout, Francis s'est évertué à rajeunir et moderniser la production de sa maison, en achetant par exemple en 1972, sur les conseils de Peter Israel, les droits français d'un roman aussi brutal et controversé que Last Exit to Brooklyn. Il fallait oser, car cet Hubert Selby toxicomane et bisexuel détonnait franchement lorsqu'il est venu se glisser dans le catalogue, à deux encablures de l'un des auteurs phares de la maison, connu pour ses fameuses Allumettes suédoises : Robert Sabatier. »

« Doris [Lessing] avait de la folie ; elle avait de l'instinct. Lorsqu'elle écrivait en écoutant cet instinct, lorsqu’elle décortiquait les rapports humains, sans essayer de faire passer un message politique ou de verser dans la science-fiction, elle était formidable. Sa nouvelle La Chambre 19 est absolument brillante. La plupart de ses nouvelles le sont ; les nouvelles africaines pour ne citer qu'elles. On oublie alors les maladresses de son style. Selon Bob Gottlieb, son éditeur américain chez Knopf, nul autre auteur majeur n'a jamais écrit une prose aussi malhabile. »

« Le Conservateur, le roman de Nadine [Gordimer] qui lui a valu le Booker Prize en 1974, évoque l'existence d'un homme de droite opposé à l'abolition de l'apartheid, et qui finit seul. C'est très beau. Je dirais même que c'est son chef-d'oeuvre.  
L'oeuvre de Nadine frappe par son humanité. Elle a beaucoup d'amour, de respect, d'empathie pour ses personnages ; jamais elle ne les méprise. Ses personnages existent vraiment. Ils restent avec vous après la lecture. »

« Toni Morrison était un auteur que je connaissais depuis son passage chez Random House en tant qu'éditrice, et je suivais ce qu'elle faisait. C'était une personnalité impressionnante, elle en imposait, et c'est d'ailleurs grâce  sa volonté et son entregent que des portes se sont ouvertes à d'autres Noirs, dans ce milieu de l'édition incroyablement blanc. Et lorsqu'elle s'est mise à écrire, son style incantatoire et indigné charriait tant d'émotion, il était si chargé du poids de l'Histoire et d'un sens aigu de l'injustice, que sa carrière d'écrivain a décollé. »

Quatrième de couverture



Éditions Les Escales, collection Domaine français, janvier 2021
172 pages

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire