jeudi 23 juin 2016

Un soupçon légitime de Stefan Zweig****


Editions Grasset, Octobre 2009
66 pages 
Publication originale de façon posthume en 1987, "War er es"

Un soupçon légitime est une nouvelle de Stefan Zweig, probablement écrite entre 1935 et 1940 et publiée de façon posthume en 1987 (source Wikipedia).

4ème de couverture


Betsy et son mari, couple de jeunes retraités, mènent une existence solitaire et tranquille jusqu’au jour où emménagent leurs nouveaux voisins, les Limpley. John Charleston Limpley est un homme débordant d’enthousiasme, bavard et expansif, qui attire immédiatement la sympathie. Cette vitalité se révèle pourtant vite épuisante, y compris pour sa propre femme. Pour la réconforter, Betsy lui offre un chiot, Ponto. Limpley se prend d’une passion dévorante pour l’animal. Les rôles s’inversent et Ponto devient le maître, habitué à voir ses moindres caprices satisfaits. Betsy ne supporte pas cette tyrannie, et ses relations avec les Limpley se refroidissent. C’est alors que Mrs. Limpley tombe enceinte. Limpley oublie son chien et, toujours dans la démesure, se consacre tout entier à sa femme et à sa fille. Ponto, délaissé, ne comprend pas cette indifférence et éprouve bientôt une rancœur grandissante à l’égard de son maître et de l’enfant…

Mon avis ★★★★☆


Waouh ! Quelle nouvelle ! Elle méritait amplement d'être tirée de l'oubli et publiée.

Tout comme Didier Van Cauwalaert, avec Jules, dans cette nouvelle, Stefan Zweig met en scène un chien (et deux couples, en huis-clos). Mais là s'arrête la comparaison. Ponto n'est pas Jules. Ponto devient rapidement un chien  agressif, tyrannique, et finit en véritable psychopathe.
La quatrième de couverture en dit trop à mon goût, et je me suis  lancée dans cette lecture en étant quasi certaine de l'issue.
Mais ce n'est qu'un détail, cela n'a pas été dérangeant finalement. L'analyse des personnages et la montée en puissance de la tension est bien plus importante que la "chute" à mon sens.

Les descriptions sont tellement opportunes, que l'auteur nous embarque sans difficulté dans son décor, il a l'art et la manière de mettre en avant les caractères, les sentiments humains (et animaux), que s'en est troublant de vérité et d'humanité. La psychologie des personnages est décortiquée à merveille, avec une  justesse et une acuité indéniable, et en si peu de mots. Le personnage de Limpley, le maître de Ponto, est l'incarnation même du monomaniaque, excessif, abusif, dont l'attitude extrémiste (ridicule .. magnifiquement bien tournée en dérision par l'auteur) ne sera pas sans conséquence.

Le couple de retraités, les voisins de Limpley et de sa femme, vont apporter leur soutien à cet autre couple quelque peu "bancal", j'ai beaucoup aimé les personnages qu'ils incarnent, leur penchant pour le calme et la campagne, leur analyse, leur complémentarité, leur soutien mutuel.

Cette nouvelle m'a beaucoup plu, j'y ai retrouvé avec plaisir l'élégance du phrasé de cet auteur et même si j'ai été moins embarquée qu'à la lecture de "La confusion des sentiments", "Un soupçon légitime" est malgré tout un petit bijou de psychologie qui fait monter la tension crescendo et tient en haleine jusqu'au bout. Lu d'une traite, très (trop) vite, les phrases glissent sous nos yeux, élégantes, inégalables. L'auteur sait jouer avec les sentiments du lecteur, pour mon plus grand bonheur !

Ma prochaine lecture de Stefan Zweig sera "Voyage dans le passé". Si vous avez lu ce livre, dites-moi ce que vous en avez pensé ?

Extraits 


"Parce que son coeur chaleureux, qui débordait, et donnait l'impression d'exploser sans cesse de sentiment, le rendait altruiste, il s'imaginait que pour tout le monde l'altruisme allait de soi, et il fallait déployer des trésors de ruse pour se soustraire à son oppressante bonhomie. Il ne respectait ni le repos ni le sommeil de qui que ce soit, parce que, dans son trop-plein d'énergie, il était incapable d'imaginer qu'un autre pût être fatigué ou de mauvaise humeur, et on aurait secrètement souhaité assoupir, au moyen d'une injection quotidienne de bromure, cette vitalité magnifique, mais guère supportable, afin de la faire revenir à un niveau normal. Il m'arriva souvent de choquer mon mari en lui faisant remarquer que, lorsque Limpley était assis une heure chez nous – en réalité, il ne restait pas assis, mais n'arrêtait pas de se relever d'un bond pour parcourir en trombe la pièce de long en large -, d'instinct la fenêtre s'ouvrait toute seule, comme si l'espace avait été surchauffé par la présence de cet homme dynamique qui avait en lui quelque chose de barbare. Tant qu'on se trouvait en face de lui et qu'on regardait ses yeux clairs, bons et même débordants de bonté, il était impossible de lui vouloir du mal; ce n'était qu'après, à bout de force, qu'on éprouvait l'envie de le vouer à tous les diables." p.19/20


"Qu'ils aillent au diable, lui et son bonheur! "[...] 
C'est un scandale d'être heureux de façon si ostentatoire et d'exhiber ses sentiments avec autant de sans-gêne. Ça me rendrait folle, moi, un tel excès, un tel abcès de bienséance. Ne vois-tu donc pas qu'en faisant étalage de son bonheur, il rend cette femme très malheureuse, avec sa vitalité meurtrière?" p.22/23
"Ce n'était donc pas du tout méchanceté ou infidélité conscientes de sa part s'il oubliait d'emmener Ponto en promenade ou de s'occuper de lui; ce n'était que la confusion d'un homme très passionné et comme prédisposé à la monomanie, qui, de tous ses sens, toutes ses pensées et tous ses sentiments, se vouait à corps perdu à une seule chose." p.47
"Le regard d'un animal, en cas de détresse extrême, peut devenir beaucoup plus émouvant, j'aimerais presque dire beaucoup plus éloquent, que celui d'un être humain, car nous confions aux mots, ces intercesseurs, l'essentiel de nos sentiments, de nos pensées, tandis que l'animal, qui ne maîtrise pas la parole, est obligé de concentrer toute son expression dans sa pupille." p.54

"[...] quand règne un bonheur parfait et sans nuage dans votre voisinage, il jette automatiquement une lumière bienfaisante autour de votre propre maison." p.66
"La lune voguait haut dans le ciel, force sereine, comme poussée par un vent invisible à travers un corridor de nuages qu'éclairait sa lumière argentée, et chaque fois qu'elle surgissait, pure et opalescente, tout le jardin s'illuminait comme drapé de neige." p.67


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