mercredi 22 juin 2016

Certaines n'avaient jamais vu la mer de Julie Otsuka****


Editions Phébus, Août 2012
144 pages
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Carine Chichereau
Titre original : "The Buddha in the Attic", 2011
PRIX FEMINA ÉTRANGER 2012

4ème de couverture


L’écriture de Julie Otsuka est puissante, poétique, incantatoire. Les voix sont nombreuses et passionnées. La musique sublime, entêtante et douloureuse. Les visages, les voix, les images, les vies que l’auteur décrit sont ceux de ces Japonaises qui ont quitté leur pays au début du XXe siècle pour épouser aux États-Unis un homme qu’elles n’ont pas choisi.
C’est après une éprouvante traversée de l’océan Pacifique qu’elles rencontrent pour la première fois celui pour lequel elles ont tout abandonné. Celui dont elles ont tant rêvé. Celui qui va tant les décevoir. 
À la façon d’un chœur antique, leurs voix se lèvent et racontent leur misérable vie d’exilées… leur nuit de noces, souvent brutale, leurs rudes journées de travail, leur combat pour apprivoiser une langue inconnue, l’humiliation venue des Blancs, le rejet par leur progéniture de leur patrimoine et de leur histoire… Une véritable clameur jusqu’au silence de la guerre. Et l’oubli.



Certains d’entre eux laissèrent un nom 

qu’on cite encore avec éloge.

D’autres n’ont laissé aucun souvenir
et ont disparu comme s’ils n’avaient jamais existé.

Ils sont comme n’ayant jamais été, 

Et de même leurs enfants après eux.

L’Ecclésiaste, 44: 8-9


Mon avis ★★★★☆ (3,5)


L'auteure met en lumière une page sombre de l'histoire américaine et peu connue, qui couvre le début du XXème siècle, avant la deuxième guerre mondiale. Des mariages arrangées étaient organisées entre des japonaises et des américains, ces derniers se faisant passés pour de riches hommes, bien installés, envoyant des portraits les mettant en valeur et suscitant beaucoup d'espoir auprès des Japonaises. 
Un piège bien "puant", elles s'en rendront vite compte.
Elles deviendront femmes des champs, femmes de ménages et plus si affinités, femmes d'autres hommes et nourriront chacune le rêve de quitter ce pays pour un autre ou rentrer chez elle. 
Parce-que, comme l'évoque très bien l'auteure, quitter son pays natal, est toujours une déchirure, une souffrance, et parfois, comme ce fût le cas pour ces Japonaises, dramatique. Elles sont devenues des esclaves : Ils importent ces filles du Japon pour avoir la main-d'oeuvre gratuite.
Les Japonais cohabitent difficilement avec les Américains, qui (certains) font preuve de racisme à leur égard.
"Nous nous faisions tout petit - Si tu restes à ta place ils te laisseront tranquille - et faisions de notre mieux pour ne pas les offenser. Pourtant, ils nous donnaient du fil à retordre. [...] Leurs enfants nous jetaient des pierres. Leurs serveurs s'occupaient toujours de nous en dernier. Les ouvreuses nous faisaient monter en haut, au deuxième balcon, où elles nous donnaient les plus mauvaises places de la salle. "Le paradis des nègres", comme elles appelaient cela. Leurs coiffeurs refusaient de nous couper les cheveux. "Trop durs pour nos ciseaux". Leurs femmes nous demandaient de nous éloigner d'elles dans l'omnibus lorsque nous étions trop près." 
L'apprentissage de la langue est compliquée pour elle étant donné leurs conditions de vie.

Le choix narratif est troublant, l'auteure rassemble dans un "nous" toutes les voix de ces japonaises exilées, (y compris la sienne, ou celle d'une femme de sa famille) et raconte d'une seule voix, sans effets de langage leurs destins, leurs multiples grossesses, la mortalité infantile élevée, les abus sexuels, le désespoir de certaines...Certains destins furent plus enviables que d'autres, si peu. 

Le procédé est intéressant mais il est devenu pour moi, au fil de ma lecture, lassant; à chaque chapitre, les destins de chacun (femmes, maris, enfants) sont listés, celà manque de surprise, et ne m'a pas permis d'accrocher autant à la lecture que je l'aurais souhaité. 

Elle emploie le "nous" des Japonaises, mais pas seulement, dans le dernier chapitre, le "nous" est réservé aux Américains, qui se pose la cruelle question : Où sont passés les Japonais ? Que leur est-il arrivé ? Sont-il partis de leur plein gré ?
Parce qu'il est aussi question dans ce roman, des camps d'internement des Japonais, alors que le Japon entre en guerre en 1941. S'installent alors suspicions, délations, couvre-feux dans les quartiers japonais. L'atmosphère est pesante et brillamment rendue par l'auteure. 

In fine, un roman dense, sobre, tragique qui traite d'un sombre pan de l'histoire américaine.
Poignant, mais pas assez accrocheur, à mon goût, j'ai peut-être manqué de concentration, déstabilisée par l'effet de répétition peut-être.
Mais lisez-le, si ce n'est pas déjà fait, pour vous faire votre propre idée, et parce que le sujet mérite que ce livre soit lu de nous tous ! 

Extraits & Citations


"Alors nous cherchions notre mère car nous avions de tout temps dormi entre ses bras. Dormait-elle en ce moment ? Rêvait-elle ? Songeait-elle à nous nuit et jour ? Marchait-elle toujours trois pas derrière notre père dans la rue, les bras chargés de paquets, alors que lui ne portait rien du tout ? [...] Nous avait-elle bien appris tout ce dont nous avions besoin ?" p.14

"Les gens là-bas, disait-on, ne se nourrissaient que de viande et leur corps était couvert de poils (nous étions bouddhistes pour la plupart donc nous ne mangions pas de viande et nous n'avions de poil qu'aux endroits appropriés). Les arbres étaient énormes. Les plaines, immenses. Les femmes, bruyantes et grandes [...] Leur langue était dix fois plus compliquée que la nôtre et les coutumes incroyablement étranges. Les livres se lisaient de la fin vers le début et on utilisait du savon au bain. On se mouchait dans des morceaux de tissu crasseux [...] Le contraire du blanc n'était pas le rouge mais le noir..." p.15

"Une autre a rempli de pierres les manches de son kimono de mariage en soie blanche puis elle est entrée dans la mer, et nous prions pour elle chaque jour." p.57

"Mais même la plus jolie d'entre nous savait que nos jours étaient comptés, car dans notre profession à vingt ans soit on est finie, soit on est morte." p.59

"Mais en attendant nous resterions en Amérique un peu plus longtemps à travailler pour eux, car sans nous, que feraient-ils ? Qui ramasserait les fraises dans leurs champs ? [...] Qui baigneraient leurs anciens ? Qui écouteraient leurs histoires ? Qui préserverait leurs secrets ? Qui chanterait pour eux ? Qui danserait pour eux ? Qui pleurerait pour eux ? Qui tendrait l'autre joue ...? (...) leur pardonnerait ?Un imbécile, forcément " p.64

"On n'est rien qu'un tas de têtes de bouddhas." p.87

"Certains des nôtres sont partis en pleurant. Et certains en chantant. (..) D'autres sont partis en silence, tête baissée, pleins de gêne et de honte. (...) Un autre ... en s'aidant de béquilles, sa casquette des vétérans de l'armée américaine bien enfoncée sur la tête. "Personnes ne gagne, à la guerre. Tout le monde perd", disait-il. " p.115

"Aux premières gelées, leurs visages commencent à se brouiller, à s'effacer de nos mémoires. Leurs noms nous échappent. C'était Mr Kato ou Sato ? Les lettres cessent d'arriver. Nos enfants, à qui ils manquaient tant, ne nous demandent plus où ils se trouvent. Les plus jeunes se souviennent à peine d'eux." p.138











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