Edition Gallimard - Date de parution : Février 2008
256 pages
PRIX DES LECTEURS DU TÉLÉGRAMME 2009
PRIX DE LA LANGUE FRANÇAISE 2008
PRIX FRANÇOIS-MAURIAC DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE 2008
PRIX MARGUERITE-DURAS 2008
4ème de couverture
«La photo en noir et blanc d'une petite fille en maillot de bain foncé, sur une plage de galets. En fond, des falaises. Elle est assise sur un rocher plat, ses jambes robustes étendues bien droites devant elle, les bras en appui sur le rocher, les yeux fermés, la tête légèrement penchée, souriant. Une épaisse natte brune ramenée par-devant, l'autre laissée dans le dos. Tout révèle le désir de poser comme les stars dans Cinémonde ou la publicité d'Ambre Solaire, d'échapper à son corps humiliant et sans importance de petite fille. Les cuisses, plus claires, ainsi que le haut des bras, dessinent la forme d'une robe et indiquent le caractère exceptionnel, pour cette enfant, d'un séjour ou d'une sortie à la mer. La plage est déserte. Au dos : août 1949, Sotteville-sur-Mer.»
Au travers de photos et de souvenirs laissés par les événements, les mots et les choses, Annie Ernaux donne à ressentir le passage des années, de l'après-guerre à aujourd'hui. En même temps, elle inscrit l'existence dans une forme nouvelle d'autobiographie, impersonnelle et collective.
Mon avis
En voici un pour commencer (extrait page 239) :
"La forme de son livre ne peut donc surgir que d'une immersion dans les images de sa mémoire pour détailler les signes spécifiques de l'époque [...] dans laquelle elles se situent [...] Ce que ce monde a imprimé en elle et ses contemporains, elle s'en servira pour reconstituer un temps commun, celui qui a glissé d'il y a si longtemps à aujourd'hui[...].
Ce ne sera pas un travail de remémoration [...] Elle ne regardera en elle-même que pour y retrouver le monde, la mémoire et l'imaginaire des jours passés du monde, saisir le changement des idées, des croyances et de la sensibilité, la transformation des personnes et du sujet [...]."
Et c'est ce qui nous attend, nous lecteurs, une couche de mémoires, une fresque de 45 ans de l'Histoire, de l'après-guerre à nos jours, un mouvement de génération dans lequel, la narratrice, à la 3ème personne, s'intègre, s'identifie, s'interroge, se fond. Nous sommes témoin de la recherche d'un moi hors de l'Histoire et c'est à travers le portrait des photos souvenirs que ce moi s'intercale dans le récit.
Nous devenons les spectateurs des événements historiques de sa vie.
De Gaulle, la montée du syndicalisme, Mai 68, Saddam Hussein qui envahit le Koweït, Tchernobyl, la chute du mur, la Yougoslavie "à feu et à sang", les fléaux (sida, chômage ...), les conflits au Rwanda, Maastricht, le 11 septembre, les élections, les nouvelles lois ... et puis l'émergence d'une société de consommation. Elle en fait un véritable plaidoyer :
"Les gens ne s'interrogeaient pas sur leur utilité, ils avaient simplement envie de les avoir" p.90
La nouveauté répondait plus à une curiosité qu'à un besoin.
"Rien du corps humain, de ses fonctions, n'échappait à la prévoyance des industriels [...] C'était une dictature douce et heureuse contre laquelle on ne s'insurgeait pas, il fallait seulement se protéger de ses excès, éduquer le consommateur, définition première de l'individu [...] La sollicitude de la grande distribution allait jusqu'à mettre à la disposition des pauvres des rayons de produits en vrac et bas de gamme, sans marque, corned-beef, pâté de foie, qui rappelaient aux nantis la pénurie et l'austérité des anciens pays de l'Est". p.218/219
Le ton est donné, il est froid, quasi étouffant. Si vous recherchez, en ce moment, plutôt un récit vibrant, empreint d'humour, de sentiments et de rêveries alors passez votre chemin.
J'aime ce ton. J'en suis admirative. Annie Ernaux m'impressionne par ses écrits ... plats, qui ne laissent transmettre aucun sentiment, et qui pourtant touchent exactement là où ça fait mal. Elle tape juste; je me retrouve dans ses arguments face à la société de consommation à outrance, et sa lutte féministe quoique tempérée dans ce récit.
Je peux comprendre que l'absence d'émoi soit dérangeant, et on pourrait même très légitimement se demander si Annie Ernaux n'est pas passée à côté de sa vie, si elle ne l'a pas simplement subie.
Ces récits, une fois refermés, et c'est encore le cas de celui-ci, me donnent un élan d'espoir, une envie de vivre pleinement, de savourer chacun de ces petits moments qui rendent heureux.
Merci Annie Ernaux, je reste admirative de votre travail, que j'imagine, sans aucun doute, douloureux. Quel courage !
Citations & Extraits
"Comme toute langue, elle hiérarchisait, stigmatisait, les feignants, les femmes sans conduite, les "satyres" et vilains bonshommes, les enfants "en dessous", louait les gens "capables", les filles sérieuses, reconnaissait les haut placés et grosses légumes, admonestait, 'la vie te dressera'." p. 33
"On vivait dans la proximité de la merde. Elle faisait rire." p.39
La "digestibilité" des aliments, les vitamines et la "ligne" commençaient à importer. On s'émerveillait d'inventions qui effaçaient des siècles de gesses et d'efforts, inauguraient un temps où, disaient les gens, on n'aurait plus rien à faire." p.42
"L'époque, disaient les gens, n'est pas la même pour tout le monde." p.44
"Les riches disaient des vendeuses et des dactylos trop bien vêtues "elle a toute sa fortune sur son dos"." p.47
"Le champ des désirs et des interdictions devenait immense. La possibilité d'un monde sans péché s'entrouvrait. [...]
Elvis Presley, Bill Haley, Armstrong, les Platters incarnaient la modernité, l'avenir, et c'était pour nous, les jeunes, et nous seuls qu'ils chantaient, laissant derrière les vieux goûts des parents et l'ignorance des péquenots, Le pays du sourire, André Claveau et Line Renaud. On se sentait appartenir à un cercle d'initiés." p.62-63
"La distance qui sépare le passé du présent se mesure peut-être à la lumière répandue sur le sol entre les ombres, glissant sur les visages, dessinant les plis d'une robe, à la clarté crépusculaire, quelle que soit l'heure de la pose, d'une photo en noir et blanc." p.65
"Au-delà du bac, sa vie est un escalier à gravir qui se perd dans la brume." p.67
"Le samedi, à la file, se mariaient des filles en voile blanc qui accouchaient six mois après de prétendus et robustes prématurés. Prises entre la liberté de Bardot, la raillerie des garçons qu'être vierge c'est malsain, les prescriptions des parents et de l'Eglise, on ne choisissait pas. Personne ne se demandait combien de temps ça durerait, l'interdiction d'avorter et de vivre ensemble sans se marier. Les signes de changements collectifs ne sont pas perceptibles dans la particularité des vies, sauf peut-être dans le dégoût et la fatigue qui font penser secrètement "rien ne changera donc jamais" à des milliers d'individus en même temps." p.74
"On sentait bien qu'avec la pilule ma vie serait bouleversée, tellement libre de son corps que c'en était effrayant. Aussi libre qu'un homme." p.92
"Les moments familiaux sont ceux où elle 'ressent', pas ceux où elle pense." p.99
"Le 11 septembre refoulait toutes les dates qui avaient accompagnées jusqu'ici. De la même façon qu'on avait dit "après Auschwitz", on disait "après le 11 septembre", un jour unique. Ici commençait on ne savait quoi. Le temps aussi se mondialisait." p.211
Bonsoir, j'ai été heureuse de savoir qu'Annie Ernaux ait été récompensée du prix Nobel. Rien que pour Les années, c'est mérité. Bonne soirée.
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