lundi 13 juin 2016

Plus haut que la mer de Francesca Melandri*****


Editions Gallimard, collection Folio, Mars 2016
220 pages
Première parution en 2015
Traduit de l'italien par Danièle Valin
Titre original : "Più alto del mare"

PRIX DE L'UNION INTERALLIÉE 2016
PRIX JEAN-CARRIÈRE 2015

4ème de couverture


1979. Paolo et Luisa ne se connaissent pas. À bord du bateau qui les emmène sur l’Île où sont détenus leurs proches, chacun ressasse la tragédie dont il a été victime. Le fils de Paolo a été condamné pour des actes terroristes. Le mari de Luisa pour avoir tué deux hommes. Le mistral empêche les visiteurs de regagner la côte. Ils passent la nuit sur l’Île, surveillés par un agent, Pierfrancesco, avec qui une étrange complicité va naître. 

Un roman tout en subtilité sur ces infimes moments de grâce qui font basculer les vies.

"L'auteur convie avec délicatesse le lecteur à assister à un petit miracle."
Françoise Dargent, Le Figaro littéraire

Mon avis   ★★★★★


Sublime, une petite pépite de lecture, délicate, sobre, humaine, chargée d'histoire.
Sans jamais nommer ce petit bout de terre perdue en mer, sans jamais explicitement évoquer les pages sombres de l'histoire qui ont ébranlé La République italienne à la fin des années 1960 jusqu'à la fin des années 1980, Francesca Melandri nous embarque sur le chemin tortueux de ces vies brisées, de la violence, de la vie carcérale et de son administration.

Et pourtant, ce n'est pas de vie carcérale dont il est question dans ce roman, mais bel et bien d'une rencontre entre trois protagonistes, Luisa, venu visité son mari, Paolo, qui vient voir son fils, et Nitti Pierfrancesco, l'agent carcéral, qui a pour mission de surveiller ces 2 visiteurs, bloqués sur l'île à cause du Mistral. Et cette rencontre apporte douceur et répit à chacun. Le temps semble suspendu. Paolo et Luisa vont se livrer l'un à l'autre à demi mot, trouver les mots pour s'apporter du réconfort, ils vont aussi découvrir qui est véritablement Nitti, et comment la violence du milieu carcéral a influencé sa façon d'être et de vivre avec sa femme.

C'est avec beaucoup de subtilité que l'auteur évoquent victimes de ces sombres années, les familles des victimes et celles des prisonniers. les prisonniers eux-mêmes, les agents carcéraux et leurs familles. 
"[...] Luisa pleura comme elle ne l'avait jamais fait de toute sa vie. ...
Elle pleura les chaussures d'homme que, depuis des années, elle sortait de l'armoire pour les cirer.
Elle pleura la petite fill qui avait trois ans avant et qui en avait six maintenant, et elle pleura son très beau prénom.
Elle pleura ses enfants qui s'entendaient dire dans la cour de l'école :"Ton père est un assassin" ...
Elle pleura les fouilles dans les antichambres des parloirs ..." p.176-177
Les paysages marins décrits sont d'une merveilleuse beauté et à la fois troublants tant ils sont en totale opposition avec l'activité carcérale présente sur ce splendide site. Sur l'île, la nature y est exubérante. 
"[...] l’Île les saisit de plein fouet. [...] Elle sentait le sel de mer, le figuier, l'hélichryse."
"On était sûr d’une chose : sur l’Île on pouvait trouver des sangliers, des ânes albinos, des perdrix, des chevaux sauvages, des hiboux et des mouflons, [...]"
Les passages où il est question de l'amour que Paolo portent à son fils sont très poignants, déchirants. 

Emue aux larmes, je tourne la dernière page de ce roman. 
La fin est surprenante, sans mièvrerie aucune, ce n'était pas le but de ce roman.
Formidable, une très belle découverte.

Citations & Extraits


"Car si l'on veut garder quelqu'un vraiment à l'écart du reste du monde, il n'y a pas de mur plus haut que la mer." p.35
 
"Quand ils revinrent chez eux, il s'excusa, lui dit qu'il l'aimait, qu'il ne voulait pas la jeter en bas, qu'il ne l'aurait jamais fait. Elle le crut. C'était la première fois que le beau garçon aux larges épaules qui l'avait invitée à danser, il y avait à peine plus d'une année de ça, se changeait en autre chose. En quelque chose d'obscur, quelque chose qui au fil des années grandirait comme un sosie usurpateur, se substituant à son beau sourire. Ce sourire qui, à la fin, se ranimait seulement lorsqu'il voyait arriver ses enfants en visite." p.45  
"C'était la mère d'un homme - pas le seul - que son fils avait exécuté d'une balle dans la tête; ou plutôt la grand-mère de cette fillette de trois ans au petit manteau noir que toute l'Italie avait vue au journal télévisé alors qu'elle posait une rose blanche sur le cercueil de son père. Il n'y avait ni haine ni rancune dans le regard de la femme. [...] L'espace d'un instant, Paolo fut frappé d'un don de télépathie et il lut clairement dans sa pensée : 'Ton fils est encore vivant. Le mien, non.' " p.49  
"Un fils. C'est moche.
C'est ce qu'elle lui avait dit. Et Paolo avait senti un souffle chaud se répandre entre ses côtes. Il n'aurait su expliquer pourquoi, ou peut-être que si. Au fil des ans, les gens lui avaient offert consolation, pitié, certains conseils - car il se trouve des gens pour donner des conseils même à un homme dont la femme s'est laissée mourir par ce que son fils était un assassin. Mais personne jusqu'alors ne lui avait donné l'impression d'être compris, avec autant de simplicité."
p.101
 
" "Il manque beaucoup de choses ici, il n' y a qu'un mot."
Une phrase qui pouvait tout autant résumer l'existance de son fils et de ses camarades. Une vie de choses qui n'existent pas vraiment, il n'y a que le mot.
Le premier était sûrement 'révolution'. Qui n'est pas laid en soi, pensa Paolo, comme chose et encore moins comme mot. Bien au contraire. Il est laid si, justement il n'y a que le mot et pas la chose. En France, en 1789, il y a avit le mot et la chose aussi. En 1848, le mot se répandit se répandit dans toute l'Europe, mais surtout la chose. En Russie également, en 1917, il y avait les deux, comme à Cuba en 1959. Mais dans l'Italie de 1979, le mot 'révolution' avait beau être scandé, polycopié, écrit sur les murs de façon presque obsessionnelle, la chose non, la chose n'existait pas. Les gens n'avaient pas empoigné leurs fourches, les électeurs n'avaient pas cessé de voter, les citoyens ne mettaient pas le feu au Parlement.
[...] C'est ainsi que Paolo expliquait les choses. C'était simple, au fond. Quand la chose correspondait au mot, on fait de l'Histoire. Mais s'il n'y a que le mot, alors c'est de la folie. Ou bien tromperie, mystification."  p.165-166 
"Il avait trahi, répondit-il. Il était sorti de l'organisation. [...]
Deux autres camarades et moi avons dû intervenir."
'Intervenir'.
Un autre mot gangrené.
[...]
Maintenant, il s’évertuait à chasser ces mots qui l’empêchaient de dormir. Quand ça lui arrivait, ce qui n’était pas rare, il essayait de penser à d'autres mots. Vifs, colorés, et peu communs: 'transcoloration, baleine, clarinette'. Quand elle était jeune, Emilia aimait beaucoup 'lunatique', puis plus tard son mot préféré avait été 'chauve-souris'. 'Mugir' aussi c'est beau, pensa Paolo, un mot surprenant, ce n'est pas ce qu'on attend mais, si on le garde en bouche, il sonne comme un appel. Et 'mistral', il faut le reconnaître, est un nom formidable pour un vent, beaucoup plus que 'libeccio' ou 'sirocco'. Charismatique, savant, sévère. Impartial.
Il repensa aussi à toutes les choses vues aujourd'hui dont il n'aurait su dire le nom. Les drôles d'oiseaux au corps ramassé qui scrutaient l'eau pendant que Nitti pêchait. La grande variété d'arbres qui bordaient le chemin de terre. Les rochers de consistance et de couleur si différentes. L'absence de ces noms n'avait pas gêné Paolo. Pas du tout. Il pensa que 1'Île aussi aurait très bien pu se passer de son nom. L'Île existait, et c'était suffisant.
Voilà. La 'révolution' de son fils était un mot ronflant mais une bien misérable chose; l'Île était exactement le contraire.
p.169
"Deux choses remplissent mon coeur d'admiration et de vénération : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi" - Kant - p.172
"Il eût terriblement honte. C’était la première fois qu’il touchait du doigt l’insupportable gâchis d’une société divisée en classes sociales. S’il avait continué à étudier, ce garçon aurait sûrement obtenu d’excellents résultats." p.173 

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