jeudi 18 février 2021

L'autre qu'on adorait ★★★★☆ de Catherine Cusset


🎶 Avec le temps
Avec le temps, va, tout s'en va
On oublie le visage et l'on oublie la voix
Le cœur, quand sa bat plus, c'est pas la peine d'aller
Chercher plus loin, faut laisser faire et c'est très bien
Avec le temps
Avec le temps, va, tout s'en va
L'autre qu'on adorait, qu'on cherchait sous la pluie
L'autre qu'on devinait au détour d'un regard
Entre les mots, entre les lignes et sous le fard
D'un serment maquillé qui s'en va faire sa nuit
Avec le temps tout s'évanouit 🎶
....

Un livre consacré à la perte d'un ami suicidé (on l'apprend dès le prologue), écrit comme on écrirait une éloge funèbre. Catherine Cusset s'adresse, avec un tutoiement,  à Thomas Bulot, un jeune universitaire brillant, ami de son frère et qui a été son amant, puis son ami. 
Le tutoiement est à appréhender, il peut surprendre. Un détail, parce que l'écriture de Catherine Cusset est très belle.
Sans aucune concession, elle retrace la vie de Thomas, la fin du lycée en 1986, son parcours universitaire chaotique aux États-Unis, ses amours fous et sincères, ses doutes et ses espoirs, ses excès, ses abus... Un homme adoré de beaucoup, un  « être poétique » comme il se définissait lui-même, une personnalité mouvante, qui rattrapée par certains troubles psychologiques et la détresse qu’ils engendrent, se cogne et sombre ...
« Tu es parfois sujet à des accès de dépression pendant lesquels ta vision du monde est d’un pessimisme absolu. C’est le cas en ce moment. Tu as hésité à me parler de cette humeur qui envahit ta vie, telle une marée noire et tue en toi tout désir, de ce vide qui t’engloutit comme des sables mouvants. »
Un livre qui fourmille de citations littéraires, Proust notamment - Thomas écrit une thèse sur "Proust et le classicisme" -, et de références musicales. 

Catherine Cusset rend un très bel hommage à cet ami disparu, un hommage poignant, empreint de vérité et écrit dans un style acéré. Elle se souvient de ce beau parcours de vie, elle le retranscrit avec lucidité, elle interroge aussi...
« Tu vas mieux. Sans raison. Ton énergie revient avec le printemps. Quand tu te réveilles le matin, la journée ne t’apparaît plus comme un désert impossible à traverser. »
J'ai dévoré ce livre mais un petit hic, malgré tout, je m'attendais à davantage d'empathie de la part de l'autrice/narratrice, de charge émotionnelle. L'emploi du "tu" y est certainement pour quelque chose. Néanmoins, une belle lecture.

« Allongés par terre dans ta chambre, vous écoutez The Cure ou, en chantant à tue-tête, Ferré, Reggiani, Brel, Dutronc et Serge Gainsbourg. Vous chantez aussi faux et fort l’un que l’autre, vous hurlez en imitant les mimiques faciales du vieux Léo aux tempes grisonnantes que vous avez vu à la télévision, et son poing qui s’abat quand il bute sur le mot « peinard » : Avec le temps… Avec le temps va, tout s’en va / Et l’on se sent blanchi comme un cheval fourbu / … »

« D’un commun accord on baptise cette relation naissante « amitié érotique ». Il ne s’agit pas d’amour. Le sentiment qui nous lie est léger et joyeux. Personne ne doit savoir ce qui se passe entre nous, surtout pas mon frère et sa bande de copains. »

« Notre maisonnette te paraît un palace par rapport à ton trou à rats d'Harlem, avec ses quatre chambres à l'étage, toutes petites mais lumineuses, dont les fenêtres à guillotine donnent sur le ciel bleu et le jardin vert vif qui sent bon l'herbe coupée. Elle est à cinquante mètres de la mer. Tu découvres une côte découpée qui ressemble à celle de la Normandie et de la Bretagne. En fin d'après-midi Alex sert l'apéritif dans le jardin. Il fait frisquet, tu lui empruntes un pull marin, vous parlez du jeune gouverneur de l'Arkansas que personne ne connaissait il y a un an, qui a grandi dans la pauvreté et qui vient d'être élu président : un de ces destins fabuleux que permet l'Amérique. Alex met en route le barbecue et grille des brochettes d'agneau dont l'appétissant fumet caresse tes narines. Un whisky dans une main, une cigarette dans l'autre, appuyé contre le dossier d'une confortable chaise longue en bois, tu entends pépier un moineau. »

« [...] tu passes [...], dans une petite communauté de musiciens, trois semaines aussi intenses que le voyage au Japon, peut-être même plus intenses, puisque le seul vrai voyage, comme le dit Proust, ne consiste pas à aller vers de nouveaux paysages mais à voir l'univers avec les yeux et les oreilles d'un autre, et que c'est par l'art que « nous volons vraiment d'étoiles en étoiles. » Tu constates à Dijon ce que tu n'aurais jamais cru possible il y a un an devant la tombe de ta mère : tu es heureux. Proust n'écrit-il pas dans son Carnet de 1908 que « le bonheur n'est qu'une certaine sonorité des cordes qui vibrent à la moindre chose et qu'un rayon fait chanter » ? »

« Cette année tu as suivi le cours d’un grand professeur de français sur Baudelaire, et tu t’es rappelé ton unique amour : la littérature. Gagner de l’argent n’est pas une motivation suffisante : tu veux la liberté de lire, de penser et d’écrire. L’Amérique a cela de merveilleux qu’il n’est pas trop tard pour changer de voie. Comme Élisa, comme moi, tu vas t’inscrire en doctorat de lettres en postulant pour une bourse et tu deviendras professeur, pas en France, mais aux Etats-Unis où l’accès aux postes est fondé sur le mérite, où un universitaire est princièrement traité, le métier prestigieux et la liberté de l’esprit respectée. »

« Tu ne peux même pas aller te reposer dans la petite maison du Connecticut car nous avons déménagé et vivons provisoirement dans un endroit du New Jersey inaccessible autrement qu’en voiture. En congé sabbatique cette année, je circule entre les Etats-Unis et la France. Un après-midi de novembre où tu me retrouves dans un café du Village, tu me révèles ce que tu n’as dit à personne : tu es parfois sujet à des accès de dépression pendant lesquels ta vision du monde est d’un pessimisme absolu. C’est le cas en ce moment. Tu as hésité à me parler de cette humeur qui envahit ta vie telle une marée noire et tue en toi tout désir, de ce vide qui t’engloutit comme des sables mouvants. En nommant ce néant, tu tentes de lui donner une existence, de le mettre à distance, de construire une défense. Mais quel rapport entre ce noir d’encre qui te submerge quand tu es seul et ces mots que tu prononces devant un cappuccino, dans un café de New York, face à un visage ami ? »

« La femme que nous aimons est « une image, une projection renversées, un "négatif" de notre sensibilité », écrit Proust dans À l'ombre des jeunes filles en fleurs. Rien de plus juste. La souffrance que t'inflige Olga est l'image latente de ton amour. Si tu parviens à accepter ce qu'elle exige de toi, cet amour aura une force herculéenne. Mais tu reviens malgré toi buter contre ce petit fait qui ne s'emboîte dans une aucune logique pouvant lui donner un sens favorable. Le téléphone portable, c'est le seul moyen de la joindre à tout moment et de savoir où elle est. Quelle autre raison qu'une double vie pourrait motiver son refus ? Avec qui est-elle en ce moment, alors que son répondeur à la maison se déclenche et qu'elle ne décroche pas, même en entendant ta voix ? Insatiable comme elle est, lui suffis-tu ? Swann se trompait-il quand son intuition lui disait qu'Odette était infidèle ? »

« Tu ne la comprends pas mais tu l'aimes. Tu ne pouvais aimer qu'une Russe, c'est l'évidence. Une femme qui te comble autant qu'elle te torture, une femme dont l'âme a des méandres où tu te perds et avec qui l'amour est un mystère sacré. »

« Ce qui compte, c'est ce que tu sens quand tu écoutes l'adagio du Quinzième Quatuor de Beethoven [...]. C'est là qu'est ta vérité ; ta vie. Toi, ton vrai toi, ton être poétique, celui qui rit avec un ami, regarde une femme, un ciel ou un tableau, est absent de ces pages. Si tu aimes tant Proust, c'est pour son intuition fondamentale : la vie véritable est dans les fragments de temps qui échappent au temps. 
La fameuse madeleine n'est rien d'autre que la rencontre du présent et du passé qui permet de sortir de l'angoisse de la mort en n'étant ni dans le passé ni dans le présent mais entre les deux. Cette phrase du "Temps retrouvé" s'est imprégnée en toi : « Une minute affranchie de l'ordre du temps a recréé en nous pour la sentir l'homme affranchi de l'ordre du temps. Mon texte, c'était l'anti-Proust. » »

« Proust encore :  « Il y a dans ce monde où tout s'use, où tout périt, une chose qui tombe en ruines, qui se détruit encore plus complètement, en laissant encore moins de vestiges que la Beauté : c'est le Chagrin. » »

« ... Richmond. C'est une ville attachante. Du Sud, avec un ciel méditerranéen, un magnifique automne. Elle te change des villes blanches qu'étaient Portland et Salt Lake City. Ancienne pour l'Amérique, elle a une histoire : c'est là que fut voté en 1786 le règlement pour la liberté religieuse rédigé par Thomas Jefferson qui institua la séparation de l’Église et de État. Et c'est à Richmond qu'a grandi celui qui fut un des héros de ton enfance, le champion de tennis Arthur Ashe. De la ségrégation au sida, sa vie est comme un concentré de l'histoire des États-Unis dans la seconde moitié du vingtième siècle : toi qui as toujours été fasciné par les prouesses sportives, tu te demandes si tu n'as pas là un sujet en or, qui pourrait donner un roman formidable, qui deviendrait ensuite un film hollywoodien.
Le casque sur la tête, Nina Simone, Betty Carter ou Keith Jarrett dans les oreilles, tu sillonnes à vélo cette ville qui n'était qu'une entité abstraite quand tu y as débarqué en août et qui devient, au fil de ta dérive sur l'une et l'autre rive de la James River, un agrégat d'images, de musées, de parcs, de quartiers à l'identité bien distincte. Ici et là tu t'arrêtes, surpris par une maison ancienne qui a survécu à l'incendie de la ville par les Anglais, ou par un porche en fonte ouvragée. Au musée des Beaux-Arts tu es ému de trouver des oeuvres de Poussin et de Delacroix : un petit bout de chez toi, si loin. Tu vas voir des films au Byrd Theater, au Landmark Theater, au Carpenter Center, dont tu admires les façades Art nouveau. »

« Je suis ton amie, je ne suis pas méchante, tu l’as compris. Mais comme j’ignore la fragilité, comme j’ignore le mal qu’on fait à l’autre en posant le doigt sur ses zones les plus sensibles et en appuyant dessus ! Ma pauvre petite fille qui n’a pas cinq ans, tu as peur pour elle, peur que son bulldozer de mère ne l’écrase sans même s’en rendre compte. Peut-être n’écriras-tu rien, mais au moins tu ne feras ce mal-là à personne. Tu te préfères dans la peau du bouffon pathétique que dans celle d’une femme qui te donne à lire un tel texte en te demandant ton avis “littéraire”. Un texte qui n’est pas seulement blessant, mais mauvais. Tu es partial, soit, puisqu’il s’agit de toi, mais tu n’as aucun doute. »

« Après t’être terré tout l’automne et l’hiver, tu t’éveilles avec le printemps. Tu commences à connaître ce rythme, le très haut suivi du très bas, les montagnes russes des émotions, le bonheur du printemps et de l’été suivi du désastre de l’automne et de l’hiver, suivi d’un nouveau printemps. Proust retrouve le temps, et toi la joie. Sans doute est-ce le rythme de la vie…»

« Malgré la mort, malgré le deuil, vous êtes follement amoureux l'un de l'autre. Ou à cause de ? « Les "quoique" sont toujours des "parce que" méconnus  », écrit, dans "À l'ombre des jeunes filles en fleurs", celui qui a tout compris, tout pensé, tout dit. »

« Quand nous dînons en tête à tête ce soir-là, tu me racontes septembre et ton désir de suicide. Je n’ai pas l’air trop inquiète, pas même quand tu me dis avoir penser à mettre un sac de plastique sur ta tête comme mon beau-père pour ne pas te louper. Tu remarques mon imperceptible haussement d’épaules, comme si je trouvais indécent d’oser te comparer à mon beau-père qui est passé à l’acte. C’est vrai que, vue de New York, de ce restaurant de Chinatown où tu dégustes un poulet au sésame dont tu trouves la saveur exquise, ta dépression de Venise ne parait pas mortelle. »

Quatrième de couverture

« Quand tu penses à ce qui t’arrive, tu as l’impression de te retrouver en plein David Lynch. Blue Velvet, Twin Peaks. Une ville universitaire, le cadavre d’un garçon de vingt ans, la drogue, la police, une ravissante étudiante, une histoire d’amour entre elle et son professeur deux fois plus âgé : il y a toute la matière pour un scénario formidable.
Ce n’est pas un film. C’est ta vie. »

L’autre qu’on adorait fait revivre Thomas, un homme d’une vitalité exubérante qui fut l’amant, puis le proche ami de la narratrice, et qui s’est suicidé à trente-neuf ans aux États-Unis. Ce douzième roman de Catherine Cusset, où l’on retrouve l’intensité psychologique, le style serré et le rythme rapide qui ont fait le succès du Problème avec Jane, de La haine de la famille et d’Un brillant avenir, déroule avec une rare empathie la mécanique implacable d’une descente aux enfers.

Éditions Gallimard, collection Blanche, août 2016
300 pages
Finaliste du prix Goncourt 2016

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